Troisième conférence. Les diverses instances de la personnalité psychique

Mesdames, Messieurs, vous avez certainement pu vous rendre compte par vous-mêmes de l’importance des points de départ, qu’il s’agisse de personnes ou bien de choses. C’est ce qu’a aussi reconnu la psychanalyse. Elle s’adressait au symptôme, ce corps étranger au moi, et ce fait eut une grande répercussion sur l’accueil qu’on fit à la nouvelle science et sur le développement qu’elle put prendre. Le symptôme provient de ce qui a été refoulé et le représente, pour ainsi dire, devant le moi. Mais le refoulé est pour le moi un pays étranger situé au-dedans de lui, de même que la réalité est, si vous me permettez de me servir ici d’une expression inusitée, un pays étranger exté­rieur. À partir du symptôme nous fûmes conduits vers l’inconscient, vers la vie pulsionnelle, vers la sexualité. C’est à ce moment que la psychanalyse s’entendit spiri­tuellement objecter que l’homme n’était pas seulement un être sexuel, qu’il connaissait aussi de plus nobles et de plus hautes émotions. N’aurait-on pu ajouter à cela qu’animé par la conscience de ces émotions élevées, il s’accordait souvent le droit de penser des sottises et de nier l’évidence ?

Mieux que quiconque vous savez que dès le début nous avons soutenu que l’homme souffrait d’un conflit entre les exigences de la vie pulsionnelle et la résis­tance qui s’opposait au-dedans de lui à ces exigences. Pas un instant nous n’avons oublié l’existence de cette instance qui résiste, rejette et refoule et que nous nous figurions armée de pouvoirs particuliers : les pulsions du moi. C’est elle qui, dans la psychologie populaire, se confond avec le moi. Mais les lente et pénibles progrès du travail scientifique ne permirent pas non plus à la psychanalyse d’étudier simultané­ment tous les problèmes et d’en donner en un clin d’œil la solution. Enfin l’on put parvenir du refoulé au refoulant et, certain de trouver ici encore des choses inatten­dues, l’on se vit en présence de ce moi dont l’existence semblait si évidente ; mais il fut d’abord malaisé d’entreprendre cette étude et c’est de quoi je vais aujourd’hui vous entretenir.

Avant tout, je dois vous prévenir que cet exposé de ma psychologie du moi agira tout autrement sur vous, je le suppose du moins, que l’introduction dans les téné­breuses régions psychiques qui l’a précédé. Pourquoi en est-il ainsi ? C’est ce que je ne sais pas, mais peut-être trouverez-vous surprenant qu’après vous avoir entretenus surtout de faite, de faits il est vrai étranges et bizarres, je m’en aille maintenant vous mettre au courant de conceptions, c’est-à-dire de spéculations. Toutefois cet argument n’est pas concluant. Toute réflexion faite, je prétends que la part du travail spéculatif dans la pensée du matériel concret n’est pas beaucoup plus considérable dans notre psychologie du moi qu’elle n’était dans la psychologie des névroses. Je me suis vu contraint de renoncer à d’autres motivations encore qui me semblaient plausibles ; je crois à présent que la faute en incombe, de quelque manière, au caractère même du sujet étudié et au peu d’habitude que nous en avons. Quoi qu’il en soit, je ne serais pas surpris de vous voir encore plus réservés et plus prudents qu’auparavant dans votre jugement.

La situation dans laquelle nous nous trouvons au début de notre étude nous impose elle-même la voie à suivre. C’est notre moi que nous allons disséquer, notre moi le plus intime. Mais la chose est-elle possible ? Le moi, étant le sujet proprement dit, pourra-t-il devenir l’objet ? Eh bien, il n’y a pas à en douter, le moi peut se prendre pour objet, se comporter vis-à-vis de lui-même comme vis-à-vis d’autres objets, s’observer, se critiquer, etc., etc. En même temps une partie du moi s’oppose à l’autre. Le moi est donc susceptible de se scinder et il se scinde en effet, tout au moins temporairement. Les parties scindées peuvent ensuite s’assembler de nouveau. Dans tout cela, rien qui ne soit déjà connu. Il s’agit simplement de souligner des faits patents. D’autre part, nous savons que la pathologie est capable, en amplifiant les manifestations, en les rendant pour ainsi dire plus grossières, d’attirer notre attention sur des conditions normales qui, sans cela, seraient passées inaperçues. Là où la pathologie nous montre une brèche ou une fêlure, il y a peut-être normalement un clivage. Jetons par terre un cristal, il se brisera, non pas n’importe comment, mais sui­vant ses lignes de clivage, en morceaux dont la délimitation, quoique invisible, était cependant déterminée auparavant par la structure du cristal. Cette structure fêlée est aussi celle des malades mentaux. Vis-à-vis des déments, nous conservons un peu de la crainte respectueuse qu’ils inspiraient aux peuples anciens. Ces malades se sont détournés de la réalité extérieure et c’est pourquoi justement ils en savent plus long que nous sur la réalité intérieure et peuvent nous révéler certaines choses qui, sans eux, seraient restées impénétrables. Nous disons d’une catégorie de ces malades qu’ils souffrent de la folie de la surveillance. Ils se plaignent d’être sans cesse observés par des puissances inconnues – qui ne sont, sans doute, après tout, que des personnes ; – ils s’imaginent entendre ces personnes énoncer ce qu’elles observent : « Il dira cela maintenant, voilà qu’il s’habille pour sortir…, etc. » Cette surveillance, tout en n’étant pas encore de la persécution, s’en rapproche beaucoup. Les malades ainsi observés croient qu’on se méfie d’eux, qu’on s’attend à les surprendre en train de commettre quelque mauvaise action pour laquelle ils devront être châtiés. Que se passerait-il si ces délirants avaient raison, si chacun de nous possédait dans son moi une semblable instance pour le surveiller et le menacer ? Une instance qui se serait nettement séparée du moi et qui, par erreur, aurait été déplacée vers la réalité extérieure ?

