Chapitre II. L’éclat des supplices
L’ordonnance de 1670 avait régi, jusqu’à la Révolution, les formes générales de la pratique pénale. Voici la hiérarchie des châtiments qu’elle prescrivait : « La mort, la question avec réserve de preuves, les galères à temps, le fouet, l’amende honorable, le bannissement. » Part considérable, donc, des peines physiques. Les coutumes, la nature des crimes, le statut des condamnés les variaient encore. « La peine de mort naturelle comprend toutes sortes de mort : les uns peuvent être condamnés à être pendus, d’autres à avoir le poing coupé ou la langue coupée ou percée et ensuite à être pendus ; d’autres pour des crimes plus graves à être rompus vifs et à expirer sur la roue, après avoir eu les membres rompus ; d’autres à être rompus jusqu’à mort naturelle, d’autres à être étranglés et ensuite rompus, d’autres à être brûlés vifs, d’autres à être brûlés après avoir été préalablement étranglés ; d’autres à avoir la langue coupée ou percée, et ensuite à être brûlés vifs ; d’autres à être tirés à quatre chevaux, d’autres à avoir la tête tranchée, d’autres enfin à avoir la tête cassée17. » Et Soulatges, comme en passant, ajoute qu’il existe aussi des peines légères, dont l’Ordonnance ne parle pas : satisfaction à la personne offensée, admonition, blâme, prison pour un temps, abstention d’un lieu, et enfin les peines pécuniaires — amendes ou confiscation.
Il ne faut pourtant pas s’y tromper. Entre cet arsenal d’épouvante et la pratique quotidienne de la pénalité, la marge était grande. Les supplices proprement dits ne constituaient pas, loin de là, les peines les plus fréquentes. Sans doute à nos yeux d’aujourd’hui, la proportion des verdicts de mort, dans la pénalité de l’âge classique, peut paraître importante : les décisions du Châtelet pendant la période 1755-1785 comportent 9 à 10 % de peines capitales — roue, potence ou bûcher18 ; le Parlement de Flandre avait prononcé 39 condamnations à mort sur 260 sentences, de 1721 à 1730 (et 26 sur 500 entre 1781 et 1790)19. Mais il ne faut pas oublier que les tribunaux trouvaient bien des moyens pour tourner les rigueurs de la pénalité régulière, soit en refusant de poursuivre des infractions trop lourdement punies, soit en modifiant la qualification du crime ; parfois aussi le pouvoir royal lui-même indiquait de ne pas appliquer strictement telle ordonnance particulièrement sévère20. De toute façon, la majeure partie des condamnations portait soit le bannissement ou l’amende : dans une jurisprudence comme celle du Châtelet (qui ne connaissait que des délits relativement graves) le bannissement a représenté entre 1755 et 1785 plus de la moitié des peines infligées. Or une grande partie de ces peines non corporelles étaient accompagnées à titre accessoire de peines qui comportaient une dimension de supplice : exposition, pilori, carcan, fouet, marque ; c’était la règle pour toutes les condamnations aux galères ou à ce qui en était l’équivalent pour les femmes — la réclusion à l’hôpital ; le bannissement était souvent précédé de l’exposition et de la marque ; l’amende, parfois, était accompagnée du fouet. C’est non seulement dans les grandes mises à mort solennelles, mais sous cette forme annexe que le supplice manifestait la part significative qu’il avait dans la pénalité : toute peine un peu sérieuse devait emporter avec soi quelque chose du supplice.
Qu’est-ce qu’un supplice ? « Peine corporelle, douloureuse, plus ou moins atroce », disait Jaucourt ; et il ajoutait : « C’est
un phénomène inexplicable que l’étendue de l’imagination des hommes en fait de barbarie et de cruauté21. » Inexplicable, peut-être, mais certainement pas irrégulier ni sauvage. Le supplice est une technique et il ne doit pas être assimilé à l’extrémité d’une rage sans loi. Une peine, pour être un supplice, doit répondre à trois critères principaux : elle doit d'abord produire une certaine quantité de souffrance qu’on peut sinon mesurer exactement, du moins apprécier, comparer et hiérarchiser ; la mort est un supplice dans la mesure où elle n’est pas simplement privation du droit de vivre, mais où elle est l’occasion et le terme d’une gradation calculée de souffrances : depuis la décapitation — qui les ramène toutes à un seul geste et dans un seul instant : le degré zéro du supplice — jusqu’à l’écartèlement qui les porte presque à l’infini, en passant par la pendaison, le bûcher et la roue sur laquelle on agonise longtemps ; la mort-supplice est un art de retenir la vie dans la souffrance, en la subdivisant en « mille morts » et en obtenant, avant que cesse l’existence « the most exquisite agonies22 ». Le supplice repose sur tout un art quantitatif de la souffrance. Mais il y a plus : cette production est réglée. Le supplice met en corrélation le type d’atteinte corporelle, la qualité, l’intensité, la longueur des souffrances avec la gravité du crime, la personne du criminel, le rang de ses victimes. Il y a un code juridique de la douleur ; la peine, quand elle est suppliciante, ne s’abat pas au hasard ou en bloc sur le corps ; elle est calculée selon des règles détaillées : nombre de coups de fouet, emplacement du fer rouge, longueur de l’agonie sur le bûcher ou sur la roue (le tribunal décide s’il y a lieu d’étrangler aussitôt le patient au lieu de le laisser mourir, et au bout de combien de temps doit intervenir ce geste de pitié), type de mutilation à imposer (poing coupé, lèvres ou langue percées). Tous ces éléments divers multiplient les peines et se combinent selon les tribunaux et les crimes : « La poésie de Dante mise en lois », disait Rossi ; un long savoir physico-pénal, en tout cas. Le supplice fait, en outre, partie d’un rituel. C’est un élément dans la liturgie punitive, et qui répond à deux exigences. Il doit, par rapport à la victime, être marquant : il est destiné, soit par la cicatrice qu’il laisse sur le corps, soit par l’éclat dont il est accompagné, à rendre infâme celui qui en est la victime ; le supplice, même s’il a pour fonction de « purger » le crime, ne réconcilie pas ; il trace autour ou, mieux, sur le corps même du condamné des signes qui ne doivent pas s’effacer ; la mémoire des hommes, en tout cas, gardera le souvenir de l’exposition, du pilori, de la torture et de la souffrance dûment constatés. Et du côté de la justice qui l’impose, le supplice doit être éclatant, il doit être constaté par tous, un peu comme son triomphe. L’excès même des violences exercées est une pièce de sa gloire : que le coupable gémisse et crie sous les coups, ce n’est pas un à-côté honteux, c’est le cérémonial même de la justice se manifestant dans sa force. De là sans doute ces supplices qui se déroulent encore après la mort : cadavres brûlés, cendres jetées au vent, corps traînés sur des claies, exposés au bord des routes. La justice poursuit le corps au-delà de toute souffrance possible.
Le supplice pénal ne recouvre pas n’importe quelle punition corporelle : c’est une production différenciée de souffrances, un rituel organisé pour le marquage des victimes et la manifestation du pouvoir qui punit ; et non point l’exaspération d'une justice qui, en oubliant ses principes, perdrait toute retenue. Dans les « excès » des supplices, toute une économie du pouvoir est investie.
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Le corps supplicié s’inscrit d’abord dans le cérémonial judiciaire qui doit produire, en plein jour, la vérité du crime.
En France, comme dans la plupart des pays européens — à la notable exception de l’Angleterre —, toute la procédure criminelle, jusqu’à la sentence, demeurait secrète : c’est-à-dire opaque non seulement au public, mais à l’accusé lui-même. Elle se déroulait sans lui, ou du moins sans qu’il puisse connaître l’accusation, les charges, les dépositions, les preuves. Dans l’ordre de la justice criminelle, le savoir était le privilège absolu de la poursuite. « Le plus diligemment et le plus secrètement que faire se pourra », disait, à propos de l’instruction, l’édit de 1498. Selon l’ordonnance de 1670, qui résumait, et sur certains points renforçait, la sévérité de l’époque précédente, il était impossible à l’accusé d’avoir accès aux pièces de la procédure, impossible de connaître l’identité des dénonciateurs, impossible de savoir le sens des dépositions avant de récuser les témoins, impossible de faire valoir, jusqu’aux derniers moments du procès, les faits justificatifs, impossible d’avoir un avocat, soit pour vérifier la régularité de la procédure, soit pour participer, sur le fond, à la défense. De son côté, le magistrat avait le droit de recevoir des dénonciations anonymes, de cacher à l’accusé la nature de la cause, de l’interroger de façon captieuse, d’utiliser des insinuations23. Il constituait, à lui seul et en tout pouvoir, une vérité par laquelle il investissait l’accusé ; et cette vérité, les juges la recevaient toute faite, sous forme de pièces et de rapports écrits ; pour eux, ces éléments seuls faisaient preuve ; ils ne rencontraient l’accusé qu’une fois pour l’interroger avant de rendre leur sentence. La forme secrète et écrite de la procédure renvoie au principe qu’en matière criminelle l’établissement de la vérité était pour le souverain et ses juges un droit absolu et un pouvoir exclusif. Ayrault supposait que cette procédure (déjà établie pour l’essentiel au XVIe siècle) avait comme origine « la peur des tumultes, des crieries et acclamations que fait ordinairement le peuple, la peur qu’il y eût du désordre, de la violence et impétuosité contre les parties voire même contre les juges » ; le roi aurait voulu par là montrer que la « souveraine puissance » dont relève le droit de punir ne peut en aucun cas appartenir à « la multitude24 ». Devant la justice du souverain, toutes les voix doivent se taire.
Mais le secret n’empêchait pas que, pour établir la vérité, on devait obéir à certaines règles. Le secret impliquait même que soit défini un modèle rigoureux de démonstration pénale.
Toute une tradition, qui remontait au milieu du Moyen Age, mais que les grands juristes de la Renaissance avaient largement développée, prescrivait ce que devaient être la nature et l’efficace des preuves. Au xvme siècle encore, on trouvait régulièrement des distinctions comme celles-ci : les preuves vraies, directes ou légitimes (les témoignages par exemple) et les preuves indirectes, conjecturales, artificielles (par argument) ; ou encore les preuves manifestes, les preuves considérables, les preuves imparfaites ou légères25 ; ou encore : les preuves « urgentes ou nécessaires » qui ne permettent pas de douter de la vérité du fait (ce sont des preuves « pleines » : ainsi deux témoins irréprochables affirmant avoir vu l’accusé, qui avait à la main une épée nue et ensanglantée, sortir du lieu où, quelque temps après, le corps du défunt a été trouvé frappé de coups d’épée) ; les indices prochains ou preuves semi-pleines, qu’on peut considérer comme véritables tant que l’accusé ne les détruit pas par une preuve contraire (preuve « semi-pleine », comme un seul témoin oculaire, ou des menaces de mort précédant un assassinat) ; enfin les indices éloignés ou « adminicules » qui ne consistent qu’en l’opinion des hommes (le bruit public, la fuite du suspect, son trouble quand on l’interroge, etc.26). Or ces distinctions ne sont pas simplement des subtilités théoriques. Elles ont une fonction opératoire. D’abord parce que chacun de ces indices, pris en lui-même et s’il reste à l’état isolé, peut avoir un type défini d’effet judiciaire ; les preuves pleines peuvent entraîner n’importe quelle condamnation ; les semi-pleines peuvent entraîner des peines afflictives, mais jamais la mort ; les indices imparfaits et légers suffisent à faire « décréter » le suspect, à prendre contre lui une mesure de plus ample informé ou à lui imposer une amende. Ensuite parce qu’elles se combinent entre elles selon des règles précises de calcul : deux preuves semi-pleines peuvent faire une preuve complète ; des adminicules, pourvu qu’ils soient plusieurs et qu’ils concordent, peuvent se combiner pour former une demi-preuve ; mais jamais à eux seuls, aussi nombreux qu’ils soient, ils ne peuvent équivaloir à une preuve complète.
