Le thème des trois coffrets1

I.

Deux scènes de Shakespeare, l'une gaie, l'autre tragique, m'ont donné dernière­ment l'occasion de poser un petit problème et de le résoudre.

La scène gaie est celle du choix que les prétendants, dans Le Marchand de Venise, doivent faire entre trois coffrets. La jeune et sage Portia est obligée, par la volonté de son père, de ne prendre pour époux parmi ses prétendants que celui qui, de trois coffrets qu'on lui présente, saura choisir le bon. Les trois coffrets sont d'or, d'argent et de plomb ; le bon est celui qui contient le portrait de la jeune fille. Deux des con­currents se sont déjà retirés sans succès, ils avaient choisi l'or et l'argent. Bassanio, le troisième, se décide pour le plomb ; par là, il obtient la fiancée qui, avant même l'épreuve du sort, avait éprouvé un penchant pour lui. Chacun des prétendants avait, dans un discours, donné les motifs de son choix vantant le métal préféré et diminuant le mérite des deux autres. La plus difficile des tâches était par là échue à l'heureux concurrent ; ce qu'il trouve à dire pour magnifier le plomb par rapport à l'or et à l'argent est peu de chose et semble forcé. Si, dans la pratique de la psychanalyse, nous rencontrions un discours de ce genre, nous ne manquerions pas de flairer, derrière ces raisons peu satisfaisantes, des motifs secrètement dissimulés.

Shakespeare n'a pas, lui-même, inventé le thème des trois coffrets ; il l'a pris dans un récit des Gesta Romanorum, où une jeune fille tente ce même choix pour con­quérir le fils de l'empereur 2. Et, là aussi, c'est le troisième métal, le plomb, qui porte la chance. Il n'est pas difficile de deviner qu'il s'agit ici d'un vieux thème, dont il y a lieu de chercher l'interprétation, la dérivation, et ce à quoi il faut le ramener. Une première conjecture sur ce que peut bien signifier ce choix entre l'or, l'argent et le plomb trouve son expression dans une remarque de Ed. Stucken 3, lequel s'est occupé de cette même matière dans une dissertation étendue. Voici ce qu'il en dit : « Ce que sont les trois prétendants de Portia, leur choix le montre clairement : le prince du Maroc choisit le coffre d'or : il est le soleil ; le prince d'Aragon choisit le coffret d'ar­gent : il est la lune ; Bassanio choisit le coffret de plomb : il est l'enfant des étoiles. » Pour soutenir cette interprétation, il cite un épisode du poème épique populaire esthonien Kalewipoeg, dans lequel les trois prétendants sont représentés sans aucun déguisement comme soleil, lune et fils des étoiles (« le fils de l'étoile polaire ») et où, de même, la fiancée est accordée au troisième.

Notre petit problème nous aurait-il ainsi orientés vers un mythe astral ? Quel dommage de ne pouvoir nous contenter de cette explication ! Le problème continue à se poser, car nous ne croyons pas, ainsi que le font tant de mythologues, que les mythes aient été lus dans le ciel et en descendent ; nous jugeons plutôt, avec O. Rank 4, qu'ils ont été projetés au ciel après avoir surgi ailleurs dans des conditions purement humaines. Et c'est à ce fond humain que va notre intérêt.

Revenons-en à notre sujet. Dans le poème esthonien comme dans le récit des Gesta Romanorum, il s'agit du choix que fait une jeune fille entre trois prétendants. Dans la scène du Marchand de Venise, il semble que ce soit le même thème, mais, en même temps, apparaît ici une sorte de renversement de ce thème : c'est un homme qui choisit entre trois coffrets. Si nous avions affaire à un rêve, nous penserions aussitôt que ces coffrets sont des femmes, des symboles de l'essentiel chez la femme, donc de la femme elle-même, comme il en est en général des boîtes, cassettes, corbeilles, etc. Si nous nous permettons d'admettre dans notre mythe aussi ce remplacement symbo­lique, la scène des coffrets dans Le Marchand de Venise aura vraiment subi le renver­sement que nous avons supposé. D'un seul coup, et comme il n'arrive d'ordinaire que dans les contes de fées, nous avons dépouillé notre thème de son revêtement astral, et nous voyons à présent qu'il traite un thème humain : le choix que fait un homme entre trois femmes.