J’ignore s’il en sera pour vous comme pour moi. Impressionné par la maladie que je viens de décrire, l’idée m’est venue que, peut-être, la séparation d’une instance observatrice d’avec le reste du moi était, dans la structure du moi, une particularité habituelle. Depuis, cette idée ne m’a plus quitté et m’a incité à rechercher les autres caractères, les autres relations, de l’instance ainsi isolée. Il n’est pas difficile de poursuivre. À lui seul le contenu de la folie de la surveillance nous indique que cette surveillance n’est qu’une préparation au jugement et au châtiment et nous devinons qu’une autre fonction de cette même instance doit s’exercer là, celle que nous appe­lons notre conscience. C’est justement la conscience que nous isolons le plus fré­quemment du moi et que nous lui opposons le plus facilement. J’ai envie d’accom­plir tel acte propre à me satisfaire, mais j’y renonce, par suite de l’opposition de ma con­science. Ou bien encore, j’ai cédé à quelque grand désir et pour éprouver une certaine joie, j’ai commis un acte que réprouve ma conscience : une fois l’acte accompli, ma conscience provoque, par ses reproches, le repentir. L’instance particulière que je commence à discerner dans le moi, je pourrais dire simplement que c’est la conscience. Toutefois, il est plus prudent de penser que cette instance est indépendante et d’admettre que la conscience n’est qu’une de ses fonctions. L’auto-observation, indispensable à l’activité critique de la conscience, est alors une autre fonction. Et comme il convient, quand on veut indiquer qu’une chose existe en soi, de lui donner un nom propre, j’appellerai désormais cette instance dans le moi : « le surmoi ».

Je m’attends bien à ce que vous me demandiez ironiquement si notre psychologie du moi n’aboutirait pas, somme toute, qu’à donner des noms à des abstractions usuelles, qu’à les grossir, qu’à les transformer, d’idées qu’elles étaient, en choses, toutes opérations sans intérêt. Laissez-moi vous répondre qu’il n’est guère possible, dans la psychologie du moi, d’éviter ce qui est déjà généralement connu. Il ne s’agit pas de faire sans cesse de nouvelles découvertes, mais d’arriver à mieux comprendre, à mieux classer les données déjà existantes. Abstenez-vous donc, pour le moment, de ces dédaigneuses critiques et attendez d’autres explications. Les faits de la pathologie nous fournissent un arrière-plan que vous chercheriez en vain pour la psychologie commune. Je poursuis donc. À peine sommes-nous familiarisés avec l’idée de ce surmoi qui jouit d’une certaine autonomie, poursuit son propre but, et reste, dans son cercle d’action, indépendant du moi, que s’impose à notre esprit l’idée d’une maladie propre à faire nettement comprendre la cruauté de cette instance et les variations de ses rapports avec le moi : je veux parler de la mélancolie dont vous avez tous entendu parler, même si vous n’êtes pas psychiatres. Nous connaissons mal la motivation et le mécanisme de ce trouble, mais ce qui nous frappe surtout en lui, c’est la manière dont le surmoi – peut-être penserez-vous : la conscience – traite le moi. En période norma­le, le mélancolique est, comme toute autre personne, plus ou moins sévère envers lui-même, tandis que, durant l’accès mélancolique, le surmoi, devenu exagérément rigoureux, admoneste, humilie, maltraite le pauvre moi, lui fait entrevoir les plus dures punitions, lui reproche des actes accomplis naguère d’un cœur léger. Il semble que le surmoi ait entre-temps accumulé les charges, qu’il ait attendu d’être assez fort pour les utiliser et pour prononcer la condamnation. Le surmoi veut contraindre le moi sans défense à se plier aux règles les plus sévères. Il se fait, en somme, le défenseur de la moralité et nous voyons du premier coup d’œil que notre sentiment moral de culpabilité est le résultat d’une tension qui existe entre le moi et le surmoi. Chose étrange, la moralité, qu’on dit être un présent de Dieu et qui se trouve si profondément ancrée en nous, est donc là un phénomène périodique. En effet, au bout de quelques mois, toute cette agitation morale prend fin, la critique du surmoi se tait, le moi réhabilité se retrouve, jusqu’à la crise suivante, en possession de tous ses droits. Il y a mieux encore : dans certaines formes de la maladie, c’est un compor­tement inverse qu’on observe pendant les périodes intermédiaires ; le moi se trouve dans un délicieux état de griserie, il triomphe, comme si le surmoi avait perdu toute sa puissance ou comme s’il avait fusionné avec le moi. Et ce moi libéré, maniaque, se livre alors, sans nulle contrainte, à la satisfaction de tous ses désirs. Que de problèmes à résoudre !

Quand je vous aurai dit que nous avons appris bien des choses sur la formation du surmoi et le développement de la conscience, vous exigerez de moi plus qu’une sim­ple démonstration de mes dires. Le philosophe Kant a, comme on sait, émis l’opinion que rien ne démontrait mieux la grandeur de Dieu que le firmament étoilé et notre conscience morale. Les astres sont, certes, sublimes, mais en créant la conscience, Dieu n’a fait qu’un travail bien inégal et bien négligé, car la plupart des hommes ne possèdent qu’une faible dose de conscience, si faible que l’on en peut parfois à peine parler. Qu’il y ait dans l’affirmation de l’origine divine de la con­science une part de vérité, c’est ce que nous ne cherchons pas à nier, mais il y a lieu d’interpréter cette proposition. S’il y a en nous une conscience, elle n’est pas innée, contrairement à la sexualité qui, elle, existe dès le début et qui n’est pas quelque chose de surajouté après coup. Chacun sait que le petit enfant est amoral ; chez lui, aucune inhibition intérieure ne s’oppose aux impulsions qui tendent vers le plaisir. Le rôle joué plus tard par le surmoi incombe d’abord à une puissance extérieure, à l’autorité des parents. L’influence parentale s’exerce au moyen des témoignages de tendresse et des menaces de punition. Les punitions équivalent pour l’enfant à un retrait d’amour et sont redoutées en soi. Cette peur réelle est le précurseur de la future crainte de la conscience et tant qu’elle domine, il n’y a pas lieu de parler de surmoi et de con­science. Plus tard, seulement, s’établira la situation secondaire, celle que nous sommes trop enclins à considérer comme normale ; l’obstacle extérieur une fois intériorisé, le surmoi prend la place de l’instance parentale, ce surmoi qui surveille, dirige et menace comme autrefois les parents surveillaient, dirigeaient et menaçaient l’enfant.