On a donc une arithmétique pénale qui est méticuleuse sur bien des points, mais qui laisse encore une marge à beaucoup de discussions : peut-on s’arrêter, pour porter une sentence capitale, à une seule preuve pleine ou faut-il qu’elle soit accompagnée d’autres indices plus légers ? Deux indices prochains sont-ils toujours équivalents à une preuve pleine ? Ne faudrait-il pas en admettre trois ou les combiner avec les indices éloignés ? Y a-t-il des éléments qui ne peuvent être indices que pour certains crimes, dans certaines circonstances et par rapport à certaines personnes (ainsi un témoignage est annulé s’il vient d’un vagabond ; il est renforcé au contraire s’il s’agit « d’une personne considérable » ou d’un maître à propos d’un délit domestique). Arithmétique modulée par une casuistique, qui a pour fonction de définir comment une preuve judiciaire peut être construite. D’un côté ce système des « preuves légales » fait de la vérité dans le domaine pénal le résultat d’un art complexe ; il obéit à des règles que seuls les spécialistes peuvent connaître ; et il renforce par conséquent le principe du secret. « Il ne suffit pas que le juge ait la conviction que peut avoir tout homme raisonnable... Rien n’est plus fautif que cette manière de juger qui, dans la vérité n’est qu’une opinion plus ou moins fondée. » Mais d’autre part, il est pour le magistrat une contrainte sévère ; à défaut de cette régularité « tout jugement de condamnation serait téméraire, et l’on peut dire en quelque sorte qu’il est injuste quand même, dans la vérité, l’accusé serait coupable27 ». Un jour viendra où la singularité de cette vérité judiciaire apparaîtra scandaleuse : comme si la justice n’avait pas à obéir aux règles de la vérité commune : « Que dirait-on d’une demi-preuve dans les sciences susceptibles de démonstration ? Que serait une demi-preuve géométrique ou algébrique28 ? » Mais il ne faut pas oublier que ces contraintes formelles de la preuve juridique étaient un mode de régulation interne du pouvoir absolu et exclusif de savoir.
Écrite, secrète, soumise, pour construire ses preuves, à des règles rigoureuses, l’information pénale est une machine qui peut produire la vérité en l’absence de l’accusé. Et du fait même, bien qu’en droit strict elle n’en ait pas besoin, cette procédure va tendre nécessairement à l’aveu. Pour deux raisons : d’abord parce qu’il constitue une preuve si forte qu’il n’est guère besoin d’en ajouter d’autres, ni d’entrer dans la difficile et douteuse combinatoire des indices ; l’aveu, pourvu qu’il soit fait dans les formes, décharge presque l’accusateur du soin de fournir d'autres preuves (en tout cas, les plus difficiles). Ensuite, la seule manière pour que cette procédure perde tout ce qu’elle a d’autorité univoque, et qu’elle devienne une victoire effectivement remportée sur l’accusé, la seule manière pour que la vérité exerce tout son pouvoir, c’est que le criminel reprenne à son compte son propre crime, et signe lui-même ce qui a été savamment et obscurément construit par l’information. « Ce n’est pas tout », comme le disait Ayrault qui n’aimait point ces procédures secrètes, « que les mauvais soient punis justement. Il faut s’il est possible qu’ils se jugent et se condamnent eux-mêmes29. » À l’intérieur du crime reconstitué par écrit, le criminel qui avoue vient jouer le rôle de vérité vivante. L’aveu, acte du sujet criminel, responsable et parlant, c’est la pièce complémentaire d’une information écrite et secrète. De là l’importance que toute cette procédure de type inquisitoire accorde à l’aveu.
De là aussi les ambiguïtés de son rôle. D’un côté, on essaie de le faire entrer dans le calcul général des preuves ; on fait valoir qu’il n’est rien de plus que l’une d’elles ; il n’est pas Yevidentia rei ; pas plus que la plus forte d’entre les preuves, il ne peut emporter à lui seul la condamnation, il doit être accompagné d’indices annexes, et de présomptions ; car on a bien vu des accusés se déclarer coupables de crimes qu’ils n’avaient pas commis ; le juge devra donc faire des recherches complémentaires, s’il n’a en sa possession que l’aveu régulier du coupable. Mais d’autre part, l’aveu l’emporte sur n’importe quelle autre preuve. Il leur est jusqu’à un certain point transcendant ; élément dans le calcul de la vérité, il est aussi l’acte par lequel l’accusé accepte l’accusation et en reconnaît le bien-fondé ; il transforme une information faite sans lui en une affirmation volontaire. Par l’aveu, l’accusé prend place lui-même dans le rituel de production de la vérité pénale. Comme le disait déjà le droit médiéval, l’aveu rend la chose notoire et manifeste. À cette première ambiguïté, se superpose une seconde : preuve particulièrement forte, ne demandant pour emporter la condamnation que quelques indices supplémentaires, réduisant au minimum le travail d’information et la mécanique démonstratrice, l’aveu est donc recherché ; on utilisera toutes les coercitions possibles pour l’obtenir. Mais s’il doit être, dans la procédure, la contrepartie vivante et orale de l’information écrite, s’il doit en être la réplique et comme l’authentification du côté de l’accusé, il doit être entouré de garanties et de formalités. Il garde quelque chose d’une transaction : c’est pourquoi on exige qu’il soit spontané », qu’il soit formulé devant le tribunal compétent, qu’il soit fait en toute conscience, qu’il ne porte pas sur des choses impossibles, etc.30. Par l’aveu, l’accusé s’engage par rapport à la procédure ; il signe la vérité de l’information.
Cette double ambiguïté de l’aveu (élément de preuve et contrepartie de l’information ; effet de contrainte et transaction semi-volontaire) explique les deux grands moyens que le droit criminel classique utilise pour l’obtenir : le serment qu’on demande à l’accusé de prêter avant son interrogatoire (menace par conséquent d’être parjure devant la justice des hommes et devant celle de Dieu ; et en même temps, acte rituel d’engagement) ; la torture (violence physique pour arracher une vérité, qui de toute façon, pour faire preuve, doit être répétée ensuite devant les juges, à titre d’aveu « spontané »). À la fin du xvme siècle, la torture sera dénoncée comme le reste des barbaries d’un autre âge ; marque d’une sauvagerie qu’on dénonce comme « gothique ». Il est vrai que la pratique de la torture est d’origine lointaine : l’inquisition bien sûr, et même sans doute au-delà les supplices d’esclaves. Mais elle ne figure pas dans le droit classique comme une trace ou une tache. Elle a sa place stricte dans un mécanisme pénal complexe où la procédure de type inquisitorial est lestée d’éléments du système accusatoire ; où la démonstration écrite a besoin d’un corrélatif oral ; où les techniques de la preuve administrée par les magistrats se mêlent aux procédés des épreuves par lesquelles on défiait l’accusé ; où on lui demande — au besoin par la plus violente des contraintes — de jouer dans la procédure le rôle de partenaire volontaire ; où il s’agit en somme de faire produire la vérité par un mécanisme à deux éléments — celui de l’enquête secrètement menée par l’autorité judiciaire et celui de l’acte accompli rituellement par l’accusé. Le corps de l’accusé, corps parlant et, si besoin est, souffrant, assure l’engrenage de ces deux mécanismes ; c’est pourquoi, tant que le système punitif classique n’aura pas été reconsidéré de fond en comble, il n'y aura que très peu de critiques radicales de la torture31. Beaucoup plus souvent, de simples conseils de prudence : « La question est un dangereux moyen pour parvenir à la connaissance de la vérité ; c’est pourquoi les juges ne doivent pas y avoir recours sans y faire réflexion. Rien n’est plus équivoque. Il y a des coupables qui ont assez de fermeté pour cacher un crime véritable... ; d’autres, innocents, à qui la force des tourments a fait avouer des crimes dont ils n'étaient pas coupables32. »
On peut à partir de là retrouver le fonctionnement de la question comme supplice de vérité. D’abord la question n’est pas une manière d’arracher la vérité à tout prix ; ce n’est point la torture déchaînée des interrogatoires modernes ; elle est cruelle certes, mais non sauvage. Il s’agit d’une pratique réglée, qui obéit à une procédure bien définie ; moments, durée, instruments utilisés, longueur de cordes, pesanteur des poids, nombre des coins, interventions du magistrat qui interroge, tout cela est, selon les différentes coutumes, soigneusement codifié1. La torture est un jeu judiciaire strict. Et à ce titre, par-delà les techniques de l’inquisition, elle se rattache aux vieilles épreuves qui avaient cours dans les procédures accusatoires : ordalies, duels judiciaires, jugements de Dieu. Entre le juge qui ordonne la question et le suspect qu’on torture, il y a encore comme une sorte de joute ; le « patient » — c’est le terme par lequel on désigne le supplicié — est soumis à une série d’épreuves, graduées en sévérité et auxquelles il réussit en « tenant », ou auxquelles il échoue en avouant2. Mais le juge n’impose pas la torture sans prendre, de son côté, des risques (et ce n’est pas seulement le danger de voir mourir le suspect) ; il met dans la partie un enjeu, à savoir, les éléments de preuve qu’il a déjà réunis ; car la règle veut que, si l’accusé « tient » et n’avoue pas, le magistrat soit contraint d’abandonner les charges. Le supplicié a gagné. D’où l'habitude, qui s’était introduite pour les cas les plus graves, d’imposer la question « avec réserve de preuves » : dans ce cas le juge pouvait continuer, après les tortures, à faire valoir les présomptions qu’il avait réunies ; le suspect n’était pas innocenté par sa résistance ; mais du moins devait-il à sa victoire de ne plus pouvoir être condamné à mort. Le juge gardait toutes ses cartes, sauf la principale. Omnia citra mortem. De là la recommandation souvent faite aux juges de ne pas soumettre à la question un suspect suffisamment convaincu des crimes les plus graves, car s’il venait à résister à la torture, le juge n’aurait plus le droit de lui infliger la peine de mort, que pourtant il mérite ; à cette joute, la justice serait perdante : si les preuves suffisent « pour condamner un tel coupable à la mort », il ne faut pas « hasarder la condamnation au sort et à l’événement d’une question provisoire qui souvent ne mène à rien ; car enfin il est du salut et de l’intérêt public de faire des exemples des crimes graves, atroces et capitaux3 ».
Sous l’apparente recherche acharnée d’une vérité hâtive,
1. En 1729, Aguesseau a fait faire une enquête sur les moyens et les règles de torture appliqués en France. Elle est résumée par Joly de Fleury, B.N., Fonds Joly de Fleury, 258, vol. 322-328.