Mais tel est le sujet même d'une autre scène de Shakespeare dans l'un de ses drames les plus émouvants ; il ne s'agit plus cette fois du choix d'une fiancée et, néanmoins, on retrouve ici de secrètes analogies avec le choix des coffrets dans le Marchand de Venise. Le vieux roi Lear se décide, de son vivant encore, à partager son royaume entre ses trois filles, et ceci en proportion de l'amour qu'elles sauront lui manifester. Les deux aînées, Goneril et Régane, s'épuisent en protestations d'amour et en vantardises ; la troisième, Cordélia, s'y refuse. Le père devrait reconnaître et ré­compenser cet amour silencieux et effacé de la troisième, mais il le méconnaît, il re­pousse Cordélia et partage le royaume entre les deux autres, pour son propre malheur et celui de tous. N'y a-t-il pas là de nouveau une scène représentant le choix entre trois femmes, dont la plus jeune se trouve être la meilleure et la plus parfaite ?

Aussitôt nous viennent à l'esprit d'autres scènes prises dans des mythes, des contes ou des poèmes, lesquelles ont pour sujet cette même situation. Ainsi, le berger Pâris a le choix entre trois déesses dont il déclare la troisième la plus belle. Cendrillon, de même, est, elle aussi, la plus jeune des sœurs, que le fils du roi préfère aux deux autres. Psyché, dans la fable d’Apulée, est la plus belle et la plus jeune des trois sœurs, Psyché, d'une part, révérée comme une Aphrodite devenue femme, d'autre part, traitée par cette déesse elle-même comme Cendrillon par sa marâtre, obligée de trier un tas de graines mélangées et y parvenant grâce à l'aide de petits animaux (des pigeons pour Cendrillon 5, et pour Psyché 6 des fourmis). Celui qui voudrait faire d'autres recherches sur ce sujet saurait certainement trouver, sous d'autres aspects encore, ce même thème, avec conservation de ses traits essentiels.

Contentons-nous de Cordélia, d'Aphrodite, de Cendrillon et de Psyché ! Les trois femmes, dont la plus jeune est la plus parfaite, il faut en quelque sorte les considérer comme de même essence puisqu'on les présente comme trois sœurs. Si, chez Lear, il s'agit des trois filles de celui qui choisit, cela ne doit pas nous égarer et n'a peut-être pas d'autre importance que d'exprimer ce fait que Lear est un homme âgé. Il n'est pas facile autrement de faire accomplir à un vieil homme un choix entre trois femmes ; voilà pourquoi on présente ici les trois sœurs comme ses filles.

Mais qui donc sont ces trois sœurs et pourquoi est-ce sur la troisième que le choix doit tomber ? Si nous pouvions répondre à cette question, nous posséderions l'inter­prétation cherchée. Cependant, nous nous sommes déjà une fois servis de la techni­que psychanalytique, lorsque nous avons comparé symboliquement les trois coffrets à trois femmes. Ayons le courage de poursuivre dans ce sens, et nous entrerons dans une voie qui, tout en nous faisant d'abord rencontrer de l'imprévu et de l'incom­préhensible, nous mènera par des détours peut-être à quelque but.

Il pourra paraître surprenant que cette troisième femme, si parfaite, possède, dans bien des cas, outre sa beauté, encore certaines particularités. Ce sont des qualités qui semblent tendre à faire partie de quelque ensemble, sans, toutefois, que nous puis­sions nous attendre à les rencontrer à un degré égal dans chaque exemple. Cordélia se fait indistincte, peu apparente, comme le plomb ; elle reste muette, elle « aime et se tait ». Cendrillon se cache pour qu'on ne puisse pas la trouver. Nous pouvons peut-être assimiler le fait de se cacher à celui d'être muet. Mais ce ne seraient encore là que deux cas sur les cinq que nous avons choisis. Cependant, chose remarquable, nous trouvons encore une allusion à des particularités analogues dans deux autres cas Nous avons déjà comparé au plomb Cordélia, qui se tient obstinément à l'écart. Or, dans le discours que fait Bassanio pendant son choix des coffrets, il est dit du plomb, d'une façon que rien ne prépare :

« Thy paleness moves me more than eloquence. » (Plainness, selon un autre texte.)

C'est-à-dire : Ta pâleur ou ta simplicité, me touche plus que l'éloquence (c'est-à-dire que les manières criardes des deux autres).

L'or et l'argent sont « bruyants » ; le plomb est muet comme Cordélia, vraiment, qui « aime et se tait » 7.