Le surmoi, en prenant possession de la puissance, de l’activité qui caractérisaient l’instance parentale, en utilisant même les procédés de cette dernière, n’est pas seule­ment son successeur, mais vraiment aussi son héritier légitime, naturel, il en provient directement et nous verrons bientôt par quel processus. Cependant, il importe de faire ressortir une différence : le surmoi, par un choix unilatéral, semble n’avoir adopté que la dureté et la sévérité des parents, leur rôle prohibitif, répressif, mais non leur tendre sollicitude. Nous avons tendance à croire que le surmoi deviendra d’autant plus rigoureux que l’enfant aura reçu une éducation plus sévère ; or, contre toute attente, l’expérience nous montre que le surmoi peut être d’une implacable sévérité, même quand les éducateurs se sont montrés doux et bons et qu’ils ont évité, autant que faire se peut, menaces et punitions. Nous reviendrons plus tard sur cette contradiction en traitant des conversions des pulsions dans le développement du surmoi.

Je ne puis vous entretenir aussi longuement que je le voudrais de la transforma­tion du rapport parental en surmoi, d’abord parce que ce processus est si compliqué qu’on ne parviendrait pas à le faire entrer dans le cadre d’un exposé tel que celui-ci, et ensuite parce que nous ne croyons pas nous-mêmes avoir parfaitement compris le phénomène. Contentez-vous donc des indications suivantes : le fondement de ce processus est ce qu’on appelle une identification, c’est-à-dire une assimilation du moi à un moi étranger. Le premier moi se comporte, à certains points de vue, comme l’autre, l’imite et se l’approprie partiellement. On a pu, à juste titre, comparer l’identi­fication à l’incorporation orale, cannibale, de la personne étrangère. L’identification est une très ancienne forme, peut-être la plus importante, de l’attachement à une autre personne. Il ne faut pas la confondre avec le choix objectal. Voici en quoi consiste la distinction : quand le garçonnet s’identifie à son père, c’est qu’il veut être comme lui ; quand il porte sur le père son choix objectai, il veut l’avoir, le posséder. Dans le premier cas, le moi du garçon se calque sur celui de son père, dans le second ce n’est pas nécessaire. L’identification et le choix objectal sont en grande partie indépendants l’un de l’autre, mais l’on peut aussi s’identifier à la personne même qu’on a pris pour objet sexuel et modifier son moi d’après elle. On dit que cette influence sur le moi de l’objet sexuel est particulièrement fréquent chez la femme, qu’il caractérise la féminité. Je vous ai certainement déjà parlé dans mes précédentes conférences de cette relation entre l’identification et le choix objectal, relation qui est bien la plus instructive de toutes. On peut l’observer chez les enfants comme chez les adultes, chez les êtres normaux comme chez les malades. Quand on a perdu l’objet, ou qu’on s’est vu forcé d’y renoncer, il arrive assez souvent qu’on se dédommage en s’identifiant audit objet, en l’érigeant à nouveau dans le moi, de sorte qu’ici le choix objectal régresse vers l’identification.

Je ne suis guère satisfait moi-même de ces propos sur l’identification, mais concédez-moi que l’établissement du surmoi peut être considéré comme un cas d’identification réussie avec l’instance parentale. Le fait saillant qui nous préoccupe est maintenant celui-ci : l’apparition dans le moi d’une instance plus puissante est intimement liée au sort du complexe d’Oedipe, de sorte que le surmoi apparaît comme l’héritier de cet ensemble de sentiments si importants pour l’enfance. Nous compre­nons qu’en abandonnant le complexe d’Oedipe, l’enfant s’est vu contraint de renoncer à d’intenses investissements libidinaux qu’il avait réalisés sur ses parents. C’est en compensation de la perte subie que les anciennes identifications avec ses parents se trouvent ainsi renforcées dans son moi. De semblables identifications, résidus d’anciens investissements objectaux, se répéteront assez souvent par la suite dans la vie de l’enfant. Mais ce premier cas de conversion a, sans aucun doute, une impor­tance spéciale et occupe une place particulière dans le moi, par suite de sa grande valeur sentimentale. Une recherche plus approfondie nous montre aussi que le surmoi s’affaiblit et dégénère quand le complexe d’Oedipe n’a pu être surmonté. Au cours du développement, le surmoi fait sienne également l’influence des personnes qui ont pu remplacer les parents : éducateurs, instituteurs, modèles idéaux. Dans les conditions normales, le surmoi tend à s’écarter toujours davantage des personnages parentaux primitifs et devient, pour ainsi dire, plus impersonnel. N’oublions pas non plus que, suivant son fige, l’enfant se fait une idée différente de ses parents. Au moment où le complexe d’Oedipe cède la place au surmoi, les parents sont considérés comme des êtres sublimes ; ultérieurement ils déchoient beaucoup. Certes, l’identification avec les parents peut bien se produire par la suite encore et contribue même fortement à la formation de la personnalité, mais elle n’influence que le moi et plus du tout le surmoi, celui-ci ayant déjà été déterminé par les toutes premières images parentales.

