2009-04-16T11:32:02.64PT5H11M52S16LibreOffice/5.0.5.2$Linux_X86_64 LibreOffice_project/00m0$Build-22015-08-16T18:08:52Revue Française de Psychanalyse > vol. 5, n° 1 (1932) . - pp. 2-70 Marie BONAPARTE (1882-1962), trad. ; Rudolph M. LOEWENSTEIN, trad. récupéré sur Gallica http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5443802k.image.f4.langFR
Les « Psychoanalytischen Bemerkungen über einen autobiographisch beschriebenen Fall von Paranoïa (Dementia paranoides) » ont paru en 1911 dans le Jahrbuch für psychoanalitische und psychopathologische Forschungen, vol. III, première partie (chez Franz Deuticke, Leipzig et Vienne), l’appendice dans la deuxième partie du même volume. Ces deux travaux ont ensuite paru ensemble dans la Sammlung kleiner Schriften zur Neurosenlehre, par le Prof. Dr. Sigm. Freud, 3e série (chez le même éditeur, 1913 ; 2e édition, 1921). Ce travail a été ensuite incorporé, avec l’autorisation de Deuticke, dans le vol. VIII des Gesammelte Schriften (Œuvres complètes de Freud), éditées par l'lnternationaler Psychoanalytischer Verlag.PsychanalyseLe Président Schreber : Remarques psychanalytiques sur l’autobiographie d’un cas de paranoïa (Dementia paranoides)
6985
9313
2
2
true
false
false
true
true
true
true
0
true
false
false
false
false
false
false
false
false
false
false
false
false
false
true
false
true
true
false
false
false
false
false
true
false
false
false
false
false
false
true
1692838
false
true
true
false
true
true
false
true
0
false
false
high-resolution
false
false
true
true
true
true
true
false
false
false
false
false
1692838
false
1
true
false
false
0
false
false
false
false
false
Appendice
31
30
0
Sigmund Freud
Le Président Schreber
Remarques psychanalytiques sur l’autobiographie d’un cas de paranoïa (Dementia paranoides)
Table des matières
Table des matières
[Avant-propos]2
I. Histoire de la Maladie4
II. Essais d’interprétation24
III. Du mécanisme de la paranoïa45
Appendice62
[Avant-propos]
L’investigation analytique de la paranoïa présente, pour nous médecins ne travaillant pas dans les asiles, des difficultés d’une nature particulière. Nous ne pouvons prendre en traitement ces malades, ou bien nous ne pouvons les soigner longtemps, parce que la possibilité d’un succès thérapeutique est la condition de notre traitement. C’est pourquoi je n’arrive qu’exceptionnellement à entrevoir plus profondément la structure de la paranoïa, soit que l’incertitude d’un diagnostic, d’ailleurs pas toujours facile à poser, justifie une tentative d’intervention, soit que je cède aux instances de la famille et que je prenne alors en traitement pour quelque temps un malade dont le diagnostic ne fait cependant pas de doute. Je vois naturellement par ailleurs assez de paranoïaques (et de déments précoces) pour en apprendre sur eux autant que d’autres psychiatres sur leurs cas, mais ceci ne suffit en général pas pour arriver à des conclusions analytiques.
L’investigation psychanalytique de la paranoïa serait d’ailleurs impossible si ces malades n’offraient pas la particularité de trahir justement, certes sur un mode déformé, ce que d’autres névrosés gardent secret. Mais comme les paranoïaques ne peuvent être contraints à surmonter leurs résistances internes et en outre ne disent que ce qu’ils veulent bien dire, il s’ensuit que dans cette affection un mémoire rédigé par le malade ou bien une auto-observation imprimée peut remplacer la connaissance personnelle du malade. C’est pourquoi je trouve légitime de rattacher des interprétations analytiques à l’histoire de la maladie d'un paranoïaque (Dementia paranoides1
Freud emploie ici ces termes pour désigner un cas que la clinique psychiatrique française rangerait parmi les délires hallucinatoires systématisés ou bien les psychoses paranoïdes de Claude. (N. d. T)) que je n’ai jamais vu, mais qui a écrit et publié lui-même son cas.
Il s’agit de l’ex-président (Senatspräsident) de la Cour d’Appel de Saxe, du docteur en droit Daniel-Paul Schreber, dont les « Denkwürdigkeiten eines Nervenkranken » (Mémoires d’un névropathe) parus sous forme de livre en 1903, si je suis bien informé, ont éveillé un assez grand intérêt chez les psychiatres. Il est possible que le Dr Schreber vive encore à ce jour et ait abandonné le système délirant dont il s’était fait, en 1903, l’avocat, au point d’être froissé par mes observations sur son livre. Mais, dans la mesure où l’identité de sa personnalité d’alors et d’aujourd’hui s’est maintenue, je puis en appeler à ses propres arguments, aux arguments que « cet homme d’un niveau intellectuel si élevé, possédant une acuité d’esprit et un don d’observation peu ordinaires2
Ce portrait de Schreber par lui-même, qui est loin d’être inexact, se trouve à la page 35 de son livre. » avait opposés à ceux qui s’efforçaient de le détourner de la publication de son livre : « Je ne me suis pas dissimulé les scrupules qui semblent s’opposer à une publication ; il s’agit en effet des égards dus à certaines personnes encore vivantes. D’un autre côté, je suis d’avis qu’il pourrait être important pour la science, et pour la reconnaissance des vérités religieuses que, de mon vivant encore, soient rendues possibles des observations sur mon corps et sur tout ce qui m’est arrivé, et que ces observations soient faites par des hommes compétents. Au regard de ces considérations, tout scrupule d’ordre personnel doit se taire3
Préface des « Mémoires ».. » Dans un autre passage, il déclare s’être résolu à ne pas renoncer à cette publication, même si son médecin, le Dr Flechsig, de Leipzig, devait l’assigner, à ce sujet, en justice. Il prête alors à Flechsig les mêmes sentiments que je suppose aujourd’hui devoir être ceux de Schreber : « J’espère, dit-il, que chez le Professeur Flechsig, l’intérêt scientifique porté à mes Mémoires saura tenir en échec les susceptibilités personnelles éventuelles. »
Bien que, dans les pages qui suivent, je rapporte textuellement tous les passages des « Mémoires » qui étayent mes interprétations, je prie cependant mes lecteurs de se familiariser auparavant avec le livre de Schreber en le lisant au moins une fois.
I. Histoire de la Maladie
Schreber écrit4
Mémoires, p. 34. : « J’ai été deux fois malade des nerfs, chaque fois à la suite d’un surmenage intellectuel ; la première (étant président du Tribunal de première instance5
Landesgerichtsdirektor., à Chemnitz), à l’occasion d’une candidature au Reichstag ; la seconde, à la suite du travail écrasant et extraordinaire que je dus fournir en entrant dans mes nouvelles fonctions de président de la Cour d’Appel de Dresde6
Senatspräsident beim Oberlandesgericht Dresden.. »
La première maladie se déclara à l'automne de 1884 et, à la fin de 1885, avait complètement guéri. Flechsig, dans la clinique duquel le malade passa alors six mois, qualifiait cet état d’accès d’hypocondrie grave, dans une expertise qu’il fit ultérieurement. Schreber assure que cette maladie-là se déroula « sans que survienne aucun incident touchant à la sphère du surnaturel »7
Mémoires, p. 35..
Ni les écrits du malade, ni les expertises des médecins qui y sont adjointes ne donnent de renseignements suffisants sur les antécédents personnels ou sur les circonstances de la vie du malade. Je ne serais pas même en état de préciser son âge au moment où il tomba malade, bien que la situation où il était parvenu dans la carrière judiciaire, avant sa seconde maladie, établisse une certaine limite d’âge au-dessous de laquelle on ne peut descendre. Nous apprenons que Schreber, au temps de son « hypocondrie », était marié depuis longtemps déjà. Il écrit : « Presque plus profonde encore était la reconnaissance de ma femme qui vénérait en le Professeur Flechsig celui qui lui avait rendu son mari, et c’est pourquoi, pendant des années, elle eut sur sa table le portrait de ce dernier. » (Page 36). Et encore : « Après la guérison de ma première maladie, je vécus avec ma femme huit années, années en somme très heureuses, où je fus en outre comblé d’honneurs. Ces années ne furent obscurcies, à diverses reprises, que par la déception renouvelée de notre espoir d’avoir des enfants. «
Au mois de juin 1893, on annonça, à Schreber sa prochaine nomination à la présidence de la Cour d’Appel ; il entra en fonction le 1er octobre de la même année. Entre ces deux dates8
C’est-à-dire avant que le surmenage dû à sa nouvelle situation, surmenage auquel il attribue ses maux, n’ait pu agir sur lui., il eut quelques rêves auxquels il ne fut amené que plus tard à attribuer de l’importance. À plusieurs reprises, il rêva qu’il était de nouveau malade, ce dont il était aussi malheureux en rêve qu’heureux au réveil lorsqu’il constatait que ce n’était là qu’un rêve. Il eut de plus, un matin, dans un état intermédiaire entre le sommeil et la veille, « l’idée que ce serait très beau d’être une femme subissant l’accouplement » (p. 36), idée que, s’il avait eu sa pleine conscience, il aurait repoussée avec la plus grande indignation.
La deuxième maladie débuta fin octobre 1893, par une insomnie des plus pénibles, ce qui amena le malade à entrer de nouveau à la clinique de Flechsig. Mais là son état empira rapidement. L’évolution de cette maladie est décrite dans une expertise ultérieure par le directeur de la maison de santé Sonnenstein (p. 380) : « Au début de son séjour là-bas9
À la Clinique psychiatrique de Leipzig, chez le professeur Flechsig., il manifestait plutôt des idées hypocondriaques, se plaignait de ramollissement du cerveau, disait qu’il allait bientôt mourir, etc..., mais déjà des idées de persécution se mêlaient au tableau clinique, basées sur des illusions sensorielles qui au début, à la vérité, semblaient apparaître assez sporadiquement, tandis qu’en même temps s’affirmait une hyperesthésie excessive, une grande sensibilité à la lumière et au bruit. Ultérieurement, les illusions de la vue et de l’ouïe se multiplièrent et, en liaison avec des troubles cœnesthésiques, en vinrent à dominer toute sa manière de sentir et de penser. Il se croyait mort et décomposé, il pensait avoir la peste, il supposait que son corps était l’objet de toutes sortes de répugnantes manipulations et il souffrit, comme il le déclare encore à présent, des choses plus épouvantables qu’on ne le peut imaginer, et cela pour une cause sacrée. Les sensations morbides accaparaient à tel point l’attention du malade qu’il restait assis des heures entières entièrement rigide et immobile, inaccessible à toute autre impression (stupeur hallucinatoire)10
Halluzinatorischer Stupor.. D’autre part, ces manifestations le tourmentaient au point de lui faire souhaiter la mort ; il tenta à plusieurs reprises de se noyer dans sa baignoire, il réclamait le cyanure de potassium qui lui était destiné. Peu à peu, les idées délirantes prirent un caractère mystique, religieux ; il était en rapport direct avec Dieu, le diable se jouait de lui, il voyait des apparitions miraculeuses, il entendait de la sainte musique, et en vint enfin à croire qu’il habitait un autre monde. »
Ajoutons qu’il injuriait diverses personnes qui, d’après lui, le persécutaient et lui portaient préjudice, en particulier son ancien médecin Flechsig, qu’il appelait « assassin d’âmes », et il lui arrivait de crier un nombre incalculable de fois « petit Flechsig », en accentuant fortement le premier de ces mots (p. 383).
Il arriva de Leipzig, après un court séjour dans un autre asile, à la maison de santé Sonnenstein, près de Pirna, en juin 1894, et il y resta jusqu’à ce que son état eût revêtu sa forme définitive. Au cours des années suivantes, le tableau clinique se modifia dans un sens que nous décrirons au mieux en citant les paroles du médecin directeur de cet établissement, le Dr Weber.
« Sans entrer plus avant dans les détails de l’évolution de la maladie, j’aimerais seulement indiquer la manière dont, par la suite, le tableau clinique de la paranoïa que nous avons à présent devant nous se dégagea, se cristallisant pour ainsi dire hors la psychose aiguë du début, psychose qui embrassait l’ensemble de la vie psychique du malade, et à laquelle convenait le nom de psychose hallucinatoire » (p. 385). Il avait en effet d’une part construit un système délirant ingénieux, qui a le plus grand droit à notre intérêt, d’autre part sa personnalité s’était réédifiée, et il s’était montré à la hauteur des devoirs de la vie, à part quelques troubles isolés.
Le Dr Weber, dans son expertise de 1899, parle de Schreber en ces termes :
« Ainsi le Président Schreber, en dehors des symptômes psychomoteurs dont le caractère morbide s’impose même à un observateur superficiel, ne semble actuellement présenter ni confusion, ni inhibition psychique, ni diminution notable de l’intelligence, — il est raisonnable, sa mémoire est excellente, il dispose d’un grand nombre de connaissances, non seulement en matière juridique, mais encore dans beaucoup d’autres domaines, et il est capable de les exposer dans un ordre parfait ; il s’intéresse à la politique, à la science, à l’art, etc., et s’occupe continuellement de ces sujets... ; et, en ce qui touche ces matières, un observateur non prévenu de l’état général du malade ne remarquerait rien de particulier. Cependant, le patient est rempli d’idées morbides, qui se sont constituées en un système complet, qui se sont plus ou moins fixées et ne semblent pas susceptibles d’être corrigées par une évaluation objective des circonstances réelles. » (p. 386).
Le malade, dont l’état s’était ainsi modifié, se considérait lui-même comme capable de mener une vie indépendante ; il entreprit les démarches nécessaires à la levée de son interdiction et propres à le faire sortir de la maison de santé. Le Dr Weber s’opposa à ces désirs et fit une expertise en sens contraire, mais cependant il ne peut s’empêcher, dans une expertise datée de 1900, d’apprécier le caractère et le comportement du patient de la façon suivante : « Le soussigné a eu amplement l’occasion de s’entretenir avec le Président Schreber des sujets les plus variés, pendant les neuf mois où celui-ci a pris quotidiennement ses repas à sa table familiale. Quel que fût le sujet abordé — [bien entendu les idées délirantes mises à part, — qu’il fût question d’administration, de droit, de politique, d’art ou de littérature, de la vie mondaine, bref, sur tous les sujets, M. Schreber témoignait d’un vif intérêt, de connaissances approfondies, d’une bonne mémoire et d’un jugement sain, et, dans le domaine éthique, de conceptions auxquelles on ne pouvait qu’adhérer. De même, en causant avec les dames présentes, il se montrait aimable et gentil, et, lorsqu’il faisait des plaisanteries, il restait toujours décent et plein de tact ; jamais, au cours de ces anodines conversations de table, il n’aborda des sujets qui eussent mieux convenu à une consultation médicale. » (p. 397). De plus, une question d’affaires s’étant présentée, qui touchait aux intérêts de sa famille, il y intervint d’une façon compétente et efficace (pp. 401 et 510).
Dans ses requêtes répétées, adressées au Tribunal, requêtes ou Schreber luttait pour sa libération, il ne démentait nullement son délire et ne dissimulait nullement son intention de publier ses « Mémoires ». Il soulignait bien plutôt la valeur de ses idées pour la vie religieuse et leur irréductibilité de par la science actuelle ; en même temps, il faisait appel à l'innocuité absolue (p. 430) de toutes les actions auxquelles il se savait contraint par ce qu’impliquait son délire. L’acuité intellectuelle et la sûreté logique de celui qui était cependant un paranoïaque avéré lui valurent le succès. En juillet 1902, l’interdiction de Schreber fut levée ; l’année suivante parurent les « Mémoires d’un névropathe », il est vrai, censurés et mutilés de maints passages importants.
Le jugement qui rendit la liberté à Schreber contient le résumé, de son système délirant dans le passage suivant : « Il se considérait comme appelé à faire le salut du monde et à lui rendre la félicité perdue. Mais il ne le pourrait qu’après avoir été transformé en femme. » (p. 475).
Un exposé circonstancié du délire, sous sa forme définitive, est donné par le médecin de l’asile, le Dr Weber, dans son expertise de 1899 : « Le point culminant du système délirant du malade est de se croire appelé à faire le salut du monde et à rendre à l’humanité la félicité perdue. Il a été, prétend-il, voué à cette mission par une inspiration divine directe, ainsi qu’il est dit des prophètes : des nerfs, excités comme le furent les siens pendant longtemps, auraient en effet justement la faculté d’exercer sur Dieu une attraction, mais il s’agirait là de choses qui ne se laissent pas exprimer en langage humain, ou bien difficilement, parce qu’elles sont situées au delà de toute expérience humaine et n’auraient été révélées qu’à lui. L’essentiel de sa mission salvatrice consisterait en ceci qu’il lui faudrait d’abord être changé en femme. Non pas qu’il veuille être changé en femme, il s’agirait là bien plutôt d’une nécessité fondée sur l’ordre universel, à laquelle il ne peut tout simplement pas échapper, bien qu’il lui eût été personnellement bien plus agréable de conserver sa situation d’homme, ce qui est tellement plus digne. Mais ni lui-même, ni le restant de l’humanité ne pourront regagner l’immortalité, à moins que lui, Schreber, ne soit changé en femme (opération qui ne sera peut-être accomplie qu’après de nombreuses années, ou même de décennies), et ceci au moyen de miracles divins. Il serait lui-même — il en est sur — l’objet exclusif de miracles divins, et partant l’homme le plus extraordinaire ayant jamais vécu sur terre. Depuis des années, à toute heure, à toute minute, il ressentirait ces miracles dans son propre corps ; ils lui seraient confirmés par des voix qui parleraient avec lui. Dans les premières années de sa maladie, certains organes de son corps auraient été détruits au point que de telles destructions auraient infailliblement tué tout autre homme. Il aurait longtemps vécu sans estomac, sans intestins, presque sans poumons, l’œsophage déchiré, sans vessie, les côtes broyées, il aurait parfois mangé en partie son propre larynx, et ainsi de suite. Mais les miracles divins (les rayons) auraient toujours à nouveau régénéré ce qui avait été détruit, et c’est pourquoi, tant qu’il restera homme, il ne sera en rien mortel. À présent, ces phénomènes menaçants auraient disparu depuis longtemps, par contre sa féminité serait maintenant au premier plan ; il s’agirait là d’un processus évolutif qui nécessitera probablement pour s’accomplir des décades, sinon des siècles, et il n’est guère probable qu’aucun homme vivant à l’heure actuelle en voit la fin. Il aurait le sentiment qu’une masse de nerfs femelles lui auraient déjà passé dans le corps, nerfs dont la fécondation divine immédiate engendrerait de nouveaux humains. Ce n’est qu’alors qu’il pourrait mourir d’une mort naturelle, et retrouver ainsi que tous les autres hommes la félicité éternelle. En attendant, non seulement le soleil lui parlerait, mais encore les arbres et les oiseaux qui seraient quelque chose comme des vestiges enchantés d’anciennes âmes humaines ; ils lui parleraient avec des accents humains, et de toute part autour de lui s’accompliraient des choses miraculeuses. » (p. 386).
L’intérêt que porte le psychiatre praticien à des idées délirantes de cette sorte est en général épuisé quand il a constaté les effets du délire et évalué son influence sur le comportement général du malade ; l’étonnement du médecin, en présence de ces phénomènes n’est pas chez lui le point de départ de leur compréhension. Le psychanalyste, par contre, au jour de sa connaissance des psychonévroses, aborde ces phénomènes armé de l’hypothèse que même des manifestations de l’esprit si singulières, si éloignées de la pensée habituelle des hommes, sont dérivées des processus les plus généraux et les plus naturels de la vie psychique, et il voudrait apprendre à connaître les mobiles comme les voies de cette transformation. C’est dans cette intention qu’il se mettra à étudier et l’évolution et les détails de ce délire.
a) L’expertise médicale souligne le rôle rédempteur et la transformation en femme, comme en étant les deux points principaux. Le délire de rédemption est un fantasme qui nous est familier, il constitue des plus fréquemment le noyau de la paranoïa religieuse. Ce facteur additionnel : que la rédemption doive s’accomplir par la transformation d’un homme en femme est en soi peu ordinaire et a de quoi surprendre, car il s’éloigne du mythe historique que l’imagination du malade veut reproduire. Il semblerait naturel d’admettre, avec l’expertise médicale, que l’ambition de jouer au rédempteur soit le promoteur de cet ensemble d’idées délirantes et que l'émasculation ne soit, elle, qu’un moyen d’atteindre à ce but.
Bien que tel puisse être le cas dans la forme définitive du délire, l’étude des « Mémoires » nous impose néanmoins une conception tout autre. Ils nous apprennent que la transformation en femme (l’émasculation) constituait le délire primaire, qu’elle était ressentie d’abord comme une persécution et une injure grave, et que ce n’est que secondairement qu’elle entra en rapport avec le rôle de rédempteur. De même, il est indubitable que l'émasculation ne devait, au début, avoir lieu que dans un but d’abus sexuel, et nullement dans une intention plus élevée. Pour le dire d’une façon plus formelle, un délire de persécution sexuel s’est transformé par la suite chez le patient en une mégalomanie mystique. Le persécuteur était d’abord le médecin traitant, le Professeur Flechsig, plus tard Dieu lui-même prit sa place.