2. Le premier degré du supplice était le spectacle de ces instruments. On s'en tenait à ce stade pour les enfants et les vieillards de plus de soixante-dix ans.
3. G. du Rousseaud de la Combe, Traité des matières criminelles, 1741, p. 503.
on retrouve dans la torture classique le mécanisme réglé d’une épreuve : un défi physique qui doit décider de la vérité ; si le patient est coupable, les souffrances qu’elle impose ne sont pas injustes ; mais elle est aussi une marque de disculpation s’il est innocent. Souffrance, affrontement et vérité sont dans la pratique de la torture liés les uns aux autres : ils travaillent en commun le corps du patient. La recherche de la vérité par la « question », c’est bien une manière de faire apparaître un indice, le plus grave de tous — la confession du coupable ; mais c’est aussi la bataille, et cette victoire d’un adversaire sur l’autre qui « produit » rituellement la vérité. Dans la torture pour faire avouer, il y a de l’enquête mais il y a du duel.
Tout comme s’y mêlent un acte d’instruction et un élément de punition. Et ce n’est pas là un de ses moindres paradoxes. Elle est en effet définie comme une manière de compléter la démonstration lorsqu’« il n’y a pas au procès de peines suffisantes ». Et elle est classée parmi les peines ; et c’est une peine si grave que, dans la hiérarchie des châtiments, l'Ordonnance de 1670 l’inscrit aussitôt après la mort. Comment une peine peut-elle être employée comme un moyen, demandera-t-on plus tard ? Comment peut-on faire valoir à titre de châtiment ce qui devrait être un procédé de démonstration ? La raison en est dans la manière dont la justice criminelle, à l’époque classique, faisait fonctionner la production de la vérité. Les différentes parties de la preuve ne constituaient pas comme autant d’éléments neutres ; elles n’attendaient pas d’être réunies en un faisceau unique pour apporter la certitude finale de la culpabilité. Chaque indice apportait avec lui un degré d’abomination. La culpabilité ne commençait pas, une fois toutes les preuves réunies ; pièce à pièce, elle était constituée par chacun des éléments qui permettaient de reconnaître un coupable. Ainsi une demi-preuve ne laissait pas le suspect innocent, tant qu’elle n’était pas complétée : elle en faisait un demi-coupable ; l’indice, seulement léger, d’un crime grave marquait quelqu’un comme « un peu » criminel. Bref la démonstration en matière pénale n’obéissait pas à un système dualiste : vrai ou faux ; mais à un principe de gradation continue : un degré atteint dans la démonstration formait déjà un degré de culpabilité et impliquait par conséquent un degré de punition. Le suspect, en tant que tel, méritait toujours un certain châtiment ; on ne pouvait pas être innocemment l’objet d’une suspicion. Le soupçon impliquait à la fois du côté du juge un élément de démonstration, du côté du prévenu la marque d’une certaine culpabilité, et du côté de la punition une forme limitée de peine. Un suspect, qui restait suspect, n’était pas innocenté pour autant, mais partiellement puni. Quand on était parvenu à un certain degré de présomption, on pouvait donc légitimement mettre en jeu une pratique qui avait un rôle double : commencer à punir en vertu des indications déjà réunies ; et se servir de ce début de peine pour extorquer le reste de vérité encore manquant. La torture judiciaire, au xvme siècle, fonctionne dans cette étrange économie où le rituel qui produit la vérité va de pair avec le rituel qui impose la punition. Le corps interrogé dans le supplice constitue le point d’application du châtiment et le lieu d’extorsion de la vérité. Et tout comme la présomption est solidairement un élément d’enquête et un fragment de culpabilité, la souffrance réglée de la question est à la fois une mesure pour punir et un acte d’instruction.
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Or, curieusement, cet engrenage des deux rituels à travers le corps se poursuit, la preuve faite et la sentence formulée, dans l’exécution elle-même de la peine. Et le corps du condamné est à nouveau une pièce essentielle dans le cérémonial du châtiment public. Au coupable de porter en plein jour sa condamnation et la vérité du crime qu’il a commis. Son corps montré. Promené, exposé, supplicié, doit être comme le support public d’une procédure qui était restée jusque-là dans l’ombre ; en lui, sur lui, l’acte de justice doit devenir lisible pour tous. Cette manifestation actuelle et éclatante de la vérité dans l’exécution publique des peines prend, au xvme siècle, plusieurs aspects.
1. Faire d’abord du coupable le héraut de sa propre condamnation. On le charge, en quelque sorte, de la proclamer et d’attester ainsi la vérité de ce qui lui a été reproché : promenade à travers les rues, écriteau qu’on lui accroche au dos, sur la poitrine ou sur la tête pour rappeler la sentence ; haltes à différents carrefours, lecture de l’arrêt de condamnation, amende honorable à la porte des églises, au cours de laquelle le condamné reconnaît solennellement son crime : « Nus pieds, en chemise, portant une torche, à genoux dire et déclarer que méchamment, horriblement, proditoirement et de dessein prémédité, il avait commis le très détestable crime, etc. » ; exposition à un poteau où sont rappelés les faits et la sentence ; lecture encore une fois de l’arrêt au pied de l’échafaud ; qu’il s’agisse simplement du pilori ou du bûcher et de la roue, le condamné publie son crime et la justice qu’on lui fait rendre, en les portant physiquement sur son corps.
2. Poursuivre une fois encore la scène de l’aveu. Doubler la proclamation contrainte de l’amende honorable par une reconnaissance spontanée et publique. Instaurer le supplice comme moment de vérité. Faire que ces derniers instants où le coupable n’a plus rien à perdre soient gagnés pour la pleine lumière du vrai. Déjà le tribunal pouvait décider, après condamnation, une nouvelle torture pour arracher le nom des complices éventuels. Il était prévu également qu’au moment de monter sur l’échafaud le condamné pouvait demander un répit pour faire de nouvelles révélations. Le public attendait cette nouvelle péripétie de la vérité. Beaucoup en profitaient pour gagner un peu de temps, comme ce Michel Barbier, coupable d’attaque à main armée : « Il regarda effrontément l'échafaud en disant que ce n’était certainement pas pour lui qu’on l’avait élevé, attendu qu’il était innocent ; il demanda d’abord à monter à la chambre où il ne fit que battre la campagne pendant une demi-heure, cherchant toujours à vouloir se justifier ; puis envoyé au supplice, il monte sur l’échafaud d’un air décidé, mais lorsqu'il se voit dépouillé de ses habits et attaché sur la croix prêt à recevoir les coups de barre, il demande à remonter une seconde fois à la chambre et y fait enfin l’aveu de son crime et déclare même qu’il était coupable d’un autre assassinat33. » Le vrai supplice a pour fonction de faire éclater la vérité ; et en cela il poursuit, jusque sous les yeux du public, le travail de la question. Il apporte à la condamnation la signature de celui qui la subit. Un supplice bien réussi justifie la justice, dans la mesure où il publie la vérité du crime dans le corps même du supplicié. Exemple du bon condamné, François Billiard qui avait été caissier général des postes et qui avait en 1772 assassiné sa femme ; le bourreau voulait lui cacher le visage pour le faire échapper aux insultes : « On ne m’a point, dit-il, infligé cette peine que j’ai méritée pour que je ne sois pas vu du public... Il était encore vêtu de l’habit de deuil de son épouse... portait aux pieds des escarpins tout neufs, était frisé et poudré à blanc, avait une contenance si modeste et si imposante que les personnes qui s’étaient trouvées le contempler de plus près disaient qu’il fallait qu’il fût ou le chrétien le plus parfait ou le plus grand de tous les hypocrites. L’écriteau qu’il portait sur la poitrine s’étant dérangé, on a remarqué qu’il le rectifiait lui-même, sans doute pour qu’on pût le lire plus facilement 1. » La cérémonie pénale, si chacun de ses acteurs y joue bien son rôle, a l’efficacité d’un long aveu public.
3. Épingler le supplice sur le crime lui-même ; établir de l’un à l’autre une série de relations déchiffrables. Exposition du cadavre du condamné sur les lieux de son crime, ou à l’un des carrefours les plus proches. Exécution à l’endroit même où le crime avait été accompli — comme cet étudiant qui en 1723 avait tué plusieurs personnes et pour lequel le président de Nantes décide de dresser un échafaud devant la porte de l’auberge où il avait commis ses assassinats2. Utilisation de supplices « symboliques » où la forme de l’exécution renvoie à la nature du crime : on perce la langue des blasphémateurs, on brûle les impurs, on coupe le poing qui a tué ; on fait parfois arborer au condamné l’instrument de son méfait — ainsi à Damiens le fameux petit couteau qu’on avait enduit de soufre et attaché à la main coupable pour qu’il brûle en même temps que lui. Comme le disait Vico, cette vieille jurisprudence fut « toute une poétique ».
À la limite, on trouve quelques cas de reproduction quasi théâtrale du crime dans l’exécution du coupable : mêmes
1. S.P. Hardy, Mes loisirs, t. I, p. 327 (seul le tome I est imprimé).
2. Archives municipales de Nantes, F. F. 124. Cf. P. Parfouru, Mémoires de la société archéologique d'Ille-et-Vilaine, 1896, t. XXV.
instruments, mêmes gestes. Aux yeux de tous, la justice fait répéter le crime par les supplices, le publiant dans sa vérité et l’annulant en même temps dans la mort du coupable. Tard encore dans le xvme siècle, en 1772, on trouve des sentences comme celle-ci : une servante de Cambrai, ayant tué sa maîtresse, est condamnée à être conduite au lieu de son supplice dans un tombereau « servant à enlever les immondices à tous les carrefours » ; il y aura là « une potence au pied de laquelle sera mis le même fauteuil dans lequel était assise la dite de Laleu, sa maîtresse, lorsqu’elle l’a assassinée ; et y étant placée, l’exécuteur de la haute justice lui coupera le poing droit et le jettera en sa présence au feu, et lui portera, immédiatement après, quatre coups du couperet dont elle s’est servie pour assassiner la dite de Laleu, dont le premier et le second sur la tête, le troisième sur l’avant-bras gauche, et le quatrième sur la poitrine ; ce fait être pendue et étranglée à ladite potence jusqu’à ce que mort s’ensuive ; et à deux heures d’intervalle son corps mort sera décroché, et la tête séparée de celui-ci au pied de la dite potence sur le dit échafaud, avec le même couperet dont elle s’est servie pour assassiner sa maîtresse, et icelle tête exposée sur une figure de vingt pieds hors la porte du dit Cambrai, à portée du chemin qui conduit à Douai, et le reste du corps mis dans un sac, et enfoui près de la dite pique, à dix pieds de profondeur34 ».