Vous avez maintenant senti, j’espère, que le surmoi ainsi établi correspond bien à une certaine structure et n’est pas une simple abstraction, comme la conscience. Il nous reste encore à parler d’une autre fonction très importante : le surmoi, en effet, représente pour le moi un idéal ; le moi tend à se conformer à cet idéal, à lui ressem­bler. En cherchant à se perfectionner sans cesse, c’est aux exigences du surmoi que le moi obéit. C’est un fait certain que l’enfant naguère admirait ses parents à cause de la perfection qu’il leur attribuait et que l’idéal du moi n’est que le résidu de cette ancienne attitude. Vous avez, je le sais, souvent entendu parler du sentiment d’infério­rité qui est justement le fait du névrosé et qui hante surtout ce qu’on appelle les belles-lettres. L’écrivain qui utilise le mot de complexe d’infériorité croit ainsi satis­faire à toutes les exigences de la psychanalyse et élever le niveau psychologique de son œuvre. En réalité, le terme magique de complexe d’infériorité est à peine employé dans la psychanalyse. À nos yeux, ce complexe n’apparaît pas du tout comme quelque chose de simple, d’élémentaire. C’est à notre sens commettre une grossière erreur que de l’attribuer, comme aiment à le faire les soi-disant psycho­logues de l’individu, à l’autoperception de prétendues dégénérescences organiques. Le sentiment d’infériorité a de vigoureuses racines érotiques. L’enfant se sent inférieur quand il remarque qu’il n’est pas aimé et il en va de même pour l’adulte. Le seul organe vraiment considéré comme inférieur, c’est le pénis inachevé, le clitoris de la fillette. Mais c’est dans le rapport du moi avec le surmoi qu’il faut chercher la cause principale du sentiment d’infériorité, ce dernier ne faisant, comme le sentiment de culpabilité, que traduire une tension entre eux deux. Il est d’ailleurs malaisé de distinguer le sentiment d’infériorité de celui de culpabilité. Peut-être conviendrait-il de considérer le sentiment d’infériorité comme le complément érotique du sentiment d’infériorité morale. Dans la psychanalyse, nous n’avons accordé que peu d’attention à ce problème de la délimitation des concepts.

C’est justement à cause de la popularité dont jouit le complexe d’infériorité que je vais ici me permettre une courte digression. Un personnage historique contemporain, encore vivant, mais pour le moment passé à l’arrière-plan, a gardé d’une lésion survenue lors de sa naissance un raccourcissement d’un de ses membres. Un écrivain moderne qui se plaît à écrire la biographie de personnages illustres a raconté la vie de l’homme en question. Le besoin de tenter une étude psychologique doit être difficile à réprimer quand il s’agit de biographie. Notre auteur a donc essayé d’attribuer le caractère du héros au sentiment d’infériorité que son défaut physique était censé avoir provoqué. Ce faisant, l’écrivain a omis un fait minime, mais non insignifiant. Or, quand le destin veut qu’une mère ait un enfant malade ou désavantagé de quelque manière, elle cherche habituellement à dédommager l’enfant de cette injustice par un excès d’amour. Dans le cas en question, la mère, orgueilleuse, se comporta autrement, elle refusa son amour à l’enfant infirme. Celui-ci, devenu un homme influent, prouva nettement par ses actes qu’il n’avait jamais pardonné à sa mère. En vous rappelant quelle signification a pour l’enfant l’amour de sa mère, vous corrigerez sans doute, par la pensée, la théorie de l’infériorité émise par le biographe.

Revenons-en au surmoi. Nous lui avons attribué l’auto-observation, la conscience morale et la fonction de l’idéal. Ce que nous avons dit de sa formation montre qu’il est conditionné par un fait biologique d’une immense portée et par un fait psychologique décisif : par la longue dépendance où se trouve placé l’enfant vis-à-vis de ses parents et par le complexe d’Oedipe, ces deux motifs se trouvant intimement liés. Le surmoi représente toutes les contraintes morales et aussi l’aspiration vers le perfectionnement, bref tout ce que nous concevons maintenant psychologiquement comme faisant partie de ce qu’il y a de plus haut dans la vie humaine. C’est en nous tournant vers les sour­ces d’où découle le surmoi que nous parviendrons plus aisément à connaître sa signification ; or nous savons que le surmoi dérive de l’influence exercée par les parents, les éducateurs, etc. En général, ces derniers se conforment, pour l’éducation des enfants, aux prescriptions de leur propre surmoi. Quelle qu’ait été la lutte menée entre leur surmoi et leur moi, ils se montrent sévères et exigeants vis-à-vis de l’enfant. Ils ont oublié les difficultés de leur propre enfance et sont satisfaits de pouvoir maintenant s’identifier à leurs parents à eux, à ceux qui leur avaient autrefois imposé de dures restrictions. Le surmoi de l’enfant ne se forme donc pas à l’image des parents, mais bien à l’image du surmoi de ceux-ci ; il s’emplit du même contenu, devient le représentant de la tradition, de tous les jugements de valeur qui subsistent ainsi à travers les générations. Vous devinez facilement que, mis au courant du rôle joué par le surmoi, nous pourrons plus aisément comprendre le comportement social de l’homme, par exemple dans les cas de délinquance. Et nous serons peut-être aussi mieux préparés à devenir de bons éducateurs. C’est vraisemblablement parce qu’elles négligent ce facteur que les interprétations historiques dites matérialistes ne sont pas tout à fait satisfaisantes. Elles l’écartent en prétendant que les « idéologies » des hommes ne sont que les résultats et les superstructures de leurs conditions écono­miques actuelles. C’est bien la vérité, mais non, sans doute, toute la vérité. L’humanité ne vit pas que dans le présent ; le passé, la tradition de la race et des peuples subsis­tent dans les idéologies du surmoi. Cette tradition ne subit que lentement l’influence du présent et des modifications, et tant qu’elle s’exerce au travers du surmoi, elle continue à jouer dans la vie humaine un rôle important, indépendant des conditions économiques.

En 1921, j’ai essayé d’appliquer la différenciation du moi d’avec le surmoi à l’étude de la psychologie collective et suis arrivé à la conclusion suivante : une foule psychologique est une union d’individus divers qui ont installé dans leur surmoi une même personne. Grâce à ce point commun, ils se sont, dans leur moi, identifiés les uns aux autres. Cette formule n’est naturellement applicable qu’aux foules qui ont un chef. Si nous disposions d’un plus grand nombre d’exemples de cette sorte, la con­ception du surmoi perdrait pour nous le reste de son étrangeté, de cette étrangeté qui nous surprend chaque fois que nous pénétrons dans les couches élevées, supérieures, de l’appareil psychique, nous qui sommes habitués à l’atmosphère des souterrains. Évidemment, nous ne croyons pas que le dernier mot de la psychologie du moi ait été dit, une fois le surmoi ainsi caractérisé. Nous ne sommes là qu’au début de notre étude ; dans le cas présent, ce n’est pas seulement le premier pas qui coûte.

