3.4. Différenciation des sexes

On sait que c’est seulement à la période de la puberté que l’on voit apparaître une distinction nette entre le caractère masculin et le caractère féminin, opposition qui, par la suite, exerce plus que toute autre une influence décisive sur le cours de la vie. Il est vrai que les dispositions mâle et femelle se manifestent déjà durant l’âge infantile. Le développement des inhibitions sexuelles (pudeur, dégoût, pitié) s’accomplit de bonne heure chez les petites filles, et rencontre moins de résistance que chez les jeunes garçons. Chez les filles également, le penchant au refoulement sexuel paraît jouer un plus grand rôle, et lorsque les pulsions sexuelles partielles se manifestent, elles prennent de préférence la forme passive. Toutefois, l’activité autoérotique des zones érogènes est la même pour les deux sexes, et ceci empêche que, dans l’âge infantile, la différence sexuelle soit aussi manifeste qu’elle le sera après la puberté. Si on prend en considération les manifestations autoérotiques et masturbatoires, on peut émettre la thèse que la sexualité des petites filles a un caractère foncièrement mâle. Bien plus, en attachant aux conceptions de mâle et femelle des notions plus précises, on peut affirmer que la libido est, de façon constante et régulière, d’essence mâle, qu’elle apparaisse chez l’homme ou chez la femme, et abstraction faite de son objet, homme ou femme76.

Depuis que j’ai eu connaissance de la théorie de la bisexualité, j’ai attaché une importance décisive à ce facteur, et je crois qu’on ne saurait interpréter les manifestations sexuelles de l’homme et de la femme sans en tenir compte.

3.4.1.1. Zones érogènes conductrices chez l’homme et chez la femme

Ajoutons encore que, chez la petite fille, la zone érogène conductrice est localisée au clitoris, qui est l’homologue de la zone génitale mâle située dans le gland. Tout ce que mon expérience a pu m’apprendre sur la masturbation des petites filles m’a démontré l’importance du clitoris à l’exclusion des autres parties génitales externes, dont le rôle décisif dans la vie sexuelle n’apparaîtra que plus tard. Je doute même que la petite fille, à de rares exceptions près, puisse être amenée sous l’influence de la séduction à autre chose qu’à la masturbation clitoridienne. Les manifestations sexuelles spontanées que l’on rencontre si fréquemment chez les petites filles apparaissent sous la forme de contractions spasmodiques du clitoris et les érections si fréquentes de cet organe suffisent à les renseigner sur les manifestations sexuelles de l’autre sexe, en leur permettant de traduire par leur propre sensation ce que le jeune garçon éprouve.

Si l’on veut comprendre l’évolution qui conduit la petite fille à la femme, il faut suivre les différentes phases par lesquelles passe l’excitation clitoridienne. La puberté qui, chez le jeune garçon, amène la grande poussée de la libido, est caractérisée chez la jeune fille par une nouvelle vague de refoulement, qui atteint particulièrement la sexualité clitoridienne. Ce qui est alors refoulé, c’est un élément de sexualité mâle. Le renforcement des obstacles opposés à la sexualité, qui apparaît lors du refoulement caractéristique de la puberté, procure un élément excitant à la libido de l’homme, et l’incite à une activité plus intense. Proportionnée à l’augmentation de la libido, la surestimation sexuelle augmente et atteint alors son plein épanouissement, en face de la femme qui se refuse et renie son caractère sexuel. Le clitoris, quand il est excité lors de l’acte sexuel, auquel finalement la femme se prête, garde son rôle qui consiste à transmettre l’excitation aux parties génitales contiguës, un peu à la façon d’un bois d’allumage qui sert à faire brûler du bois plus dur. Il se passe parfois un certain temps avant que cette transmission ait lieu, pendant lequel la jeune femme n’est pas sensibilisée au plaisir. Une telle insensibilité peut s’établir de façon durable, lorsque la zone du clitoris se refuse à transmettre son excitation — ce qui peut être dû principalement à son activité excessive pendant la période infantile. On sait que l’insensibilité des femmes est le plus souvent apparente et simplement locale. Insensibles aux excitations de l’orifice vaginal, elles ne le sont pas à une excitation partant du clitoris, ou même d’une autre zone. A ces causes érogènes d’insensibilité, s’ajoutent d’autres causes, de caractère psychique, qui, comme les premières, sont conditionnées par un refoulement.

Quand la transmission de l’excitation érogène s’est faite du clitoris à l’orifice du vagin, un changement de zone conductrice s’est opéré chez la femme, dont dépendra à l’avenir sa vie sexuelle, tandis que l’homme, lui, a conservé la même zone depuis son enfance. Avec ce changement de la zone érogène conductrice, avec la poussée de refoulement dans la période de puberté qui semble pour ainsi dire vouloir supprimer le caractère de virilité sexuelle chez la petite fille, nous trouvons les conditions qui prédisposent la femme aux névroses, et particulièrement à l’hystérie. Ces conditions dépendent étroitement de l’essence de la féminité.


76 [Il faut bien se rendre compte que les concepts « masculin » et « féminin » qui, pour l’opinion courante, ne semblent présenter aucune équivoque, envisagés du point de vue scientifique, sont des plus complexes. Ces termes s’emploient dans trois sens différents. « Masculin » et « féminin » peuvent être l’équivalent d’« activité » ou « passivité » ; ou bien, ils peuvent être pris dans le sens biologique, ou enfin dans le sens sociologique. La psychanalyse tient compte essentiellement de la première de ces significations. C’est ainsi que nous avons caractérisé tout à l’heure la libido comme « masculine ». En effet, la pulsion est toujours active, même quand son but est passif. C’est pris dans le sens biologique que les termes « masculin » et « féminin » se prêtent le mieux à des définitions claires et précises. « Masculin » et « féminin » indiquent alors la présence chez un individu ou bien de glandes spermatiques, ou bien de glandes ovulaires, avec les fonctions différentes qui en dérivent. L'élément « actif » et ses manifestations secondaires, telles qu'un développement musculaire accentué, une attitude d’agression, une libido plus intense, sont d’ordinaire liés à l’élément « masculin » pris dans le sens biologique, mais il n’est pas nécessaire qu’il en soit ainsi. Dans un certain nombre d’espèces, nous constatons en effet que les caractères que nous venons d’énumérer appartiennent aux femelles. Quant au sens sociologique que nous attribuons aux termes « masculin » et « féminin », il est fondé sur les observations que nous faisons tous les jours sur les individus des deux sexes. Celles-ci nous prouvent que ni du point de vue biologique ni du point de vue psychologique, les caractères d’un des sexes chez un individu n’excluent ceux de l’autre. Tout être humain, en effet, présenté, au point de vue biologique, un mélange des caractères génitaux propres à son sexe et des caractères propres au sexe opposé, de même qu’un mélange d’éléments actifs et passifs, que ces éléments d’ordre psychique dépendent ou non des caractères biologiques] (ajouté en 1915).