Je cite ici in extenso les passages significatifs des « Mémoires » : « Ainsi s’ourdit un complot contre moi (à peu près en mars ou avril 1894), complot ayant pour but, ma maladie nerveuse étant reconnue ou considérée comme incurable, de me livrer à un homme de telle sorte que mon âme lui soit abandonnée, cependant que mon corps, — grâce à une conception erronée de la tendance précitée, tendance qui est à la base de l’ordre de l’univers, — que mon corps, dis-je, changé en un corps de femme, soit alors livré à un homme11
Il dérive du contexte de ce passage et d'autres que l’homme qui devait exercer ces abus n’était autre que Flechsig (voir plus bas). en vue d’abus sexuels et soit ensuite laissé en plan, c’est-à-dire, sans aucun doute, abandonné à la putréfaction » (p. 56).
« En outre, il était parfaitement naturel, du point de vue humain, qui alors me dominait de préférence, que je regardasse le Professeur Flechsig ou son âme comme mon véritable ennemi (plus tard s’y adjoignit l’âme de Weber dont je parlerai plus loin). Il allait également de soi que je considérasse la toute-puissance divine comme mon alliée naturelle ; je la supposais seulement comme étant en grande détresse par rapport à Flechsig, et c’est pourquoi je croyais devoir la soutenir contre lui par tous les moyens imaginables, dussé-je aller jusqu’au sacrifice de moi-même. Que Dieu lui-même ait été le complice, sinon l’instigateur du plan d’après lequel on devait assassiner mon âme et livrer mon corps, tel celui d’une femme, à la prostitution, voilà une pensée qui ne s’imposa à moi que beaucoup plus tard, et je puis dire ne m'est devenue clairement consciente que pendant que j’écrivais le présent mémoire. » (p. 59).
« Toutes les tentatives d’assassiner mon âme, de m’émasculer dans des buts contraires à l’ordre de l’univers (c’est-à-dire afin de satisfaire la concupiscence d’un homme) et plus tard celles de détruire ma raison ont échoué. De ce combat apparemment inégal entre un homme faible et isolé et Dieu lui-même, je sortis vainqueur, bien qu’après avoir subi maintes souffrances et privations, et ceci prouve que l’ordre de l’univers était de mon côté. » (p. 61).
Dans la note 34, Schreber annonce quelle sera la transformation ultérieure du délire d’émasculation et des rapports avec Dieu : « Je montrerai plus tard qu’une émasculation, dans un autre but, dans un but conforme à l’ordre de l’univers, est possible et contient même peut-être la solution probable du conflit. »
Ces paroles sont d’une importance décisive pour la compréhension du délire d’émasculation et partant pour la compréhension du cas tout entier. Ajoutons que les « voix » entendues par le malade ne traitaient jamais sa transformation en femme que comme une honte sexuelle, ce qui leur donnait le droit de se moquer de lui. « Vu l’émasculation imminente que je devais, prétendait-on, subir, les rayons de Dieu12
Les rayons de Dieu sont identiques, comme on va le voir, aux voix parlant la langue fondamentale. se croyaient souvent en droit de m’appeler ironiquement Miss Schreber. » « Et ça prétend avoir été président de Tribunal, et ça se laisse f.....13
Cette omission ainsi que toutes les autres particularités de style, je les emprunte aux « Mémoires ». Je ne verrais moi-même aucune raison d’être tellement pudibond dans un domaine aussi grave. » « N’avez-vous donc pas honte devant Madame votre épouse ? »
La « représentation » mentionnée au début, et que Schreber avait eue dans un état de demi-veille, à savoir qu’il devait être beau d’être une femme subissant l’accouplement, témoigne aussi de la nature primaire du fantasme d’émasculation et de son indépendance, au début, de l’idée de rédemption (p. 36). Ce fantasme était devenu conscient avant même l’influence du surmenage à Dresde, pendant la période d’incubation de la maladie.
Schreber lui-même indique le mois de novembre 1895 comme étant la date où s’établit le rapport entre le fantasme d’émasculation et l’idée de rédemption, ce qui commença à le réconcilier avec ce fantasme. « Dès lors, écrit-il, il me devint indubitablement conscient que l’ordre de l’univers exigeait impérieusement mon émasculation, que celle-ci me convînt personnellement ou non, et que par suite il ne me restait raisonnablement rien d’autre à faire que de me résigner à l’idée d’être changé en femme. En tant que conséquence de l’émasculation, ne pouvait naturellement entrer en ligne de compte qu’une fécondation par les rayons divins, en vue de la procréation d’hommes nouveaux. » (p. 177).
La transformation en femme avait été le trait saillant, le premier germe du système délirant. Elle se révéla encore comme en étant la seule partie qui survécût au rétablissement du malade, la seule qui sût garder sa place dans l’activité pratique du malade après sa guérison.
« La seule chose qui, aux yeux des autres, peut sembler quelque peu déraisonnable est ce fait, cité également par MM. les experts, qu’on me trouve parfois installé devant un miroir ou ailleurs, le torse à demi-nu, et paré comme une femme de rubans, de colliers faux, etc... Ceci n’a d’ailleurs lieu que lorsque je suis seul, jamais, du moins, autant que je puis l’éviter, en présence d’autres personnes. » (p. 429). Le Président Schreber avoue se livrer à ces jeux à une époque (juillet 1901) où il caractérise très exactement en ces termes sa santé pratiquement recouvrée : « À présent, je sais depuis longtemps que les personnes que je vois devant moi ne sont pas des ombres d’hommes bâclés à la six-quatre-deux14
« Flüchtig hingemachte Männer ». Nous devons l’heureuse traduction de ce terme de la « langue fondamentale » au Dr Edouard Pichon (N. d. T.), mais de vrais hommes, et que, par suite, je dois me comporter envers eux comme un homme raisonnable a coutume de le faire en fréquentant ses semblables. » (p. 409). En contraste avec cette mise en action du fantasme d’émasculation, le malade n’a jamais entrepris rien d’autre, pour faire reconnaître sa mission de rédempteur, que la publication de ses « Mémoires ».
h) Les rapports de notre malade à Dieu sont si singuliers et si pleins de contradictions internes qu’il faut être bien optimiste pour persister dans l’espérance de trouver en sa « folie » de la « méthode ». Nous devrons à présent chercher à y voir plus clair, grâce à l’exposé du système théologico-psychologique que M. Schreber nous fait dans ses « Mémoires » ; et nous allons avoir à expliquer ses conceptions relatives aux nerfs, à la béatitude, à la hiérarchie divine et aux qualités de Dieu, telles qu’elles se présentent dans son système délirant. Partout dans ce système nous serons frappés par un singulier mélange de platitude et d’esprit, d’éléments empruntés et d’éléments originaux.
L’âme humaine est contenue dans les nerfs du corps, qu’il faut se représenter comme étant d’une extraordinaire ténuité, comparables aux fils les plus fins. Une partie de ces nerfs ne peuvent servir qu’à la perception des impressions sensorielles, d’autres (les nerfs de l'intellect) accomplissent tout ce qui est psychique, et ceci de la façon suivante : chaque nerf de l’intellect représente l’individualité spirituelle totale de l’homme, et le plus ou moins grand nombre des nerfs de l’intellect n’a d’influence que sur la durée pendant laquelle les impressions peuvent se conserver15
À ces passages soulignés par lui-même Schreber adjoint une note dans laquelle il avance qu’on pourrait utiliser cette théorie pour expliquer l’hérédité. « Le sperme viril contient un nerf du père et s’unit à un nerf pris au corps de la mère pour constituer une unité nouvelle » (p. 7). Ainsi il transfère aux nerfs un caractère que nous attribuons aux spermatozoïdes et ceci rend vraisemblable que les « nerfs » de Schreber soient dérivés du domaine des représentations sexuelles. Il n’est pas rare dans les « Mémoires » qu’une remarque incidente faite à propos d’une théorie délirante contienne l'indication voulue relative à la genèse et par là à la signification du délire..
Les hommes sont constitués de corps et de nerfs, tandis que Dieu n’est par essence que nerf. Cependant, les nerfs de Dieu ne sont pas, comme ceux du corps humain, limités en nombre, mais infinis ou éternels. Ils possèdent toutes les qualités des nerfs humains, mais dans une mesure immensément accrue. En tant que doués de la faculté de créer, c’est-à-dire de se métamorphoser en toutes sortes d’objets de la création, ils s’appellent « rayons ». Entre Dieu et le ciel étoilé, ou le soleil, il y a une relation intime16
Au sujet de cette relation voir plus bas ce qui touche au soleil. L’équivalence ou plutôt la « condensation » des nerfs et des rayons pourrait avoir comme trait commun leur forme linéaire. Les nerfs-rayons sont d'ailleurs tout aussi créateurs que les nerfs-spermatozoïdes..
Son œuvre créatrice accomplie, Dieu se retira dans un immense éloignement (pp. 11 et 252), et abandonna le monde en général à ses propres lois. Il se limita à tirer à soi les âmes des défunts. Ce n’est que dans des cas exceptionnels qu’il se mettait en rapport avec quelques hommes hautement doués17
Ceci s'appelle dans la langue fondamentale « prendre avec eux contact de nerfs »., ou bien qu’il intervenait par un miracle dans l’histoire de l’univers. Un commerce régulier de Dieu avec les âmes humaines n’a lieu, d’après l’ordre de l’univers, qu’après la mort18
Nous verrons plus loin quels reproches à Dieu se rattachent à ceci.. Quand un homme vient à mourir, ses parties spirituelles (les nerfs) sont soumises à un processus de purification en vue d’être finalement réannexées à Dieu en tant que « vestibules du ciel ». Ainsi il arrive que toutes choses se meuvent en un cercle éternel, lequel se trouve à la base de l’ordre de l’univers. Dieu, en créant, se dépouille d’une partie de lui-même, confère à une partie de ses nerfs une forme nouvelle. La perte apparente qui en résulte pour Dieu est compensée lorsque, après des siècles et des milliers d’années, les bienheureux nerfs des défunts se réincorporent à Dieu, sous la forme de « vestibules du ciel ».
Les âmes, après avoir passé par ce processus de purification, se trouvent jouir de la « béatitude »19
La « béatitude » consiste essentiellement en un sentiment de volupté (voir plus bas).. « Entre temps, le sentiment de la personnalité de ces âmes s’est atténué, et elles se sont fondues avec d’autres âmes en des entités plus élevées. Des âmes remarquables, telles que celles de Goethe, de Bismarck et d’autres, doivent peut-être conserver la conscience de leur identité pendant des siècles, avant d’arriver à se fondre en des complexes d’âmes plus élevées (tels les rayons de Jèhovah chez les Hébreux, ou les rayons de Zoroastre chez les Perses). Au cours de leur purification, les âmes apprennent le langage parlé par Dieu lui-même, la langue fondamentale, un allemand quelque peu archaïque, mais quand même vigoureux, qui se distingue surtout par une grande richesse en euphémismes20
Il fut accordé une seule fois au patient, au cours de sa maladie, de contempler en esprit la toute-puissance de Dieu dans son entière pureté. Dieu prononça alors ce mot tout à fait courant dans la langue fondamentale, vigoureux mais peu aimable : Charogne ! (p. 136).. (p. 13).
Dieu lui-même n’est pas un être simple. « Au-dessus des vestibules du ciel flottait Dieu lui-même, qui, en opposition avec ces empires divins antérieurs, a reçu encore l’appellation d’empires divins postérieurs. Les empires divins postérieurs subissaient (et subissent encore) une bipartition particulière, d’après laquelle furent distingués un Dieu inférieur (Ahriman) et un Dieu supérieur (Ormuzd). » (p. 19). Sur la signification plus précise de cette bipartition, Schreber ne sait dire que ceci : le dieu inférieur préfère les peuples aux cheveux bruns (les Sémites) et le dieu supérieur préfère les peuples à cheveux blonds (les Aryens). Toutefois, on ne saurait exiger davantage de la compréhension de l’homme dans un domaine aussi sublime. Nous apprenons cependant encore, bien qu’il faille, sous un certain rapport, concevoir la toute-puissance de Dieu comme étant une, que le dieu supérieur et le dieu inférieur doivent être envisagés comme deux êtres distincts : chacun d’eux aurait, et ceci même par rapport à l’autre, son égoïsme particulier et son instinct de conservation spécial, et par suite chacun essaye tour à tour de se mettre en avant » (p. 140). Aussi ces deux êtres divins se comportaient-ils, pendant le stade aigu de sa maladie, de façon tout à fait opposée envers le malheureux Schreber21
Une note de la page 20 permet de deviner qu’un passage du Manfred de Byron fut ce qui décida Schreber à choisir ces noms de dieux perses. Nous retrouverons ailleurs encore l’influence de ce poème sur le délire de Schreber..
M. Schreber avait été, avant sa maladie, un sceptique en matière religieuse (pp. 29 et 64) ; il n’avait pas pu parvenir à croire à l’existence d’un dieu personnel. De ce fait même il tire un argument susceptible d’étayer la pleine réalité de son délire22
« Il me semble, dès l’abord, psychologiquement insoutenable qu’il se soit agi chez moi de simples illusions des sens. Car ces illusions des sens, qui consistent à se croire en commerce avec Dieu et avec les âmes des défunts, ne peuvent raisonnablement surgir que chez ceux qui avaient une foi solide en Dieu et en l’immortalité de l’âme avant de tomber dans leur état nerveux morbide. D’après ce qui a été dit au début de ce chapitre, tel n’était nullement mon cas. » (p. 79).. Mais, lorsqu’on apprendra à connaître les caractéristiques du dieu de Schreber que nous allons exposer, on devra avouer que la métamorphose accomplie par la paranoïa n’avait point été radicale, et que le rédempteur Schreber avait gardé beaucoup des traits du sceptique d’antan.
L’ordre universel comporte en effet une lacune qui fait que l’existence même de Dieu semble compromise. En vertu d’un certain état de choses impossible à élucider, les nerfs des hommes vivants, c’est-à-dire de ceux qui se trouvent dans un état d’excitation extrême, exercent sur les nerfs de Dieu une attraction telle que Dieu ne peut plus se libérer d’eux, partant est menacé dans sa propre existence (p. 11). Ce cas extraordinairement rare se réalisait à présent pour Schreber et avait pour lui les conséquences les plus pénibles. L’instinct de conservation de Dieu s’en émut (p. 30), et on vit par là que Dieu est loin de posséder la perfection que les religions lui attribuent. On retrouve, du commencement à la fin du livre de Schreber, cette accusation amère : Dieu, accoutumé au seul commerce avec les défunts, ne comprend pas les vivants.
« Il règne cependant un malentendu fondamental qui depuis lors s'étend sur toute ma vie, malentendu qui repose sur ce fait que Dieu, d’après l'ordre de l’univers, ne connaissait au fond pas l'homme vivant, et n’avait pas besoin de le connaître. Mais, d’après l’ordre de l’univers, il n’avait à fréquenter que des cadavres. » (p. 55).
« Ce qui..., d’après moi, doit encore être rapporté an fait que Dieu ne savait pour ainsi dire pas frayer avec des hommes vivants, mais n’était habitué qu’au commerce des cadavres, ou tout au moins des hommes endormis et rêvants. » (p. 141).
« Incredibile scriptu, serais-je tenté d’ajouter, mais cependant tout ceci est absolument vrai, quelque difficulté que d’autres puissent avoir à concevoir l’idée d’une aussi totale incapacité de Dieu à vraiment comprendre l’homme vivant, et quelque temps qu’il m’ait fallu à moi-même pour m’accoutumer à cette pensée, malgré les innombrables observations que j’avais faites là-dessus. » (p. 246).
Ce n’est qu’en vertu de cette incompréhension de Dieu en ce qui touche l’homme vivant qu’il put advenir que Dieu lui-même se fit l’instigateur du complot ourdi contre Schreber, le traita en imbécile et lui infligea les épreuves les plus dures (p. 264). Schreber se soumit à une « compulsion à penser » des plus pénibles, afin d’échapper à cette condamnation (p. 206) : « Toutes les fois que ma pensée vient à s’arrêter, Dieu juge éteintes mes facultés spirituelles. II considère que la destruction de ma raison, l’imbécillité attendue par lui, est survenue, et que de ce fait la possibilité de la retraite lui est donnée. »
Dieu soulève, chez Schreber, une indignation particulière par son comportement en ce qui concerne le besoin d’évacuer ou de ch... Ce passage est si caractéristique que je le cite intégralement. Pour qu’il puisse être bien compris, je commencerai par dire que les miracles aussi bien que les voix émanent de Dieu, c’est-à-dire des rayons divins.
« Vu la signification caractéristique de la question sus-mentionnée : Pourquoi ne chi...-vous donc pas ?, je dois lui consacrer encore quelques remarques, quelqu’indécent que soit le thème que je suis par là obligé d’aborder. Comme tout ce qui est de mon corps, le besoin d’évacuer les matières est en effet provoqué par des miracles. Cela a lieu de la sorte : les matières sont poussées en avant, parfois aussi en arrière, dans l’intestin, et lorsqu’il n’en reste plus assez — l’évacuation étant achevée — l’orifice anal est barbouillé avec le peu qui demeure du contenu intestinal. Il s’agit ici d’un miracle du dieu supérieur, miracle qui se répète plusieurs douzaines de fois par jour. À ceci se rattache l’idée, presque inconcevable pour l’homme, idée découlant de l’incompréhension totale qu’a Dieu de l’homme vivant en tant qu’organisme, que chi... est pour ainsi dire la chose ultime, c’est-à-dire que, en miraculant le besoin de chi..., l’objectif de la destruction de la raison est atteint et donnée la possibilité d’une retraite définitive des rayons divins. Ainsi qu’il me paraît, il faut, pour comprendre à fond l’origine de cette idée, songer à l’existence d’un malentendu relatif à la signification symbolique de l’acte de l’évacuation des matières : celui qui est parvenu à se mettre en un rapport tel que le mien avec les rayons divins a pour ainsi dire le droit de chi... sur le monde entier. » (p. 225).
« Toute la perfidie23
Une note s’efforce ici d’atténuer la dureté du mot de perfidie : Schreber y renvoie à une des justifications de Dieu que nous mentionnerons plus bas. de la politique dirigée contre moi éclate là-dedans. Presque chaque fois où le besoin d’évacuer m’est miraculé, on envoie, en excitant les nerfs de la personne en question, une personne de mon entourage au cabinet, afin de m’empêcher de déféquer ; ceci est un phénomène que j’ai observé, depuis des années, un si incalculable nombre (des milliers) de fois, et si régulièrement, que toute idée de hasard est exclue. À moi-même il est répondu à la question : Pourquoi ne ch...-vous donc pas ? par la fameuse réponse : Parce que je suis bête ou quelque chose comme ça. La plume se refuse à transcrire cette formidable stupidité, à savoir que Dieu, dans son aveuglement, basé sur sa méconnaissance de la nature humaine, puisse réellement aller jusqu’à admettre qu’il existe un homme incapable d’une chose que n’importe quel animal sait faire : un homme, par bêtise, incapable de ch...
« Si j’arrive, quand j’éprouve un besoin, à déféquer réellement — et je me sers pour cela généralement d’un seau, trouvant le cabinet presque toujours occupé — cette défécation est chaque fois accompagnée d’une éclosion extrêmement intense de la volupté d'âme. La délivrance de la pression qu’exercent les matières sur l’intestin cause en effet un plaisir intense aux nerfs de volupté : la même chose se produit aussi lorsque je pisse. C’est la raison pour laquelle, et ceci toujours sans exception, au moment de la défécation ou de la miction, tous les rayons ont été réunis ; et c’est pour la même raison que, toutes les fois où je m’apprête à accomplir ces fonctions naturelles, l’on cherche, bien que le plus souvent en vain, à me démiraculer le besoin de déféquer et de pisser24
Cet aveu du plaisir lié aux excrétions, plaisir que nous avons trouvé être une des composantes autoérotiques de la sexualité infantile, est à rapprocher de ce que dit le petit Hans dans : l'« Analyse d’une phobie chez un petit garçon de cinq ans ». (Traduction française par Marie Bonaparte, Revue française de Psychanalyse, 1928, tome II, fasc. 3, p. 495.). »
L’étrange Dieu de Schreber n’est pas non plus capable de tirer des leçons de l’expérience (p. 186) : « Tirer une leçon pour l’avenir de l’expérience ainsi acquise semble, grâce à quelque particularité inhérente à l’essence de Dieu, impossible. » Dieu peut par suite reproduire pendant des années les mêmes types d’épreuves pénibles, les même miracles et les mêmes manifestations par des voix, sans aucun changement, ceci jusqu’à devenir un objet de risée pour le persécuté.