Mais une autre tâche nous reste à remplir à l’extrémité opposée (s’il nous est per­mis de nous exprimer ainsi) du moi. Cette étude nous est indiquée par une observa­tion faite durant le travail analytique, une observation qui, à dire vrai, est déjà très vieille. Ainsi qu’il arrive souvent, un temps très long s’est écoulé avant qu’on se soit décidé à tenir compte du fait en question. Toute la théorie psychanalytique, vous le savez, est bâtie sur la perception de la résistance que nous oppose le patient quand nous tentons de lui rendre conscient son inconscient. La résistance se traduit, chez le patient, soit objectivement par un manque d’idées ou par la survenance d’idées sans rapport avec le thème traité, soit subjectivement, par l’apparition de sentiments pénibles dès que le thème vient à être effleuré. Mais ce dernier indice peut aussi faire défaut. Nous disons alors au patient que son comportement nous incite à conclure qu’il y a résistance. Le sujet répond qu’il l’ignore totalement, ce qui montre que nous avions raison, mais que la résistance était, elle aussi, inconsciente, comme le refoulé que nous tentons de supprimer. De quelle partie de la vie spirituelle provient donc cette résistance inconsciente ? On aurait dû depuis longtemps déjà poser cette question et celui qui débute dans la psychanalyse n’aurait pas manqué de répondre qu’il s’agit justement de la résistance de l’inconscient. Réponse ambiguë et inutili­sable ! Doit-on entendre par là que la résistance découle du refoulé ? Certainement non. Nous attribuerons plutôt au refoulé une forte tension qui le pousse à remonter vers le conscient. C’est le moi qui se manifeste dans la résistance, le moi qui ayant naguère mené à bien le refoulement, ne consent plus à ce qu’il soit supprimé. Telle fut toujours notre conception. Depuis que nous avons admis la présence, dans le moi, d’une instance particulière, celle qui restreint, qui interdit : le surmoi, nous sommes en droit de dire que le refoulement est son œuvre. Ce surmoi peut agir lui-même ou bien charger le moi docile d’accomplir ses ordres. Il arrive que le patient n’ait pas la notion, durant l’analyse, de la résistance qui s’exerce, soit parce que le surmoi et le moi travaillent, en certaines circonstances graves, sans que le sujet en ait conscience, soit, ce qui est plus important encore, parce que certaines parties du moi et du surmoi restent elles-mêmes inconscientes. Dans les deux cas, nous constatons avec déplaisir que d’un côté le (sur)moi et le conscient, de l’autre le refoulé et l’inconscient, ne coïncident nullement.

Mesdames, Messieurs, j’éprouve le besoin de reprendre un peu haleine et m’en excuse auprès de vous tout en pensant que vous ne manquerez pas d’être, vous-mêmes, satisfaits de cette pause. Je tiens à compléter cette introduction à la psycha­nalyse commencée il y a quinze ans et je suis obligé de me comporter comme si, durant tout le temps écoulé, vous vous étiez uniquement occupés de psychanalyse. C’est là, je le sais, une prétention insoutenable, mais je ne puis malheureusement agir autrement, sans doute parce qu’il est très difficile de donner à des profanes une idée de la psychanalyse. Nous ne voulons certes pas être pris pour les adeptes de quelque science secrète, mais nous avons été obligés de reconnaître et de publier partout que nul n’a le droit de se mêler de psychanalyse sans avoir acquis auparavant les notions bien déterminées qu’une analyse personnelle est seule capable de fournir. Il y a quinze ans, j’ai cherché, dans mes conférences, à vous épargner certaines parties abstraites de notre théorie ; il se trouve que les nouvelles données dont je vais vous parler aujourd’hui se rattachent justement à ces spéculations.

Je reviens à mon sujet. Le moi ci le surmoi ont-ils eux-mêmes inconscients ou bien serait-ce seulement leurs produits qui le sont ? Telle était l’alternative devant laquelle nous hésitions. Nous avons tranché la question en faveur de la première hypothèse. Oui, de grandes parties du moi et du surmoi peuvent rester et restent normalement inconscientes ; le sujet ignore tout de leur contenu et un grand effort est nécessaire pour les lui faire connaître. Il arrive parfois que le moi et le conscient, le refoulé et l’inconscient ne coïncident pas. Nous éprouvons le besoin de réviser entièrement nos conceptions en ce qui touche le problème conscient-inconscient. En premier lieu, nous sommes enclins à rabaisser beaucoup la valeur du critère de la conscience, critère qui s’est avéré bien incertain. Mais ce serait une erreur, il en va là comme de notre existence. La vie n’a pas grande valeur, mais nous n’avons qu’elle. Sans la lueur de notre conscience, nous serions perdus dans les ténèbres de la psychologie abyssale ; néanmoins nous pouvons tenter de nous orienter autrement.

