Chapitre XII. Angoisse pulsionnelle à la puberté
Nous n’avons jamais cessé, en psychanalyse, d’attribuer, pour ce qui concerne l’étude analytique du ça, une énorme importance aux périodes de la vie où se produisent les poussées de la libido. Des désirs, des fantasmes, des processus instinctuels qui, à d’autres moments, passeraient inaperçus ou demeureraient inconscients, émergent alors dans le conscient grâce à leur investissement accru, surmontant là où cela devient nécessaire, les obstacles que leur oppose le refoulement et devenant accessibles, lors de leur apparition, à l’observateur.
Toutefois l’intérêt qu’offrent ces périodes de poussées libidinales, n’est nullement moindre quand il s’agit d’étudier le moi. Ainsi que nous l’avons pu voir, l’intensification, à ces moments-là, des exigences pulsionnelles a pour effet de contraindre le sujet à redoubler d’efforts pour maîtriser ses pulsions. Certaines tendances générales du moi, à peine perceptibles dans les périodes de calme pulsionnel, deviennent plus voyantes alors et les mécanismes du moi déjà bien marqués à l’époque de la latence et à l’âge adulte, s’exagèrent parfois à la puberté jusqu’à provoquer une déformation morbide du caractère. Deux surtout des différentes mesures qu’adopte le moi à l’encontre de la vie pulsionnelle peuvent, en s’accentuant, frapper l’observateur du fait de leur puissance nouvelle.
Elles permettent également de comprendre certaines particularités propres à la période de maturation sexuelle, à savoir l’ascétisme et l’intellectualisme des adolescents.
Ascétisme de la puberté
L’adolescent, dans le moment même où il est le plus accessible aux excès de l’instinct et aux irruptions du ça, ainsi qu’à d’autres phénomènes en apparence contradictoires, ressent souvent contre les instincts une grande haine) Cette hostilité dépasse de beaucoup en intensité tout ce que nous observons généralement en fait de refoulements dans les conditions normales ou dans les névroses plus ou moins graves. Cette aversion, tant par ses manifestations que par son ampleur, rappelle moins les symptômes névrotiques bien marqués que l’ascétisme de certains fanatiques religieux. Dans les névroses, nous constatons que le rejet par refoulement d’une pulsion reste toujours lié à la nature ou à la qualité de celle-ci. Ainsi, l’hystérique refoule les pulsions génitales associées aux désirs objectaux d’ordre œdipien, mais témoigne à l’endroit d’autres désirs pulsionnels, comme par exemple à l’égard des pulsions agressives ou anales, d’une certaine tolérance. L’obsédé, lui, refoule les désirs sadiques-anaux qui, du fait de la régression, se sont chargés de sa sexualité, mais tolère, par exemple, les satisfactions orales et ne manifeste aucune méfiance particulière à l’égard de certains plaisirs exhibitionnistes quand ceux-ci ne sont pas directement associés au foyer de sa névrose. Chez le mélancolique, ce sont, de nouveau, surtout les tendances orales qui se trouvent refoulées, tandis que chez le phobique le même sort est réservé aux pulsions associées au complexe de castration. Mais en aucun cas le rejet des pulsions n’a lieu au hasard et, au cours des analyses, il est toujours possible de découvrir une relation bien déterminée entre la qualité de la pulsion refoulée et le motif qu’a eu le sujet de la rejeter hors de la conscience.