Rien, dans les récits grecs anciens du jugement de Pâris, ne trahit une semblable réserve chez Aphrodite. Chacune des trois déesses parle au jeune homme et cherche à le gagner par des promesses. Mais, dans une version toute moderne de cette même scène, ce trait qui nous a frappé chez la troisième femme reparaît assez singulière­ment. Dans le libretto de la Belle Hélène, Pâris, après avoir rendu compte des tenta­tives de séduction des deux autres déesses, raconte comment Aphrodite s'est comportée dans ce tournoi pour le prix de beauté :

La troisième, ah ! la troisième...

La troisième ne dit rien.

Elle eut le prix tout de même...

Calchas, vous m'entendez bien ?

Nous décidons-nous à voir les particularités de la troisième concentrées dans le « mutisme », la psychanalyse nous le dira : le mutisme en rêve est une représentation usuelle de la mort 8.

Il y a plus de dix ans, un homme d'une haute intelligence me communiqua un rêve qu'il comptait apporter comme preuve à l'appui de la nature télépathique des rêves. Il avait vu en rêve un ami absent dont il était sans nouvelles depuis longtemps et lui avait fait d'amers reproches sur son silence. L'ami ne lui avait pas répondu. Or, il s'avéra par la suite qu'environ au moment où ce rêve avait été rêvé, l'ami s'était suicidé. Laissant de côté le problème de la télépathie, il ne semble pas douteux que le mutisme dans ce rêve n'ait été une façon de représenter la mort. De même, dans le rêve, le fait d'être caché ou d'être introuvable est un symbole de la mort qu'on ne saurait méconnaître (le prince, dans Cendrillon, ne peut pas trois fois la découvrir). La pâleur frappante que rappelle la « paleness » du plomb dans l'une des variantes du texte de Shakespeare n'est pas un symbole moins évident 9.

Il nous sera bien plus facile de faire passer cette interprétation du langage des rêves dans le langage mythologique qui nous occupe, si nous pouvons montrer que le mutisme, ailleurs encore que dans les rêves, doive être interprété comme indice de la mort.

Je prends ici le neuvième des contes populaires de Grimm, intitulé : Les douze frères 10. Un roi et une reine avait douze enfants, douze garçons. Le roi dit alors que si le treizième enfant était une fille, les garçons seraient condamnés à mourir. Dans l'attente de cette naissance, il fait faire douze cercueils. Les douze fils, avec l'aide de leur mère, s'enfuient dans une forêt écartée et jurent de tuer toute fille qu'ils rencon­treraient.

Ce fut une fille qui naquit. Elle grandit et apprend un jour par sa mère qu'elle a eu douze frères. Elle résout de les retrouver, rencontre dans la forêt le plus jeune qui la reconnaît, mais qui voudrait la cacher à cause du serment des frères. La sœur dit : « Je veux bien mourir, si, par là, je puis sauver mes douze frères. » Mais les frères l'accueillent de bon cœur, elle reste auprès d'eux et s'occupe de leur ménage.

Près de la maison, dans un petit jardin poussent douze lis ; la jeune fille les cueille pour en donner un à chacun de ses frères. Instantanément, les frères sont changés en corbeaux et disparaissent, de même que la maison et le jardin. Les corbeaux sont des oiseaux-âmes, le meurtre des douze frères par leur sœur se trouve de nouveau indiqué par la cueillette des douze fleurs, comme au début il l'était par les douze cercueils et la disparition des frères. La jeune fille, toujours prête à délivrer ses frères de la mort, apprend à quelle condition elle y arrivera ; elle devra pendant sept ans rester muette, ne pas articuler un seul mot. Elle se soumet à cette épreuve, qui la met elle-même en danger de mort, c'est-à-dire qu'elle meurt elle-même pour ses frères comme elle en avait fait vœu avant sa rencontre avec eux. Par l'observation absolue du mutisme, elle réussit enfin à délivrer les corbeaux.

D'une manière analogue, dans le conte des Six cygnes, les frères métamorphosés en oiseaux sont, par le mutisme de leur sœur, délivrés, c'est-à-dire rendus à la vie. La jeune fille a pris la ferme résolution de sauver ses frères, « dût-il lui en coûter la vie » et, devenue l'épouse du roi, elle risque sa vie plutôt que de renoncer à son mutisme, ce qu'il lui faudrait faire pour confondre de méchantes accusations.