« C’est pourquoi, dans presque tout ce qui m’arrive — les miracles ayant à présent perdu la plus grande partie de leur terrible effet — Dieu me paraît surtout ridicule et enfantin. Ceci a pour effet que je suis souvent obligé, en légitime défense, de blasphémer tout haut25
Dans la « langue fondamentale », Dieu lui-même n’était pas non plus toujours celui qui invectivait, parfois il était celui a qui s’adressait l’invective, par exemple : « Ah ! malédiction, ça n’est pas facile à dire que le Bon Dieu se fait f... » (p. 194).. » (p. 333).
Cette critique de Dieu, cette révolte contre Dieu se heurte cependant, chez Schreber, à un courant contraire qui se fait jour dans plusieurs passages : « Je ferai cependant observer de la façon la plus formelle qu’il ne s’agit là que d’un épisode, lequel, je l’espère, s’achèvera au plus tard avec ma mort. Le droit de se moquer de Dieu n’appartient par conséquent qu’à moi, et non pas à d’autres hommes. Pour les autres humains, Dieu demeure le tout-puissant créateur du ciel et de la terre, la cause première de toutes choses et leur salut dans l’avenir. À lui sont dus l’adoration et le respect le plus profonds, de quelques mises au point qu’aient besoin certaines d’entre les conceptions religieuses. » (p. 333).
C’est pourquoi Schreber, à diverses reprises, essaie de justifier le comportement de Dieu envers lui. Cette justification, tout aussi subtile que toutes les théodicées, s’appuie tantôt sur la nature des âmes en général, tantôt sur la nécessité où Dieu se trouve de pourvoir à sa conservation, ou bien encore sur l’influence néfaste de l’âme de Flechsig (pp. 60 et suiv. ; p. 160). En somme, Schreber conçoit sa maladie comme une lutte de l’homme « Schreber » contre Dieu, lutte de laquelle l’homme faible sort vainqueur, du fait qu’il a l’ordre de l’univers de son côté (p. 61).
D’après les expertises médicales, on aurait été tenté de conclure qu’on se trouvait en présence, chez Schreber, de la forme commune du « délire de rédemption ». Le malade serait le fils de Dieu, destiné à tirer l’univers de sa misère, ou bien à le sauver de sa fin prochaine, etc... Aussi n’ai-je pas négligé d’exposer les particularités des relations de Schreber à Dieu ; l’importance pour le reste de l’humanité dévolue à ces relations n’est mentionnée que rarement dans les « Mémoires », et cela uniquement vers la fin de l’exposé du système délirant. Cette importance réside en ceci : aucun défunt ne peut atteindre à la béatitude, tant que la personne de Schreber absorbe, grâce à sa force d’attraction, le plus grand nombre des rayons divins (p. 32). De même, l’identification manifeste avec Jésus-Christ ne se manifeste que fort tard (pp. 338 et 431).
Aucune tentative d’explication du cas Schreber ne pourra espérer tomber juste, tant qu’elle ne tiendra pas compte de ces particularités de l’idée que Schreber se fait de Dieu, de ce mélange d’adoration et de révolte. Nous allons à présent aborder un autre thème, thème intimement en rapport avec l’idée de Dieu : le thème de la béatitude.
Pour Schreber aussi, la béatitude est « la vie de l’au-delà » vers laquelle l’âme humaine s’élève par la purification qui suit la mort. II la décrit comme un état de jouissance ininterrompue, accompagnée de la contemplation de Dieu. Ceci serait peu original ; par contre, nous sommes surpris de la distinction que fait Schreber entre une béatitude mâle et une béatitude femelle (p. 18) : « La béatitude mâle était d’un ordre plus élevé que la béatitude femelle ; cette dernière paraissait principalement consister en une sensation de volupté ininterrompue26
Il serait plutôt conforme à la réalisation du désir, dans la vie de l'au-delà, qu'on y soit enfin délivré de la différence des sexes.
Und jene himmlischen Gestalten
Sie fragen nicht nach Mann und Weib.
(Chanson de Mignon, dans Wilhelm Meister de Goethe, liv VIII, chap II.)
(En ces figures célestes
Ne demandent pas si l'on est homme ou femme.). »
Dans d’autres passages, la concordance de la béatitude et de la volupté s’exprime plus nettement, ceci indépendamment de la différence des sexes. De même, Schreber ne traite plus de cette partie de la béatitude qui consiste en la contemplation de Dieu. Par exemple : « Grâce à la nature des nerfs de Dieu, la béatitude... devient, sinon exclusivement, du moins de façon prédominante, une sensation de volupté des plus aiguës. » (p. 51). « La volupté peut être considérée comme une part de béatitude concédée pour ainsi dire d’avance aux hommes et aux autres êtres vivants. » (p. 281).
Ainsi la béatitude doit être comprise comme consistant essentiellement en une exaltation et une continuation de la jouissance sensuelle d’ici-bas !
Cette conception de la béatitude n’appartient en rien aux conceptions, datant des premiers stades de sa maladie, que Schreber a ensuite éliminées de son délire, les jugeant incompatibles avec l’ensemble de celui-ci. Dans son pourvoi en appel de juillet 1901, le malade met en avant, comme étant une de ses grandes révélations, « que la volupté est ainsi en un étroit rapport avec la béatitude des âmes des défunts, rapport jusqu’alors demeuré invisible aux autres hommes27
Voir plus bas quel sens profond pourrait avoir cette découverte de Schreber. ».
Nous apprendrons plus loin que ce « rapport étroit » est la pierre angulaire sur laquelle le malade édifie un espoir de réconciliation finale avec Dieu et de cessation de ses maux. Les rayons de Dieu perdent leur tendance hostile dès qu’ils sont sûrs de se fondre en une volupté d’âme dans le corps de Schreber (p. 133) ; Dieu lui-même exige de trouver de la volupté chez Schreber (p. 283), et il menace de retirer ses rayons si celui-ci néglige les soins de la volupté et ne peut offrir à Dieu ce qu’il demande (p. 320).
Cette surprenante sexualisation de la béatitude céleste nous suggère que le concept schrébérien de la béatitude dérive d’une condensation des deux sens principaux qu’a, en allemand, le mot « selig » : défunt ou feu et sensuellement bienheureux28
Nous citerons comme exemples extrêmes de ces deux sens : « Mein seliger Vater », « Feu mon père », et l’air de Don Juan :
Ja, dein zu sein auf ewig
Wie selig werd’ich seinm
Oui, être tienne à jamais
Me rendra bienheureuse.
Mais le fait que la langue allemande use du même terme pour rendre deux situations aussi différentes ne saurait lui-même être dénué de signification.. Et cette sexualisation nous fournira de plus l’occasion d’étudier l’attitude de notre patient envers l'érotisme en général et envers la question de la jouissance sexuelle. Car, nous autres psychanalystes, nous avons jusqu’ici soutenu que les racines de toute maladie nerveuse ou psychique se trouvent par excellence dans la vie sexuelle ; les uns l’ont dit en se basant uniquement sur l’expérience, d’autres encore en vertu de considérations théoriques.
Les échantillons que nous avons donnés jusqu’à présent du délire schrébérien nous permettent d’écarter sans plus l’idée que cette affection paranoïde pourrait justement être le « cas négatif » recherché depuis si longtemps : celui où la sexualité ne jouerait qu’un rôle minime. Schreber lui-même s’exprime à maintes reprises tout comme s’il partageait nos préjugés. Il parle sans cesse, et d’une seule haleine, de « nervosité » et de manquement d’ordre érotique, tout comme si ces deux choses étaient inséparables29
Ainsi s'exprime Schreber, quand il pense, d’après les histoires bibliques de Sodome et Gomorrhe, du Déluge, etc... que le monde pourrait bien être près de la catastrophe finale : « Quand la corruption morale (c’est-à-dire des excès voluptueux) ou bien peut-être encore la nervosité se sont saisies de la sorte de toute la population d’une planète... » (p. 52).
Il écrit par ailleurs : « ... semé la peur et l’épouvante parmi les hommes, détruit les fondements de la religion et causé la dissémination d’une nervosité et d’une immoralité générales, en conséquence desquelles des fléaux dévastateurs se sont abattus sur l’humanité. » (p. 91).
Et encore : « Ainsi, par Prince de l'Enfer, les âmes entendaient sans doute cette force mystérieuse qui avait pu se développer dans un sens hostile à Dieu, en raison de la dépravation morale des hommes ou bien de la surexcitation nerveuse due à une surcivilisation. » (p. 163)..
Avant qu’il ne tombât malade, le Président Schreber avait été un homme d’une haute moralité : « Il est peu d’hommes », déclare-t-il — et je ne vois aucune raison de ne pas le croire — « qui aient été élevés dans des principes moraux aussi sévères que je l’ai été, et qui, toute leur vie, se soient imposé au degré où je puis affirmer l’avoir fait une retenue conforme à ces principes, en particulier en matière sexuelle. » (p. 281).
À la suite du grave conflit psychique dont la manifestation extérieure fut la maladie, l’attitude de Schreber envers l’érotisme se modifia. Il en vint à comprendre que cultiver la volupté était pour lui un devoir dont l’accomplissement était seul apte à mettre fin au grave conflit qui avait éclaté en lui, ou — comme il pensait — à-cause de lui.
La volupté — ainsi ses voix le lui assuraient — était devenue « emplie de la crainte de Dieu » (p. 285), et il regrette seulement de n’être pas en état de pouvoir se consacrer au culte de la volupté tout le long du jour30
Le passage suivant fait voir comment cette idée rentrait dans l'ensemble du délire : « Cette attraction perdait néanmoins ses terreurs pour les nerfs en question, au moment où, et dans la mesure où, en pénétrant dans mon corps. ils rencontraient la sensation de la volupté d’âme, sensation à laquelle, de leur côté, ils prenaient part. Alors, en échange de la béatitude céleste qu’ils avaient perdue (et qui consistait sans doute en une jouissance voluptueuse analogue), ils retrouvaient dans mon corps un équivalent absolu ou du moins approchant de cette béatitude » (p. 179). (p. 285).
Tel était le résultat des changements effectués en Schreber par la maladie, ainsi qu’il apparaissait dans les deux directions prises par son délire. Il avait été auparavant enclin à l’ascétisme sexuel, il avait été un douteur de Dieu ; à la suite de sa maladie, il était devenu croyant et s’adonnait à la volupté. Mais, de même que la foi en Dieu qu’il avait retrouvée était d’une nature à part, de même la partie de la jouissance sexuelle qu’il avait reconquise présentait un caractère tout à fait insolite. Ce n’était plus la liberté sexuelle d’un homme, mais la sensibilité sexuelle d’une femme : il avait adopté à l’égard de Dieu une attitude féminine, il se sentait la femme de Dieu31
« Quelque chose d’analogue à la conception de Jésus-Christ par une vierge immaculée, c’est-à-dire par une femme qui n’avait jamais eu de rapports avec un homme — quelque chose d’analogue s'est passé dans mon propre corps. Par deux fois déjà (et ceci lorsque j’étais encore dans rétablissement de Flechsig) j’ai eu des organes génitaux féminins et éprouvé dans mon corps des mouvements sautillants, pareils aux premières agitations d"un embryon humain. Des nerfs de Dieu, correspondants à du sperme mâle, avaient été, par un miracle divin, projetés dans mon corps, et une fécondation s’était ainsi produite » (Note de la p. 4 de l’avant-propos)..
Aucune autre partie de son délire n’est traitée par le malade avec autant de détails, on pourrait dire avec autant d’insistance, que la transformation en femme qu’il prétend avoir subie. Les nerfs qu’il a absorbés ont pris dans son corps le caractère de nerfs de volupté féminins, et ont donné à son corps un caractère plus ou moins féminin, à sa peau en particulier la douceur particulière au sexe féminin (p. 87). S’il exerce une légère pression de la main sur un point quelconque de son corps, il sent, sous la surface de la peau, ces nerfs, tels une trame faite de fils ou de petites ficelles ; on les rencontre particulièrement sur la poitrine, là où se trouvent chez la femme les seins. « En appuyant sur cette trame, je suis à même, surtout si je pense en même temps à quelque chose de féminin, de me procurer une sensation voluptueuse correspondant à celle d’une femme. » (p. 277). Il le sait de façon certaine : cette trame, d’après son origine, n’est rien d’autre que de ci-devants nerfs de Dieu, lesquels ont à peine dû perdre de leur qualité de nerfs par le passage dans son propre corps (p. 279). Au moyen de ce qu’il appelle « dessiner » (se représenter visuellement les choses), il est en état de se donner l’impression, à lui-même comme aux rayons, que son corps est pourvu de seins et d’organes féminins. « J’ai tellement pris l’habitude de dessiner un derrière féminin à mon corps — honni soit qui mal y pense32
En français dans de texte (N. d. T.) — que, chaque fois où je me penche, je le fais presque involontairement. » (p. 233). Il est « assez hardi pour l’affirmer : quiconque me verrait le haut du tronc nu devant une glace — surtout si j’aide à l’illusion en portant quelque parure féminine — aurait l’indubitable impression de voir un buste féminin » (p. 280). Il réclame un examen médical, afin qu’on établisse que tout son corps, de la tête aux pieds, est parcouru de nerfs de voluptés, ce qui, d’après lui, n’est le cas que du corps féminin, tandis que, chez l’homme, autant qu’il sache, on ne trouve de nerfs de volupté que dans les organes génitaux et à leur voisinage immédiat (p. 274). La volupté d’âme qui s’est développée, grâce à cette accumulation de nerfs, dans son corps, est si intense qu’il lui suffit, en particulier lorsqu’il est couché dans son lit, du moindre effort de l’imagination pour se procurer un bien-être sensuel donnant un avant-goût assez net de la jouissance sensuelle de la femme pendant l’accouplement (p. 269).
Si nous nous rappelons le rêve qu’avait eu le patient pendant l’incubation de sa maladie, avant son installation à Dresde, il devient tout à fait évident que l’idée délirante d’être changé en femme n’est que la réalisation de ce rêve. Il s’était alors insurgé contre ce rêve avec une indignation toute virile, de même il commença par se défendre contre sa réalisation pendant la maladie ; il considérait la transformation en femme comme une honte, un opprobre qui devait lui être infligé dans une intention hostile. Mais il vint un temps (novembre 1895) où il commença à se réconcilier avec cette transformation et la rapporta aux dessins suprêmes de Dieu. « Depuis lors, et en pleine conscience de ce que je faisais, j’ai inscrit sur mes drapeaux le culte de la féminité. » (pp. 177 et 178).
Il acquit alors la ferme conviction que c’était Dieu lui-même qui, pour sa propre satisfaction, réclamait de lui la féminité.
« Mais, dès que je suis — si je peux m’exprimer ainsi — seul avec Dieu, me voilà dans la nécessité d’employer tous les moyens imaginables, comme aussi de concentrer toutes les forces de ma raison, en particulier la force de mon imagination, en vue d’atteindre à ce but : que les rayons divins aient l’impression aussi continue que possible — ou bien, ceci étant simplement impossible à l’homme, — aient du moins à certains moments de la journée l’impression que je suis une femme enivrée de sensations voluptueuses. » (p. 281).
« D’autre part. Dieu réclame un état constant de jouissance comme étant en harmonie avec les conditions d’existence imposées aux âmes par l’ordre de l’univers ; c’est alors mon devoir de lui offrir cette jouissance..., sous la forme du plus grand développement possible de la volupté d’âme. Et si, ce faisant, un peu de jouissance sensuelle vient à m’échoir, je me sens justifié à l’accepter, au titre d’un léger dédommagement à l’excès de souffrances et de privations qui ont été mon lot depuis tant d’années... » (p. 283).
« ...je crois, même d’après les impressions que j’ai reçues, pouvoir exprimer cette opinion : Dieu n’entreprendrait jamais de se retirer de moi — ce qui chaque fois commence par porter un préjudice notable à mon bien-être corporel — mais il céderait tout au contraire sans aucune résistance et d’une façon continue à l’attraction qui le pousse vers moi s’il m’était possible d’assumer sans cesse le rôle d’une femme que j’étreindrais moi-même sexuellement, si je pouvais sans cesse reposer mes yeux sur des formes féminines, regarder sans cesse des images de femmes, et ainsi de suite (p. 284).
Les deux éléments principaux du délire systématisé de Schreber : sa transformation en femme et sa situation de favori de Dieu, se relient entre eux au moyen de l’attitude féminine de Schreber envers Dieu. Nous aurons à établir nécessairement une relation génétique entre ces deux éléments. Nous nous trouverions sans cela, avec toutes nos tentatives d'élucidation du délire de Schreber, dans la position ridicule décrite par Kant dans sa fameuse métaphore (Critique de la raison pure) : celle de l’homme qui tient un tamis sous un bouc qu’un autre est en train de traire.
II. Essais d’interprétation
Nous allons maintenant tenter de pénétrer le sens de cette histoire d’un malade paranoïde et d’y découvrir les complexes et les forces instinctives de la vie psychique à nous connus. Nous pouvons aborder ce problème par deux faces : en partant soit des manifestations délirantes du patient lui-même, soit des circonstances qui occasionnèrent sa maladie.
La première de ces voies semble séduisante depuis que C.-G. Jung nous en a donné un brillant exemple en interprétant, grâce à cette méthode, un cas incomparablement plus grave de démence précoce, dont les symptômes s’écartaient infiniment de la normale33
C.-G. Jung : Ueber die Psychologie der Dementia praecox (De la psychologie de la Démence précoce), 1907.. En outre, la grande intelligence de notre patient, et le fait qu’il fût si communicatif, semblent devoir nous faciliter la solution du problème si nous l’abordons de ce côté. Lui-même nous donne assez souvent la clé du mystère, en ajoutant incidemment à une proposition délirante un commentaire, une citation ou un exemple, ou bien encore en opposant une négation expresse à un parallèle qui lui est venu à l’esprit. II suffit alors, dans ce dernier cas, de suivre notre technique psychanalytique habituelle, c’est-à-dire de laisser tomber ce revêtement négatif, de prendre l’exemple cité pour la chose elle-même, de regarder la citation ou la confirmation comme étant la source originelle, et nous nous trouvons alors en possession de ce que nous cherchions : la traduction du mode d’expression paranoïde en le mode d’expression normal. Nous citerons à l’appui de cette technique un exemple qui mérite peut-être d’être exposé plus en détail : Schreber se plaint des ennuis que lui causent les « oiseaux » dits « miraculés », ou « parlants », auxquels il attribue une série de qualités vraiment frappantes (pp. 208-214). D’après lui — telle est sa conviction — ces oiseaux sont constitués par des vestiges de ci-devant « vestibules du ciel », c’est-à-dire par des reliquats d’âmes humaines devenues bienheureuse : ils sont chargés de « poison de cadavre »34
Ptomaïnes. et alors lâchés contre lui. On les a mis en état de répéter « des phrases dénuées de sens apprises par cœur », phrases qui leur ont été « serinées ». Chaque fois que ces oiseaux se sont déchargés sur lui de leur charge de poison de cadavre, c’est-à-dire qu’ils « ont jusqu’à un certain point débité les phrases qu’on leur a serinées », ils se dissolvent en une certaine mesure dans son âme à lui en proférant ces mots « Sacré gaillard ! », ou bien « Le diable l’emporte ! », les seuls mots qu’ils soient encore capables de proférer pour exprimer leurs sentiments réels. Ils ne comprennent pas le sens des paroles qu’ils énoncent, mais ils sont, de par leur nature, doués de réceptivité en ce qui touche la similitude des sons, qui n’a pas besoin d’être absolue. Par suite, il leur importe peu que l'on dise :
Santiago ou Karthago ;
Chinesentum ou Jesum Ghristum ;
Abendrot ou Atemnot ;
Ariman ou Ackennan, etc... 35
Santiago ou Cartilage
Chinoiserie ou Jésus-Christ
Coucher de soleil ou dyspnée
Ahriman ou laboureur.
(N. d. T.) (p. 210).
En lisant cette description des oiseaux, on ne peut se défendre de l’idée qu’elle doit en réalité se rapporter à des jeunes filles. On compare en effet volontiers celles-ci, quand on est d’humeur critique, à des oies, on leur attribue de façon peu galante une « cervelle d’oiseau », on les accuse de ne rien savoir dire que des phrases apprises par cœur et de trahir leur peu de culture en confondant les mots étrangers de consonance analogue. Le « sacré gaillard ! », les seuls mots que les oiseaux sachent proférer sérieusement, représenterait alors le triomphe du jeune homme qui a réussi à leur en imposer. Et voilà que, quelques pages plus loin, se trouve un passage qui confirme cette interprétation : « Afin de les distinguer, j’ai, en manière de plaisanterie, donné des noms de filles à un grand nombre des âmes d’oiseaux qui restent, car, par leur curiosité, leur penchant pour la volupté, etc..., on peut dans leur ensemble les comparer en premier lieu à des jeunes filles. Une partie de ces noms de filles ont par la suite été adoptés par les rayons de Dieu et sont demeurés pour désigner les âmes d’oiseaux en question. » (p. 214). Cette facile interprétation des « oiseaux miraculés » nous indique dans quelle voie il faudrait s’engager pour arriver à comprendre les énigmatiques « vestibules du ciel ».