Ce qu’il est convenu d’appeler l’état conscient ne saurait plus donner lieu à aucune discussion, nous n’en parlerons donc pas. La plus ancienne, la meilleure signification du moi « inconscient » est la signification descriptive ; nous qualifions d’inconscient tout processus psychique dont l’existence nous est démontrée par ses manifestations, mais dont, par ailleurs, nous ignorons tout, bien qu’il se déroule en nous. Nous sommes vis-à-vis de lui comme devant le phénomène psychique qui s’accomplit chez notre prochain. Si nous voulons être plus précis encore, nous modifierons cette définition en disant que nous appelons inconscient tout processus dont nous admet­tons qu’il est présentement activé sans que nous sachions, dans le même moment, rien d’autre sur son compte. Cette restriction nous fait souvenir que la plupart des processus conscients ne sont vraiment conscients que pendant un temps très court ; ils deviennent rapidement latents, tout en étant susceptibles de redevenir conscients. Nous pourrions dire ainsi qu’ils sont devenue inconscients, si nous étions certains que, dans cet état de latence, ils eussent conservé quelque chose de psychique. Jusqu’ici nous n’avons rien appris de nouveau et rien, non plus, ne nous autorise à introduire, dans la psychologie, ce concept d’un inconscient. Mais déjà les actes manqués vont nous permettre de faire une nouvelle expérience. Supposons, par exemple, qu’une personne commette un lapsus linguae, nous sommes forcés d’admet­tre que cette erreur révèle une intention verbale et, sans risquer de nous tromper, nous pouvons deviner la nature de cette intention qui n’avait pas réussi à se manifester, qui était donc inconsciente. Si nous la présentons ensuite au sujet, deux faits peuvent se produire : ou bien il la reconnaît et nous en déduirons qu’elle n’était que temporai­rement inconsciente, ou bien il la renie et cela parce qu’elle était durablement inconsciente. Cette expérience nous permet de qualifier d’inconscient ce que nous avions d’abord qualifié de latent. En tenant compte de ces conditions dynamiques, nous distinguons deux sortes d’inconscient : l’un, susceptible très souvent de devenir conscient, l’autre qui ne subit qu’à grand-peine, voire même jamais, cette transfor­mation. Afin d’échapper à toute équivoque et d’indiquer avec précision s’il s’agit de l’un ou de l’autre inconscient et si nous donnons à ce terme son sens dynamique ou son sens descriptif, nous nous servons d’un honnête et simple expédient. Nous appelons « préconscient » l’inconscient qui n’est que latent et nous réservons à l’autre le nom d' « inconscient » Nous ne nous servons ainsi que de trois termes le conscient, le préconscient et l’inconscient, et il, suffisent à la description de tous les phénomènes psychiques. Répétons-le : au point de vue purement descriptif, le préconscient équi­vaut à l’inconscient, mais nous ne l’appelons inconscient que dans des relations imprécises ou bien quand nous avons à défendre l’existence même des processus inconscients dans la vie spirituelle.

Vous avouerez, j’espère, que tout ceci n’est pas trop terrible et permet d’envisager nettement et commodément la question. Malheureusement, la psychanalyse s’est vue contrainte d’utiliser dans un troisième sens encore le mot inconscient, ce qui a pu, il faut le reconnaître, entraîner quelque confusion. Très impressionné en découvrant qu’un grand et important domaine de la vie spirituelle échappait normalement à la connaissance du moi et que les processus qui s’y déroulaient devaient être considérés comme inconscients au vrai sens dynamique de ce mot, nous avons également pris le terme « d’inconscient » dans un sens systématique. Nous avons parlé d’un système du préconscient et de l’inconscient, d’un conflit du moi avec le système inconscient, et ce mot traduit ainsi toujours davantage l’idée d’un domaine spirituel plutôt que celle d’un caractère du psychisme. D’abord embarrassés en découvrant que certaines parties du moi et du surmoi sont inconscientes, au sens dynamique, nous avons ensuite reconnu que cette découverte facilite beaucoup les choses, qu’elle permet d’éviter une com­plication. Nous constatons que nous n’avons pas le droit de qualifier d’inconscient le domaine spirituel étranger au moi, puisque l’inconscience n’est pas son caractère exclusif. Ainsi nous n’emploierons plus le mot inconscient au sens systématique et nous donnerons à ce qui était ainsi désigné un nom mieux approprié et moins suscep­tible de provoquer des malentendus. En nous appuyant sur Nietzsche et à la suite d’une observation de G. Groddeck, nous l’appellerons désormais le ça, ce pronom impersonnel paraissant particulièrement propre à exprimer le caractère dominant de ce domaine spirituel si étranger au moi. Surmoi, moi et ça, voilà les trois empires, territoires, provinces, entre lesquels nous partageons l’appareil psychique de l’indi­vidu, et nous allons maintenant nous préoccuper de leurs relations réciproques.

Mais ouvrons d’abord une courte parenthèse. Je vous suppose mécontents de ce que les trois qualités de la conscience et les trois provinces de l’appareil psychique n’arrivent pas à former trois couples paisibles ; vous considérez cela comme un point noir dans nos résultats. Je crois cependant que nous n’avons rien à regretter et j’ajoute que rien ne nous autorisait à espérer une disposition aussi simple. Permettez-moi de me servir d’une comparaison ; les comparaisons, si elles ne suffisent pas à établir la vérité, nous mettent parfois à l’aise. J’imagine donc un pays dont le terrain présente une configuration variée : il s’y trouve des collines, des plaines et des lacs. La population se compose d’Allemands, de Magyars et de Slovaques exerçant diverses activités. Supposons encore que les Allemands, éleveurs de bestiaux, vivent sur les collines, les Magyars, cultivateurs et vignerons, dans la plaine, et les Slovaques, pêcheurs et tresseurs de roseaux, au bord des lacs. Si cette répartition était nette et absolue, elle ferait la joie d’un Wilson ; la géographie serait aussi plus facile à enseigner. Mais il est vraisemblable qu’en visitant la région, vous y trouveriez moins d’ordre et plus de confusion. Allemands Magyars et Slovaques vivent parfois pêle-mêle, il peut y avoir des terres labourées sur les collines et, dans les plaines, des bestiaux. Naturellement, sur certains points, pas de déception possible, car les poissons ne s’attrapent pas sur les montagnes et la vigne ne croît pas dans l’eau. Certes, la description du pays, véridique dans son ensemble, doit être modifiée dans les détails.

N’attendez pas que je vous donne sur le ça beaucoup de détails nouveaux, hormis son nom. C’est la partie obscure, impénétrable de notre personnalité, et le peu que nous en savons, nous l’avons appris en étudiant l’élaboration du rêve et la formation du symptôme névrotique. Ce peu a, en outre, un caractère négatif et ne se peut décrire que par contraste avec le moi. Seules certaines comparaisons nous permettent de nous faire une idée du ça ; nous l’appelons : chaos, marmite pleine d’émotions bouillonnantes. Nous nous le représentons débouchant d’un côté dans le somatique et y recueillant les besoins pulsionnels qui trouvent en lui leur expression psychique, mais nous ne pouvons dire dans quel substratum. Il s’emplit d’énergie, à partir des pulsions, mais sans témoigner d’aucune organisation, d’aucune volonté générale ; il tend seulement à satisfaire les besoins pulsionnels, en se conformant au principe de plaisir. Les processus qui se déroulent dans le ça n’obéissent pas aux lois logiques de la pensée ; pour eux, le principe de la contradiction est nul. Des émotions contradic­toires y subsistent sans se contrarier, sans se soustraire les unes des autres ; tout au plus peuvent-elles, sous la pression économique qui domine, concourir à détourner l’énergie vers la formation de compromis. Dans le ça, rien qui puisse être comparé à la négation ; on constate non sans surprise que le postulat, cher aux philosophes, suivant lequel l’espace et le temps sont des formes obligatoires de nos actes psychiques, se trouve là en défaut. Dans le ça, rien qui corresponde au concept du temps, pas d’indice de l’écoulement du temps et, chose extrêmement surprenante, et qui demande à être étudiée au point de vue philosophique, pas de modification du processus psychique au cours du temps. Les désirs qui n’ont jamais surgi hors du ça, de même que les impressions qui y sont restées enfouies par suite du refoulement, sont virtuellement impérissables et se retrouvent, tels qu’ils étaient, au bout de longues années. Seul, le travail analytique, en les rendant conscients, peut parvenir à les situer dans le passé et à les priver de leur charge énergétique ; c’est justement de ce résultat que dépend, en partie, l’effet thérapeutique du traitement analytique.