Nous trouverions certes, dans les contes, d'autres preuves encore de ce que le mutisme doit être compris comme une représentation de la mort. Et, si nous en croyons ces indices, alors la troisième des sœurs entre lesquelles choisir sera une morte. Mais elle peut être encore autre chose, à savoir : la mort elle-même, la déesse de la Mort. Grâce à un déplacement assez fréquent, les qualités qu'une divinité octroie aux hommes lui sont attribuées à elle-même. Ce déplacement nous surprendra d'au­tant moins chez la déesse de la Mort que, dans la conception et la représentation modernes qui sont ici devancées, la mort elle-même n'est qu'une personne morte.

Cependant si la troisième des sœurs est la déesse de la Mort, nous connaissons ces sœurs ! Ce sont les sœurs symbolisant la Destinée, les Moires, ou Parques ou Nornes, dont la troisième s'appelle Atropos, l'Inexorable 11.

II.

Mais laissons là pour le moment cette interprétation et ses rapports à notre mythe pour demander aux mythologues de nous instruire sur le rôle et l'origine des déesses du Destin 12.

La plus antique mythologie grecque ne connaissait qu'une seule Μοĩрα, personnification de la destinée inévitable (dans Homère) 13. Cette évolution d'une Moire unique en un groupe de sœurs, de trois divinités, plus rarement de deux), se fit probablement à l'instar d'autres divinités auxquelles les Moires sont apparen­tées, telles les Grâces, les Heures.

Les Heures furent à l'origine des divinités des eaux célestes qui dispensent la pluie et la rosée, des nuages dont la pluie découle et, comme les nuages sont conçus sous les espèces d'un tissu, il en ressort pour ces déesses le caractère de fileuses, qui se fixe spécialement sur les Moires. Dans les pays méditerranéens sur lesquels règne le soleil, c'est de la pluie que dépend la fertilité du sol et c'est pourquoi les Heures se transforment en divinités de la végétation. On leur doit la beauté des fleurs, la richesse des fruits et on leur accorde une plénitude d'aimables et charmantes qualités. Elles deviennent les divinités représentatrices des saisons 14 et peut-être doivent-elles à cette circonstance leur nombre de trois, si tant est que le caractère sacré du nombre trois n'y eût pas suffi. Car ces anciens peuples ne discernaient au début que trois sai­sons : l'hiver, le printemps et l'été. Ce n'est que plus tard que l'automne y fut ajouté, à l'époque gréco-romaine, et alors souvent les Heures, parurent au nombre de quatre dans les œuvres d'art.

Leurs rapports avec le temps resta acquis aux Heures ; plus tard, elles présidèrent aux heures du jour comme autrefois aux saisons de l'année et finalement leur nom se réduisit à désigner l'heure (heure, ώрα). Les Nornes de la mytho­logie germanique, si proches parentes par leur essence des Heures et des Moires, montrent ostensiblement dans leur nom même ce sens relatif au temps. Mais l'essence de ces divinités ne pouvait qu'être plus profondément conçue et transférée au carac­tère de nécessité présidant au changement des saisons ; les Heures devinrent ainsi gardiennes des lois de la Nature et de cette sainte ordonnance qui fait revenir dans la Nature les mêmes phénomènes suivant un ordre immuable.

Cette notion relative à la Nature eut sa répercussion sur la conception de la vie humaine. Le mythe de la Nature se transforma en un mythe humain ; les déesses du temps devinrent les divinités du Destin. Mais ce rôle des Heures ne trouva son expression que chez les Moires, qui veillent aussi inexorablement sur la nécessaire ordonnance de la vie humaine que les Heures le font sur les lois de la Nature. L'iné­vitable sévérité de la loi, les rapports avec la mort et avec la destruction qui avaient été épargnées aux gracieuses apparitions des Heures se marquèrent en dures emprein­tes sur les Moires, comme si l'homme n'avait réalisé tout le sérieux des lois de la Nature qu'en se sentant contraint lui-même de s'y subordonner.

Les noms des trois fileuses ont d'ailleurs été assez bien compris par les mytho­logues. La deuxième, Lachésis 15, semble désigner 16 « le hasard qui se manifeste au-dedans des lois régissant le destin » - nous dirions : le fait de vivre -comme Atropos représente l'inévitable, la mort, et il ne resterait alors à Clotho 17 que le sens des fatales dispositions innées.