Je ne me fais pas d’illusion ; il faut une bonne mesure de tact et de réserve à celui qui abandonne les voies classiques de l’interprétation au cours du travail psychanalytique, et ses auditeurs ou lecteurs ne le suivront que jusqu’où leur familiarité avec la technique psychanalytique le leur permettra. L’auteur a donc toutes les raisons de parer à ce risque : une plus grande subtilité de sa part ne doit pas avoir pour corollaire un moindre degré de certitude et de vraisemblance dans son travail. Il est de plus dans la nature des choses qu’un analyste exagère la prudence, un autre la hardiesse. On ne pourra tracer les justes limites où doit se tenir une interprétation qu’après de nombreux essais et une plus grande familiarité avec les objets de l’analyse. Dans le cas de Schreber, la réserve m’est imposée par la circonstance suivante : les résistances à la publication des « Mémoires d’un névropathe » eurent du moins ce succès qu’une partie considérable du matériel, sans doute la plus importante pour la compréhension du cas, nous demeure inconnue36
« Si l'on jette, écrit le Dr Weber dans son rapport, un « coup d’œil d’ensemble sur ce que contient ce document, si l’on considère l’abondance des indiscrétions qu’il contient, tant en ce qui touche Schreber lui-même qu’en ce qui concerne d’autres personnes, si l'on envisage la façon sans vergogne avec laquelle il dépeint les situations et les événements les plus délicats et les plus impossibles à admettre du point de vue de l’esthétique, ainsi que l'emploi des gros mots les plus choquants, etc.., on trouvera tout à fait incompréhensible qu'un homme, par ailleurs connu pour son tact et la délicatesse de ses sentiments, puisse projeter d’accomplir un acte destiné à le compromettre aussi gravement devant l'opinion publique, à moins que... », etc... (p. 402). Certes, les dernières qualités que l’on puisse demander à une histoire de malade ayant pour but de décrire les troubles de l’homme malade et les luttes de celui-ci en vue de se rétablir, c’est la « discrétion » et la grâce « esthétique ».. Le chapitre III, par exemple, s’ouvre par ce préambule plein de promesses :
« Je vais maintenant d’abord traiter de quelques autres événements relatifs à d’autres membres de ma famille, événements qui pourraient bien être en rapport avec l’assassinat d’âme que nous avons postulé. Ces événements sont tous plus ou moins empreints de quelque chose d’énigmatique qu’il est difficile d’expliquer d’après la seule expérience courante des hommes. » (p. 33). Mais la phrase suivante nous le déclare : « La suite du chapitre n’a pas été imprimée, étant impropre à la publication. » Je devrai par suite être satisfait si je puis ramener du moins ce qui constitue le noyau du délire, avec quelque certitude, à des mobiles humains connus.
Dans cette intention, je rapporterai une partie de l’histoire du malade dont l’importance, dans les expertises, n’est pas estimée à sa juste valeur, bien que le malade lui-même ait tout fait pour la mettre au premier plan. Je veux parler des rapports de Schreber à son premier médecin, le Conseiller intime Professeur Flechsig, de Leipzig.
Nous le savons déjà : la maladie de Schreber avait au début le caractère d’un délire de persécution, caractère qui ne s’effaça qu’à partir du moment critique où la maladie changea de face (« réconciliation »). Les persécutions se firent alors de plus en plus supportables, l’objectif d’abord ignominieux de l'émasculation dont Schreber était menacé fut alors refoulé à l’arrière-plan par un objectif nouveau conforme à l’ordre de l’univers. Mais l’auteur premier de toutes les persécutions était Flechsig, et il demeura leur instigateur durant tout le cours de la maladie37
Schreber, dans la lettre ouverte à Flechsig qui sert de préface à son livre, écrit : « Aujourd’hui encore les voix qui me parlent profèrent votre nom des centaines de fois par jour. Elles vous nomment dans des contextes qui se reproduisent sans cesse, en particulier en tant qu’auteur premier des dommages que j’ai subis. Et ceci, bien que les relations personnelles qui, pendant un certain temps, existaient entre nous se soient depuis longtemps estompées à l’arrière-plan, de telle sorte que j’aurais difficilement moi-même des raisons de me souvenir de vous, et moins de raisons encore de le faire avec le moindre ressentiment » (p. VIII).
.
En quoi consistait, à proprement parler, le forfait de Flechsig. et quels pouvaient en être les motifs, voilà ce que le malade raconte avec une imprécision et une obscurité bien caractéristiques. Si nous jugeons la paranoïa d’après l’exemple, qui nous est bien mieux connu, du rêve, nous reconnaîtrons dans cette obscurité et cette imprécision les indices d’un travail particulièrement intense dans l’élaboration du délire. Flechsig aurait « assassiné l'âme » du malade, ou tenté de lui « assassiner l'âme », — un acte à mettre en parallèle avec les efforts du diable ou des démons pour s’emparer d’une âme, acte dont le prototype était peut-être fourni par des événements qui se seraient passés entre des membres de la famille Flechsig et des membres de la famille Schreber, tous depuis longtemps décédés38
P. 22 et suiv.. On aimerait en apprendre davantage sur ce que signifie cet « assassinat d’âme », mais ici encore les sources de notre information viennent à tarir de façon tendancieuse : « En quoi consiste, à proprement parler, l’essence de l’assassinat d’âme, et, si l’on peut s’exprimer ainsi, sa technique, je ne saurais en dire plus long que ce qui a été indiqué plus haut. On pourrait peut-être encore ajouter seulement ceci (ici suit un passage impropre à la publication). » (p. 28). Par suite de cette omission, nous restons dans l’ignorance de ce que Schreber entend par « assassinat d’âme ». Nous mentionnerons plus loin la seule allusion à ce sujet qui ait échappé à la censure.
Quoi qu’il en soit, le délire de Schreber subit bientôt une nouvelle évolution touchant les rapports du malade à Dieu, ceci sans modifier les rapports du malade à Flechsig. Si Schreber avait jusqu’alors regardé Flechsig seul (ou plutôt l’âme de celui-ci) comme son ennemi proprement dit et Dieu tout-puissant comme son allié, il ne pouvait à présent plus se défendre de l’idée que Dieu lui-même était le complice, sinon l’instigateur, de toute l’intrigue dirigée contre lui (p. 59). Cependant Flechsig garda le rôle de premier séducteur, à l’influence duquel Dieu avait succombé (p. 60). Il avait réussi à s’élever jusqu’au ciel, avec son âme entière, ou avec une partie de celle-ci, et à devenir ainsi — sans avoir passé par la mort et subi une purification antérieure — un capitaine de rayons39
D’après une autre version très significative, mais bientôt abandonnée, Flechsig se serait tiré une balle dans la tête soit à Wissembourg en Alsace, soit au poste de police de Leipzig. Le patient vit passer son enterrement, mais le cortège ne suivait pas le chemin qu’on aurait dû s’attendre à lui voir prendre vu les emplacements respectifs de la Clinique de l’Université et du cimetière. Flechsig lui apparut encore d’autres fois en compagnie d’un agent de police ou en train de parler avec sa propre femme. Schreber fut témoin de cet entretien par le moyen des connexions nerveuses et c’est au cours de cette conversation que Flechsig se qualifia devant sa femme de Dieu Flechsig, ce qui inclina celle-ci à le croire fou (p. 82). .
L’âme de Flechsig conserva ce rôle même après que le malade eût quitté la clinique de Leipzig pour la maison de santé du Dr Pierson. L’influence de cette nouvelle ambiance se manifesta par l’adjonction d’une nouvelle âme, celle de l'infirmier en chef (en qui le malade avait reconnu quelqu’un ayant habité autrefois la même maison que lui) sous le nom de l’âme de von W.40
Les voix dirent à Schreber, au sujet de von W..., qu’au cours d’une enquête ce von W... aurait dit, exprès ou par négligence, des choses fausses, en particulier l’aurait accusé de se livrer à l’onanisme : en punition, von W... était à présent condamné à servir le patient (p. 108). . L’âme de Flechsig commença alors à pratiquer le système du fractionnement d’âme, système qui acquit bientôt une grande envergure. À un certain moment, il y avait de 40 à 60 de ces « fractions » de l'âme de Flechsig ; deux de ces fractions, les plus grandes, reçurent les noms de Flechsig supérieur et de Flechsig du milieu (p. 111). L'âme de von W. (celle de l’infirmier en chef) se comportait exactement de même. Cependant, c’était très drôle d’observer comment ces deux âmes, malgré l’alliance qu’elles avaient conclue, guerroyaient : l’orgueil nobiliaire de l’un et la vanité professorale de l’autre se heurtaient réciproquement (p. 113). Dès les premières semaines du séjour de Schreber à Sonnenstein (la maison de santé où il fut finalement envoyé en l’été de 1894), l’âme de son nouveau médecin, le Dr Weber, entra aussi en action, et bientôt après se produisit dans l’évolution du délire de Schreber ce revirement que nous connaissons déjà sous le nom de réconciliation.
Pendant la dernière partie de son séjour à Sonnenstein, alors que Dieu commençait à mieux savoir apprécier le malade, se produisit une razzia sur les âmes, lesquelles s’étaient multipliées au point de devenir un fléau. Il s’ensuivit que l’âme de Flechsig ne garda que deux de ses formes et l’âme de von W. qu’une seule. Cette dernière disparut bientôt tout à fait, les fractions de l’âme de Flechsig, qui peu à peu perdirent leur intelligence comme leur pouvoir, reçurent les noms de Flechsig postérieur et de Parti du Eh bien ! La « Lettre ouverte à Monsieur le Conseiller intime Professeur Flechsig », qui sert de préface au livre, nous enseigne que l’âme de Flechsig avait conservé jusqu’à la fin toute son importance.
Dans ce curieux document, Schreber l’assure : c’est sa conviction ferme que le médecin qui l’influence a eu les mêmes visions que lui-même et les mêmes révélations relatives aux choses surnaturelles. Il affirme dès la première page que l’auteur des « Mémoires d’un névropathe » n’a pas la moindre intention de s’en prendre à l'honneur du médecin. Il le répète avec sérieux et emphase en rapportant son cas (pp. 343, 445) ; on voit qu’il s’efforce de distinguer l'âme de Flechsig du vivant du même nom ; le Flechsig réel du Flechsig de son délire41
Il me faut d’après cela admettre comme possible que tout ce que j'ai écrit dans les premiers chapitres de mes Mémoires sur des processus se trouvant en liaison avec le nom de Flechsig ne se rapporte qu’à l’âme de Flechsig, qu'il convient de distinguer de l’homme vivant. Que cette âme ait une existence indépendante, voilà qui est certain, bien qu’impossible à expliquer par des moyens naturels » (p. 342)..
L’étude d’un certain nombre de cas de délire de persécution nous ont conduits, moi ainsi que quelques autres investigateurs, à cette idée que la relation du malade à son persécuteur peut se ramener dans tous les cas à une formule très simple42
Comp. K. Abraham : Die psychosexuellen Differenzen der Hystérie und der Dementia præcox » ( Les différences psycho-sexuelles entre l’hystérie et la démence précoce), Zentralblatt für Nervenh. und Psychiatrie, juillet 1908. Dans ce travail, le scrupuleux auteur, se référant à une correspondance échangée-entre nous, m'attribue une influence sur l'évolution de ses idées.. La personne a laquelle le délire assigne une si grande puissance et attribue une si grande influence, et qui tient dans sa main tous les fils du complot, est — quand elle est expressément nommée — la même que celle qui jouait, avant la maladie, un rôle d’importance égale dans la vie émotionnelle du patient, ou bien une personne substituée à cette première personne et facile à reconnaître comme telle. L’importance émotionnelle qui revient à cette personne est projetée au dehors sous forme de pouvoir venant de l’extérieur, la qualité de l’émotion est changée en son contraire ; celui que l’on hait et craint à présent en tant que persécuteur fut en son temps aimé et vénéré. La persécution que postule le délire sert avant tout à justifier le changement d’attitude émotionnelle de la part du patient.
De ce point de vue, examinons les relations qui avaient auparavant existé entre le patient et son médecin et persécuteur Flechsig. Nous le savons : en 1884 et 1885, Schreber avait déjà été atteint d’une première maladie nerveuse, qui s’était déroulée « sans que survienne aucun accident touchant à la sphère du surnaturel » (p. 35). Pendant que Schreber se trouvait dans cet état, alors qualifié d’« hyponchondrie », état qui semblait se tenir dans les limites d’une névrose, Flechsig était son médecin. Schreber passa alors six mois à la Clinique de l'Université de Leipzig. Nous apprenons que Schreber, lorsqu’il fut guéri de cette première maladie nerveuse, avait gardé de son médecin un souvenir reconnaissant. « Le principal est qu’après une assez longue période de convalescence, passée à voyager, je finis par guérir ; je ne pouvais donc alors être rempli que des sentiments de la plus vive reconnaissance envers le Professeur Flechsig ; je donnai d’ailleurs une expression toute spéciale à ces sentiments et par une visite ultérieure que je fis à Flechsig et par les honoraires que je lui remis, honoraires que je jugeai proportionnés à ce que je lui devais. » Il est vrai que Schreber, dans les « Mémoires », ne loue pas sans faire quelques réserves le premier traitement qu’il reçut de Flechsig, mais ceci s’explique aisément par l’attitude contraire qu’il avait adoptée depuis lors. Le passage qui suit immédiatement celui que nous venons de citer témoigne de la cordialité primitive de ses sentiments pour le médecin qui l’avait traité avec tant de succès : « La reconnaissance fut peut-être encore plus profonde de la part de ma femme, laquelle vénérait dans le Professeur Flechsig celui-là même qui lui avait rendu son mari ; c’est pourquoi elle garda pendant des années sur son bureau le portrait de Flechsig. » (p. 36).
Ne sachant rien de la causation de la première maladie (qu’il serait indispensable de comprendre pour pouvoir vraiment élucider la seconde et plus grave maladie), il nous faut maintenant nous lancer à l’aventure dans l’inconnu. Nous le savons : au cours de l’incubation de la maladie (c’est-à-dire entre la nomination de Schreber. en juin 1893, et son entrée en fonction, en octobre 1893), il rêva à plusieurs reprises que sa vieille maladie nerveuse était revenue. Une autre fois, pendant un état de demi-sommeil, il eut tout à coup l’impression qu’il devait être beau d’être une femme soumise à l’accouplement. Schreber rapporte l’un immédiatement après les autres ces rêves et ce fantasme ; si, à notre tour, nous les rapprochons, quant à leur contenu, nous pourrons en déduire que le souvenir de la maladie éveilla aussi celui du médecin et que l’attitude féminine manifestée dans le fantasme se rapportait dès l’origine au médecin. Ou peut-être ce rêve : la vieille maladie est revenue, exprimait en somme cette nostalgie : je voudrais revoir Flechsig. Notre ignorance du contenu psychique de la première maladie nous empêche d’aller plus loin dans ce sens. Peut-être un état de tendre attachement avait-il subsisté en Schreber à titre de reliquat de cet état morbide, attachement qui, à présent — pour des raisons inconnues — s’intensifia au point de devenir une inclination érotique. Ce fantasme érotique — qui restait encore à l’écart de l’ensemble de la personnalité — fut aussitôt désavoué par la personnalité consciente de Schreber ; il lui opposa une véritable « protestation mâle », pour parler comme Alfred Adler, mais pas dans le même sens que celui-ci43
Adler : Der psychische Hermaphroditismus im Leben und in der Neurose (« L’hermaphrodisme psychique dans la vie et dans la névrose »), Fortschritte der Medizin, 1910, n° 10. D’après Adler, la protestation mâle participe à la genèse du symptôme, dans le cas présent la personne proteste contre le symptôme tout constitué.. Cependant, dans la psychose grave qui éclata bientôt après, le fantasme féminin s’affirma irrésistiblement, et il n’est besoin d’amender que fort peu l’imprécision paranoïde des termes employés par Schreber pour deviner que le malade craignait que le médecin lui-même abusât sexuellement de lui. La cause occasionnelle de cette maladie fut donc une poussée de libido homosexuelle, l’objet sur lequel cette libido se portait était sans doute dès l’origine le médecin Flechsig, et la lutte contre cette pulsion libidinale produisit le conflit générateur des phénomènes morbides.
Je m’arrête ici afin de faire face à l’orage d’attaques et d’objections que j’aurai soulevé. Quiconque connaît l’état actuel de la psychiatrie doit s’attendre au pire.
Accuser d’homosexualité un homme d’un niveau moral aussi élevé que l’ex-président de la Cour de Cassation Schreber ne constitue-t-il pas une impardonnable légèreté, un abus et une calomnie ? Non, car le malade a lui-même fait connaître à l’univers le fantasme de sa transformation en femme, et il s’est mis au-dessus de toutes les susceptibilités personnelles, au nom d’un intérêt supérieur. Il nous a par suite conféré à nous-mêmes le droit de nous occuper de ce fantasme, et le fait de l’avoir traduit en termes médicaux n’a rien ajouté à son contenu. Certes, mais le malade ne jouissait pas de sa raison quand il l’a fait, son idée de transformation en femme était une idée délirante. Nous ne l’avons pas oublié. Aussi ne nous soucions-nous que de la signification et de l’origine de cette idée morbide. Et nous en appelons à la distinction, que Schreber lui-même établit, entre Flechsig l’homme et « Flechsig l’âme ». Nous ne lui reprochons d’ailleurs rien, ni d’avoir eu des pulsions homosexuelles, ni de s’être efforcé de les refouler. Ce malade pourrait donner une leçon aux psychiatres, car, malgré son délire, lui du moins s’efforce de ne pas confondre le monde de l’inconscient avec le monde de la réalité.
Mais, objectera-t-on encore, il n’est nulle part expressément dit que la transformation en femme que Schreber redoutait dût s’accomplir au profit de Flechsig. — C’est exact, cependant il n’est pas difficile de comprendre pourquoi une accusation aussi grave n’est pas proférée dans ces mémoires destinés à la publicité, et dans lesquels Schreber était soucieux de ne pas offenser « Flechsig l’homme ». Mais les atténuations apportées de ce fait à la manière de s’exprimer de Schreber ne vont pas jusqu’à voiler entièrement le sens réel de cette accusation. On peut soutenir que ce sens s’exprime après tout ouvertement dans un passage tel que celui-ci : « De cette façon, un complot se perpétra contre moi (en mars ou avril 1894 environ). Ce complot avait pour objet, une fois ma maladie nerveuse reconnue comme incurable, ou supposée telle, de me livrer à un homme de telle sorte que mon âme fût abandonnée, tandis que mon corps..., changé en un corps de femme, devait être abandonné... comme tel à l’homme en question, en vue d’abus sexuels44
Les italiques sont de moi.. » (p. 56). II est superflu de le faire observer : dans le texte personne n’est jamais nommé que l’on pourrait mettre à la place de Flechsig. Vers la fin du séjour de Schreber à la clinique de Leipzig, cette peur se fait jour en lui : « Il pourrait être jeté aux infirmiers » en vue d’abus sexuels (p. 98). Et l’attitude féminine envers Dieu, que Schreber avoue sans vergogne aux stades ultérieurs de son délire, lève certes les derniers doutes qui pourraient subsister au sujet du rôle originel attribué au médecin. L’autre des reproches élevés contre Flechsig retentit bruyamment d’un bout à l’autre du livre. Flechsig aurait tenté d’assassiner l’âme de Schreber. Nous le savons déjà : la nature exacte de ce crime échappait au patient lui-même, mais il était en rapport avec des choses si délicates qu’il fallut les soustraire à la publication (chapitre III). Un seul fil nous reste pour nous guider. Schreber illustre l’assassinat d’âme en en appelant au contenu légendaire du Faust de Goethe, du Manfred de Byron, du Freischutz de Weber (p. 22). Un de ces exemples est encore cité ailleurs. Schreber, à l’endroit où il expose la division de Dieu en deux personnes, identifie le « dieu inférieur » à Ahriman et le « dieu supérieur » à Ormuzd (p. 19) ; un peu plus loin, il y a la petite note suivante : « Le nom d’Ahriman se trouve d’ailleurs aussi, par exemple, dans le Manfred de Lord Byron, en rapport avec un assassinat d’âme. » (p. 20). Or, dans ce drame, il n’y a à peu près rien que l’on puisse mettre en parallèle avec le pacte par lequel Faust vend son âme ; j’y ai aussi cherché en vain le terme assassinat d’âme. Mais l’essence et le secret du drame résident en un inceste fraternel. Ici notre fil nous laisse de court45
À l'appui de ce qui précède, je citerai ce passage où Manfred, dans la scène finale du drame, dit au démon qui vient le chercher :
...my past power
Was purchassed by no compact with thy crex.
(...mon pouvoir passé ne fut pas acheté par un pacte avec tes pareils.)
