La psychanalyse et l'établissement des faits en matière judiciaire par une méthode diagnostique 1

Messieurs,

La compréhension grandissante du peu de foi qu'il convient d'accorder au témoi­gnage, lequel constitue actuellement en justice la base de tant de condamnations, aura renforcé chez vous tous, futurs juges et défenseurs, l'intérêt porté à une nouvelle méthode d'investigation susceptible d'obliger l'accusé à démontrer lui-même, par des signes objectifs, sa culpabilité ou son innocence. Cette méthode consiste en des expériences psychologiques et est basée sur des travaux psychologiques ; elle est en rapport étroit avec certaines conceptions qui, dans la psychologie médicale, n'ont été mises en valeur que tout récemment. Je sais que vous êtes en train d'éprouver le maniement et la portée de cette nouvelle méthode au moyen d'expériences qu'on pourrait appeler « exercices sur des fantômes » (Phantomübungen) ; et j'ai répondu avec empressement à l'invitation de votre président, le professeur Loeffler, de vous démontrer plus en détail les rapports de ce procédé avec la psychanalyse.

Tous, vous connaissez le jeu de société et d'enfants qui consiste à lancer un mot quelconque, auquel le partenaire doit ajouter un second mot, lequel, adjoint au pre­mier, fait un mot composé. Par exemple, bateau, mouche = bateau-mouche. La tentative d'association introduite dans la psychologie par l'école de Wundt n'est rien d'autre qu'une variante de ce jeu d'enfants auquel manque une seule de ses conditions. Elle consiste en effet à lancer à une personne un mot, - le mot inducteur, - mot auquel elle devra répondre le plus vite possible par un second mot qui lui vient à l'esprit, ce qu'on appelle « réaction », et sans qu'elle ait été limitée par quoi que ce soit dans le choix du mot de cette réaction. Le temps nécessaire à la réaction, et le rapport existant entre le mot inducteur et la réaction, rapport qui peut affecter une grande diversité, sont l'objet de l'observation. On ne peut cependant pas dire qu'il soit résulté d'abord grand-chose de ces essais. Cela se comprend, car ils étaient faits sans que la question fût posée sur une base certaine, et il leur manquait une idée susceptible d'être appliquée aux résultats obtenus. Ils ne prirent leur plein sens et ne devinrent féconds que lorsque, à Zurich, Bleuler et ses élèves, en particulier Jung, commencèrent à s'occuper de ces « expériences d'association ». Cependant, ces dernières tentatives n'acquirent de valeur que grâce à l'hypothèse que la réaction au mot inducteur ne peut pas être un produit du hasard, mais est forcément déterminée chez celui qui réagit par un contenu préexistant de représentations.

On s'est accoutumé à appeler « complexe » un contenu de représentations ainsi capable d'influencer la réaction au mot inducteur. Cette influence se manifeste, soit que le mot inducteur effleure directement le complexe, soit que celui-ci réussisse à se mettre par des intermédiaires en rapport avec le mot inducteur. Ce déterminisme de la réaction est un fait très remarquable ; vous pourrez trouver exprimé ouvertement, dans la littérature relative à ce sujet, l'étonnement qu'il cause. Mais on ne peut douter de la justesse du fait, car vous pouvez en règle générale faire la preuve de ce com­plexe influent et comprendre, grâce à lui, des réactions qui, autrement, resteraient incompréhensibles rien qu'en interrogeant la personne réagissante sur les motifs de sa réaction. Des exemples tels que ceux des pages 6, 8 et 9 de l'essai de Jung 2 sont très propres à nous faire douter du hasard et du soi-disant arbitraire des processus psychiques.