Mais revenons-en à notre thème du choix entre trois sœurs. Nous verrons alors avec un profond déplaisir combien les situations envisagées, quand nous y incorpo­rons cette nouvelle interprétation, deviennent incompréhensibles, combien de contra­dictions se font jour dans leur contenu apparent. La troisième des sœurs est la déesse de la Mort, la mort elle-même, mais dans le choix de Pâris elle est la déesse de l'Amour, dans le conte d'Apulée une beauté comparable à cette déesse, dans le Mar­chand de Venise la plus belle et la plus sage des femmes, chez Lear la seule fille fidèle ! Peut-on imaginer contradiction plus flagrante ? Mais peut-être cette si invrai­semblable surenchère est-elle tout près d'être comprise... Et elle a réellement lieu chaque fois où, dans notre thème, le choix entre les femmes est libre et qu'en même temps ce choix doive tomber sur la mort, que pourtant nul ne choisit, dont on devient la proie de par le destin seul.

Or, des contradictions d'une certaine nature, des remplacements par le plus absolu contraire n'offrent pas au travail d'interprétation analytique de sérieuses difficultés. Nous n'en appellerons pas ici à ces modes d'expression de l'inconscient d'après lesquels, comme dans le rêve, les contraires sont si fréquemment représentés par un seul et même élément. Mais il y a dans la vie psychique des mobiles qui amènent le remplacement d'une chose par son contraire, en créant ce qu'on appelle une formation réactionnelle, et c'est la découverte de tels mobiles cachés qui sans doute assurera à notre travail succès. La création des Moires résulte d'une constatation avertissant l'homme qu'il fait lui aussi partie de la Nature et qu'il est, de par cela, soumis à l'inexorable loi de la Mort. Quelque chose en l'homme devait se révolter contre cet assujettissement, l'homme ne renonçant qu'à regret à sa situation d'exception. Or, nous savons que l'homme use de l'activité de son imagination pour satisfaire ceux de ses désirs que la réalité frustre. C'est ainsi que son imagination s'éleva contre la constatation personnifiée dans le mythe des Moires, et qu'il créa le mythe, dérivé de celui des Moires, dans lequel la déesse de la Mort est remplacée par la déesse de l'Amour ou par des figurations humaines qui lui ressemblent. La troisième des sœurs n'est plus la Mort, elle est la plus belle, la meilleure, la plus désirable, la plus adorable des femmes. Et cette substitution n'était nullement difficile ; elle était préparée par une vieille ambivalence, elle s'accomplissait le long d'un antique enchaînement qui ne pouvait être oublié depuis bien longtemps. La déesse de l'Amour qui, maintenant, se présentait à la place de la déesse de la Mort, lui était autrefois identique. Aphrodite la Grecque elle-même n'avait pas renoncé absolument à toute relation avec les Enfers, bien qu'elle eût abandonné depuis longtemps son rôle chtonien à d'autres divinités, à Perséphone, à Artémis-Hécate à la triple figure. Les grandes déesses, mères des peu­ples orientaux, semblent aussi toutes avoir été aussi bien procréatrices que destructrices, déesses de la Vie et de la Génération aussi bien que déesses de la Mort. Ainsi le remplacement, engendré par le désir, d'une chose par son contraire, remonte, dans notre thème, jusqu'à une identité ancestrale.

D'où provient ce trait : le choix, qui s'est introduit dans le mythe des trois sœurs ? Nous y répondrons de la même manière. Là encore s'est produit un renversement sous l'influence du désir : choix est mis à la place de nécessité, fatalité. L'homme vainc ainsi la mort qu'il avait reconnue par son intelligence. On ne saurait imaginer un plus grand triomphe de la réalisation du désir. On choisit là où, en réalité, on obéit à la contrainte et Celle qu'on choisit, ce n'est pas la Terrible, mais la plus belle et la plus désirable.

En y regardant de plus près, nous remarquons, certes, que les déformations du mythe primitif ne sont pas assez profondes pour ne pas se trahir par quelques vestiges. Le libre choix entre les trois sœurs n'est, au fond, pas un choix libre, car il faut nécessairement qu'il tombe sur la troisième s'il ne doit pas, comme chez Lear, occasionner tous les malheurs. La plus belle et la meilleure, qui a pris la place de la déesse de la Mort, a gardé des traits qui touchent à l'inquiétante étrangeté, traits par lesquels nous avons pu deviner ce qui était caché 18.