4. Enfin la lenteur du supplice, ses péripéties, les cris et les souffrances du condamné jouent au terme du rituel judiciaire le rôle d’une épreuve ultime. Comme toute agonie, celle qui se déroule sur l’échafaud dit une certaine vérité : mais avec plus d’intensité, dans la mesure où la douleur la presse ; avec plus de rigueur puisqu’elle est exactement au point de jonction entre le jugement des hommes et celui de Dieu ; avec plus d’éclat puisqu’elle se déroule en public. Les souffrances du supplice prolongent celles de la question préparatoire ; dans celle-ci cependant le jeu n’était pas joué et on pouvait sauver sa vie ; maintenant on meurt à coup sûr, il s’agit de sauver son âme. Le jeu éternel a déjà commencé : le supplice anticipe sur les peines de l’au-delà ; il montre ce qu’elles sont ; il est le théâtre de l’enfer ; les cris du condamné, sa révolte, ses blasphèmes signifient déjà son irrémédiable destin. Mais les douleurs d’ici-bas peuvent valoir aussi comme pénitence pour alléger les châtiments de l’au-delà : d’un tel martyre, s’il est supporté avec résignation, Dieu ne manquera pas de tenir compte. La cruauté de la punition terrestre s’inscrit en déduction de la peine future : la promesse du pardon s’y dessine. Mais on peut dire encore : des souffrances si vives ne sont-elles pas le signe que Dieu a abandonné le coupable aux mains des hommes ? Et loin de gager une absolution future, elles figurent la damnation imminente ; alors que, si le condamné meurt vite, sans agonie prolongée, n’est-ce pas la preuve que Dieu a voulu le protéger et empêcher qu’il ne tombe dans le désespoir ? Ambiguïté donc de cette souffrance qui peut aussi bien signifier la vérité du crime ou l’erreur des juges, la bonté ou la méchanceté du criminel, la coïncidence ou la divergence entre le jugement des hommes et celui de Dieu. De là cette formidable curiosité qui presse les spectateurs autour de l’échafaud et des souffrances, le passé et le futur, l’ici-bas et l'étemel. Moment de vérité que tous les spectateurs interrogent : chaque parole, chaque cri, la durée de l’agonie, le corps qui résiste, la vie qui ne veut pas s’en arracher, tout cela fait signe : il y a celui qui a vécu « six heures sur la roue, ne voulant pas que l’exécuteur, qui le consolait et l’encourageait sans doute à son gré, le quittât un seul instant » ; il y a celui qui meurt « dans des sentiments fort chrétiens, et qui témoigne le repentir le plus sincère » ; celui qui « expire sur la roue une heure après y avoir été placé ; on dit que les spectateurs de son supplice ont été attendris par les témoignages extérieurs de religion et de repentir qu’il avait donnés » ; celui qui avait donné les signes les plus vifs de contrition tout au long du trajet jusqu’à l’échafaud, mais qui, placé vivant sur la roue, ne cesse de « pousser des hurlements épouvantables » ; ou encore cette femme qui « avait conservé son sang-froid jusqu’au moment de la lecture du jugement, mais dont la tête avait alors commencé à se déranger ; elle est dans la plus totale folie lorsqu’on la pend35 ».
Le cycle est bouclé : de la question à l’exécution, le corps a
produit et reproduit la vérité du crime. Ou plutôt il constitue l’élément qui à travers tout un jeu de rituels et d’épreuves avoue que le crime a eu lieu, profère qu’il l’a lui-même commis, montre qu’il le porte inscrit en soi et sur soi, supporte l’opération du châtiment et manifeste, de la manière la plus éclatante, ses effets. Le corps plusieurs fois supplicié assure la synthèse de la réalité des faits et de la vérité de l’information, des actes de procédure et du discours du criminel, du crime et de la punition. Pièce essentielle par conséquent dans une liturgie pénale, où il doit constituer le partenaire d’une procédure ordonnée autour des droits formidables du souverain, de la poursuite et du secret.
Le supplice judiciaire est à comprendre aussi comme un rituel politique. Il fait partie, même sur un mode mineur, des cérémonies par lesquelles le pouvoir se manifeste.
L’infraction, selon le droit de l’âge classique, au-delà du dommage qu’elle peut éventuellement produire, au-delà même de la règle qu’elle enfreint, porte tort au droit de celui qui fait valoir la loi : « Supposé même qu’il n’y ait ni tort ni injure à l’individu, si l’on a commis quelque chose que la loi ait défendu, c’est un délit qui demande réparation, parce que le droit du supérieur est violé et que c’est faire injure à la dignité de son caractère1. » Le crime, outre sa victime immédiate, attaque le souverain ; il l’attaque personnellement puisque la loi vaut comme la volonté du souverain ; il l’attaque physiquement puisque la force de la loi, c’est la force du prince. Car « pour qu’une loi puisse être en vigueur dans ce royaume, il fallait nécessairement qu’elle fût émanée directement du souverain, ou du moins qu’elle fût confirmée par le sceau de son autorité2 ». L’intervention du souverain n’est donc pas un arbitrage entre deux adversaires ; c’est même beaucoup plus qu’une action pour faire respecter les
1. P. Risi, Observations sur les matières de jurisprudence criminelle, 1768, p. 9, avec référence à Cocceius, Dissertationes ad Grotium, XII, § 545.
2. P.F. Muyart de Vouglans, Ijes Lois criminelles de France, 1780, p. xxxiv.
droits de chacun ; c’est une réplique directe à celui qui l’a offensé. « L’exercice de la puissance souveraine dans la punition des crimes fait sans doute une des parties les plus essentielles de l’administration de la justice '. » Le châtiment ne peut donc pas s’identifier ni même se mesurer à la réparation du dommage ; il doit toujours y avoir dans la punition au moins une part, qui est celle du prince : et même lorsqu’elle se combine avec la réparation prévue, elle constitue l’élément le plus important de la liquidation pénale du crime. Or cette part du prince en elle-même n’est pas simple ; d’un côté, elle implique la réparation du tort qu’on a fait à son royaume (désordre instauré, l’exemple donné, ce tort considérable est sans commune mesure avec celui qui a été commis à l’égard d’un particulier) ; mais elle implique aussi que le roi poursuive la vengeance d’un affront qui a été porté à sa personne.
Le droit de punir sera donc comme un aspect du droit que le souverain détient de faire la guerre à ses ennemis ; châtier relève de ce « droit de glaive, de ce pouvoir absolu de vie ou de mort dont il est parlé dans le droit romain sous le nom de merum imperium, droit en vertu duquel le prince fait exécuter sa loi en ordonnant la punition du crime2 ». Mais le châtiment est une manière aussi de poursuivre une vengeance qui est à la fois personnelle et publique, puisque dans la loi la force physico-politique du souverain se trouve en quelque sorte présente : « On voit par la définition de la loi même qu’elle ne tend pas seulement à défendre mais encore à venger le mépris de son autorité par la punition de ceux qui viennent à violer ses défenses3. » Dans l’exécution de la peine la plus régulière, dans le respect le plus exact des formes juridiques, régnent les forces actives de la vindicte.
Le supplice a donc une fonction juridico-politique. Il s’agit d’un cérémonial pour reconstituer la souveraineté un instant blessée. Il la restaure en la manifestant dans tout son éclat. L’exécution publique, aussi hâtive et quotidienne qu’elle soit, s’insère dans toute la série des grands rituels du pouvoir éclipsé et restauré (couronnement, entrée du roi dans une ville conquise, soumission des sujets révoltés) ; par-dessus le
1. D. Jousse, Traité de la justice criminelle, 1777, p. vu.
2. P.F. Muyart de Vouglans, Les Lois criminelles de France, 1780, p. XXXIV.
3. Ibid.
crime qui a méprisé le souverain, elle déploie aux yeux de tous une force invincible. Son but est moins de rétablir un équilibre que de faire jouer, jusqu’à son point extrême, la dissymétrie entre le sujet qui a osé violer la loi, et le souverain tout-puissant qui fait valoir sa force. Si la réparation du dommage privé occasionné par le délit doit être bien proportionnée, si la sentence doit être équitable, l’exécution de la peine est faite pour donner non pas le spectacle de la mesure, mais celui du déséquilibre et de l’excès ; il doit y avoir, dans cette liturgie de la peine, une affirmation emphatique du pouvoir et de sa supériorité intrinsèque. Et cette supériorité, ce n'est pas simplement celle du droit, mais celle de la force physique du souverain s’abattant sur le corps de son adversaire et le maîtrisant : en brisant la loi, l’infracteur a atteint la personne même du prince ; c’est elle — ou du moins ceux à qui il a commis sa force — qui s’empare du corps du condamné pour le montrer marqué, vaincu, brisé. La cérémonie punitive est donc au total « terrorisante ». Les juristes du xvme siècle, quand commencera leur polémique avec les réformateurs, donneront de la cruauté physique des peines une interprétation restrictive et « moderniste » : s’il faut des peines sévères, c’est que l’exemple doit s’inscrire profondément dans le cœur des hommes. En fait, pourtant, ce qui avait sous-tendu jusque-là cette pratique des supplices, ce n’était pas une économie de l’exemple, au sens où on l’entendra à l'époque des idéologues (que la représentation de la peine l'emporte sur l'intérêt du crime), mais une politique de l’effroi ; rendre sensible à tous, sur le corps du criminel, la présence déchaînée du souverain. Le supplice ne rétablissait pas la justice ; il réactivait le pouvoir. Au xvne siècle, au début du XVIIIe encore, il n’était donc pas, avec tout son théâtre de terreur, le résidu non encore effacé d’un autre âge. Ses acharnements, son éclat, la violence corporelle, un jeu démesuré de forces, un cérémonial soigneux, bref tout son appareil s’inscrivait dans le fonctionnement politique de la pénalité.
On peut comprendre à partir de là certains caractères de la liturgie des supplices. Et avant tout l’importance d’un rituel qui devait déployer son faste en public. Rien ne devait être caché de ce triomphe de la loi. Les épisodes en étaient traditionnellement les mêmes et pourtant les arrêts de condamnation ne manquaient pas de les énumérer, tant ils étaient importants dans le mécanisme pénal : défilés, haltes aux carrefours, station à la porte des églises, lecture publique de la sentence, agenouillement, déclarations à haute voix de repentir pour l’offense faite à Dieu et au roi. Il arrivait que les questions de préséance et d’étiquette soient réglées par le tribunal lui-même : « Les officiers monteront à cheval suivant l’ordre ci-après : savoir, en tête les deux sergents de police ; ensuite le patient ; après le patient, Bonfort et Le Corre à sa gauche marcheront ensemble, lesquels feront place au greffier qui les suivra et de cette manière iront en place publique du grand marché auquel lieu sera le jugement exécuté36. » Or ce cérémonial méticuleux est, d’une façon très explicite, non seulement judiciaire mais militaire. La justice du roi se montre comme une justice armée. Le glaive qui punit le coupable est aussi celui qui détruit les ennemis. Tout un appareil militaire entoure le supplice : cavaliers du guet, archers, exempts, soldats. C’est qu’il s’agit bien sûr d’empêcher toute évasion ou coup de force ; il s’agit aussi de prévenir, de la part du peuple, un mouvement de sympathie pour sauver les condamnés, ou un élan de rage pour les mettre immédiatement à mort ; mais il s’agit aussi de rappeler que dans tout crime il y a comme un soulèvement contre la loi et que le criminel est un ennemi de prince. Toutes ces raisons — qu’elles soient de précaution dans une conjoncture déterminée, ou de fonction dans le déroulement d’un rituel — font de l’exécution publique plus qu’une œuvre de justice, une manifestation de force ; ou plutôt, c’est la justice comme force physique, matérielle et redoutable du souverain qui s’y déploie. La cérémonie du supplice fait éclater en plein jour le rapport de force qui donne son pouvoir à la loi.