Jetez maintenant avec moi un coup d’œil sur la « préhistoire » des idées Bleuler-Jung relatives à la détermination de la réaction par le complexe chez la personne examinée. En 1901, J'ai démontré dans un essai 3 que toute une série d'actes, que l'on tenait pour non motivés, étaient au contraire étroitement déterminés, et qu'ils contribuaient à diminuer d'autant le libre arbitre psychique. J'ai pris pour objet de mon étude les petits actes manqués, oublis, lapsus linguae et calami, pertes d'objets, et fait voir comment, quand quelqu'un fait un lapsus linguae, ce n'est ni le hasard, ni simplement des difficultés de prononciation ou des similitudes de sons qu'il faut en rendre responsable, mais que, chaque fois, on peut découvrir un contenu de repré­sentations - un complexe - qui est venu troubler les choses et a modifié dans le sens qui lui était propre ce que la personne avait l'intention de dire. J'ai, de plus, observé chez les humains les petits actes qui semblent sans intention et fortuits, petits actes futiles, jeux, etc., et je leur ai ôté le masque et ai pu montrer qu'ils étaient des « actes symptomatiques » en rapport avec un sens secret et dont la fonction est de procurer à celui-ci une expression passant inaperçue. On a pu voir encore qu'un prénom ne peut pas même vous venir à l'esprit sans qu'il soit déterminé par un puissant complexe de représentations que l'on peut mettre en lumière ; les chiffres eux-mêmes, que l'on semble choisir à volonté, se laissent ramener à de semblables complexes cachés. Un de mes collègues, le docteur Alfred Adler, a, peu d'années plus tard, pu appuyer de quelques beaux exemples cette mienne assertion, de toutes celles que j'ai avancées la plus surprenante 4. S'est-on habitué à une telle conception du déterminisme de la vie psychique, on comprend - c'est une déduction justifiée par les résultats de la psycho­pathologie de la vie quotidienne - que les réactions de la personne soumise aux expériences d'association ne peuvent pas non plus être arbitraires, mais doivent dépendre d'un contenu de représentations qui agit en elle.

Enfin, Messieurs, revenons-en à l'expérience d'association. Dans les cas consi­dérés jusqu'ici, c'était la personne examinée qui nous renseignait sur la provenance des réactions et cette condition ôte tout intérêt à cette tentative du point de vue judiciaire. Mais qu'adviendrait-il si nous modifiions la disposition de l'expérience, à peu près comme dans une équation à plusieurs grandeurs on peut résoudre l'équation soit d'après une grandeur, soit d'après l'autre, faire, soit de l'a, soit du b, l'x que l'on recherche ? Jusqu'ici, c'est le complexe qui à nous, examinateurs, était inconnu, nous faisions l'épreuve à l'aide de mots inducteurs, choisis à notre gré, et la personne examinée nous livrait le complexe que les mots inducteurs amenaient à se manifester. Procédons autrement, choisissons un complexe à nous connu, agissons sur lui avec des mots inducteurs choisis à dessein, rejetons l'x du côté de la personne réagissante : n'est-il pas alors possible de décider, d'après le résultat des réactions, si la personne examinée porte en elle le complexe en question ? Vous le voyez, cette disposition de l'expérience répond exactement au cas du juge d'instruction, lequel voudrait savoir si certains faits qui lui sont connus le sont aussi de l'accusé, en tant qu'auteur de ces faits. Il semble que Wertheimer et Klein, deux élèves du criminaliste Hans Gross, de Prague, aient les premiers entrepris de modifier dans ce sens, si important de votre point de vue, la disposition de l'expérience 5.

Vous avez déjà appris, grâce à vos propres essais, que, dans ces interrogatoires, il se trouve dans les réactions toutes sortes de points de repère permettant de décider si la personne examinée possède ou non le complexe sur lequel on cherche à agir par des mots inducteurs. Je vais vous les énumérer à la file : 1) Le contenu inaccoutumé de la réaction exigeant une explication ; 2) l'allongement du temps de la réaction, quand il se trouve que les mots inducteurs qui ont touché le complexe ne reçoivent de réponse qu'après un retard marqué (souvent atteignant plusieurs fois le temps de réaction accoutumé) ; 3) l'erreur qui se manifeste dans la répétition. Vous savez à quel fait remarquable il est fait allusion ici. Quand, peu de temps après avoir terminé l'expérience faite avec une série de mots inducteurs, on présente de nouveau ceux-ci à la personne qu'on examine, celle-ci répète les mêmes réactions que la première fois. Ce n'est que pour les mots inducteurs qui ont touché directement le complexe qu'elle remplace volontiers la première réaction par une différente ; 4) le fait de la persévé­ration (je dirais plutôt de l'effet après coup). En effet, il arrive souvent que l'action due à l'éveil du complexe par un mot inducteur (« mot critique ») le concernant (par exemple l'allongement du temps de réaction) persiste et modifie encore les réactions aux mots suivants non critiques. Là donc où se rencontrent tous ces indices, ou du moins un grand nombre d'entre eux, le complexe que nous connaissons s'est dévoilé comme étant troublant chez celui que l'on interroge. Vous devez comprendre ce trouble de cette façon : le complexe présent chez celui que l'on interroge est investi d'affect et par là capable de soustraire une certaine quantité d'attention au travail des réactions ; vous avez ainsi dans ce trouble un cas de « trahison psychique de soi-même ».