Ce qui est en contradiction flagrante avec le fait d'un pacte où l'on vend son âme. Cette erreur de Schreber n’est sans doute pas dépourvue de tendance. Il est certes tentant de rapprocher l’intrigue de Manfred de ce qui a été maintes fois dit de relatif aux relations incestueuses du poète avec sa demi-sœur. Et il est frappant de voir que l’autre drame de Byron, son célèbre Caïn, se passe dans la famille primitive, là où l'inceste entre frère et sœur ne pouvait encore se heurter à aucune objection. Avant de quitter le thème de l'assassinat d’âme, citons encore ce passage : « tandis qu'auparavant Flechsig était qualifié d’auteur premier de l’assassinat d’âme, à présent, depuis déjà quelque temps, on retourne exprès les rapports et on cherche à me représenter comme étant celui qui a commis l’assassinat d’âme.. » (p, 23)..
Je me réserve de revenir plus loin à la discussion de quelques autres objections, mais je me considère dès à présent en droit de m’en tenir à mon point de vue : la maladie de Schreber éclata à l’occasion d’une explosion de libido homosexuelle. Un détail remarquable de l’histoire du malade, détail que sans cela rien ne saurait expliquer, cadre bien avec cette hypothèse. Pendant que sa femme, pour sa propre santé, était partie pour quelques jours en congé, il se produisit chez le malade un nouvel « effondrement nerveux » qui devait exercer une influence décisive sur l’évolution de sa maladie. Sa femme, jusqu’alors, avait passé auprès de lui plusieurs heures par jour et déjeunait avec lui. Quand elle revint, au bout de quatre jours, elle le trouva terriblement changé, au point que lui-même désira ne plus la voir. « Ce qui détermina mon effondrement mental, ce fut particulièrement une certaine nuit, au cours de laquelle j’eus un nombre tout à fait inaccoutumé de pollutions, certes une demi-douzaine en cette seule nuit. » (p. 44). Il est facile de le comprendre : la seule présence de sa femme exerçait sur Schreber une influence protectrice contre le pouvoir d’attraction des hommes qui l’environnaient. Et si nous admettons qu’une pollution ne puisse pas se produire chez un adulte sans participation psychique, nous ajouterons aux pollutions qu’eut en cette nuit-là le patient l’appoint de fantasmes homosexuels demeurés inconscients.
Mais pourquoi cette explosion de libido homosexuelle chez le patient justement alors (entre le moment où il fut nommé et celui où il s’installa à Dresde), voilà ce que nous ne pouvons deviner en l’absence de données biographiques plus précises. Tout être humain oscille en général, tout au long de sa vie, entre des sentiments hétérosexuels et des sentiments homosexuels, et toute privation ou désenchantement d’un côté a pour effet habituel de le rejeter de l’autre. Nous ne connaissons, dans le cas de Schreber, aucun élément de cet ordre, mais nous ne devrons pas négliger d’attirer l’attention sur un facteur somatique qui pourrait bien avoir joué son rôle. Schreber, au moment où il tomba malade, avait cinquante et un ans, il se trouvait à cet âge critique pour la vie sexuelle où, chez la femme, après une exaltation préalable, la fonction sexuelle subit une involution notable, involution dont l’homme non plus ne semble pas exempt : il existe aussi pour l’homme une « ménopause » entraînant les dispositions morbides subséquentes46
Je dois ce renseignement sur l’âge qu’avait Schreber lors de sa maladie à l’amabilité de l’un de ses parents ; ce renseignement me fut fourni par l’intermédiaire du Dr Stegmann, de Dresde, Hormis ce renseignement, je ne me suis servi dans ce travail de rien qui n’émanât du texte même des Mémoires d’un névropathe..
Je puis me le figurer : une hypothèse d’après laquelle un sentiment de sympathie éprouvé pour son médecin par un homme éclate, renforcé, huit ans plus tard47
Tel est l’intervalle séparant la première maladie de Schreber de la seconde., et occasionne un si grave trouble psychique, cette hypothèse, dis-je, doit sembler hasardeuse. Mais je ne nous crois pas justifiés à rejeter une telle hypothèse sur la seule vertu de son invraisemblance si, par ailleurs, elle se recommande à nous ; nous ferons mieux d’essayer de voir jusqu’où elle peut nous conduire. Car cette invraisemblance peut n’être que temporaire et tenir à ce que l'hypothèse douteuse n’a pas encore trouvé sa place dans une connexion d’ensemble, à ce que cette hypothèse est la première avec laquelle nous avons abordé le problème. Mais pour ceux qui ne savent pas suspendre leur jugement, et qui trouvent notre hypothèse tout à fait insoutenable, il est aisé de faire voir qu’il est possible de lui faire perdre son caractère surprenant. Le sentiment de sympathie éprouvé pour le médecin peut très bien avoir été dû à un processus de « transfert », transfert par lequel un investissement affectif du malade fut transposé d’une personne qui lui importait fort à la personne du médecin, indifférente en elle-même, de telle sorte que le médecin semble avoir été choisi comme substitut d’une autre, tenant de beaucoup plus près au malade. En termes plus concrets, le médecin ayant rappelé d’une manière quelconque son frère ou son père au malade, celui-ci retrouva dans le médecin son frère ou son père, et alors il n’y a plus rien de surprenant à ce que, dans certaines circonstances, la nostalgie de cette personne substituée se réveille et exerce une action d’une violence que seule son origine et son importance originelle permettent d’expliquer.
Pour cet essai d’explication, il serait intéressant de savoir si le père du patient vivait encore lorsque celui-ci tomba malade, si celui-ci avait eu un frère, et si ce frère, à cette époque, était du nombre des vivants ou du nombre des « bienheureux ». J’éprouvai par suite une grande satisfaction en trouvant enfin, après de longues recherches, dans les « Mémoires d’un névropathe », le passage suivant, par lequel le malade lui-même lève tous les doutes à cet égard : « La mémoire de mon père et de mon frère... m’est aussi sacrée que..., etc... » (p. 442). Ainsi tous deux étaient déjà morts lors de la deuxième maladie, — peut-être même lors de la première ?
Nous n’aurons, je pense, plus besoin de nous élever contre l’hypothèse d’après laquelle un fantasme de désir de nature féminine (homosexuel passif) aurait été la cause occasionnelle de la maladie, fantasme ayant pris pour objet la personne du médecin. Une vive résistance à ce fantasme s’éleva en Schreber de la part de l’ensemble de sa personnalité, et la lutte défensive qui s’ensuivit, — lutte qui eût pu peut-être tout aussi bien revêtir une autre forme, — adopta, pour des raisons inconnues, la forme d’un délire de persécution. Celui dont il avait la nostalgie devint alors son persécuteur, le fond même du fantasme de désir devint celui de la persécution. Nous présumons que ce même schéma général se montrera applicable à d’autres cas encore de délire de persécution. Ce qui distingue cependant le cas de Schreber d’autres cas semblables, c’est son évolution ultérieure et la transformation qu’au cours de cette évolution il vint à subir.
L’une de ces transformations consista dans le remplacement de Flechsig par la plus haute figure de Dieu, ce qui d’abord semble amener une aggravation du conflit, une intensification intolérable de la persécution. Mais on le voit bientôt : cette première transformation du délire amène la seconde et, avec celle-ci, la solution du conflit. Il était impossible à Schreber de se complaire dans le rôle d’une prostituée livrée à son médecin ; mais la tâche qui lui est à présent imposée, de donner à Dieu lui-même la volupté qu’il recherche, ne se heurte pas aux mêmes résistances de la part du moi. L’émasculation n’est plus une honte, elle devient conforme à l’ordre de l’univers, elle prend place dans un grand ensemble cosmique, elle permet une création nouvelle de l’humanité après que celle-ci s’est éteinte. « Une nouvelle race d’hommes, née de l’esprit de Schreber », révéreront un jour leur ancêtre dans cet homme qui se croit aujourd’hui un persécuté. Ainsi, les deux partis en présence trouvent à se satisfaire. Le moi est dédommagé par le délire des grandeurs, cependant que le fantasme de désir féminin se fait jour et devient acceptable. Le conflit et la maladie peuvent à présent prendre fin. Le sens de la réalité, néanmoins, qui s’était entre temps renforcé chez le patient, le contraint à ajourner du présent dans un avenir lointain la solution trouvée, à se contenter pour ainsi dire d’une réalisation asymptotique de son désir48
Il écrit vers la fin du livre : « Ce n’est qu’au titre d’une possibilité dont il faille tenir compte que je le dis : mon émasculation pourrait cependant encore avoir lieu, à cet effet qu’une génération nouvelle sortît de mon sein de par une fécondation divine » (p. 290).. Sa transformation en femme, il le prévoit, aura lieu un jour, jusque-là la personne du Président Schreber demeurera indestructible.
Dans les traités de psychiatrie, il est souvent dit que le délire des grandeurs dérive du délire de persécution en vertu du processus suivant : le malade, primitivement victime d’un délire de persécution où il se voit en butte aux puissances les plus redoutables, éprouverait le besoin de s’expliquer cette persécution et en viendrait ainsi à se croire lui-même un personnage important, digne d’une persécution pareille. Le développement du délire des grandeurs est ainsi rapporté à un processus que nous pourrions appeler, pour nous servir d’un terme excellent dû à E. Jones, « rationalisation ». Mais nous sommes d’avis que c’est penser d’une manière aussi peu psychologique que possible que d’attribuer à une rationalisation des conséquences affectives d’une telle importance, c’est pourquoi nous nous séparons nettement des auteurs précités. Et nous ne prétendons point pour l’instant connaître l’origine du délire des grandeurs.
Pour en revenir au cas de Schreber, il nous faut avouer que toute tentative d’élucider la transformation subie par son délire se heurte à d’extraordinaires difficultés. Par quelles voies et par quels moyens s’effectue l’ascension de Flechsig à Dieu ? À quelle source Schreber puisa-t-il le délire des grandeurs qui lui permit, de façon si heureuse, de se réconcilier avec sa persécution, ou, pour parler en termes analytiques, d’accepter le fantasme de désir qui avait dû être refoulé ? Les « Mémoires d’un névropathe » nous donnent une première clé de ce mystère en nous faisant voir que, pour Schreher, « Flechsig » et « Dieu » appartenaient à une même série. Dans un de ses fantasmes, Schreber s’imagine surprenant une conversation entre Flechsig et la femme de celui-ci, conversation au cours de laquelle Flechsig se qualifie de « Dieu-Flechsig », ce qui, aux yeux de sa femme, le fait passer pour fou (p. 82). Mais il est un autre trait, dans le développement du délire de Schreber, qui mérite toute notre attention. Si nous envisageons l’ensemble de ce délire, nous voyons que le persécuteur se décompose en deux personnes : Flechsig et Dieu ; de même, Flechsig se divise lui-même plus tard en deux personnes, le Flechsig « supérieur » et le Flechsig « du milieu », comme Dieu en Dieu « inférieur » et en Dieu « supérieur ». Aux stades ultérieurs de la maladie, la décomposition de Flechsig va plus loin encore (p. 193). Une telle décomposition est tout à fait caractéristique des psychoses paranoïdes. Celles-ci décomposent, tandis que l’hystérie condense. Ou plutôt ces psychoses résolvent à nouveau en leurs éléments les condensations et les identifications réalisées dans l’imagination inconsciente. Si, chez Schreber, cette décomposition se reproduit plusieurs fois, il faut y voir, d’après C.-G. Jung49
C.-G. Jung : « Ein Beitrag zur Psychologie des Gerüchtes » (Contribution à la psychologie des faux bruits), Zentralblatt fiür Psychoanalyse n° 3. 1910. Jung a probablement raison quand il dit encore que cette décomposition, conforme en ceci à la tendance générale de la schizophrénie, dépouille par l'analyse les représentations de leur puissance, ce qui a pour but d'empêcher l'éclosion d’impressions trop fortes. Mais quand l'une de ses patientes lui dit : « Ah ! êtes-vous encore un Dr Jung ? Ce matin, quelqu’un qui est venu me voir disait aussi qu’il était le Dr Jung », il faut traduire ce propos par l'aveu suivant : « Vous me rappelez en ce moment une autre personne de la série de mes transferts que lors de votre visite précédente. », la preuve de l’importance que possède la personne en question. Toutes ces subdivisions de Flechsig et de Dieu en plusieurs personnes signifient la même chose que la division du persécuteur en Flechsig et en Dieu. Ce sont des doublets d’une seule et même importante relation ; O. Rank a aussi trouvé, dans la formation des mythes50
O. Rank : « Der Mythus von der Geburt des Helden » (Le mythe de la naissance du héros), Schriften zur angewandten Seelenkunde, V, 1909 (2ème édition, 1922)., de tels « doublets ». Et l’interprétation de tous ces traits isolés sera encore facilitée si nous ne perdons pas de vue la bipartition originelle du persécuteur en Flechsig et en Dieu, ni l’explication que nous en avons déjà donnée : cette bipartition serait la réaction paranoïde à une identification antérieure entre deux personnes ou à leur appartenance à une même série. Si le persécuteur Fleclisig fut en son temps un être aimé, alors Dieu ne serait lui-même que le retour d’un autre être également aimé, mais d’une importance sans doute plus grande.
Si nous poursuivons dans le même sens, ce que nous semblons être en droit de faire, nous devrons nous dire que cette autre personne ne saurait être que le père de Schreber. Il s’ensuit que Flechsig n’en est que plus nettement réduit au rôle du frère, du frère aîné que Schreber, espérons-le, dut avoir51
Les Mémoires d'un névropathe ne nous fournissent aucun éclaircissement sur ce point.. La racine de ce fantasme féminin, qui déchaîna une si violente opposition de la part du malade, serait ainsi une nostalgie de son père et de son frère, nostalgie exaltée jusqu’à comporter un renforcement érotique. Cette nostalgie, en tant qu’elle se rapportait au frère, se fixa par transfert sur le médecin Flechsig, mais dès qu’elle fut ramenée au père, le conflit dont Schreber était le théâtre commença de prendre fin.
Nous ne nous sentirons en droit d’introduire ainsi le père de Schreber dans le délire de celui-ci que si cette nouvelle hypothèse nous permet de mieux comprendre ce délire et d’en élucider des détails jusqu’alors inintelligibles. On s’en souvient : le Dieu de Schreber et les rapports de Schreber à son Dieu présentaient les traits les plus étranges. Le plus curieux mélange de critique blasphématoire, de rébellion, d’insubordination et de dévotion respectueuse s’y rencontraient. Dieu, qui avait succombé à l’influence suborneuse de Flechsig, n’était pas en état de rien apprendre par l’expérience ; il ne comprenait pas les hommes vivants parce qu’il ne s’entendait à fréquenter que les cadavres, et il manifestait son pouvoir par une série de miracles qui, bien qu’assez frappants, étaient cependant insipides et puérils.
Le père du Président Schreber n’avait pas été quelqu’un d’insignifiant. C’était le Dr Daniel Gottlieb Moritz Schreber, dont le souvenir est resté vivant jusqu’à ce jour, grâce aux innombrables « Associations Schreber », florissantes surtout en Saxe ; il était de plus médecin. Ses efforts en vue de former harmonieusement la jeunesse, d’assurer la collaboration de l’école et de la famille, d’élever le niveau de la santé des jeunes gens au moyen de la culture physique et du travail manuel, ont exercé une action durable sur ses contemporains52
Je yeux ici remercier le Dr Stegmann, de Dresde, pour la communication d’un numéro de la revue intitulée : Der Freund der Schreber Vereine (L’ami des Associations Schreber). Dans ce numéro (2e année, fascicule 10) publié à l’occasion du centenaire de la naissance du Dr Schreber, se trouvent des données biographiques sur lui. Le Dr Schreber senior naquit en 1808 et mourut en 1861, âgé seulement de cinquante-trois ans. Je sais, par la source déjà mentionnée, que notre patient avait alors dix-neuf ans.. Les innombrables éditions, répandues dans les milieux médicaux, de son « Arztliche Zimmergymnastik » (Gymnastique médicale de chambre) témoignent de son renom en tant que fondateur de la gymnastique thérapeutique en Allemagne.
Un père tel que ce Dr Schreber n’était certes pas impropre, dans le souvenir attendri du fils auquel il fut si tôt ravi par la mort, à subir la transfiguration divine.
Pour notre manière actuelle de sentir, il existe à la vérité un abîme qu’on ne saurait combler entre la personne de Dieu et celle de n’importe quel homme, quelqu’éminent qu’il puisse être. Mais il convient de nous souvenir que tel ne fut pas toujours le cas. Les dieux des peuples antiques leur étaient apparentés de plus près. Chez les Romains, l’empereur défunt était régulièrement déifié, et Vespasien, homme de sens solide et rassis, s’écria en tombant malade : « Malheur à moi ! il me semble que je deviens dieu ! »53
Suétone : Vie des Césars, chapitre 23. Cette déification des chefs commença par Jules César. Auguste, dans les inscriptions de son règne, s’intitulait Divi filins..
Nous connaissons l’attitude qu’ont les garçons envers leur père : elle implique ce même mélange de respectueuse soumission et d’insubordination révoltée que nous avons trouvée dans les rapports de Schreber à son Dieu : on ne saurait s’y méprendre, cette attitude constitue le prototype sur lequel la réaction de Schreber est fidèlement calquée. Mais le fait que le père de Schreber ait été un médecin en vue et à coup sûr vénéré par ses clients, ce fait, dis-je, nous explique les traits de caractère les plus frappants que possède ce Dieu, traits que Schreber fait ressortir sous un jour critique. Peut-on imaginer ironie plus amère que de prétendre qu’un tel médecin ne comprend rien aux hommes vivants et ne s’entend à fréquenter que les cadavres ? Faire des miracles, c’est là certes un attribut essentiel de Dieu, mais le médecin aussi accomplit des miracles ; ses clients enthousiastes proclament, en effet, qu’il accomplit des cures miraculeuses. Aussi le fait justement que ces miracles, auxquels l’hypocondrie du malade a fourni la matière, se trouvent être incroyables, absurdes et en partie même stupides, nous remettra en mémoire ce que j’ai dit dans ma « Science des Rêves »54
Traumdeutung, 1ère édition, p. 295. Science des Rêves, tr. Meyerson, Alcan, p. 378 et suiv. : quand un rêve est absurde, c’est qu’il exprime ironie, dérision. Ainsi l’absurdité sert à représenter la même chose dans la paranoïa.
En ce qui touche d’autres reproches faits par Schreber à Dieu, par exemple celui d’après lequel Dieu n’apprendrait rien par l’expérience, il est naturel de penser que nous nous trouvons là en présence du mécanisme infantile du « Menteur ! Tu en es un toi-même ! »55
C’est probablement une « revanche » de cette sorte qui inspira l’observation suivante notée par Schreber : « Toute tentative d’exercer sur lui une influence éducative doit être abandonnée comme étant sans espoir » (p. 188). Ce personnage inéducable, c’est Dieu., les enfants se plaisant en effet à rétorquer un reproche en l’appliquant, sans y rien changer à celui qui le leur a fait. De même, les voix mentionnées page 23 permettent de supposer que l’accusation d'assassinat d’âme élevée contre Flechsig était originairement une auto-accusation56
« Tandis que, depuis quelque temps déjà, les rapports ont été invertis exprès et que l’on cherche à me représenter comme étant l’auteur de l’assassinat d'âme, etc... ».
Enhardis par ce fait que la profession du père de Schreber nous a permis d’élucider les particularités du Dieu schrébérien, nous allons à présent risquer une interprétation de la curieuse structure que Schreber prête à l’Être divin. Le monde divin, ainsi que l’on sait, se compose des empires antérieurs de Dieu (appelés encore vestibules du ciel, qui contiennent les âmes des défunts) et du Dieu inférieur comme du Dieu supérieur, lesquels, ensemble, constituent les empires postérieurs de Dieu (p. 19). Bien que nous rendant parfaitement compte qu’il y a là une condensation que nous ne saurions résoudre en tous ses éléments, nous pouvons nous servir ici d’une clé qui est déjà entre nos mains. Si les oiseaux miraculés qui, après que nous les eûmes démasqués, se sont trouvés être des jeunes filles, dérivent des vestibules du ciel57
Le mot allemand Vorhof, comme le mot français vestibule, est d’ailleurs également employé pour désigner une région des organes génitaux externes de la femme (N. d. T.), alors ne pourrait-on pas regarder les empires antérieurs de Dieu comme étant le symbole de la féminité, et les empires postérieurs de Dieu comme étant celui de la virilité ? Et si nous savions de façon certaine que le frère défunt de Schreber eût été son aîné, nous serions en droit de voir, dans la décomposition de Dieu en un Dieu inférieur et un Dieu supérieur, une expression de ce fait, dont le patient aurait gardé la mémoire, qu’après la mort prématurée de son père, son frère aîné l’aurait pour lui remplacé.