Comme rituel de la loi armée, où le prince se montre à la fois, et de façon indissociable, sous le double aspect de chef de justice et de chef de guerre, l’exécution publique a deux faces : l’une de victoire, l’autre de lutte. D’un côté, elle clôt solennellement entre le criminel et le souverain une guerre, dont l’issue était jouée d’avance ; elle doit manifester le pouvoir démesuré du souverain sur ceux qu’il a réduits à l’impuissance. La dissymétrie, l’irréversible déséquilibre de forces faisaient partie des fonctions du supplice. Un corps effacé, réduit en poussière et jeté au vent, un corps détruit pièce à pièce par l’infini du pouvoir souverain constitue la limite non seulement idéale mais réelle du châtiment. Témoin le fameux supplice de la Massola qui était appliqué à Avignon et qui fut un des premiers à exciter l’indignation des contemporains ; supplice apparemment paradoxal puisqu’il se déroule presque entièrement après la mort, et que la justice n’y fait pas autre chose que de déployer sur un cadavre son magnifique théâtre, la louange rituelle de sa force : le condamné est attaché à un poteau, les yeux bandés ; tout autour, sur l'échafaud, des pieux avec des crochets de fer. « Le confesseur parle au patient à l’oreille, et après qu’il lui a donné la bénédiction, aussitôt l’exécuteur qui a une massue de fer, telle qu’on s'en sert dans les échaudoirs, en donne un coup de toute sa force sur la tempe du malheureux, qui tombe mort : à l’instant, mortis exactor qui a un grand couteau, lui coupe la gorge, qui le remplit de sang ; ce qui fait un spectacle horrible à regarder ; il lui fend les nerfs vers les deux talons, et ensuite lui ouvre le ventre d’où il tire le cœur, le foie, la rate, les poumons qu’il attache à un crochet de fer, et le coupe et le dissecte par morceaux qu’il met aux autres crochets à mesure qu’il les coupe, ainsi qu’on fait ceux d’une bête. Regarde qui peut regarder une chose semblable37. » Dans la forme explicitement rappelée de la boucherie, la destruction infinitésimale du corps rejoint ici le spectacle : chaque morceau est placé à l’étal.
Le supplice s’accomplit dans tout un cérémonial de triomphe ; mais il comporte aussi, comme noyau dramatique dans son déroulement monotone, une scène d’affrontement : c’est l’action immédiate et directe du bourreau sur le corps du « patient ». Action codée, bien sûr, puisque la coutume et, souvent d’une manière explicite, l’arrêt de condamnation en prescrivent les principaux épisodes. Et qui pourtant a gardé quelque chose de la bataille. L’exécuteur n’est pas simplement celui qui applique la loi, mais celui qui déploie la force ; il est l’agent d’une violence qui s’applique, pour la maîtriser, à la violence du crime. De ce crime, il est matériellement, physiquement, l’adversaire. Adversaire parfois pitoyable et parfois acharné. Damhoudère se plaignait, avec beaucoup de ses contemporains, que les bourreaux exercent « toutes cruautés à l’égard des patients malfaiteurs, les traitant, ruant et tuant comme s’ils avaient une bête entre les mains1 ». Et pendant bien longtemps l’habitude ne s’en perdra pas2. Il y a encore du défi et de la joute dans la cérémonie du supplice. Si le bourreau triomphe, s’il parvient à faire sauter d’un coup la tête qu’on lui a demandé d’abattre, il « la montre au peuple, la remet à terre et salue ensuite le public qui applaudit beaucoup à son adresse par des battements de mains3 ». Inversement, s’il échoue, s’il ne parvient pas à tuer comme il faut, il est passible d’une punition. Ce fut le cas du bourreau de Damiens qui, pour n’avoir pas su écarteler son patient selon les règles, avait dû le découper au couteau ; on confisqua, au profit des pauvres, les chevaux du supplice qu’on lui avait promis. Quelques années après, le bourreau d’Avignon avait trop fait souffrir les trois bandits, pourtant redoutables, qu’il devait pendre ; les spectateurs se fâchent ; ils le dénoncent ; pour le punir et aussi pour le soustraire à la vindicte populaire, on le met en prison4. Et derrière cette punition du bourreau malhabile, se profile une tradition, toute proche encore : elle voulait que le condamné soit gracié si l’exécution venait à échouer. C’était une coutume clairement établie dans certains pays5. Le peuple attendait souvent qu’on l’applique, et il lui arrivait de protéger un condamné qui venait ainsi d’échapper à la mort. Pour faire disparaître et cette coutume et cette attente, il avait fallu faire valoir
1. J. de Damhoudère, Pratique judiciaire es causes civiles, 1572, p. 219.
2. La Gazette des tribunaux, 6 juillet 1837, rapporte, d'après le Journal de Gloucester, la conduite « atroce et dégoûtante » d'un exécuteur qui après avoir pendu un condamné « prit le cadavre par les épaules, ie fit tourner sur lui-même avec violence et le frappa à plusieurs reprises en disant : "Vieux drôle, es-tu assez mort comme cela ?” Puis se tournant vers la multitude il tint sur un ton goguenard les propos les plus indécents ».
3. Scène notée par T.S. Gueulette, lors de l’exécution de l’exempt Montigny en 1737. Cf. R. Anchel, Crimes et châtiments au xviil* siècle, 1933, p. 62-69.
4. Cf. L. Duhamel, Les Exécutions capitales à Avignon, 1890, p. 25.
5. En Bourgogne, par exemple, cf. Chassanée, Consuetudo Burgundi, fol. 55.
l’adage « le gibet ne perd pas sa proie » ; il avait fallu veiller à introduire dans les sentences capitales des consignes explicites : « pendu et étranglé jusqu’à ce que mort s’ensuive », « jusqu’à l’extinction de la vie ». Et des juristes comme Serpillon ou Blackstone insistent en plein XVIIIe siècle sur le fait que l’échec du bourreau ne doit pas signifier pour le condamné la vie sauve38. Il y avait quelque chose de l’épreuve et du jugement de Dieu qui était encore déchiffrable dans la cérémonie de l’exécution. Dans son affrontement avec le condamné, l’exécuteur était un peu comme le champion du roi. Champion cependant inavouable et désavoué : la tradition voulait, parait-il, quand on avait scellé les lettres du bourreau, qu’on ne les pose pas sur la table, mais qu’on les jette à terre. On connaît tous les interdits qui entouraient cet « office très nécessaire » et pourtant « contre nature39 ». Il avait beau, en un sens, être le glaive du roi, le bourreau partageait avec son adversaire son infamie. La puissance souveraine qui lui enjoignait de tuer, et qui à travers lui frappait, n’était pas présente en lui ; elle ne s’identifiait pas à son acharnement. Et jamais justement elle n’apparaissait avec plus d’éclat que si elle interrompait le geste de l’exécuteur par une lettre de grâce. Le peu de temps qui séparait d’ordinaire la sentence de l’exécution (quelques heures souvent) faisait que la rémission intervenait en général au tout dernier moment. Mais sans doute la cérémonie dans la lenteur de son déroulement était-elle aménagée pour faire place à cette éventualité40. Les condamnés l’espèrent, et, pour faire durer les choses, ils prétendaient encore, au pied de l’échafaud, avoir des révélations à faire. Le peuple, quand il la souhaitait, l’appelait en criant, tâchait de faire retarder le dernier moment, guettait le messager qui portait la lettre au cachet de cire verte, et au besoin faisait croire qu’il était en train d’arriver (c’est ce qui se passa au moment où on exécutait les condamnés pour l’émeute des enlèvements d’enfants, le 3 août 1750). Présent, le souverain l’est dans l’exécution non seulement comme la puissance qui venge la loi, mais comme le pouvoir qui peut suspendre et la loi et la vengeance. Lui seul doit rester maître de laver les offenses qu’on lui a faites ; s’il est vrai qu’il a commis à ces tribunaux le soin d’exercer son pouvoir de justicier, il ne l’a pas aliéné ; il le conserve intégralement pour lever la peine aussi bien que pour la laisser s’appesantir.
Il faut concevoir le supplice, tel qu’il est ritualisé encore au xviiic siècle, comme un opérateur politique. Il s’inscrit logiquement dans un système punitif, où le souverain, de manière directe ou indirecte, demande, décide, et fait exécuter les châtiments, dans la mesure où c’est lui qui, à travers la loi, a été atteint par le crime. Dans toute infraction, il y a un crimen majestatis, et dans le moindre des criminels un petit régicide en puissance. Et le régicide, à son tour, n’est ni plus ni moins que le criminel total et absolu, puisque au lieu d’attaquer, comme n’importe quel délinquant, une décision ou une volonté particulière du pouvoir souverain, il en attaque le principe dans la personne physique du prince. La punition idéale du régicide devrait former la somme de tous les supplices possibles. Ce serait la vengeance infinie : les lois françaises en tout cas ne prévoyaient pas de peine fixe pour cette sorte de monstruosité. Il avait fallu inventer celle de Ravaillac en composant les unes avec les autres les plus cruelles qu’on ait pratiquées en France. On voulait en imaginer de plus atroces encore pour Damiens. Il y eut des projets, mais on les jugea moins parfaits. On reprit donc la scène de Ravaillac. Et il faut reconnaître qu’on fut modéré si on songe comment en 1584 l'assassin de Guillaume d’Orange fut abandonné, lui, à l’infini de la vengeance. « Le premier jour, il fut mené sur la place où il trouva une chaudière d’eau toute bouillante, en laquelle fut enfoncé le bras dont il avait fait le coup. Le lendemain le bras lui fut coupé, lequel, étant tombé à ses pieds tout constamment, le poussa du pied, du haut en bas de l’échafaud ; le troisième il fut tenaillé par devant aux mamelles et devant du bras ; le quatrième il fut de même tenaillé par derrière aux bras et aux fesses ; et ainsi consécutivement cet homme fut martyrisé l’espace de dix-huit jours. » Le dernier, il fut roué et « mailloté ». Au bout de six heures, il demandait encore de l’eau, qu’on ne lui donna pas. « Enfin le lieutenant criminel fut prié de le faire parachever et étrangler, afin que son âme ne désespérât pas, et ne se perdît41. »
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Il n’y pas de doute que l’existence des supplices se rattachait à bien autre chose qu’à cette organisation interne. Rusche et Kirchheimer ont raison d’y voir l’effet d’un régime de production où les forces de travail, et donc le corps humain, n’ont pas l’utilité ni la valeur marchande qui leur seront conférées dans une économie de type industriel. Il est certain aussi que le « mépris » du corps se réfère à une attitude générale à l’égard de la mort ; et dans cette attitude, on déchiffrerait aussi bien les valeurs propres au christianisme qu’une situation démographique et en quelque sorte biologique : les ravages de la maladie et de la faim, les massacres périodiques des épidémies, la formidable mortalité des enfants, la précarité des équilibres bio-économiques
— tout cela rendait la mort familière et suscitait autour d’elle des rituels pour l’intégrer, la rendre acceptable et donner un sens à sa permanente agression. Il faudrait aussi pour analyser ce long maintien des supplices se référer à des faits de conjoncture ; on ne doit pas oublier que l’ordonnance de 1670 qui a régi la justice criminelle jusqu’à la veille de la Révolution avait aggravé encore sur certains points la rigueur des anciens édits ; Pussort, qui, parmi les commissaires chargés de préparer les textes, représentait les intentions du roi, l’avait imposée ainsi, malgré certains magistrats comme Lamoignon ; la multiplicité des soulèvements au milieu encore de l’âge classique, le grondement proche des guerres civiles, la volonté du roi de faire valoir son pouvoir aux dépens des parlements expliquent pour une bonne part la persistance d’un régime pénal « dur ».