Jusqu'ici nous avons suivi le mythe dans son évolution et nous espérons avoir indiqué les obscures raisons de cette évolution. Nous nous sentons à présent en droit de nous intéresser à la façon dont le poète s'est servi du thème. Or chez le poète - on en a l'impression - s'est accomplie une sorte de retour du thème vers le mythe primi­tif, si bien que le sens poignant de celui-ci, affaibli par les déformations ultérieures, nous est de nouveau rendu sensible. Par cette réduction des déformations, par ce retour partiel à ce qui était primitif, le poète parvient à exercer sur nous son action profonde.

Afin d'éviter tout malentendu, je tiens à le dire, je n'ai pas l'intention de nier que le drame du Roi Lear veuille rendre sensibles ces deux sages leçons qu'on ne doit pas renoncer de son vivant à son bien et à ses droits et qu'il faut se garder de prendre des flatteries pour argent comptant. Ces avertissements et d'autres, analogues 19, ressor­tent, en effet, de la pièce, mais il me semble absolument impossible d'expliquer par l'impression que ces réflexions produisent l'effet écrasant du drame, ni d'admettre que les intentions personnelles du poète soient épuisées par celle de donner ces leçons. De même, quand on nous dit que le poète a voulu représenter la tragédie de l'ingratitude, dont il avait sans doute ressenti lui-même les morsures, et que l'effet de la pièce repose sur la simple forme artistique dont il l'a revêtue, voilà qui ne remplace pas la compréhension à laquelle nous parvenons en estimant à sa valeur le thème du choix entre les trois sœurs.

Lear est un vieillard. Nous l'avons dit : c'est à cause de son âge que les trois sœurs sont présentées comme ses filles. La relation de père à enfants, d'où pourraient découler tant de fructueuses inspirations dramatiques, le poète ne s'en sert plus au cours du drame. Mais Lear n'est pas seulement un vieillard, c'est aussi un mourant. La proposition si extraordinaire du partage de l'héritage perd ainsi toute son étrangeté. Cependant cet homme voué à la mort ne veut pas renoncer à l'amour de la femme, il veut se faire dire à quel point il est aimé. Qu'on se reporte ensuite à l'émouvante scène dernière, l'un des sommets du tragique dans le drame moderne : Lear porte le cadavre de Cordélia sur la scène. Cordélia, c'est la Mort. En retournant la situation, celle-ci nous apparaît compréhensible et familière. C'est la déesse de la Mort qui emporte du terrain du combat le héros mort, comme la Valkyrie de la mythologie germanique. La sagesse éternelle drapée dans le vêtement du mythe antique conseille au vieil homme de renoncer à l'amour, de choisir la mort, de se familiariser avec la nécessité de mourir.

Le poète nous permet de toucher du doigt le thème antique en faisant opérer le choix entre les trois sœurs par un homme vieilli et mourant. L'élaboration régressive qu'il entreprend ainsi du mythe, altéré par les déformations du désir, en laisse transparaître le sens primitif au point que même une interprétation superficielle et allégorique des trois figures féminines du thème nous devient possible. On pourrait dire que ce sont les trois inévitables relations de l'homme à la femme qui sont ici représentées : voici la génératrice, la compagne et la destructrice. Ou bien les trois formes sous lesquelles se présente, au cours de la vie, l'image même de la mère : la mère elle-même, l'amante que l'homme choisit à l'image de celle-ci et, finalement, la Terre-Mère, qui le reprend à nouveau, Mais le vieil homme cherche vainement à ressaisir l'amour de la femme tel qu'il le reçut d'abord de sa mère ; seule la troisième des filles du Destin, la silencieuse déesse de la Mort, le recueillera dans ses bras.

 


1 À paru d'abord dans Imago, II (1913), puis dans la quatrième série de la Sammlung kleiner Schriften zur Neurosenlehre.

2  G. Brandès, William Shakespeare, 1896.

3  Ed. Stucken, Astralmythen (Mythes astraux), p. 655, Leipzig, 1907.

4 O. Rank, Der Mythus von der Geburt des Helden (Le mythe de la naissance du héros), 1909, p. 8 sq.

5  Le lecteur français ignore sans doute cet épisode des pigeons, étranger à la rédaction de Perrault. L'auteur fait ici allusion à une version allemande de ce conte répandu dans tout l'univers. (N. D. T.)