Je sais que vous vous occupez actuellement des hasards et des difficultés de cette manière de procéder qui doit amener l'inculpé à se trahir objectivement lui-même, et c'est pourquoi j'attire votre attention sur ce fait qu'on se sert depuis près de dix ans, dans un autre domaine, d'un processus tout à fait analogue, en vue de découvrir du matériel psychique caché ou dissimulé. Ma tâche sera de mettre sous vos yeux, ici et là, les analogies et les différences.

Ce domaine est certes très différent du vôtre. Je veux en effet parler de la théra­peutique de certaines « maladies nerveuses » qu'on appelle psychonévroses, et aux­quelles l'hystérie et les idées obsessionnelles peuvent servir de modèle. Ce processus s'appelle la psychanalyse, et il a été développé par moi d'après la méthode de traite­ment cathartique employée en premier lieu par J. Breuer 6 à Vienne. Pour aller au-devant de votre étonnement, il faut que je vous excuse l'analogie qui existe entre le criminel et l'hystérique. Il s'agit chez tous deux d'un secret, de quelque chose de caché. Mais, pour éviter tout paradoxe, je veux tout de suite souligner aussi la diffé­rence qui existe entre eux. Chez le criminel il s'agit d'un secret que celui-ci connaît et qu'il vous cache, chez l'hystérique d'un secret que lui-même ignore et qui se cache à lui. Comment cela est-il possible ? Cependant nous le savons, grâce à de laborieuses recherches : toutes ces maladies proviennent de ce que ces personnes ont réussi à tellement refouler certains souvenirs et représentations fortement investis d'affect, ainsi que les désirs édifiés sur ceux-ci, que le tout ne joue plus aucun rôle dans leur pensée, ne se présente plus à leur conscience et demeure ainsi caché à elles-mêmes. C'est de ce matériel psychique refoulé, de ces « complexes » que proviennent les symptômes somatiques et psychiques qui tourmentent les malades, tout à fait à la manière d'une mauvaise conscience. Ainsi la différence entre le criminel et l'hystéri­que est sur ce point fondamentale.

La tâche du thérapeute est cependant la même que celle du juge d'instruction ; nous devons découvrir ce qui, dans le psychisme, est caché et nous avons inventé dans ce but une série de procédés de détective dont Messieurs les juristes imiteront certes quelques-uns.

Il sera intéressant pour vous, en vue de votre travail, d'apprendre comment nous autres, médecins, nous procédons dans la psychanalyse. Après que le malade a raconté une première fois son histoire, nous l'engageons à s'abandonner entièrement à ses associations et à dire, sans restriction critique, ce qui lui vient à l'esprit. Nous partons ainsi de l'hypothèse, que lui-même ne partage nullement, que ses associations ne seront pas arbitraires, mais qu'elles seront déterminées par leur rapport avec son secret, son « complexe », si bien qu'on peut les considérer, pour ainsi dire, comme des rejetons de ce complexe. Vous le voyez, c'est la même hypothèse à l'aide de laquelle vous avez trouvé qu'on pouvait interpréter les expériences d'association. Le malade cependant, auquel on a prescrit de suivre la règle, et de communiquer toutes ses associations, ne semble pas capable de le faire. Il retient tantôt l'une, tantôt l'autre de celles-ci, sous différents prétextes : ou bien elle est sans aucune importance, ou bien elle est en dehors de la question, ou bien elle n'a pas le moindre sens. Nous exigeons alors qu'il nous communique son association et qu'il la poursuive en dépit de ces objections, car précisément cette critique, en se faisant jour, nous est une preuve que cette association est en rapport avec le complexe que nous cherchons à découvrir. Nous voyons dans cette manière de se comporter du malade une manifes­tation de la « résistance » qui est en lui, résistance qui demeure présente pendant toute la durée du traitement. Je veux seulement indiquer sommairement que cette notion de la résistance a pris la plus grande importance dans notre compréhension de la genèse de la maladie comme du mécanisme de sa guérison.