On a là, pour rendre compte d’une pénalité suppliciante, des raisons générales et en quelque sorte externes ; elles expliquent la possibilité et la longue persistance des peines physiques, la faiblesse et le caractère assez isolé des protestations qu’on leur oppose. Mais sur ce fond, il faut en faire apparaître la fonction précise. Si le supplice est si fortement incrusté dans la pratique judiciaire, c’est qu’il est révélateur de vérité et opérateur de pouvoir. Il assure l’articulation de l'écrit sur l’oral, du secret sur le public, de la procédure d’enquête sur l’opération de l’aveu ; il permet qu’on reproduise et retourne le crime sur le corps visible du criminel ; il fait que le crime, dans la même horreur, se manifeste et s’annule. Il fait aussi du corps du condamné le lieu d’application de la vindicte souveraine, le point d’ancrage pour une manifestation du pouvoir, l’occasion d’affirmer la dissymétrie des forces. On verra plus loin que le rapport vérité-pouvoir reste au cœur de tous les mécanismes punitifs, et qu’il se retrouve dans les pratiques contemporaines de la pénalité — mais sous une tout autre forme et avec des effets très différents. Les Lumières ne tarderont pas à disqualifier les supplices en leur reprochant leur « atrocité ». Terme par lequel ils étaient souvent caractérisés, mais sans intention critique, par les juristes eux-mêmes. Peut-être la notion d’« atrocité » est-elle une de celles qui désigne le mieux l’économie du supplice dans l’ancienne pratique pénale. L’atrocité, c’est d’abord un caractère propre à certains des grands crimes : elle se réfère au nombre de lois naturelles ou positives, divines ou humaines qu’ils attaquent, à l’éclat scandaleux ou au contraire à la ruse secrète avec lesquels ils ont été commis, au rang et au statut de ceux qui en sont les auteurs et les victimes, au désordre qu’ils supposent ou qu’ils entraînent, à l’horreur qu'ils suscitent. Or la punition, dans la mesure où elle doit faire éclater aux yeux de chacun le crime dans toute sa sévérité, doit prendre en charge cette atrocité : elle doit la porter à la lumière par des aveux, des discours, des inscriptions qui la rendent publique ; elle doit la reproduire dans des cérémonies qui l’appliquent au corps du coupable sous la forme de l'humiliation et de la souffrance. L’atrocité, c’est cette part du crime que le châtiment retourne en supplice pour la faire éclater en pleine lumière : figure inhérente au mécanisme qui produit, au cœur de la punition elle-même, la vérité visible du crime. Le supplice fait partie de la procédure qui établit la réalité de ce qu’on punit. Mais il y a plus : l’atrocité d’un crime, c’est aussi la violence du défi lancé au souverain ; c’est ce qui va déclencher de sa part une réplique qui a pour fonction de renchérir sur cette atrocité, de la maîtriser, de l’emporter sur elle par un excès qui l’annule. L’atrocité qui hante le supplice joue donc un double rôle : principe de la communication du crime avec la peine, elle est d’autre part l’exaspération du châtiment par rapport au crime. Elle assure d’un même coup l’éclat de la vérité et celui du pouvoir ; elle est le rituel de l’enquête qui s’achève et la cérémonie où triomphe le souverain. Et elle les joint tous deux dans le corps supplicié. La pratique punitive du xixe siècle cherchera à mettre le plus de distance possible entre la recherche « sereine » de la vérité et la violence qu’on ne peut pas effacer tout à fait de la punition. On veillera à marquer l’hétérogénéité qui sépare le crime qu’il faut sanctionner et le châtiment imposé par le pouvoir public. Entre la vérité et la punition, il ne devra plus y avoir qu’un rapport de conséquence légitime. Que le pouvoir qui sanctionne ne se souille plus par un crime plus grand que celui qu’il a voulu châtier. Qu’il demeure innocent de la peine qu’il inflige. « Hâtons-nous de proscrire des supplices pareils. Ils n’étaient dignes que des monstres couronnés qui gouvernèrent les Romains42. » Mais selon la pratique pénale de l’époque précédente, la proximité dans le supplice du souverain et du crime, le mélange qui s’y produisait entre la « démonstration » et le châtiment, ne relevaient pas d’une confusion barbare ; ce qui s’y jouait, c’était le mécanisme de l’atrocité et ses enchaînements nécessaires. L’atrocité de l’expiation organisait la réduction rituelle de l’infamie par la toute-puis-sance.
Que la faute et la punition communiquent entre elles et se lient dans la forme de l’atrocité, ce n’était pas la conséquence d’une loi de talion obscurément admise. C’était l’effet, dans les rites punitifs, d’une certaine mécanique du pouvoir : d’un pouvoir qui non seulement ne se cache pas de s’exercer directement sur les corps, mais s’exalte et se renforce de ses manifestations physiques ; d’un pouvoir qui s’affirme comme pouvoir armé, et dont les fonctions d’ordre ne sont pas entièrement dégagées des fonctions de guerre ; d’un pouvoir qui fait valoir les règles et les obligations comme des liens personnels dont la rupture constitue une offense et appelle une vengeance ; d’un pouvoir pour qui la désobéissance est un acte d’hostilité, un début de soulèvement, qui n’est pas dans son principe très différent de la guerre civile ; d'un pouvoir qui n’a pas à démontrer pourquoi il applique ses lois, mais à montrer qui sont ses ennemis, et quel déchaînement de force les menace ; d’un pouvoir qui, à défaut d’une surveillance ininterrompue, cherche le renouvellement de son effet dans l’éclat de ses manifestations singulières ; d’un pouvoir qui se retrempe de faire éclater rituellement sa réalité de surpouvoir.
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Or parmi toutes les raisons pour lesquelles on substituera à des peines qui n’avaient pas honte d’être « atroces » des châtiments qui revendiqueront l’honneur d’être « humains », il en est une qu’il faut analyser tout de suite, car elle est interne au supplice lui-même : à la fois élément de son fonctionnement et principe de son perpétuel désordre.
Dans les cérémonies du supplice, le personnage principal, c’est le peuple, dont la présence réelle et immédiate est requise pour leur accomplissement. Un supplice qui aurait été connu, mais dont le déroulement aurait été secret n’aurait guère eu de sens. L’exemple était recherché non seulement en suscitant la conscience que la moindre infraction risquait fort d’être punie ; mais en provoquant un effet de terreur par le spectacle du pouvoir faisant rage sur le coupable : « En matière criminelle, le point le plus difficile est l’imposition de la peine ; c’est le but et la fin de la procédure, et le seul fruit, par l’exemple et la terreur, quand elle est bien appliquée au coupable43. »
Mais en cette scène de terreur, le rôle du peuple est ambigu. Il est appelé comme spectateur ; on le convoque pour assister aux expositions, aux amendes honorables ; les piloris, les potences et les échafauds sont dressés sur les places publiques ou au bord des chemins ; il arrive qu’on dépose pour plusieurs jours les cadavres des suppliciés bien en évidence près des lieux de leurs crimes. Il faut non seulement que les gens sachent, mais qu’ils voient de leurs yeux. Parce qu’il faut qu’ils aient peur ; mais aussi parce qu’ils doivent être les témoins, comme les garants de la punition, et parce qu’ils doivent jusqu’à un certain point y prendre part. Être témoins, c’est un droit qu'ils ont et qu’ils revendiquent ; un supplice caché est un supplice de privilégié, et on soupçonne souvent qu’il n’a pas lieu alors dans toute sa sévérité. On proteste lorsque au dernier moment la victime est dérobée aux regards. Le caissier général des postes qu’on avait exposé pour avoir tué sa femme est ensuite soustrait à la foule ; « on le fait monter dans un carrosse de place ; s’il n’avait été bien escorté, on pense qu’il eût été difficile de le garantir des mauvais traitements de la populace qui criait haro contre lui44 ». Lorsque la femme Lescombat est pendue, on a pris soin de lui cacher le visage avec une « espèce de bagnolette » ; elle a « un mouchoir sur le col et la tête, ce qui fait beaucoup murmurer le public et dire que ce n’était pas la Lescombat45 ». Le peuple revendique son droit à constater les supplices, et qui on supplicie46. Il a droit aussi à y prendre part. Le condamné, longuement promené, exposé, humilié, avec l’horreur de son crime plusieurs fois rappelée, est offert aux insultes, parfois aux assauts des spectateurs. Dans la vengeance du souverain, celle du peuple était appelée à se glisser. Non point qu’elle en soit le fondement et que le roi ait à traduire à sa manière la vindicte du peuple ; c’est plutôt que le peuple a à apporter son concours au roi quand celui-ci entreprend de se « venger de ses ennemis », même et surtout lorsque ces ennemis sont au milieu du peuple. Il y a un peu comme un « service d’échafaud » que le peuple doit à la vengeance du roi. « Service » qui avait été prévu par les vieilles ordonnances ; l’Édit de 1347 sur les blasphémateurs prévoyait qu’ils seraient exposés au pilori « depuis l’heure de prime, jusqu’à celle de mort. Et leur pourra-t-on jeter aux yeux boue et autres ordures, sans pierre ni autre chose qui blesse... À la seconde fois, en cas de rechute, voulons qu’il soit mis en pilori un jour de marché solennel, et qu’on lui fende la lèvre supérieure, et que les dents apparaissent ». Sans doute, à l’époque classique, cette forme de participation au supplice n’est plus qu’une tolérance, qu’on cherche à limiter : à cause des barbaries qu’elle suscite et de l’usurpation qu’elle fait du pouvoir de punir. Mais elle appartenait de trop près à l’économie générale des supplices pour qu’on la réprime absolument. On voit encore au xvme siècle des scènes comme celle qui accompagne le supplice de Montigny ; pendant que le bourreau exécutait le condamné, les poissonnières de la Halle promenaient un mannequin dont elles coupèrent la tête47. Et bien des fois on dut « protéger » contre la foule les criminels qu’on faisait défiler lentement au milieu d’elle — à titre à la fois d’exemple et de cible, de menace éventuelle et de proie promise en même temps qu’interdite. Le souverain, en appelant la foule à la manifestation de son pouvoir, tolérait un instant des violences qu’il faisait valoir comme signe d’allégeance mais auxquelles il opposait aussitôt les limites de ses propres privilèges.