Je voudrais à ce propos mentionner ici le soleil qui, par ses « rayons », acquit une si grande importance dans l’expression du délire de Schreber. Les rapports de Schreber au soleil sont quelque chose de tout à fait spécial. Le soleil lui parle un langage humain et se révèle ainsi à lui comme étant un être animé ou l’organe d’un être encore plus haut qui se trouverait derrière lui (p. 9). Un rapport médical nous l’apprend : Schreber « hurle au soleil des menaces et des injures »58
« Le soleil est une putain « (p. 384). (p. 382), il lui crie qu’il devrait ramper et se cacher devant lui. Il nous l’apprend lui-même : le soleil pâlit devant lui59
« De plus, le soleil s’offre à moi en partie sous un autre aspect qu'avant ma maladie. Quand, tourné vers le soleil, je lui parle à haute voix, ses rayons pâlissent devant moi. Je peux en tout repos fixer le soleil et n’en suis que très modérément ébloui, tandis que, du temps où j’étais bien portant, je n’aurais, pas plus que les autres hommes, pu fixer le soleil durant une minute » (Note de la page 139).. La part que le soleil a à son destin se manifeste par ceci que des changements importants ont lieu dans l’aspect de l’astre dès que chez Schreber se produisent des modifications, comme pendant les premières semaines de son séjour à Sonnenstein (p. 135). Schreber nous facilite grandement l’interprétation de son mythe solaire. Il identifie le soleil directement à Dieu, tantôt au Dieu inférieur (Ahriman)60
« Les voix qui me parlent identifient à présent (depuis juillet 1894) Ahriman directement au soleil » (p. 88)., tantôt au Dieu supérieur (Ormuzd). « Le jour suivant..., je vis le Dieu supérieur, cette fois non plus avec l’œil de l’esprit, mais avec les yeux du corps. C’était le soleil, non pas le soleil sous son aspect habituel et tel qu’il apparaît à tous les hommes, mais, etc... » (p. 137). Par suite. Schreber agit d’une façon tout simplement logique lorsqu’il traite le soleil comme étant Dieu en personne.
Je ne suis pas responsable de la monotonie des solutions qu’apporte la psychanalyse : le soleil, en conséquence de ce qui vient d’être dit, ne saurait être à nouveau qu’un symbole sublimé du père. Le symbolisme ne se soucie pas ici du genre grammatical, du moins en ce qui concerne l'allemand, car, dans la plupart des autres langues, le soleil est du genre masculin. Dans cette figuration qui reflète le couple parental, l’autre parent est représenté par la terre, qualifiée couramment de mère nourricière. L’analyse des fantasmes pathogènes chez les névrosés confirme bien souvent cette assertion. Je ne ferai qu’une seule allusion aux rapports qui relient ces fantasmes des névrosés aux mythes cosmiques. L’un de mes malades, qui avait perdu de bonne heure son père, cherchait à le retrouver dans tout ce qui, en la nature, est grand et sublime. Je compris, grâce à lui, que l’hymne nietszchéen « Avant le lever du soleil » exprime sans doute la même nostalgie61
Ainsi parlait Zarathoustra, IIIème Partie. Nietzsche aussi perdit son père étant encore enfant.. Un autre de mes malades, devenu névrosé après la mort de son père, avait eu un premier accès d’angoisse et de vertige au moment où il bêchait le jardin en plein soleil. Il m’apporta de lui-même cette interprétation : il avait eu peur parce que son père le regardait pendant qu’il travaillait sa mère avec un instrument tranchant Comme j’osai élever quelque objection, il rendit sa conception plus plausible en ajoutant que, déjà du vivant de son père, il l’avait comparé au soleil, bien qu’alors dans une intention satirique. Chaque fois qu’on lui demandait où son père passerait l’été, il répondait en citant les vers sonores du « Prologue au ciel » de Faust :
Und seine vorgeschrieb’ne Reise
Vollendet mit Donnergang.
(Et dans un sillage de tonnerres
Il accomplit son voyage prescrit).
Le père de ce malade, sur l’avis des médecins, allait en effet chaque année à Marienbad. Chez ce malade, l’attitude classique du garçon envers le père s’était manifestée en deux temps. Tant que son père avait vécu, rébellion totale et discorde ouverte ; aussitôt après la mort du père, névrose basée sur une soumission d’esclave et une obéissance rétroactive à celui-ci.
Nous nous retrouvons donc, dans le cas de Schreber, sur le terrain familier du complexe paternel62
De même le « fantasme de désir féminin » chez Schreber n’est que l’une des formes classiques que revêt chez l’enfant ce complexe central.. Si la lutte contre Flechsig finit par se dévoiler, aux yeux de Schreber, comme étant un conflit avec Dieu, c’est que nous avons à traduire ce dernier combat par un conflit infantile avec le père, conflit dont les détails, à nous inconnus, ont déterminé le contenu du délire de Schreber. Rien ne manque ici du matériel que l’on découvre, grâce à l’analyse, dans d’autres cas du même genre ; chacun des éléments est représenté par une allusion ou une autre. Dans ces événements infantiles, le père joue le rôle d’un trouble-fête qui empêche l’enfant de trouver la satisfaction qu’il recherche ; cette satisfaction est le plus souvent autoérotique, bien que, plus tard, le plaisir autoérotique soit souvent remplacé dans l’imagination du sujet par une satisfaction un peu moins dénuée de gloire63
Cf. mes observations à ce sujet dans l'Analyse de l'« Homme aux rats ».. Vers la période finale de son délire, la sexualité infantile célèbre chez Schreber un triomphe grandiose : la volupté devient « emplie de la crainte de Dieu », Dieu lui-même (le père) ne se lasse jamais de l’exiger de lui. La menace la plus redoutée que puisse faire le père : la castration, a elle-même fourni l’étoffe du fantasme de désir de la transformation en femme, fantasme d’abord combattu, et ensuite accepté. L’allusion à un forfait que recouvre la formation substitutive assassinat d’âme y constitue une allusion plus que transparente. Il se trouve que l’infirmier en chef est identique à ce M. von W. qui habitait la même maison que les Schreber, et qui, d’après les voix, aurait faussement accusé Schreber de se livrer à l’onanisme (p. 108). Les voix disent, comme pour donner un fondement à la menace de castration : « On doit en effet vous représenter64
Les systèmes du « présentation et du noter », si on les rapproche des « âmes éprouvées » (ou qui ont passé leurs examens, geprüft en allemand), fait penser à des faits qui se seraient passés lors des années scolaires de Schreber. comme vous livrant à des excès voluptueux. » (p. 127). Il y a enfin le penser obsédant (p. 47) auquel le malade se soumet, parce qu’il suppose que, s’il cessait un seul instant de penser, Dieu croirait qu’il est devenu imbécile et se retirerait de lui. Ceci est la réaction même, qui nous est par ailleurs connue, à la menace ou à la crainte de perdre la raison pour s’être livré à des pratiques sexuelles, en particulier à l’onanisme65
« Que telle ait été la fin poursuivie, voilà ce qui, auparavant, était avoué ouvertement dans cette phrase que j’ai entendu proférer d’innombrables foi par le dieu supérieur : « Nous voulons vous détruire la raison » » (p. 206).. Mais vu la somme énorme d’idées délirantes hypocondriaques présentées par ce malade66
Je ne veux pas laisser passer l’occasion de faire observer ici que je ne saurais tenir pour valable aucune théorie de la paranoïa qui n’impliquerait pas les symptômes hypocondriaques presque toujours concomitants de cette psychose. Il me paraît que la relation de l’hypocondrie à la paranoïa est la même que celle de la névrose d’angoisse à l’hystérie., il n’y a peut-être pas lieu d’attacher grand prix à ce que certaines d’entre elles coïncident mot pour mot avec les craintes hypocondriaques des masturbateurs67
« C'est pourquoi l’on essayait de me pomper la moelle épinière, ce qui avait lieu par l’intermédiaire de « petits hommes » que l’on me mettait dans les pieds. Je parlerai encore plus loin de ces petits hommes, qui offrent quelque parenté avec le phénomène dont j’ai déjà parlé dans le chapitre VI ; généralement ils étaient deux : un « petit Flechsig » et un « petit von W. » ; je percevais leurs voix dans mes pieds » (p. 154). Von W. est ce même personnage qui aurait accusé Schreber de se livrer à l’onanisme. Les petits hommes semblent à Schreber lui-même être un des phénomènes les plus curieux et à certains points de vue les plus énigmatiques de sa maladie (p. 157). Ils paraissent résulter d’une condensation entre enfants et spermatozoïdes..
Un autre analyste, plus hardi dans ses interprétations, ou bien plus au courant que moi, par des relations personnelles avec la famille Schreber, des personnes, du milieu et des petits événements parmi lesquels le patient se mouvait, n’aurait pas grand peine à rapporter d’innombrables détails du délire schrébérien à leurs sources et à en découvrir par là le sens, ceci en dépit de la censure à laquelle les « Mémoires d’un Névropathe » ont été soumis. Nous, il nous faut nous contenter de la vague esquisse du matériel infantile que nous avons tracée, de ce matériel sous les espèces duquel la maladie paranoïde a représenté le conflit actuel.
J’ajouterai encore un mot relativement aux causes de ce conflit, qui éclata à l’occasion d’un fantasme de désir féminin. Nous le savons : quand un fantasme de désir se manifeste, notre tâche est de le rapporter à quelque frustration, quelque privation imposée par la vie réelle. Or, Schreber avoue avoir subi une telle privation. Son mariage, qu’il qualifie par ailleurs d’heureux, ne lui donna pas d’enfants, en particulier il ne lui donna pas le fils qui l’eût consolé de la perte de son père et de son frère et vers lequel eût pu s’épancher sa tendresse homosexuelle insatisfaite68
« Après la guérison de ma première maladie, je vécus avec ma femme huit années en somme très heureuses, années où je fus de plus comblé d’honneurs. Ces années ne furent obscurcies, à diverses reprises, que par la déception renouvelée de notre espoir d’avoir des enfants. » (p. 36).. Sa lignée était menacée de s’éteindre, et il semble qu’il fut assez fier de sa descendance et de sa famille (p. 24). « Les Flechsig, comme les Schreber, appartenaient tous deux à la plus haute noblesse céleste », — telle était l’expression employée. Les Schreber, en particulier, portaient le titre de Margraves de Toscane et de Tasmanie, les âmes, suivant une sorte de vanité personnelle, ayant coutume de se parer de titres terrestres quelque peu grandiloquents69
Après avoir fait cette remarque qui, entre parenthèses, a conservé jusque dans le délire l'aimable ironie du temps de la santé, Schreber se met à retracer les relations qui auraient existé dans les siècles passés entre les familles Flechsig et Schreber. De même, un fiancé, ne pouvant concevoir comment il a pu vivre si longtemps sans connaître celle qu’aujourd’hui il aime, veut absolument avoir déjà fait sa connaissance à quelque occasion antérieure.. « Napoléon, bien qu’après un dur combat intérieur, se sépara de sa Joséphine, parce qu’elle ne pouvait fonder une dynastie70
De ce point de vue, nous mentionnerons cette protestation du malade contre certaines allégations des médecins dans leur rapport : « Je n'ai jamais joué à la légère avec l’idée d’un divorce ni montré aucune indifférence relativement au maintien de notre mariage, ainsi qu'on pourrait le croire d’après la façon dont s'exprime le rapport quand il prétend que j'étais toujours prêt à répliquer que ma femme n’avait qu’à divorcer. » (p. 436).. Schreber peut très bien s’être imaginé que, s’il était une femme, il aurait mieux su s’y prendre pour avoir des enfants, et c’est ce qui lui ouvrit la voie de la régression jusqu’aux premières années de son enfance et lui permit de se replacer dans cette attitude féminine envers son père qu’il avait eue alors. Son délire ultérieur, qui consistait à croire que le monde, par suite de son émasculation, serait peuplé d’une « nouvelle race d’hommes de l’esprit de Schreber » (p. 288), — idée délirante dont la réalisation apparaissait à Schreber de plus en plus perdue dans l’avenir, — ce délire avait aussi pour but de le dédommager du fait qu’il n’eût pas d’enfants. Si les petits hommes, que Schreber lui-même trouve si énigmatiques, sont des enfants, alors il est tout à fait compréhensible qu’ils soient en si grand nombre rassemblés sur sa tête (p. 158), car ils sont vraiment les « enfants de son esprit »71
Cf. ce que j’ai dit de relatif à la manière de représenter la descendance du père et sur la naissance de Pallas Athéné dans l'analyse de l'« Homme aux rats »..
III. Du mécanisme de la paranoïa
Nous avons jusqu’ici traité du complexe paternel qui domine le cas de Schreber et du fantasme de désir pathogène. Il n’y a là rien de caractéristique de la paranoïa, rien que l’on ne sache retrouver dans d’autres cas de simple névrose et qu’on n’y retrouve en effet. Le trait distinctif de la paranoïa (ou de la démence paranoïde)72
Voir la note 1. doit être recherché ailleurs : dans la forme particulière que revêtent les symptômes, et de cette forme il convient de rendre responsable non point les complexes, mais le mécanisme de la formation des symptômes ou celui du refoulement. Nous serions enclins à dire que ce qui est essentiellement paranoïaque dans ce cas morbide, c’est que le malade, pour se défendre d’un fantasme de désir homosexuel, ait réagi précisément au moyen d’un délire de persécution de cet ordre.
Ces considérations donnent plus de poids encore à ce fait que l’expérience nous montre : il existe une relation intime, peut-être même constante, entre cette entité morbide et les fantasmes de désir homosexuels. Me méfiant sur ce point de mon expérience personnelle, j’ai ces dernières années, avec mes amis C.-G. Jung, de Zurich, et S. Ferenczi, de Budapest, étudié de ce seul point de vue un grand nombre de cas paranoïaques observés par eux. Parmi les malades dont l’histoire fournit le matériel de notre étude se trouvaient des femmes aussi bien que des hommes ; ils différaient par la race, la profession et la classe sociale. Or, nous fûmes très surpris de voir avec quelle netteté, dans tous ces cas, la défense contre un désir homosexuel était au centre même du conflit morbide ; tous ces malades avaient échoué dans la même tâche, ils n’avaient pu parvenir à maîtriser leur homosexualité inconsciente renforcée73
L’analyse d’un cas de paranoïa (J. B., par Maeder) vient apporter une confirmation à cette manière de voir. « Psychologische Untersuchungen an Dementia praecox-Kranken »), Jahrbuch für psychoanalyt. und psychopath. Forschungen, II, 1910. Je regrette de n'avoir pu lire ce travail au moment où je préparais le mien..
Voilà qui n’était certes pas conforme à notre attente. L’étiologie sexuelle n’est justement pas du tout évidente dans la paranoïa ; par contre, les traits saillants de la causation de celles-ci sont les humiliations, les rebuffades sociales, tout particulièrement quand il s’agit de l'homme. Mais y regardons-nous un peu plus en profondeur, nous voyons alors que la participation de la composante homosexuelle de la vie affective à ces blessures sociales est ce qui réellement agit sur les malades. Tant qu’un psychisme, en fonctionnant normalement, nous interdit de plonger notre regard dans ses profondeurs, nous pouvons être en droit de douter que les rapports affectifs de l’individu à son prochain, au sein de la vie sociale, aient la moindre relation, du point de vue actuel ou génétique, avec l’érotisme. Mais le délire met régulièrement cette relation en lumière et ramène le sentiment social à sa racine, laquelle plonge dans un désir érotique cru. C’est ainsi que le Président Schreber, dont le délire atteignit son point culminant en un fantasme de désir homosexuel, n’avait, au temps où il était bien portant, — d’après tous les témoignages — jamais présenté le moindre signe d’homosexualité au sens vulgaire du mot.
Je crois qu’il n’est ni superflu ni injustifié d’essayer de faire voir comment la connaissance des processus psychiques que la psychanalyse nous a donnée permet dès à présent de comprendre le rôle des désirs homosexuels dans la genèse de la paranoïa. Des investigations récentes74
J. Sadger : « Ein Fall von multipler Perversion mit hysterischen Absenzen » (« Un cas de perversion multiple avec absences hystériques ») Jahrbuch für psychoanalyt. und psychopath. Forschungen, vol. II, 1910). — Freud : « Eine Kindheitserinnerung des Leonardo da Vinci », 1510 (« Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci », trad. Marie Bonaparte, Paris, Gallimard, 1927). ont attiré notre attention sur un stade par lequel passe la libido au cours de son évolution de l’autoérotisme à l’amour objectal75
Drei Abhandlungen zur Sexualtheorie 1905 (« Trois essais sur la théorie de la Sexualité »), traduction Reverchon, Paris, Gallimard. 1922.. On l’a appelé stade du narcissisme ; je préfère, quant à moi, le terme, peut-être moins correct mais plus court et plus euphonique de narcisme. Ce stade consiste en ceci : l’individu en voie de développement rassemble en une unité ses instincts sexuels, qui jusque-là agissaient sur le mode autoérotique, afin de conquérir un objet d’amour, et il se prend d’abord lui-même, il prend son propre corps, pour objet d’amour avant de passer au choix objectal d’une personne étrangère. Peut-être ce stade intermédiaire entre l’autoérotisme et l’amour objectal est-il inévitable au cours de tout développement normal, mais il semble que certaines personnes s’y arrêtent d’une façon insolitement prolongée, et que bien des traits de cette phase persistent chez ces personnes aux stades ultérieurs de leur développement. Dans ce « soi-même » pris comme objet d’amour, les organes génitaux constituent peut-être déjà l’attrait primordial. L’étape suivante conduit au choix d’un objet doué d’organes génitaux pareils aux siens propres, c’est-à-dire au choix homosexuel de l’objet ; puis, de là, à l’hétérosexualité. Ceux qui, plus tard, deviennent des homosexuels manifestes sont des hommes n’ayant jamais pu, — ainsi nous l’admettons, — se libérer de cette exigence que l’objet doive avoir les mêmes organes génitaux qu’eux-mêmes. Et les théories sexuelles infantiles, qui attribuent d’abord aux deux sexes les mêmes organes génitaux, doivent exercer sur ce fait une très grande influence.
Le stade du choix hétérosexuel de l’objet une fois atteint, les aspirations homosexuelles ne sont pas, comme on pourrait s’y attendre, suspendues ou arrêtées, mais simplement détournées de leur objectif sexuel et employées à d’autres usages. Elles se combinent alors avec certains éléments des instincts du moi, afin de constituer ensemble, à titre de composantes, « prenant sur eux appui »76
En allemand : « Angelehnte » Komponenten. (N. d. T.), les instincts sociaux. C’est ainsi que les aspirations homosexuelles représentent la contribution fournie par l’érotisme à l’amitié, à la camaraderie, à l’esprit de corps, à l’amour de l’humanité en général. On ne saurait deviner, d’après les relations sociales normales des hommes, de quelle importance sont ces contributions dérivées de l’érotisme, à la vérité d’un érotisme inhibé quant à son objectif sexuel. Mais il convient à ce propos de le remarquer : ce sont justement les homosexuels manifestes, et parmi eux précisément ceux qui combattent en eux-mêmes la tendance à exercer leur sensualité, lesquels se distinguent en prenant une part tout spécialement active aux intérêts généraux de l’humanité, à ces intérêts dérivés d’une sublimation de l’érotisme.
Dans mes « Trois essais sur la théorie de la sexualité », j’ai exprimé l’opinion que chacun des stades que la psychosexualité parcourt dans son évolution implique une possibilité de « fixation » et, par là, fournit les bases d’une prédisposition ultérieure à l’une ou l’autre psychonévrose. Les personnes qui ne se sont pas entièrement libérées du stade du narcissisme et qui, par suite, y ont une fixation pouvant agir à titre de prédisposition morbide, ces personnes sont exposées au danger qu’un flot particulièrement puissant de libido, lorsqu’il ne trouve pas d’autre issue pour s’écouler, sexualise leurs instincts sociaux et ainsi annihile les sublimations acquises au cours de l’évolution psychique. Tout ce qui provoque un courant rétrograde de la libido (« régression ») peut produire ce résultat : d’une part, qu’un renforcement collatéral de la libido homosexuelle soit amené du fait qu’on est déçu par la femme, ou bien que la libido homosexuelle soit directement endiguée par un échec dans les rapports sociaux avec les hommes, — ce sont là deux cas de « frustration » ; — d’autre part, qu’une exaltation générale de la libido vienne à se produire, exaltation trop intense pour que la libido puisse alors trouver à s’écouler par les voies déjà ouvertes, ce qui l’amène à rompre les digues au point faible de l’édifice. Comme nous voyons, dans nos analyses, les paranoïaques chercher à se défendre d’une telle sexualisation de leurs investissements instinctuels sociaux, nous sommes forcés d’en conclure que le point faible de leur évolution doit se trouver quelque part aux stades de l’autoérotisme, du narcissisme et de l’homosexualité, et que leur prédisposition morbide, peut-être plus exactement déterminable encore, réside en cet endroit. Aux déments précoces de Kraepelin (schizophrénie de Bleuler) il conviendrait d’attribuer une prédisposition analogue, et nous espérons par la suite trouver d’autres points de repère nous permettant de rapporter les différences existant entre les deux affections, quant à la forme et à l’évolution, à des différences correspondantes entre les fixations prédisposantes.
Nous considérons donc que ce fantasme de désir homosexuel : aimer un homme, constitue le centre du conflit dans la paranoïa de l’homme. Nous n’oublions cependant pas que la confirmation d’une hypothèse aussi importante ne pourrait se fonder que sur l’investigation d’un grand nombre de cas, où toutes les formes que peut revêtir la psychose paranoïaque seraient représentées. Aussi sommes-nous tout prêts à limiter, le cas échéant, notre assertion à un seul type de paranoïa. Il est néanmoins curieux de voir que les principales formes connues de la paranoïa puissent toutes se ramener à des façons diverses de contredire une proposition unique : « Moi (un homme) je l’aime (lui, un homme) », bien plus qu’elles épuisent toutes les manières possibles de formuler cette contradiction.