Vous ne pouvez guère observer directement cette espèce de critique des associa­tions dans vos expériences ; par contre, dans la psychanalyse, nous sommes en mesure d'observer tous les indices marquants d'un complexe qui vous sont familiers. Lorsque le malade n'ose plus enfreindre la règle qui lui a été donnée, nous nous apercevons cependant qu'il s'arrête par moments dans la reproduction des associations, qu'il hésite et qu'il fait des pauses. Chacune de ces hésitations dénote pour nous une manifestation de résistance et nous sert de signe d'appartenance au « complexe ». Or, elle en est pour nous le plus important indice tout comme pour vous l'allongement du temps de réaction. Nous sommes accoutumés à interpréter dans ce sens l'hésitation, même lorsque le contenu de l'association retenue ne semble présenter aucun obstacle, quand le malade assure qu'il ne peut pas se figurer pourquoi il devrait hésiter à la communiquer. Les pauses qui se présentent dans la psychanalyse sont en général bien plus grandes que les retards que vous notez dans vos expériences de réaction.

L'autre indice que vous connaissiez d'un complexe, la modification de la réaction quant à son contenu, joue encore son rôle dans la technique de la psychanalyse. Nous avons coutume de considérer, chez notre malade, la plus faible variation dans la manière habituelle de s'exprimer comme étant toujours le signe d'un sens caché, et nous nous exposons même volontiers, de par semblable interprétation, à ses moque­ries pendant un certain temps. Nous guettons chez lui justement les propos où miroite l'équivoque et dans lesquels, à travers l'expression indifférente, le sens caché trans­paraît. Non seulement le malade, mais encore beaucoup de nos collègues, ignorants de la technique psychanalytique et de ses conditions particulières, refusent ici de nous accorder leur créance et nous accusent d'un excès de subtilité et de couper des cheveux en quatre ; cependant, nous finissons presque toujours par avoir raison. Au fond, il n'est pas difficile de comprendre qu'un secret soigneusement gardé ne se décèle que par de légères allusions, tout au plus à double entente. Le malade s'habitue enfin à nous donner sous forme de « description indirecte » tout ce dont nous avons besoin pour dévoiler le complexe.

Dans un domaine plus restreint, nous utilisons dans la psychanalyse le troisième de vos indices de complexe, l'erreur, c'est-à-dire la modification dans la répétition. Un problème, qui nous est souvent posé, consiste dans l'interprétation de rêves, c'est-à-dire dans la traduction du contenu d'un rêve qu'on se rappelle en son sens caché. Il peut arriver que nous ne sachions pas en quel point il convient d'aborder le problème et nous pouvons alors nous servir d'une règle empiriquement découverte qui consiste à faire répéter le récit du rêve. Le rêveur modifie alors généralement sa manière de s'exprimer en divers points, tandis qu'en d'autres points il se répète fidèlement. Nous nous attachons alors à ces points où la reproduction est défectueuse en raison d'une modification, souvent aussi d'une omission, cette infidélité dans la répétition nous étant une garantie de la relation qui existe avec le complexe et nous permettant d'aborder au mieux le sens secret du rêve 7.

Ne croyez pas, cependant, que je sois arrivé au bout des concordances que je recherche quand je vous aurai avoué qu'il ne se trouve pas dans la psychanalyse de phénomène semblable à la « persévération ». Cette apparente différence ne tient qu'aux conditions particulières à vos expériences. Vous ne laissez pas, en somme, à l'effet du complexe le temps de se développer ; à peine a-t-il commencé d'agir que vous détournez l'attention du sujet par un mot inducteur probablement indifférent et pouvez alors observer que parfois, malgré le trouble que vous lui faites subir, la personne examinée demeure occupée par le complexe. Nous, nous évitons de troubler ainsi la personne que nous analysons, nous gardons notre malade occupé par son complexe, et parce que chez nous tout est pour ainsi dire « persévération » nous ne pouvons pas observer ce phénomène à l'état isolé.