Or c’est en ce point que le peuple, attiré à un spectacle fait pour le terroriser, peut précipiter son refus du pouvoir punitif, et parfois sa révolte. Empêcher une exécution qu’on estime injuste, arracher un condamné aux mains du bourreau, obtenir de force sa grâce, poursuivre éventuellement et assaillir les exécuteurs, maudire en tout cas les juges et mener tapage contre la sentence, tout cela fait partie des pratiques populaires qui investissent, traversent et bousculent souvent le rituel des supplices. La chose, bien sûr, est fréquente lorsque les condamnations sanctionnent des émeutes : ce fut le cas après l’affaire des enlèvements d’enfants où la foule voulait empêcher l'exécution de trois émeutiers supposés, qu’on fit pendre au cimetière Saint-Jean, « à cause qu’il y a moins d’issue et de défilés à garder48 ; le bourreau apeuré détacha un des condamnés ; les archers tirèrent. Ce fut le cas après le soulèvement des blés en 1775 ; ou encore en 1786, lorsque les gagne-deniers, après avoir marché sur Versailles, entreprirent de libérer ceux des leurs qui avaient été arrêtés. Mais en dehors de ces cas, où le processus d’agitation est déclenché antérieurement et pour des raisons qui ne touchent pas à une mesure de justice pénale, on trouve beaucoup d’exemples où l’agitation est provoquée directement par un verdict et une exécution. Petites mais innombrables « émotions d’échafaud ».
Sous leurs formes les plus élémentaires, ces agitations commencent avec les encouragements, les acclamations parfois, qui accompagnent le condamné jusqu’à l’exécution. Pendant toute sa longue promenade, il est soutenu par « la compassion de ceux qui ont le cœur tendre, et les applaudissements, l’admiration, l’envie de ceux qui sont farouches et endurcis49 ». Si la foule se presse autour de l’échafaud, ce n’est pas simplement pour assister aux souffrances du condamné ou exciter la rage du bourreau : c’est aussi pour entendre celui qui n’a plus rien à perdre maudire les juges, les lois, le pouvoir, la religion. Le supplice permet au condamné ces saturnales d’un instant, où plus rien n’est défendu ni punissable. À l’abri de la mort qui va arriver, le criminel peut tout dire, et les assistants l’acclamer. « S’il existait des annales où l’on consignât scrupuleusement les derniers mots des suppliciés, et qu’on eût le courage de les parcourir, si l’on interrogeait seulement cette vile populace qu’une curiosité cruelle rassemble autour des échafauds, elle répondrait qu'il n’est pas de coupable attaché sur la roue qui ne meure en accusant le ciel de la misère qui l’a conduit au crime, en reprochant à ses juges leur barbarie, en maudissant le ministère des autels qui les accompagne et en blasphémant contre le Dieu dont il est l’organe50. » Il y a dans ces exécutions, qui ne devraient montrer que le pouvoir terrorisant du prince, tout un aspect de Carnaval où les rôles sont inversés, les puissances bafouées, et les criminels transformés en héros. L’infamie se retourne ; leur courage, comme leurs pleurs ou leurs cris ne portent ombrage qu’à la loi. Fielding le note avec regret : « Quand on voit un condamné trembler, on ne pense pas à la honte. Et encore moins s’il est arrogant51. » Pour le peuple qui est là et regarde, il y a toujours, même dans la plus extrême vengeance du souverain, prétexte à une revanche.
À plus forte raison si la condamnation est considérée comme injuste. Et si on voit mettre à mort un homme du peuple, pour un crime qui aurait valu, à quelqu’un de mieux né ou de plus riche, une pein** comparativement légère. Il semble que certaines pratiques de la justice pénale n’étaient plus supportées au xvme siècle — et depuis longtemps peut-être — par les couches profondes de la population. Ce qui facilement donnait lieu au moins à des débuts d’agitation.
Puisque les plus pauvres — c’est un magistrat qui le remarque — n’ont pas la possibilité de se faire entendre en justice52, c’est là où elle se manifeste publiquement, là où ils sont appelés à titre de témoins et presque de coadjuteurs de cette justice, qu’ils peuvent intervenir, et physiquement : entrer de vive force dans le mécanisme punitif et en redistribuer les effets ; reprendre dans un autre sens la violence des rituels punitifs. Agitation contre la différence des peines selon les classes sociales :en 1781, le curé de Champré avait été tué par le seigneur du lieu, qu’on essaye de faire passer pour fou ; « les paysans en fureur, parce qu’ils étaient extrêmement attachés à leur pasteur, avaient d’abord paru disposés à se porter aux derniers excès envers leur seigneur, dont ils avaient fait mine d’incendier le château... Tout le monde se récriait avec raison contre l’indulgence du ministère qui ôtait à la justice des moyens de punir un crime si abominable53 ». Agitation aussi contre les peines trop lourdes qui frappent des délits fréquents et considérés comme peu graves (le vol avec effraction) ; ou contre des châtiments qui punissent certaines infractions liées à des conditions sociales comme le larcin domestique ; la peine de mort pour ce crime suscitait beaucoup de mécontentements, parce que les domestiques étaient nombreux, qu’il leur était difficile, en pareille matière, de prouver leur innocence, qu’ils pouvaient facilement être victimes de la malveillance de leurs patrons et que l’indulgence de certains maîtres qui fermaient les yeux rendait plus inique le sort des serviteurs accusés, condamnés et pendus. L’exécution de ces domestiques donnait lieu souvent à des protestations54. Il y eut une petite émeute à Paris en 1761 pour une servante qui avait volé une pièce de tissu à son maître. Malgré la restitution, malgré les prières, celui-ci n’avait pas voulu retirer sa plainte ; le jour de l’exécution, les gens du quartier empêchent la pendaison, envahissent la boutique du marchand, la pillent ; la servante finalement est graciée ; mais une femme, qui avait manqué larder à coups d’aiguilles le mauvais maître, est bannie pour trois ans55.
On a retenu du xvme siècle les grandes affaires judiciaires où l’opinion éclairée intervient avec les philosophes et certains magistrats : Calas, Sirven, le chevalier de La Barre. Mais on parle moins de toutes ces agitations populaires autour de la pratique punitive. Rarement, en effet, elles ont dépassé l’échelle d’une ville, parfois d’un quartier. Elles ont eu cependant une importance réelle. Soit que ces mouvements, partis d’en bas se soient propagés, aient attiré l’attention des gens mieux placés qui, en leur faisant écho, leur ont donné une dimension nouvelle (ainsi, dans les années qui ont précédé la Révolution, les affaires de Catherine Espinas faussement convaincue de parricide en 1785 ; des trois roués de Chaumont pour lesquels Dupaty, en 1786, avait écrit son fameux mémoire, ou de cette Marie Françoise Salmon que le parlement de Rouen en 1782 avait condamnée au bûcher, comme empoisonneuse, mais qui en 1786 n’avait toujours pas été exécutée). Soit que surtout ces agitations aient entretenu autour de la justice pénale, et de ses manifestations qui auraient dû être exemplaires, une inquiétude permanente. Combien de fois, pour assurer le calme autour des échafauds, avait-il fallu prendre des mesures « chagrinantes pour le peuple » et des précautions « humiliantes pour l’autorité56 » ? On voyait bien que le grand spectacle des peines risquait d’être retourné par ceux-là mêmes auxquels il était adressé. L’épouvante des supplices allumait en fait des foyers d’illégalisme : les jours d’exécution, le travail s’interrompait, les cabarets étaient remplis, on insultait les autorités, on lançait des injures ou des pierres au bourreau, aux exempts et aux soldats ; on cherchait à s’emparer du condamné, que ce soit pour le sauver ou pour le tuer mieux ; on se battait, et les voleurs n’avaient pas de meilleures occasions que la bousculade et la curiosité autour de l'échafaud57. Mais surtout — et c’est là que ces inconvénients devenaient un danger politique
— jamais plus que dans ces rituels qui auraient dû montrer le crime abominable et le pouvoir invincible, le peuple ne se sentait proche de ceux qui subissaient la peine ; jamais il ne se sentait plus menacé, comme eux, par une violence légale qui était sans équilibre ni mesure. La solidarité de toute une couche de la population avec ceux que nous appellerions les petits délinquants — vagabonds, faux mendiants, mauvais pauvres, voleurs à la tire, receleurs et revendeurs — s’était manifestée assez continûment : la résistance au quadrillage policier, la chasse aux mouchards, les attaques contre le guet ou les inspecteurs en portaient témoignage58. Or c’était la rupture de cette solidarité qui était en train de devenir l’objectif de la répression pénale et policière. Et voilà que de la cérémonie des supplices, de cette fête incertaine où la violence était instantanément réversible, c’était cette solidarité beaucoup plus que le pouvoir souverain qui risquait de sortir renforcée. Et les réformateurs du xvme et du xixe siècle n’oublieront pas que les exécutions, en fin de compte, ne faisaient pas peur, simplement, au peuple. Un de leurs premiers cris fut pour demander leur suppression.
Pour cerner le problème politique posé par l’intervention populaire dans le jeu du supplice, qu’il suffise de citer deux scènes. L’une date de la fin du xviiesiècle ; elle se situe à Avignon. On y retrouve les éléments principaux du théâtre de l’atroce : l’affrontement physique du bourreau et du condamné, le retournement de la joute, l’exécuteur poursuivi par le peuple, le condamné sauvé par l’émeute et l’inversion violente de la machinerie pénale. Il s’agissait de pendre un assassin du nom de Pierre du Fort ; plusieurs fois il « s’était embarrassé les pieds dans les échelons » et n’avait pu être balancé dans le vide. « Ce que voyant le bourreau lui avait couvert la face de son justaucorps, et lui donnait par-dessous du genou sur l’estomac et sur le ventre. Ce que le peuple voyant qu’il le faisait trop souffrir, et croyant même qu’il l’égorgeait là-dessous avec une bayonnette... ému de compassion pour le patient et de furie contre le bourreau, lui jetèrent des pierres contre et en même temps le bourreau ouvrit les deux échelles et jeta le patient en bas, et lui sauta sur les épaules et le foula, pendant que la femme dudit bourreau le tirait par les pieds de dessous la potence. Ils lui firent en même temps sortir le sang de la bouche. Mais la grêle de pierres renforça sur lui, il y en eut même qui atteignirent le pendu à la tête, ce qui contraignit le bourreau de gagner sur l’échelle de laquelle il descendit avec une si grande précipitation qu’il tomba du milieu d’icelle, et donna la tête la première à terre. Voilà une foule de peuple sur lui. Il se relève avec sa bayonnette à la main, menaçant de tuer ceux qui l’approcheront ; mais après diverses chutes et s’être relevé, il est bien battu, tout barbouillé et étouffé dans le ruisseau et traîné avec une grande émotion et furie du peuple jusqu’à l’Université et de là jusqu’au cimetière des Cordeliers. Son valet bien battu aussi, la tête et le corps meurtris fut porté à l’hôpital où il est mort quelques jours après. Cependant quelques étrangers et inconnus montèrent à l’échelle et coupèrent la corde du pendu, pendant que d’autres le recevaient en dessous après avoir demeuré pendu plus d’un grand Miserere. Et en même temps, l’on rompit la potence, et le peuple mit en pièces l’échelle du bourreau... Les enfants emportèrent avec grande précipitation la potence dans le Rhône. » Quant au supplicié, on le transporta dans un cimetière « afin que la justice ne le prît et de là à l’église Saint-Antoine ». L’archevêque lui accorda sa grâce, le fit transporter à l’hôpital, et recommanda aux officiers d’en prendre un soin tout particulier. Enfin, ajoute le rédacteur du procès-verbal, « nous y avons fait faire un habit neuf, deux paires de bas, des souliers, nous l’avons habillé de neuf des pieds à la tête. Nos confrères y ont donné qui des chemises, des grantes, des gants et une perruque59 ».