Cette proposition : « Je l’aime » (lui, l’homme) est contredite par :
a) Le délire de persécution, en tant qu’il proclame très haut : « Je ne l'aime pas, je le hais ». Cette contradiction qui, dans l’inconscient77
Dans la « langue fondamentale », comme dirait Schreber., ne saurait s’exprimer autrement, ne peut cependant pas, chez un paranoïaque, devenir consciente sous cette forme. Le mécanisme de la formation des symptômes dans la paranoïa exige que les sentiments, la perception internes, soient remplacés par une perception venant de l’extérieur. C’est ainsi que la proposition : « Je le hais » se transforme, grâce à la projection, en cette autre : « Il me hait (ou me persécute) », ce qui alors justifie la haine que je lui porte. Ainsi, le sentiment interne, qui est le véritable promoteur, fait son apparition à titre de conséquence d’une perception extérieure : « Je ne l’aime pas — je le hais, — parce qu’il me persécute. »
L’observation ne permet aucun doute à cet égard : le persécuteur n’est jamais qu’un homme auparavant aimé.
b) L'érotomanie qui, en dehors de notre hypothèse, demeure absolument incompréhensible, s’en prend à un autre élément de la même proposition :
« Ce n’est pas lui que j’aime, — c’est elle que j’aime. »
Et, en vertu du même besoin de projection, la proposition est transformée comme suit : « Je m’en aperçois, elle m’aime. »
« Ce n’est pas lui que j’aime, — c’est elle que j’aime, — parce qu’elle m’aime. »
Bien des cas d’érotomanie sembleraient s’expliquer par des fixations hétérosexuelles exagérées ou déformées, sans qu’il soit besoin de chercher plus loin, si notre attention n’était pas attirée par ce fait que toutes ces « amours » ne débutent pas par la perception interne que l’on aime, mais par la perception, venue de l’extérieur, que l’on est aimé. Dans cette forme de paranoïa, la proposition intermédiaire : « c’est elle que j’aime » peut également devenir consciente, parce qu’elle ne s’oppose pas diamétralement à la première comme lorsqu’il s’agit de haine ou d’amour. Il est après tout possible d’aimer à la fois lui et elle. C’est ainsi que la phrase substituée due à la projection : « elle m’aime », peut refaire place à cette phrase même de la langue fondamentale : « c’est elle que j’aime ».
c) Le troisième mode de contradiction est donné par le délire de jalousie, que nous pouvons étudier sous les formes caractéristiques qu’il affecte chez l’homme et chez la femme.
1° Envisageons d’abord le délire de jalousie alcoolique. Le rôle de l’alcool dans cette affection est des plus compréhensibles. Nous le savons : l’alcool lève les inhibitions et annihile les sublimations. Bien souvent, c’est après avoir été déçu par une femme que l’homme en vient à boire, mais cela revient à dire qu’en général il recourt au cabaret et à la compagnie des hommes qui lui procurent alors la satisfaction émotionnelle lui ayant fait défaut à domicile, auprès d’une femme. Ces hommes deviennent-ils, dans son inconscient, l’objet d’un investissement libidinal plus fort, il s’en défendra alors au moyen du troisième mode de la contradiction :
« Ce n’est pas moi qui aime l’homme, — c’est elle qui l’aime », — et il suspecte la femme d’aimer tous les hommes qu’il est lui-même tenté d’aimer.
La déformation de la projection n’a pas à jouer ici, puisque le changement dans la qualité de la personne qui aime suffit à projeter le processus entier hors du moi. Que la femme aime les hommes, voilà qui est le fait de la perception extérieure tandis que soi-même on n’aime point, mais qu’on haïsse, que l’on n’aime point telle personne, mais telle autre, voilà qui reste par contre le fait de la perception interne.
2° Le délire de jalousie de la femme se présente de façon tout à fait analogue.
« Ce n’est pas moi qui aime les femmes, c’est lui qui les aime. » La femme jalouse soupçonne l’homme d’aimer toutes les femmes qui lui plaisent à elle-même, en vertu de son homosexualité, et de son narcissisme prédisposant exacerbé. Dans le choix des objets qu’elle attribue à l’homme se manifeste clairement l’influence de l’âge où s’était autrefois effectuée la fixation : ce sont souvent des femmes âgées, impropres à l’amour réel, des rééditions des nurses, servantes, amies de son enfance, ou bien de ses sœurs et rivales.
On devrait croire qu’à une proposition composée de trois termes, telle que « je l’aime », il ne puisse être contredit que de trois manières. Le délire de jalousie contredit le sujet, le délire de persécution le verbe, l’érotomanie le complément. Mais il est pourtant encore une quatrième manière de contredire à cette proposition, c’est de rejeter la proposition tout entière.
« Je n’aime pas du tout et personne. » Or, comme il faut bien que la libido d’un chacun se porte quelque part, cette proposition semble psychologiquement équivaloir à la suivante : « Je n’aime que moi ». Ce mode de la contradiction donnerait le délire des grandeurs, que nous concevons comme étant une surestimation sexuelle du moi, et que nous pouvons ainsi mettre en parallèle avec la surestimation de l’objet d’amour qui nous est déjà familière78
Drei Abhandlungen zur Sexualtheorie, 1905 (Trois essais sur la théorie de la sexualité), traduction Reverchon, Paris, Gallimard, 1922. La même conception et les mêmes formules se retrouvent chez Abraham et chez Maeder dans les travaux précités de ces auteurs..
Il n’est pas sans importance, par rapport à d’autres parties de la théorie de la paranoïa, de constater qu’on trouve un élément de délire des grandeurs dans la plupart des autres formes de la paranoïa. Nous sommes en droit d’admettre que le délire des grandeurs est essentiellement de nature infantile, et que, au cours de l’évolution ultérieure, il est sacrifié à la vie en société ; aussi la mégalomanie d’un individu donné n’est-elle jamais réprimée avec autant de force que lorsque celui-ci est en proie à un amour violent.
Car, là où l'amour s’éveille meurt
Le moi, ce sombre despote79
« Denn wo die Lieb erwachet, stirbt das Ich, der finstere Despot. » — Djelaledin Roumi, traduit en allemand par Rüekert et cité d’après Kuhlenbeck : Introduction au 5e vol. des Œuvres de Giordano Bruno..
Revenons-en, après cette discussion relative à l’importance inattendue du fantasme homosexuel dans la paranoïa, à ces deux facteurs dans lesquels nous voulions au début voir les caractères essentiels de cette entité morbide : au mécanisme de la formation des symptômes et à celui du refoulement.
Pour commencer, nous n’avons aucun droit de supposer que ces deux mécanismes soient identiques et que la formation des symptômes suive la même voie que le refoulement, la même voie étant pour ainsi dire parcourue les deux fois en sens inverse. Il n’est d’ailleurs nullement vraisemblable qu’une telle identité existe, néanmoins, nous nous abstiendrons de toute opinion à cet égard avant d’avoir poursuivi nos investigations.
En ce qui concerne la formation des symptômes dans la paranoïa, le trait le plus frappant est ce processus qu’il convient de qualifier de projection. Une perception interne est réprimée et, en son lieu et place, son contenu, après avoir subi une certaine déformation, parvient à la conscience sous forme de perception venant de l’extérieur. Dans le délire de persécution, la déformation consiste en un retournement de l’affect ; ce qui devrait être ressenti intérieurement en tant qu’amour est perçu extérieurement en tant que haine. On serait tenté de considérer ce curieux phénomène comme l’élément le plus important de la paranoïa et comme en étant absolument pathognomonique, si l’on ne se remémorait deux faits. En premier lieu, la projection ne joue pas le même rôle dans toutes les formes de la paranoïa ; en second lieu, elle n’apparaît pas seulement au cours de la paranoïa, mais dans d’autres circonstances psychologiques encore ; de fait, une participation normale lui échoit à notre attitude à tous envers le monde extérieur. Car, lorsque nous recherchons les causes de certaines impressions sensorielles, non pas — ainsi que nous le faisons pour d’autres impressions de même ordre — en nous-mêmes, mais que nous les situons à l’extérieur, ce processus normal mérite également le nom de projection. Ainsi, rendus attentifs à ce fait qu’il s’agit, si nous voulons comprendre la projection, de problèmes psychologiques plus généraux, nous remettrons à une autre occasion l’étude de la projection et du même coup, celle du mécanisme de la formation des symptômes paranoïaques, et en reviendrons à cette autre question : quelle idée pouvons-nous nous faire du mécanisme du refoulement dans la paranoïa ? Je dirai dès maintenant que nous avons à juste titre renoncé temporairement à l’investigation de la formation des symptômes, car nous l’allons voir : le mode qu’affecte le processus du refoulement est bien plus intimement lié à l’histoire du développement de la libido et à la prédisposition qu’elle implique que le mode de la formation des symptômes.
Nous faisons, en psychanalyse, dériver les phénomènes pathologiques en général du refoulement. Si nous y regardons de plus près, nous serons amenés à décomposer ce que nous appelons « refoulement » en trois phases, trois concepts faciles à distinguer.
1° La première phase est constituée par la fixation qui précède et conditionne tout « refoulement ». La fixation réside en ce fait qu’un instinct ou une composante instinctive n’ayant pas accompli, avec l’ensemble de la libido, l’évolution normale à prévoir, demeure, en vertu de cette inhibition de développement, arrêtée a un stade infantile. Le courant libidinal en question se comporte alors, par rapport aux fonctions psychiques ultérieures, comme un courant appartenant au système de l’inconscient, comme un courant refoulé. Nous l’avons déjà dit : c’est dans de telles fixations des instincts que réside la prédisposition à la maladie ultérieure et, nous pouvons l’ajouter à présent, ces fixations déterminent surtout l’issue qu’aura la troisième phase du refoulement.
2° La deuxième phase du refoulement est constituée par le refoulement proprement dit, par le processus que nous avons envisagé de préférence jusqu’ici. Il émane des instances susceptibles de conscience, le plus hautement développées, du moi, et il peut en réalité être décrit comme étant une « répression après coup ». Ce processus donne l’impression d’être essentiellement actif, tandis que la fixation fait l’effet d’être un « resté en arrière » proprement passif. Ce qui succombe au refoulement, ce sont ou les dérivés psychiques de ces instincts primitivement « restés en arrière », ceci lorsque, par suite de leur renforcement, un conflit s’est élevé entre eux et le moi (ou les instincts en harmonie avec le moi), ou bien sont refoulées les aspirations psychiques qui, pour d’autres raisons, inspirent une vive aversion. Cette aversion n’aurait néanmoins pas pour conséquence le refoulement si un rapport ne s’établissait entre les aspirations désagréables et destinées à être refoulées, et celles qui le sont déjà. Quand tel est le cas, le rejet opéré par les aspirations conscientes et l’attrait exercé par les aspirations inconscientes collaborent au succès du refoulement. Les deux cas que nous distinguons ici sont peut-être moins tranchés en réalité, et peut-être une contribution plus ou moins grande de la part des instincts primitivement refoulés est-elle tout ce qui les distingue.
3° La troisième phase, la plus importante en ce qui touche les phénomènes pathologiques, est celle de l’échec du refoulement, de l'éruption en surface, du retour du refoulé, Cette éruption prend naissance au point où eut lieu la fixation et implique une régression de l’évolution de la libido jusqu’à ce point précis.
Nous avons déjà fait allusion à la multiplicité des points de fixation possibles : il en est autant que d’étapes dans l’évolution de la libido. Nous devrons nous attendre à trouver une multiplicité similaire des mécanismes du refoulement lui-même et du mécanisme de l'« éruption » (ou de la formation des symptômes), et nous pouvons dès à présent supposer qu’il ne nous sera pas possible de ramener toutes ces multiplicités à la seule histoire du développement de la libido.
Nous effleurons ainsi — il est facile de s’en apercevoir — le problème du « choix de la névrose », problème qu’il est par ailleurs impossible d’aborder sans travaux préliminaires d’une autre nature encore. Souvenons-nous que nous avons déjà traité des fixations, mais que nous avons laissé de côté la formation des symptômes, et bornons-nous à rechercher si l’analyse du cas de Schreber peut nous fournir quelques clartés sur le mécanisme de la régression proprement dite qui prévaut dans la paranoïa.
Au moment où la maladie atteignait son point culminant, sous l’influence de visions qui étaient « en partie d’une nature terrifiante, mais en partie aussi d’une indescriptible grandeur » (p. 73), Schreber acquit la conviction qu’une grande catastrophe, que la fin du monde était imminente. Des voix se mirent à lui dire que l’œuvre de 14.000 ans était à présent annihilée (p. 71) et que la trêve accordée à la terre ne serait plus que de 212 ans ; dans les derniers temps de son séjour à la maison de santé de Flechsig, il crut que ce laps de temps s’était déjà écoulé. Lui-même était le « seul homme réel survivant » et les quelques silhouettes humaines qu’il voyait encore, le médecin, les infirmiers et les malades, il les qualifiait d’ « ombres d’hommes miraculées et bâclées à la six-quatre-deux ». Le courant inverse se manifestait aussi à l’occasion ; on lui mit une fois entre les mains un journal où il put lire l’annonce de sa propre mort (p. 81), il existait lui-même sous une seconde forme, une forme inférieure, et c’est sous cette forme-là qu’il s’était un beau jour doucement éteint (p. 73). Mais la configuration du délire qui se cramponnait au moi et sacrifiait l’univers fut celle qui se montra être de beaucoup la plus forte. Schreber se forgea diverses théories pour s’expliquer cette catastrophe. Tantôt elle devait être amenée par un retrait du soleil qui glacerait la terre, tantôt occasionnée par un tremblement de terre qui détruirait tout ; dans ce dernier cas, Schreber, en tant que « voyant », serait appelé à jouer un rôle primordial, tout comme un autre prétendu voyant, lors du tremblement de terre de Lisbonne, en 1755 (p. 91). Ou bien encore c’était Flechsig qui était la cause de tout, car, grâce à ses manœuvres magiques, il avait semé la crainte et la terreur parmi les hommes, détruit les bases de la religion et amené la diffusion d’une nervosité et d’une immoralité générales, par suite de quoi des épidémies dévastatrices se seraient abattues sur l’humanité (p. 91). En tous cas, la fin du monde était la conséquence du conflit qui avait éclaté entre Flechsig et lui, ou bien — telle fut l’étiologie adoptée dans la seconde période du délire — elle découlait de son alliance désormais indissoluble avec Dieu ; elle constituait par conséquent le résultat nécessaire de sa maladie. Des années plus tard, Schreber étant rentré dans la vie sociale, il ne put découvrir, dans ses livres, ses cahiers de musique ni dans les autres objets usuels qui lui retombèrent entre les mains, rien qui fût compatible avec l’hypothèse d’un pareil abîme de néant temporel dans l’histoire de l’humanité : aussi finit-il par convenir que son opinion antérieure à cet égard n’était plus soutenable. « ... je ne peux m’empêcher de reconnaître que, vu de l’extérieur, tout semble pareil à autrefois. Mais, quant à savoir si une profonde modification interne n’a cependant pas eu lieu, voilà ce dont il sera question plus loin. » (p. 85). Il n’en pouvait pas douter : la fin du monde avait eu lieu pendant sa maladie, et l’univers qu’il voyait maintenant devant lui n’était, en dépit de toutes les apparences, plus le même.
On voit assez souvent surgir, au stade d’agitation de la paranoïa, de pareilles idées de catastrophe universelle80
Une « fin du monde », différemment motivées se manifeste aussi au comble de l’extase amoureuse (Cf. Tristan et Isolde de Wagner) ; c’est ici non pas le moi, mais l’objet unique qui absorbe tous les investissements autrement portés vers le monde extérieur.. Étant donnée notre conception des investissements libidinaux, et si nous nous laissons guider par l’estimation faite par Schreber lui-même des autres hommes en tant qu’« ombres d’hommes bâclés à la six-quatre-deux », il ne nous sera pas difficile d’expliquer ces catastrophes81
Cf. Abraham : « Die psychosexuellen Differenzen der Hysterie und der Dementia prœcox » (« Les différences psychosexuelles de l’hystérie et de la démence précoce »), Zentrablatt für Nervenh. und Psych., 1908. — Jung : « Zur Psychologie der Dementia prœcox » (« De la psychologie de la démence précoce »), 1907. — Le petit travail d'Abraham contient presque tous les points essentiels mis en valeur dans cette étude du cas de Schreber.. Le malade a retiré aux personnes de son entourage et au monde extérieur en général tout l'investissement libidinal orienté vers eux jusque-là ; aussi tout lui est-il devenu indifférent et comme sans relation à lui-même ; c’est pourquoi il lui faut s’expliquer l’univers, au moyen d’une rationalisation secondaire, comme étant « miraculé, bâclé à la six-quatre-deux ». La fin du monde est la projection de cette catastrophe interne, car l’univers subjectif du malade a pris fin depuis qu’il lui a retiré son amour82
Peut-être non seulement l’investissement libidinal, mais encore l’intérêt lui-même, c’est-à-dire encore l’investissement émané du moi. Voir plus bas la discussion de ce point..
Après que Faust a proféré la malédiction par laquelle il renonce au monde, le chœur des esprits se met à chanter :
Hélas ! hélas !
Tu l’as détruit,
Le bel univers,
D’un poing puissant ;
Il s’écroule, il tombe en poussière !
Un demi-dieu l’a fracassé !
Plus splendide,
Rebâtis-le
Des fils de la terre
Le plus puissant,
Rebâtis-le dans ton sein !83
Weh ! Weh !
Du hast sic zerstört,
Die schöne Welt,
Mit mächtiger Faust ;
Sic stürzt, sic zerfallt !
Ein Halbgott hat sie zaschlagen !
Mächtiger
Der Erdensöhne,
Prächtiger Baue sie wieder,
In deinem Busen baue sie auf !
(Faust, 1 Ière partie.)
Et le paranoïaque rebâtit l’univers, non pas à la vérité plus splendide, mais du moins tel qu’il puisse de nouveau y vivre. Il le rebâtit au moyen de son travail délirant. Ce que nous prenons pour la production morbide, la formation du délire, est en réalité la tentative de guérison, la reconstruction. Son succès, après la catastrophe, est plus ou moins grand, il n’est jamais total ; pour parler comme Schreber, l’univers a subi « une profonde modification interne ». Cependant, l’homme malade a reconquis une relation aux personnes et aux choses de ce monde, et souvent ses sentiments sont des plus intenses, bien qu’ils puissent être à présent hostiles là où ils étaient autrefois sympathiques et affectueux. Nous pouvons donc dire que le processus propre au refoulement consiste dans ce fait que la libido se détache de personnes — ou de choses — auparavant aimées. Ce processus s’accomplit en silence, nous ne savons pas qu’il a lieu, nous sommes contraints de l’inférer des processus qui lui succèdent. Ce qui attire à grand bruit notre attention, c’est le processus de guérison qui supprime le refoulement et ramène la libido aux personnes mêmes qu’elle avait délaissées. Il s’accomplit dans la paranoïa par la voie de la projection. Il n’était pas juste de dire que le sentiment réprimé au-dedans fût projeté au dehors ; on devrait plutôt dire, nous le voyons à présent, que ce qui a été aboli au-dedans revient du dehors. L’investigation approfondie du processus de la projection, que nous avons remise à une autre fois, nous apportera sur ce point les certitudes qui nous manquent encore.
En attendant, nous devrons nous estimer satisfaits de ce que l’intelligence nouvelle des faits, que nous venons d’acquérir, nous conduise à toute une série de discussions nouvelles.
1) Nous nous dirons d’abord, à première vue, que le détachement de la libido ne doit pas se produire exclusivement dans la paranoïa, ni avoir, lorsqu’il se produit ailleurs, des conséquences aussi désastreuses. Il est fort bien possible que le détachement de la libido constitue le mécanisme essentiel et régulier de tout refoulement : nous n’en savons rien, tant que les autres maladies par refoulement n’auront pas été soumises à une investigation analogue. Mais ceci est certain que, dans la vie psychique normale (et pas seulement dans les périodes de deuil), nous retirons sans cesse notre libido de certaines personnes ou de certains objets, sans pour cela tomber malades. Quand Faust renonce au monde avec les malédictions que l’on sait, il n’en résulte pas de paranoïa ou de névrose, il ne s’ensuit chez lui qu’un « état d’âme » particulier. Le détachement de la libido ne saurait ainsi être en lui-même le facteur pathogène de la paranoïa, il faut qu’il présente en outre un caractère spécial permettant de différencier le « détachement paranoïaque » de la libido des autres modes du même processus. Il n’est pas difficile de trouver le caractère en question. Quel est en effet le remploi que subit la libido détachée de l’objet et devenue libre ? Un être normal cherchera aussitôt un substitut à l’attachement qu’il a perdu ; jusqu’à ce qu’il ait réussi à en trouver un, la libido libre restera flottante en son psychisme, où elle produira des états de tension et influera sur l’humeur. Dans l’hystérie, l’appoint de libido devenu libre se transforme en influx nerveux corporels ou en angoisse. Mais, dans la paranoïa, un indice clinique nous fait voir à quel usage particulier est employée la libido, après avoir été retirée de l’objet. Il faut ici nous en souvenir : dans la plupart des cas de paranoïa il y a un élément de délire des grandeurs, et le délire des grandeurs peut à lui tout seul constituer une paranoïa. Nous en conclurons que, dans la paranoïa, la libido devenue libre se fixe sur le moi, qu’elle est employée à l’amplification du moi. Ainsi le stade du narcissisme qui nous est déjà connu comme étant l’un des stades de l’évolution de la libido, et dans lequel le moi du sujet était l’unique objet sexuel, est à nouveau atteint. C’est en vertu de ce témoignage fourni par la clinique que nous l’admettons : les paranoïaques possèdent une fixation au stade du narcissisme, nous pouvons dire que la somme de régression qui caractérise la paranoïa est mesuré par le chemin que la libido doit parcourir pour revenir de l’homosexualité sublimée au narcissisme.