Je persiste à soutenir que nous n’avons pas assez mis en relief ce fait indubitable de l’immutabilité du refoulé, au cours du temps. C’est là que semble s’offrir une voie de pénétration vers les connaissances les plus approfondies ; malheureusement je n’ai pu réussir à m’y introduire.

Il va de soi que le ça ignore les jugements de valeur, le bien et le mal, la morale. Le facteur économique ou, si vous préférez, quantitatif, intimement lié au principe de plaisir, domine tous les processus. Les charges instinctuelles qui tendent à se déverser se trouvent toutes, croyons-nous, dans le ça. Il semble que l’état même de l’énergie propre à ces pulsions instinctuelles soit différent de celui de l’énergie dans les autres ressorts psychiques, c’est-à-dire labile et plus aisément dérivable ; comment expliquer sans cela, en effet, l’apparition de ces déplacements et de ces condensations qui caractérisent le ça et qui s’avèrent si indépendants de la qualité de ce qui est investi (s’il s’agissait du, moi, nous parlerions d’une idée) ? Que ne donnerait-on pour arriver à une meilleure compréhension de ces choses ! Au reste, vous constatez que nous ne sommes pas réduits à nous contenter de dire que le ça est inconscient, nous pouvons encore lui attribuer d’autres caractères ; vous entrevoyez qu’il y a peut-être aussi, dans le moi et dans le surmoi, des parties inconscientes, mais non irrationnelles et primi­tives comme celles dont nous venons de parler. En ce qui concerne les caracté­ristiques du moi proprement dit, et dans la mesure où il peut être séparé du ça et du surmoi, c’est en étudiant ses rapports avec la partie la plus superficielle de l’appareil psychique, ce que nous appelons le système de la perception, que nous parviendrons à les concevoir. Ce système est tourné vers le monde extérieur et transmet les impres­sions reçues, c’est durant son fonctionnement que se produit le phénomène de la conscience. Il constitue l’organe sensoriel de tout l’appareil et perçoit non seulement les excitations du dehors, mais aussi celles de l’intérieur, celles de la vie spirituelle. Est-il besoin d’expliquer que le moi est la partie du ça modifiée par la proximité et l’influence du monde extérieur, organisée pour percevoir les excitations et pour s’en défendre, comparable ainsi à la couche corticale dont s’entoure la parcelle de subs­tance vivante ? Le rapport avec le monde extérieur est devenu pour le moi d’une, importance capitale ; le moi a pour mission d’être le représentant de ce monde aux yeux du ça et pour le plus grand bien de ce dernier. En effet, sans le moi, le ça, aspirant aveuglément aux satisfactions instinctuelles, viendrait imprudemment se briser contre cette force extérieure plus puissante que lui. Le moi, du fait de sa fonction, doit observer le monde extérieur, s’en faire une image exacte et la déposer parmi ses quelques souvenirs de perception. Il lui faut encore, grâce à l’épreuve du contact avec la réalité, tenir à distance tout ce qui est susceptible, dans cette image du monde extérieur, de venir grossir les sources intérieures d’excitation. Par ordre du ça, le moi a la haute main sur l’accès à la motilité, mais il a intercalé entre le besoin et l’action le délai nécessaire à l’élaboration de la pensée, délai durant lequel il met à profit les souvenirs résiduels que lui a laissés l’expérience. Ainsi détrône-t-il le principe de plaisir qui, dans le ça, domine de façon absolue tout le processus. Il l’a remplacé par le principe de réalité plus propre à assurer sécurité et réussite.

En outre, c’est grâce au système de perception que s’établit entre le moi et le temps ce rapport si difficile à décrire ; c’est, à n’en pas douter, le mode de travail de ce système qui donne naissance à la notion du temps. Mais le moi se différencie tout particulièrement du ça par une tendance à synthétiser ses contenus, à résumer et à uniformiser ses processus psychiques, toutes choses dont le ça est absolument inca­pable. En traitant prochainement des pulsions dans la vie spirituelle, nous réussirons, il faut l’espérer, à découvrir l’origine de ce caractère essentiel du moi, caractère auquel on doit le haut degré d’organisation nécessaire à ses meilleures manifestations. Le moi se développe à partir de la perception de l’instinct jusqu’à la maîtrise de celui-ci, mais ne parvient cette maîtrise qu’une fois le représentant de l’instinct rangé dans une plus grande association, englobé dans un ensemble. En nous servant de termes populaires, nous dirons que, dans la vie psychique, le moi représente la raison, la prudence, et le ça, les passions déchaînées.