L’autre scène se situe à Paris, un siècle plus tard. C’était en 1775, au lendemain de l’émeute sur les blés. La tension, extrême dans le peuple, fait qu’on souhaite une exécution « propre ». Entre l’échafaud et le public, soigneusement tenu à distance, un double rang de soldats veille, d’un côté sur l’exécution imminente, de l’autre sur l’émeute possible. Le contact est rompu : supplice public, mais dans lequel la part du spectacle est neutralisée, ou plutôt réduite à l’intimidation abstraite. À l’abri des armes, sur une place vide, la justice sobrement exécute. Si elle montre la mort qu’elle donne, c’est
1. L. Duhamel, Les Exécutions capitales à Avignon au xvnf siècle, 1890, p. 5-6. Des scènes de ce genre se sont passées encore au xixc siècle ; J. Laurence en cite dans A history of capital punishment, 1932, p. 195-198 et p. 56.
de haut et de loin : « On n’avait posé qu’à trois heures de l’après-midi les deux potences, hautes de 18 pieds et sans doute pour plus grand exemple. Dès deux heures, la place de Grève et tous les environs avaient été garnis par des détachements des différentes troupes tant à pied qu’à cheval ; les suisses et les gardes françaises continuaient leurs patrouilles dans les rues adjacentes. On ne souffrit personne à la Grève pendant l’exécution, et l’on voyait dans tout le pourtour un double rang de soldats, la bayonnette au fusil, rangés dos à dos, de manière que les uns regardent l’extérieur, et les autres l’intérieur de la place ; les deux malheureux... criaient le long du chemin qu’ils étaient innocents, et continuaient la même protestation en montant à l’échelle'. » Dans l’abandon de la liturgie des supplices, quel rôle eurent les sentiments d’humanité pour les condamnés ? Il y eut en tout cas du côté du pouvoir une peur politique devant l’effet de ces rituels ambigus.
*
Une telle équivoque apparaissait clairement dans ce qu’on pourrait appeler le « discours d’échafaud ». Le rite de l’exécution voulait donc que le condamné proclame lui-même sa culpabilité par l’amende honorable qu’il prononçait, par l’écriteau qu’il arborait, par les déclarations aussi qu’on le poussait sans doute à faire. Au moment de l’exécution, il semble qu’on lui laissait en outre l’occasion de prendre la parole, non pour clamer son innocence, mais pour attester son crime et la justice de sa condamnation. Les chroniques rapportent bon nombre de discours de ce genre. Discours réels ? À coup sûr, dans un certain nombre de cas. Discours fictifs qu’on faisait ensuite circuler à titre d’exemple et d’exhortation ? Ce fut sans doute plus fréquent encore. Quel crédit accorder à ce qu’on rapporte, par exemple, de la mort de Marion Le Goff, qui avait été chef de bande célèbre en Bretagne au milieu du xvme siècle ? Elle aurait crié du haut de l’échafaud : « Père et mère qui m’entendez, gardez et enseignez bien vos enfants ; j’ai été dans mon enfance menteuse et fainéante ; j’ai commencé par voler un petit couteau de six liards... Après, j’ai volé des colporteurs, des marchands de bœufs ; enfin j’ai commandé une bande de voleurs et voici pourquoi je suis ici. Redites cela à vos enfants et que ceci au moins leur serve d’exemple1. » Un tel discours est trop proche, dans ses termes mêmes, de la morale qu’on trouve traditionnellement dans les feuilles volantes, les canards et la littérature de colportage pour qu’il ne soit pas apocryphe. Mais l’existence du genre « dernières paroles d’un condamné » est en elle-même significative. La justice avait besoin que sa victime authentifie en quelque sorte le supplice qu’elle subissait. On demandait au criminel de consacrer lui-même sa propre punition en proclamant la noirceur de ses crimes ; on lui faisait dire, comme à Jean-Dominique Lan-glade, trois fois assassin : « Écoutez tous mon action horrible, infâme et lamentable, faite en la ville d’Avignon, où ma mémoire est exécrable, en violant sans humanité, les droits sacrés de l’amitié60. » D’un certain point de vue, la feuille volante et le chant du mort sont la suite du procès ; ou plutôt ils poursuivent ce mécanisme par lequel le supplice faisait passer la vérité secrète et écrite de la procédure dans le corps, le geste et le discours du criminel. La justice avait besoin de ces apocryphes pour se fonder en vérité. Ses décisions étaient ainsi entourées de toutes ces « preuves » posthumes. Il arrivait aussi que des récits de crimes et de vies infâmes soient publiés, à titre de pure propagande, avant tout procès et pour forcer la main à une justice qu’on soupçonnait d’être trop tolérante. Afin de discréditer les contrebandiers, la Compagnie des Fermes publiait des « bulletins » racontant leurs crimes : en 1768, contre un certain Montagne qui était à la tête d’une troupe, elle distribue des feuilles dont le rédacteur dit lui-même : « On a mis sur son compte quelques vols dont la vérité est assez incertaine... ; on a représenté Montagne comme une bête féroce, une seconde hyène à laquelle il fallait donner la chasse ; les têtes d’Auvergne étant chaudes, cette idée a pris61. »
Mais l’effet, comme l’usage, de cette littérature était équivoque. Le condamné se trouvait héroïsé par l’ampleur de ses crimes largement étalés, et parfois l’affirmation de son tardif repentir. Contre la loi, contre les riches, les puissants, les magistrats, la maréchaussée ou le guet, contre la ferme et ses agents, il apparaissait avoir mené un combat dans lequel on se reconnaissait facilement. Les crimes proclamés amplifiaient jusqu’à l’épopée des luttes minuscules que l’ombre protégeait tous les jours. Si le condamné était montré repentant, acceptant le verdict, demandant pardon à Dieu et aux hommes de ses crimes, on le voyait purifié : il mourait, à sa façon, comme un saint. Mais son irréductibilité même faisait sa grandeur : à ne pas céder dans les supplices, il montrait une force qu’aucun pouvoir ne parvenait à plier : « Le jour de l’exécution, ce qui paraîtra peu croyable, on me vit sans émotion, en faisant amende honorable, je m’assis enfin sur la croix sans témoigner aucun effroi62. » Héros noir ou criminel réconcilié, défenseur du vrai droit ou force impossible à soumettre, le criminel des feuilles volantes, des nouvelles à la main, des almanachs, des bibliothèques bleues, porte avec lui, sous la morale apparente de l’exemple à ne pas suivre, toute une mémoire de luttes et d’affrontements. On a vu des condamnés devenir après leur mort des sortes de saints, dont on honorait la mémoire et respectait la tombe63. On en a vu pour lesquels la gloire et l’abomination n’étaient pas dissociées, mais coexistaient cependant longtemps encore dans une figure réversible. Dans toute cette littérature de crimes, qui prolifère autour de quelques hautes silhouettes64, il ne faut voir sans doute ni une « expression populaire » à l’état pur, ni non plus une entreprise concertée de propagande et de moralisation, venue d’en haut ; c’était un lieu où se rencontraient deux investissements de la pratique pénale — une sorte de front de lutte autour du crime, de sa punition et de sa mémoire. Si ces récits peuvent être imprimés et mis en circulation, c’est bien qu’on attend d’eux des effets de contrôle idéologique65, fables véridiques de la petite histoire. Mais s’ils sont reçus avec tant d’attention, s’ils font partie des lectures de base pour les classes populaires, c’est qu’elles y trouvent non seulement des souvenirs mais des points d’appui ; l’intérêt de « curiosité » est aussi un intérêt politique. De sorte que ces textes peuvent être lus comme discours à double face, dans les faits qu’ils rapportent, dans le retentissement qu’ils leur donnent et la gloire qu’ils confèrent à ces criminels désignés comme « illustres », et sans doute dans les mots mêmes qu’ils emploient (il faudrait étudier l’usage de catégories comme celles de « malheur », d’« abominations », ou les qualificatifs de « fameux », « lamentable » dans des récits comme : « Histoire de la vie, grandes voleries et subtilités de Guilleri et de ses compagnons et de leur fin lamentable et malheureuse66 »).
Il faut rapprocher sans doute de cette littérature les « émotions d’échafaud » où s'affrontaient à travers le corps du suplicité le pouvoir qui condamnait et le peuple qui était le témoin, le participant, la victime éventuelle et « éminente » de cette exécution. Dans le sillage d’une cérémonie qui canalisait mal les rapports de pouvoir qu’elle cherchait à ritualiser, toute une masse de discours s’est précipitée, poursuivant le même affrontement ; la proclamation posthume des crimes justifiait la justice, mais glorifiait aussi le criminel. De là, le fait que bientôt les réformateurs du système pénal ont demandé la suppression de ces feuilles volantes67. De là le fait qu’on portait, dans le peuple, un si vif intérêt à ce qui jouait un peu le rôle de l’épopée mineure et quotidienne des illégalismes. De là le fait qu’elles ont perdu de leur importance à mesure que s’est modifiée la fonction politique de l’illéga-lisme populaire.
Et elles ont disparu à mesure que se développait une tout autre littérature du crime : une littérature où le crime est glorifié, mais parce qu’il est un des beaux-arts, parce qu’il ne peut être l’œuvre que de natures d’exception, parce qu’il révèle la monstruosité des forts et des puissants, parce que la scélératesse est encore une façon d’être un privilégié : du roman noir à Quincey, ou du Château d’Otrante à Baudelaire, il y a toute une réécriture esthétique du crime, qui est aussi l’appropriation de la criminalité sous des formes recevables. C’est, en apparence, la découverte de la beauté et de la grandeur du crime ; de fait c'est l’affirmation que la grandeur aussi a droit au crime et qu’il devient même le privilège exclusif de ceux qui sont réellement grands. Les beaux meurtres ne sont pas pour les gagne-petit de l’illégalisme. Quant à la littérature policière, à partir de Gaboriau, elle fait suite à ce premier déplacement : par ses ruses, ses subtilités, l’acuité extrême de son intelligence, le criminel qu’elle représente s’est rendu insoupçonnable ; et la lutte entre deux purs esprits — celui de meurtrier, celui de détective — constituera la forme essentielle de l’affrontement. On est au plus loin de ces récits qui détaillaient la vie et les méfaits du criminel, qui lui faisaient avouer lui-même ses crimes, et qui racontaient par le menu le supplice enduré : on est passé de l’exposé des faits ou de l’aveu au lent processus de la découverte ; du moment du supplice à la phase de l’enquête ; de l’affrontement physique avec le pouvoir à la lutte intellectuelle entre le criminel et l’enquêteur. Ce ne sont pas simplement les feuilles volantes qui disparaissent quand naît la littérature policière ; c’est la gloire du malfaiteur rustique, et c’est la sombre héroïsation par le supplice. L’homme du peuple est trop simple maintenant pour être le protagoniste des vérités subtiles. Dans ce genre nouveau, il n’y a plus ni héros populaires ni grandes exécutions ; on y est méchant, mais intelligent ; et si on est puni, on n’a pas à souffrir. La littérature policière transpose à une autre classe sociale cet éclat dont le criminel avait été entouré. Les journaux, eux, reprendront dans leurs faits divers quotidiens la grisaille sans épopée des délits et de leurs punitions. Le partage est fait ; que le peuple se dépouille de l’ancien orgueil de ses crimes ; les grands assassinats sont devenus le jeu silencieux des sages.