On peut l'affirmer : nous parvenons en général, par des techniques telles que celles que nous venons de vous faire connaître, à rendre conscient au malade son secret, le refoulé, et par là à faire cesser la détermination psychologique des symp­tômes de son mal. Mais avant que de ce succès vous tiriez des déductions relatives au succès probable de vos propres travaux, nous allons observer quelles sont, ici et là, les différences que présente la situation psychologique.

Nous avons déjà indiqué quelle est la différence principale : chez le névropathe, il y a secret pour sa propre conscience ; chez le criminel, il n'y a secret que pour vous ; chez le premier existe une ignorance réelle, bien que pas dans tous les sens que l'on puisse donner au mot ; chez le dernier il n'y a qu'une simulation de l'ignorance. À cela tient une autre différence importante du point de vue pratique. Dans la psychanalyse, le malade nous vient en aide par son effort conscient contre sa résistance, car il s'attend à ce que l'examen lui rapporte un avantage : la guérison ; le criminel, par contre, ne travaille pas avec vous, ce serait travailler à l'encontre de tout son mot. En compensation, dans votre examen, il n'est question pour vous que d'acquérir une conviction objective, tandis que, dans la thérapeutique, il est indispensable que le malade lui-même arrive à acquérir la même conviction. Mais il reste à voir quels seront les obstacles et les modifications à votre technique que vous imposera l'absen­ce de cette collaboration de la part du sujet examiné. C'est là, d'ailleurs, une situation qu'il vous sera impossible de jamais établir dans vos exercices d'école, car le collègue qui assume alors le rôle de prévenu reste, malgré tout, votre collaborateur et vient à votre aide malgré son intention consciente de ne pas se trahir.

En poussant plus loin la comparaison entre les deux situations, vous constaterez en somme que la psychanalyse a une tâche plus simple, ne constitue qu'un cas particulier de la découverte de ce qui est caché dans la vie psychique, tandis que, dans votre travail, la tâche est plus étendue. Qu'il s'agisse régulièrement chez les psycho­névropathes d'un complexe sexuel refoulé (au sens le plus large), c'est ce qui pour nous n'entre pas en ligne de compte en tant que différence. Mais il y a autre chose. La tâche de la psychanalyse peut s'énoncer absolument de même dans tous les cas : il s'agit de découvrir des complexes refoulés par suite de sentiments de déplaisir, et qui, lorsqu'ils essaient d'entrer dans la conscience, donnent des signes de résistance. Cette résistance est en quelque sorte localisée, elle s'établit à la frontière de l'inconscient et du conscient. Dans les cas dont vous vous occupez, il s'agit d'une résistance qui ressortit entièrement au conscient. Vous ne pourrez pas négliger, sans plus, cette différence, et vous devrez commencer par établir, au moyen d'essais, si la résistance consciente se trahit ou non par les mêmes signes absolument que la résistance incon­sciente. Il me semble, en outre, que vous ne pouvez pas encore savoir à coup sûr si vous êtes en droit d'interpréter vos indices objectifs des complexes comme des résistances, ainsi que nous, psychothérapeutes, le faisons. Quoique ce ne soit pas très fréquent chez les criminels, néanmoins, chez les personnes qui servent à vos expérimentations, le cas peut se présenter que le complexe effleuré par vous soit chargé de plaisir, et l'on peut se demander s'il produira alors les mêmes réactions que s'il était chargé de déplaisir.