Nous nous en sommes jusqu’ici laissé imposer par les prérogatives et les aptitudes du moi, il est temps maintenant de penser au revers de la médaille ; le moi n’est, en effet, qu’une partie du ça, opportunément menaçant. Faible au point de vue dyna­mique, le moi a emprunté son énergie au ça et nous savons à peu près par quelles méthodes, nous dirions presque par quelles manœuvres, il parvient encore à enlever au ça une certaine quantité de son énergie. Un des moyens employés est, par exemple, l’identification avec des objets conservés ou abandonnée. Les investisse­ments objectaux sont dus aux exigences pulsionnelles du ça : le moi n’a d’abord qu’à les enregistrer, mais tandis qu’il s’identifie à l’objet, il se présente à la place de ce dernier devant le ça et veut accaparer sa libido. Nous savons déjà qu’au cours de l’existence, le moi s’empare ainsi d’un grand nombre de résidus d’anciens investisse­ments objectaux. En somme, le moi doit réaliser les intentions du ça et c’est en parvenant à découvrir les circonstances favorables à la réalisation desdites intentions qu’il accomplit le mieux sa tâche. La relation du moi avec le ça peut être comparée à celle du cavalier avec sa monture. Le cheval fournit l’énergie nécessaire à la locomo­tion, le cavalier a le privilège de désigner le but à atteindre et de guider les mouvements du puissant animal. Toutefois, en ce qui 'concerne le moi et le ça, le rapport est loin d’être toujours idéal et il arrive trop souvent que le cavalier soit obligé de se rendre là où il plaît à son cheval de le mener.

Le moi s’est séparé d’une partie du ça par les résistances du refoulement ; mais le refoulement ne continue pas dans le ça, le refoulé se confond avec le reste de ce dernier.

Un adage nous déconseille de servir deux maîtres à la fois. Pour le pauvre moi la chose est bien pire, il a à servir trois maîtres sévères et s’efforce de mettre de l’harmonie dans leurs exigences. Celles-ci sont toujours contradictoires et il paraît souvent impossible de les concilier ; rien d’étonnant dès lors à ce que souvent le moi échoue dans sa mission. Les trois despotes sont le monde extérieur, le surmoi et le ça. Quand on observe les efforts que tente le moi pour se montrer équitable envers les trois à la fois, ou plutôt pour leur obéir, on ne regrette plus d’avoir personnifié le moi, de lui avoir donné une existence propre. Il se sent comprimé de trois côtés, menacé de trois périls différents auxquels il réagit, en cas de détresse, par la production d’angois­se. Tirant son origine des expériences de la perception, il est destiné à représenter les exigences du monde extérieur, mais il tient cependant à rester le fidèle serviteur du ça, à demeurer avec lui sur le pied d’une bonne entente, à être considéré par lui comme un objet et à s’attirer sa libido. En assurant le contact entre le ça et la réalité, il se voit souvent contraint de revêtir de rationalisations préconscientes les ordres inconscients donnés par le ça, d’apaiser les conflits du ça avec la réalité et, faisant preuve de fausseté diplomatique, de paraître tenir compte de la réalité ; même quand le ça. demeure inflexible et intraitable. D’autre part, le surmoi sévère ne le perd pas de vue et, indifférent aux difficultés opposées par le ça et le monde extérieur, lui impose les règles déterminées de son comportement. S’il vient à désobéir au surmoi, il en est puni par. de pénibles sentiments d’infériorité et de culpabilité. Le moi ainsi pressé par le ça, opprimé par lé surmoi, repoussé par la réalité, lutte pour accomplir sa tâche économique, rétablir l’harmonie entre les diverses forces et influences qui agissent en et sur lui : nous comprenons ainsi pourquoi nous sommes souvent forcés de nous écrier : « Ah, la vie n’est pas facile ! » Le moi, quand il est forcé de reconnaître sa propre faiblesse, est saisi d’effroi : peur réelle devant le monde extérieur, craintes de la conscience devant le surmoi, anxiété névrotique devant la puissance qu’ont les passions dans le ça.

Le dessin de la page 1 montre la structure de la personnalité psychique.

Vous constatez ici que le surmoi plonge dans le ça avec lequel il est forcé, en tant qu’héritier du complexe d’Oedipe, d’entretenir d’intimes relations. Il est plus éloigné que le moi du système de perception. Le ça ne se trouve en rapport avec le monde extérieur que par l’intermédiaire du moi, tout au moins dans ce schéma. Il est encore difficile aujourd’hui de dire si ce dessin correspond vraiment à la réalité. Sur un point au moins, il est sûrement faux, l’espace, occupé par le ça devrait être infiniment plus grand que celui occupé par le moi ou par le préconscient.. Corrigez, je vous prie, par la pensée, ce défaut.

Et maintenant, avant de mettre le point final à ces explications certainement fatigantes et peut-être abstruses, une recommandation encore ! Ne vous figurez pas que les diverses fractions de la personnalité soient aussi rigoureusement délimitées que le sont, artificiellement, en géographie politique, les divers pays. Les contours linéaires, tels qu’on les voit dans les dessins ou la peinture primitive, ne peuvent nous faire saisir les particularités du psychisme ; les couleurs fondues des peintres moder­nes s’y prêteraient mieux. Après avoir disjoint les parties, nous sommes maintenant forcés de les réunir. J’ai tenté de faire comprendre ce qu’était ce psychisme si difficile à saisir ; ne portez pas sur ce premier essai un jugement trop sévère. Il est fort vrai­semblable que les divisions sont très variables chez les différents individus, qu’elles se modifient même durant le fonctionnement et qu’elles peuvent momentanément s’effacer. Cela est vrai particulièrement en ce qui concerne la dernière apparue phylogénétiquement, celle qui prête le plus à la controverse : la différenciation du moi d’avec le surmoi. La maladie psychique peut, c’est certain, provoquer aussi des divisions semblables, et nous nous représentons aisément que certaines pratiques mystiques arrivent à bouleverser les relations normales entre les divers fiefs psychi­ques, que la perception devient ainsi capable de saisir des rapports dans le moi profond et dans le ça qui lui seraient sans cela restés impénétrables. Pourra-t-on parvenir par cette voie jusqu’aux ultimes vérités dont nous attendons notre salut ? Nous ne craignons pas d’en douter. Néanmoins nous admettons que les efforts thérapeutiques de la psychanalyse s’appliquent justement à ce point. Leur intention n’est-elle pas de renforcer le moi, de le rendre plus indépendant vis-à-vis du surmoi, d’élargir son champ de perception et de transformer son organisation afin qu’il puisse s’approprier de nouveaux fragments du ça ? Le moi doit déloger le ça. C’est là une tâche qui incombe à la civilisation tout comme l’assèchement du Zuyderzee.

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