6  Je dois au docteur O. Rank l'indication de cette concordance.

7  Cette allusion se perd complètement dans la traduction allemande de Schlegel, elle y prend même la tendance à signifier le contraire :

Dein schlichtes Wesen spricht beredt mich an.

(Ton être modeste s'adresse à moi éloquemment.)

8  Le mutisme se trouve aussi indiqué par Stekel comme un des symboles de la mort. (Sprache des Traumes, 1911 [Le langage du rêve], p. 351.) (N. D. A.) C'est chose évidente et courante que cette caractérisation des morts par leur silence à notre égard. C'est de cette façon, d'ailleurs, que le docteur Morlet explique l'absence de bouche chez les fameuses idoles glozéliennes, d'authenticité si discutée : « Pour ces peuples primitifs, ce qui devait, dès l'abord, distinguer un mort d'un vivant, c'est qu'il ne pouvait plus parler. La représentation de la mort, qui est le grand silence demandait la suppression de la bouche. » (Mercure de France, 15 octobre 1926, p. 262, note.) Nous devons cet intéressant rapprochement comme d'ailleurs toutes les autres notes de cet essai qui ne sont pas de l'auteur au docteur Édouard Pichon, secrétaire de la Revue française de Psychanalyse lorsque notre traduction y parut. (N. D. T.)

9  Stekel, loc. cit.

10  Voir d. 0 de l'édition « Reklamausgabe » vol. I.

11  « Ατрοπος » de ά, préfixe négatif phonétiquement issu de l'indo-européen n (cf. un-, latin in-), et de τрοπ qui est l'une des formes de la racine de τрέπω, détourner. (N. D. T., d'après le docteur Éd. Pichon.)

12 Ce qui suit est emprunté au dictionnaire de Rescher (Roschers Lexicon der griechischen und römischen Mythologie) sous les titres correspondants.

13 'Μοĩрα, de * σμοр-γα, se rattache à μείрομά, obtenir en partage. (N. D. T., d'après le docteur Éd. Pichon.)

14 Cette filiation des fonctions divines des Heures n'est peut-être plus exactement en rapport avec les données actuelles de la linguistique. En effet, si l'on en croit Boisacq (Dictionnaire étymologique de la langue grecque, p. 1083, s. v. ώрα), le vocable ώрα paraît avoir désigné primitivement une saison, un laps de temps. Il représente en effet, semble-t-il, un indo-européen * yõrã, ancêtre de l'allemand Jahr et de l'anglais year, qui ont pris le sens d'année. (N. D. T., d'après le docteur Édouard Pichon.)

15 Лάχεσις, lot, part, de λαγχάυω, obtenir par le sort. (N. D. T., d'après le docteur Éd. Pichon).

16 J. Roscher (d'après Preller-Robert), Griechische Mythologie.

17 Κλωθώ, la dévideuse, de κλώθω, dévider. (.N. D. T., d'après le docteur Éd. Pichon.)

18 La Psyché d'Apulée a aussi conservé bien des traits qui rappellent ses rapports avec la mort. Son mariage est apprêté comme une cérémonie mortuaire, elle doit descendre aux enfers et tombe ensuite dans un sommeil semblable à la mort (O. Rank).

Sur la signification de Psyché comme déesse du Printemps et « fiancée du Trépas », voir A. Zinzow, Psyché et Éros (Psyche und Eros), Halle, 1881.

Dans un autre conte de Grimm (n˚ 179, La gardeuse d'oies auprès du puits (die Gänschirtin. am Brunnen) se trouvent, comme chez Cendrillon, les alternatives de beauté et de laideur de la troisième fille, où il est permis de voir une allusion à sa double nature avant et après la substitution. Cette troisième fille est repoussée par son père après une épreuve qui est presque analogue à celle du Roi Lear. Elle doit, comme ses autres sœurs, indiquer combien elle aime son père, mais ne trouve pas d'autre expression à son amour que de le comparer au sel. (D'après une communication amicale du docteur Hanns Sachs.)

19 De même le contenu manifeste du thème des trois coffrets est évidemment le suivant : il ne faut pas juger les choses par leur apparence extérieure, ni se laisser tenter par une avidité basse et immédiate ; il faut au contraire savoir déceler, dans les choses de ce monde, les qualités cachées qui donneront le vrai et noble bonheur. (N. D. T., d'après le docteur Édouard Pichon.)