Je voudrais encore faire ressortir ceci : il se pourrait qu'un élément se mêlât à votre expérience, élément qui, dans la psychanalyse, est naturellement absent. Au cours de votre investigation, un névropathe pourra vous égarer en réagissant comme s'il était coupable, tout en étant innocent, ceci parce que, en lui, un sentiment de culpabilité toujours présent et aux aguets saisit l'occasion offerte par l'accusation particulière dont il est l'objet. Ne tenez pas ce cas pour une invention oiseuse ; pensez à la chambre d'enfants où l'on peut assez souvent l'observer. Il arrive qu'un enfant auquel on reproche un méfait nie avec conviction sa faute, mais, en même temps, pleure comme un pécheur pris sur le fait. Vous croirez peut-être que l'enfant ment en affirmant son innocence, mais le cas peut être tout autre. L'enfant n'a pas vraiment commis le méfait dont vous l'accusez, mais en son lieu et place un autre méfait analogue, que vous ignorez et que vous ne lui reprochez pas. Il a donc raison de nier sa culpabilité relative à l'un des méfaits, mais en même temps il trahit son sentiment de culpabilité par rapport à l'autre. Le névropathe adulte se comporte en ceci, comme sur beaucoup d'autres points, tout à fait en enfant. Il y a beaucoup d'individus de ce genre, et on peut se demander si votre technique parviendra à distinguer ces gens, qui s'accuseront ainsi eux-mêmes, des coupables réels. J'ajouterai ceci encore : vous savez que, d'après votre Code d'instruction criminelle, il ne vous est pas permis d'user de surprise à l'égard du prévenu. Il saura donc d'avance qu'il s'agit de ne pas se trahir au cours de l'expérience et l'on peut, par suite, se demander encore s'il est permis d'escompter les mêmes réactions quand l'attention se porte sur le complexe que lorsqu'elle s'en détourne, et jusqu'à quel point l'intention de dissimuler est susceptible d'influer sur la manière de réagir de telle ou telle personne.

C'est justement parce que les situations dans lesquelles vous avez à expérimenter présentent une diversité telle que la psychologie s'intéresse si vivement à leur succès. On aimerait vous prier de ne pas trop vite désespérer de leur utilité pratique. Je suis, quant à moi, fort loin, de par mes occupations, de participer à l'exercice de la justice, mais vous me permettrez de vous faire encore une proposition. Quelque indispen­sables que puissent être les exercices d'école à la préparation des instructions crimi­nelles, vous ne parviendrez jamais à établir la même situation psychologique que celle où se trouve l'accusé au cours de l'enquête dans un procès. Ce sont là des « exercices sur des fantômes » qui ne sauraient en aucun cas fonder l'utilisation pratique de cette méthode dans un procès criminel. Si nous ne voulons pas renoncer à nous en servir, le moyen suivant s'offre à nous. Il devrait vous être permis, voire imposé comme un devoir, de faire de telles investigations pendant des années sur tous les cas réels d'accusation pénale, sans que les résultats que vous obtiendriez fussent autorisés à influer en rien sur les décisions de la justice. Le mieux serait que les conclusions relatives à la culpabilité de l'accusé, auxquelles vos recherches vous auraient conduits, ne vinssent pas à la connaissance de la justice. Après avoir pendant des années rassemblé des faits et soumis à un travail comparatif les résultats ainsi acquis, les doutes relatifs à l'utilité pratique de cette méthode d'investigation psycho­logique devraient se dissiper. Certes, je le sais, la réalisation de ce vœu ne dépend pas que de vous et de votre éminent maître.

 


1  Conférence faite au cours pratique du docteur Loeffler à l'Université de Vienne en juin 1906 ; a paru d'abord dans Archiv für Kriminalanthropologie und Kriminalistik, de Hans Gross, vol. XXVI (1906), ensuite dans la deuxième série de la Sammlung kleiner Schriften zur Neurosenlehre.

2  Jung, Die psychologische Diagnose des Tatbestandes (Le diagnostic psychologique de l'état des faits), Juristisch-psychiatrische Grenzfragen, 1906, IV, 2.

3  Zur Psychopathologie des Alltagslebens, Monatsscrift für Psychiatrie und Neurologie, vol. X. (À paru en volume en 1904, 10e édition, 1924 ; Gesammelte Schriften, vol. IV.) La Psychopathologie de la vie quotidienne. (Traduction Jankélévitch, Paris, Payot, 1924.)

4  Adler, Drei Psychoanalysen von Zahleneinfällen und obsedierenden Zahlen. Trois analyses psychologiques d'idées de chiffres et d'obsessions de chiffres. (Psychiatrisch-neurologische Wochenschrift von Bresler, 1905, n˚ 28.)

5  D'après Jung, op. cit.

6  J. Breuer et Sigm. Freud, Studien über Hysterie (Études sur l'hystérie), 1895, et Gesammelte Scrhriften, vol. 1.

7  Comparez dans Traumdeutung, 1900 (Gesammelte Schriffen, ,vol, Il et Ill) ; La Science des Rêves (trad. Meyerson, Payot, Paris, 1929).