2) On pourrait encore objecter, et ce serait très naturel, que, dans le cas de Schreber, comme dans beaucoup d’autres cas d’ailleurs, le délire de persécution (qui a pour objet Flechsig) se manifeste incontestablement plus tôt que le fantasme de la fin du monde, de telle sorte que le soi-disant retour du refoulé précéderait le refoulement lui-même, ce qui est évidemment un non-sens. Afin de réfuter cette objection, il nous faut quitter la région des généralisations et descendre jusqu’aux détails, certes infiniment plus complexes, des circonstances réelles. Or, un tel détachement de la libido peut aussi bien — il nous faut l’admettre — être un processus partiel, un retrait de la libido d’un seul complexe, qu’un processus général. Le détachement partiel doit être de beaucoup le plus fréquent et servir de prélude au détachement général, étant donné que les circonstances de la vie réelle ne fournissent l’occasion que de ce détachement partiel. Et le processus peut se borner au détachement partiel ou bien s’étendre à un détachement général, ce qu'alors proclame le délire des grandeurs. Toujours est-il que, dans le cas de Schreber, le fait que la libido se soit détachée de la personne de Flechsig peut bien avoir constitué le processus premier, immédiatement suivi de l’apparition du délire ; par le délire est alors ramenée à Flechsig la libido (mais précédée d’un signe négatif qui constitue l’empreinte du refoulement accompli), et ainsi s’annule l'œuvre de la répression. C’est alors qu’éclate à nouveau le combat du refoulement, mais cette fois avec des armes plus puissantes. Car l’objet qui est cette fois l’objet du combat est le plus important du monde extérieur : d’une part, il voudrait tirer à soi toute la libido, d’autre part, il mobilise contre lui toutes les résistances : aussi la bataille qui fait rage autour de ce seul objet devient-elle comparable à un engagement général à l’issue duquel la victoire du refoulement s’exprime par la conviction que l’univers est anéanti et que survit le moi seul. Et si l’on passe en revue les constructions ingénieuses que le délire de Schreber édifie sur le terrain religieux (la hiérarchie de Dieu, — les âmes éprouvées, — les vestibules du ciel, — le Dieu inférieur et le Dieu supérieur), on peut évaluer rétrospectivement la richesse des sublimations qui ont été anéanties en lui par cette catastrophe du détachement général de la libido.
3) Une troisième objection, qui s’appuie sur les points de vue que nous venons d’exposer, est la suivante : nous pouvons nous demander si le fait que la libido se détache complètement du monde extérieur suffit à expliquer la fin du monde ; l’efficacité de ce processus peut-elle être telle et les investissements du moi, qui sont conservés dans ce cas, ne devraient-ils pas suffire à maintenir les rapports avec le monde extérieur ? Pour réfuter cette objection, il faut, ou bien faire coïncider ce que nous appelons investissement libidinal (intérêt dérivé de sources érotiques) avec l’intérêt tout court, ou bien admettre qu’un trouble important dans la répartition de la libido puisse amener, par induction, un trouble correspondant dans les investissements du moi. Or, ce sont là des problèmes devant lesquels nous sommes encore désemparés. La question serait tout autre si nous pouvions nous appuyer sur quelque solide doctrine des instincts. Mais nous ne possédons à la vérité encore rien de semblable. Nous concevons l’instinct comme étant une notion limitrophe entre le somatique et le psychique, nous voyons en lui le représentant psychique de forces organiques. Et nous admettons la façon populaire de distinguer entre instincts du moi et instincts sexuels, distinction qui semble concorder avec la double orientation biologique possédée par tout être vivant aspirant, d’une part, à sa conservation propre, d’autre part, à la perpétuation de l’espèce. Mais tout ce qu’on dit de plus n’est qu’hypothèses, hypothèses que nous édifions et que nous laissons ensuite volontiers tomber, hypothèses édifiées afin de nous orienter dans le chaos des obscurs processus psychiques. Et nous espérons justement que l’investigation psychanalytique des processus psychiques morbides nous imposera certaines conclusions relatives aux questions que soulève la doctrine des instincts. Ces recherches, cependant, sont encore bien nouvelles et ne sont le fait que de chercheurs isolés : aussi n’ont-elles pu encore réaliser l'espoir que nous mettons en elles. On ne peut pas davantage nier que des troubles de la libido puissent réagir sur les investissements du moi qu’on ne saurait nier la possibilité inverse : que des modifications anormales du moi puissent amener des troubles secondaires ou induits dans les processus libidinaux. De fait, il est même probable que des processus de cet ordre constituent le caractère distinctif de la psychose. Nous ne saurions dès à présent dire ce qui peut s’appliquer ici à la paranoïa. Je voudrais attirer encore l’attention sur un seul point. On ne saurait prétendre que le paranoïaque, même lorsqu’il atteint au comble du refoulement, retirât intégralement son intérêt au monde extérieur, comme c’est le cas dans certaines autres formes de psychoses hallucinatoires (Amentia de Meynert). Il perçoit le monde extérieur, il se rend compte des changements qu’il y voit se produire, les impressions qu’il en reçoit l’incitent à en édifier des théories explicatives (les « ombres d’hommes bâclées à la six-quatre-deux » de Schreber). C’est pourquoi je considère comme infiniment plus probable d’expliquer la relation modifiée du paranoïaque au monde extérieur uniquement ou principalement par la perte de l’intérêt libidinal.
4) Étant donné la parenté étroite qui relie la démence précoce à la paranoïa, il est impossible de ne pas se demander jusqu’à quel point notre conception de la paranoïa réagira sur la conception de la démence précoce. Je pense que Kraepelin eut parfaitement raison de séparer une grande partie de ce qui jusqu’alors avait été appelé paranoïa et de le fondre, avec la catatonie et d’autres entités morbides, en une nouvelle unité clinique, bien qu’à la vérité le nom de démence précoce soit tout particulièrement mal choisi pour désigner celle-ci. Le terme de schizophrénie, créé par Bleuler, pour désigner le même ensemble d’entités morbides prête également à cette critique : le terme de schizophrénie ne nous paraît bon qu’aussi longtemps que nous oublions son sens littéral. Car sans cela il préjuge de la nature de l’affection en employant pour la désigner un caractère de celle-ci théoriquement postulé, un caractère de plus, qui n’appartient pas à cette affection seule, et qui, à la lumière d’autres considérations, ne saurait être regardé comme son caractère essentiel. Mais il importe au fond assez peu que nous appelions d’une façon ou d’une autre les tableaux cliniques. Il me paraît plus essentiel de conserver la paranoïa comme entité clinique indépendante, en dépit du fait que son tableau clinique se complique si souvent de traits schizophréniques. Car, du point de vue de la théorie de la libido, on peut la séparer de la démence précoce et par une autre localisation de la fixation prédisposante et par un autre mécanisme du retour du refoulé (formation des symptômes), bien que le refoulement proprement dit présente dans les deux cas ce même caractère essentiel et spécial : le détachement de la libido du monde extérieur et sa régression vers le moi. Je crois que le nom le plus approprié à la démence précoce serait celui de paraphrénie, terme d’un sens quelque peu indéterminé, et qui exprime le rapport existant entre cette affection et la paranoïa (dont la désignation n’est plus à changer), et qui, de plus, rappelle l’hébéphrénie qui y est maintenant comprise. Il est vrai qu’on a déjà proposé ce terme pour désigner autre chose, mais peu importe, puisque d’autres emplois du terme n’ont pas réussi à s’imposer.
Abraham l’a exposé de façon convaincante84
Dans l’essai dont il a déjà été fait mention. : le fait que la libido se détourne du monde extérieur constitue un caractère particulièrement net de la démence précoce. De ce caractère, nous inférons que le refoulement s’est effectué par détachement de la libido. La phase d’agitation hallucinatoire nous apparaît ici encore comme constituant un combat entre le refoulement et une tentative de guérison qui cherche à ramener la libido vers les objets. Jung, avec une extraordinaire acuité analytique, a reconnu, dans les « délires » et dans les stéréotypies motrices de ces malades, les résidus, auxquels ils se cramponnent convulsivement, des investissements objectaux d’autrefois. Mais cette tentative de guérison, que les observateurs prennent pour la maladie elle-même, ne se sert pas, comme le fait la paranoïa, de la projection, mais du mécanisme hallucinatoire (hystérique). C’est là un des grands caractères différentiels de la démence précoce d’avec la paranoïa, caractère susceptible d’une élucidation génétique si l’on aborde le problème d’un autre côté. L’évolution terminale de la démence précoce, lorsque cette affection ne reste pas trop circonscrite, nous fournit le second caractère différentiel. Elle est en général moins favorable que celle de la paranoïa, la victoire ne reste pas, comme dans cette dernière affection, à la reconstruction, mais au refoulement. La régression ne se contente pas d’atteindre au stade du narcissisme (qui se manifeste par le délire des grandeurs), elle va jusqu’à l’abandon complet de l’amour objectal et au retour à l’autoérotisme infantile. La fixation prédisposante doit, par suite, se trouver plus loin en arrière que dans la paranoïa, être située quelque part au début de l’évolution primitive qui va de l’autoérotisme à l’amour de l’objet. En outre, il n’est nullement vraisemblable que les impulsions homosexuelles que nous rencontrons si fréquemment, peut-être même invariablement, dans la paranoïa, jouent un rôle d’importance égale dans l'étiologie de la démence précoce, affection d’un caractère infiniment moins circonscrit.
Nos hypothèses relatives aux fixations prédisposantes dans la paranoïa et la paraphrénie permettent de le comprendre aisément : un malade peut commencer par présenter des symptômes paranoïaques et cependant évoluer jusqu’à la démence précoce ; ou bien les phénomènes paranoïaques et schizophréniques peuvent se combiner dans toutes les proportions possibles, de telle sorte qu’un tableau clinique tel que celui offert par Schreber en résulte, tableau clinique qui mérite le nom de démence paranoïde. Le fantasme de désir et les hallucinations, d’une part, en effet, sont des traits d’ordre paraphrénique ; mais la cause occasionnelle et l'issue de la maladie de Schreber, ainsi que le mécanisme de la projection, sont de nature paranoïaque. Plusieurs fixations peuvent en effet s’être produites au cours de l’évolution, et elles peuvent, l’une après l’autre, devenir le point faible par où la libido refoulée fait éruption, en commençant sans doute par les fixations acquises le plus tard et en en venant, à mesure que la maladie évolue, aux fixations les plus primitives et les plus proches du point de départ. On aimerait savoir à quelles conditions particulières fut due l’issue relativement favorable de cette psychose, car on ne se résout pas volontiers à l’inscrire entièrement à l’actif de quelque chose d’aussi accidentel que l'« amélioration par changement de résidence »85
Cf. Riklin : « Uber Versetzungsbesserrungen », « Des améliorations par changement de résidence », Psychiatrisch-neurologische Wochenschrift, 1905, Nos 16-18., qui se produisit après que Schreber eût quitté la maison de santé de Flechsig. Mais nous connaissons trop imparfaitement les détails intimes de cette histoire de malade pour pouvoir répondre à cette intéressante question. On pourrait cependant supposer que ce qui permit à Schreber de se réconcilier avec son fantasme homosexuel, et par là lui ouvrit la voie d’une sorte de guérison, ce fut le fait que son complexe paternel était dans l’ensemble plutôt positif et que, en réalité, ses rapports avec un père en somme excellent n’avaient sans doute été troublés, dans les dernières années de la vie de celui-ci, par aucun nuage.
Ne craignant pas davantage ma propre critique que je ne redoute celle des autres, je n’ai aucune raison de taire une coïncidence qui fera peut-être tort à notre théorie de la libido dans l’esprit de beaucoup de lecteurs. Les « rayons de Dieu » schrébériens, qui se composent de rayons de soleil, de fibres nerveuses et de spermatozoïdes condensés ensemble, ne sont au fond que la représentation concrétisée et projetée au dehors d’investissements libidinaux, et ils prêtent au délire de Schreber une frappante concordance avec notre théorie. Que le monde doive prendre fin parce que le moi du malade attire à soi tous les rayons et — plus tard, lors de la période de reconstruction — la crainte anxieuse qu’éprouve Schreber à l’idée que Dieu pourrait relâcher la liaison établie avec lui à l’aide des rayons, tout ceci, comme bien d’autres détails du délire de Schreber, ressemble à quelque perception endopsychique de ces processus desquels j’ai admis l’existence, hypothèse qui nous sert de base à la compréhension de la paranoïa. Je puis cependant en appeler au témoignage d’un de mes amis et collègues : j’avais édifié ma théorie de la paranoïa avant d’avoir pris connaissance du livre de Schreber. L’avenir dira si la théorie contient plus de folie que je ne le voudrais, ou la folie plus de vérité que d’autres ne sont aujourd’hui disposés à le croire.
Enfin, je ne voudrais pas conclure ce travail, qui n’est, encore une fois, qu’un fragment d’un plus grand ensemble, sans rappeler deux propositions principales que la théorie libidinale des névroses et des psychoses tend de plus en plus à prouver : les névroses émanent essentiellement d’un conflit entre le moi et l’instinct sexuel, et les formes qu’elles revêtent portent l’empreinte de l’évolution suivie par la libido, — et par le moi.
Appendice
En écrivant cet essai sur le cas du Président Schreber, je me suis volontairement borné à un minimum d’interprétation, et je suis, par suite, convaincu que tout lecteur familier avec la psychanalyse en aura saisi, d’après le matériel que j’ai exposé, plus que je n’en ai expressément dit, et qu’il ne lui sera pas difficile de rassembler les fils épars et de tirer des conclusions que je ne fais qu’indiquer. Par un heureux hasard, l’attention de quelques autres collaborateurs de la même revue scientifique où cette étude parut avait été attirée sur l’autobiographie de Schreber, et nous pouvons soupçonner, en lisant ces autres essais, tout ce qui reste à puiser dans le trésor de fantasmes et d’idées délirantes de ce paranoïaque si hautement doué86
Cf. Jung : « Wandlungen und Symbole der Libido » (« Métamorphoses et symboles de la libido »), Jahrbuch für psychoanalytische und psychopathologische Forschungen, III (1911), pp. 164 et 207. — Spielrein : « Uber den psychischen Inhalt eines Falles von Schizophrénie » (« Du contenu psychique d’un cas de schizophrénie ») (loc. c. p. 350)..
Depuis que j”ai publié ce travail sur Schreber, un livre qui m’est tombé sous la main m’a permis d’enrichir mes connaissances et m’a mis en état de voir les rapports nombreux qui relient l’une de ses croyances délirantes à la mythologie. Je mentionne la relation toute particulière que le malade croit avoir avec le soleil, et je me vois forcé de considérer celui-ci comme un « symbole paternel » sublimé. Le soleil lui parle un langage humain et se révèle ainsi à lui comme étant un être animé. Schreber hurle au soleil des injures et des menaces ; il assure encore que ses rayons pâlissent devant lui quand, tourné vers le soleil, il lui parle à haute voix. Après sa « guérison », il se vante de pouvoir en tout repos fixer le soleil et de n’en être que modérément ébloui, ce qui ne lui était bien entendu pas possible auparavant87
Note de la p. 139 des Mémoires d’un névropathe..
C’est ce privilège délirant d’être capable de fixer le soleil sans en être ébloui qui présente un intérêt mythologique. Salomon Reinach88
Cultes, mythes et religions (1908), tome III, p. 80. D’après Relier : « Tiere des Altertums » (« Les animaux dans l’antiquité »). dit, en effet, que les naturalistes de l’antiquité ne concédaient ce pouvoir qu’à l’aigle seul, lequel, en tant qu’habitant des couches les plus hautes de l’atmosphère, leur semblait en rapport particulièrement intime avec le ciel, le soleil et l’éclair89
On plaçait des effigies d’aigles au plus haut sommet des temples : c’étaient des sortes de paratonnerres « magiques » (Salomon Rei,ach, loc. c.).. Nous apprenons aux mêmes sources que l’aigle soumet à une épreuve ses aiglons avant de les reconnaître pour ses fils légitimes. S’ils ne peuvent regarder le soleil sans cligner des paupières, ils sont jetés hors de l’aire.
Le sens qu’il convient d’attribuer à ce mythe ne saurait souffrir aucun doute. On y attribue à l’animal une coutume consacrée par la religion, propre à l’homme. Ce que l’aigle fait en effet subir à ses aiglons, c’est une ordalie, une épreuve relative à la paternité. Nous savons que de telles épreuves étaient en usage chez les peuples les plus divers de l’antiquité. Ainsi, les Celtes riverains du Rhin avaient coutume de confier leurs nouveau-nés aux flots du fleuve, afin de se convaincre qu’ils étaient vraiment de leur sang. La tribu des Psylles, qui occupait l'emplacement de la Tripoli actuelle, et qui se vantait d’avoir pour ancêtres des serpents, exposait ses enfants au contact de ces mêmes serpents : les enfants vraiment issus d’eux n’étaient pas mordus ou bien se remettaient bien vite des suites de leurs morsures90
Les références se trouvent dans Reinach, loc. c., Tome III et Tome Ier, p. 74..
Si nous voulons comprendre sur quoi se fondent de telles épreuves, il nous faut approfondir le mode de penser totémique des peuples primitifs. Le totem — l’animal ou bien la force de la nature conçue sur le mode animiste, et que la tribu regarde comme son ancêtre — épargne les membres de cette tribu parce qu’ils sont ses enfants ; lui-même est vénéré par eux et éventuellement par eux épargné. Nous touchons là à une matière qui me semble autoriser l’espérance d’arriver à une compréhension psychanalytique des origines de la religion.
L’aigle, quand il fait regarder à ses aiglons le soleil et exige qu’ils ne soient point éblouis par son éclat, se comporte ainsi comme un descendant du soleil qui soumettrait ses enfants à l’épreuve de l’ancêtre. Et lorsque Schreber se vante de pouvoir impunément et sans en être ébloui fixer le soleil, il a retrouvé là une vieille expression mythologique de sa relation filiale au soleil et nous confirme à nouveau notre interprétation du soleil, symbole du père. Souvenons-nous par ailleurs que Schreber, au cours de sa maladie, exprime ouvertement son orgueil familial : « Les Schreber appartiennent à la plus haute noblesse du ciel »91
Die Schrebers gehören dem höchsten himmlischen Adel an, Addel (noblesse) rappelle Adler (aigle), littéralement, en allemand, oiseau noble., que de plus, nous l’avons vu, son absence d’héritiers dut constituer une des raisons bien humaines qui causèrent sa maladie à l’occasion d’un fantasme de désir féminin. Nous saisirons alors avec netteté quel lien relie son privilège délirant de pouvoir fixer le soleil aux bases mêmes sur lesquelles s’édifia sa maladie.
Ce petit post-scriptum à l’analyse d’une paranoïa nous fait voir combien Jung a raison lorsqu’il affirme que les forces édificatrices des mythes de l’humanité ne sont pas épuisées, mais aujourd’hui encore, dans les névroses, engendrent les mêmes productions psychiques qu’aux temps les plus reculés. Je répéterai ici ce que j’ai dit ailleurs92
« Zwangshandlungen und Religionsübungen », 1907 (« Actes obsédants et exercices religieux »), traduction Marie Bonaparte parue a la suite de l'Avenir d’une illusion, Paris, Denoel et Steele, 1932. : il en est de même des forces édificatrices des religions. Et je crois que le moment sera bientôt venu d’étendre encore un principe que nous, psychanalystes, avons depuis longtemps énoncé, et d’ajouter à ce qu’il impliquait d’individuel, d’ontogénique, une amplification anthropologique, phylogénique. Nous disions : dans le rêve et dans la névrose se retrouve l’enfant avec toutes les particularités qui caractérisent son mode de penser et sa vie affective. Nous ajouterons aujourd’hui : et nous y retrouvons encore l’homme primitif, sauvage, tel qu’il nous apparaît à la lumière des recherches archéologiques et ethnographiques.