Le rejet des pulsions, quand nous l’observons chez l’adolescent, nous offre un tableau tout à fait différent. À dire vrai, cette récusation a bien aussi son point de départ dans les régions particulièrement interdites de la vie pulsionnelle, par exemple dans les fantasmes incestueux de la prépuberté ou bien dans la recrudescence des pratiques masturbatoires qui servent à la décharge de ces désirs. Mais de là, le processus prolifère ensuite, avec plus ou moins de discrimination, sur toute la vie. Comme nous l’avons déjà souligné plus haut, l’adolescent est moins préoccupé de satisfaire ou de rejeter tel ou tel désir pulsionnel particulier que de la satisfaction ou du rejet en soi. Les adolescents qui traversent cette phase d’ascétisme semblent redouter non pas tant la qualité de la pulsion que sa quantité. Se défiant, de façon générale, de toute jouissance, ils croient se mettre à l’abri en opposant simplement à un désir accru, une interdiction également accrue. À tout « je veux » de la pulsion, le moi répond par un : « Tu n’en as pas le droit », à la façon de parents sévères lorsqu’ils donnent au jeune enfant sa première éducation. Cette crainte de la pulsion ressentie par l’adolescent a un caractère dangereusement progressif et peut, après n’avoir d’abord concerné que les véritables désirs pulsionnels, être reportée jusque sur les besoins physiques les plus ordinaires. Nous avons tous connu des adolescents qui renoncent à tout besoin pour peu qu’il soit teinté de sexualité, qui fuient la société des jeunes gens de leur âge, refusent toute distraction, et, à l’exemple des puritains, veulent tout ignorer du théâtre, de la musique et de la danse. À cette interdiction s’ajoute naturellement encore le mépris de l’élégance et de la parure, trop entachées de sexualité. Mais l’inquiétude nous prend quand nous voyons les refus s’étendre à certains objets innocents ou nécessaires, quand, par exemple, notre adolescent refuse de se prémunir contre le froid, qu’il se mortifie de toutes les manières, expose inutilement sa santé, se prive non seulement de certains plaisirs oraux, mais réduit aussi « par principe » au strict minimum sa nourriture quotidienne, s’oblige à se lever très tôt alors qu’il a été un grand dormeur, évite de rire ou de sourire et, dans les cas extrêmes, attend pour aller déféquer ou uriner que le besoin en soit devenu incoercible et cela en alléguant qu’il ne faut pas immédiatement céder à chacun de ses besoins physiques.
Cependant, c’est par un autre point encore que cette sorte de rejet des pulsions diffère d’un refoulement ordinaire. En étudiant les névroses, nous constatons généralement que partout où une satisfaction pulsionnelle subit un refoulement, une satisfaction substitutive la remplace. C’est ainsi que l’hystérique se sert de la conversion, c’est-à-dire du transfert de l’excitation sexuelle à d’autres parties du corps ou à d’autres processus physiques sexualisés. L’obsédé se crée une satisfaction substitutive d’ordre régressif, le phobique tire de sa maladie au moins un profit secondaire. De plus, à la place des joies interdites apparaissent des satisfactions déplacées, des formations réactionnelles. Nous savons que les symptômes névrotiques vrais : les accès hystériques, les tics, les actes obsédants, les ruminations mentales, etc., constituent des compromis dans lesquels les ordres du moi et du surmoi ne s’imposent pas plus énergiquement que les exigences pulsionnelles du ça. D’autre part, la répudiation par l’adolescent de ses pulsions ne permet pas ces satisfactions substitutives et semble s’effectuer suivant un mécanisme différent. Au lieu des compromis, qui correspondent aux symptômes névrotiques, au lieu des phénomènes habituels tels que déplacements, régressions, retournement contre soi, il se produit, presque toujours, à un moment donné, un Revirement subit qui fait que l’ascétisme se mue en débordement pulsionnel et que tout ce qui avait été interdit devient tout à coup permis, l’adolescent cessant alors de tenir le moindre compte des limitations que le monde extérieur impose. Quelque désagréables que ces excès puissent sembler à l’entourage, à cause de leur caractère asocial, il n’en reste pas moins vrai qu’ils constituent, quand on les envisage du point de vue analytique, des guérisons spontanées, passagères, de l’état d’ascétisme. Lorsque de telles guérisons ne se produisent pas, lorsque le moi, par extraordinaire, a la force de poursuivre jusqu’au bout, sans dévier, l’expulsion des pulsions, tout ce processus aboutit à une paralysie des activités vitales, à une sorte d’état catatonique qui n’est plus attribuable au phénomène ordinaire de la puberté, mais bien déjà à une sorte d’affection psychotique.
Mais sommes-nous vraiment en droit d’établir une distinction entre le renoncement aux pulsions tel qu’il se produit lors de la poussée de la puberté et le phénomène ordinaire du refoulement des pulsions ? Deux constatations nous ont amenés à établir cette différenciation théorique. En effet, au début du processus, l’adolescent ressent plus d’angoisse devant la grandeur de la pulsion que devant la qualité de l’exigence pulsionnelle et, finalement, ce ne sont ni les satisfactions substitutives ni les compromis qui surviennent, mais bien une simultanéité, une succession brutales ou plus exactement, une alternance d’excès et de renoncements pulsionnels. Nous savons, d’autre part, que, même dans le refoulement névrotique le plus banal, l’investissement quantitatif de la pulsion à refouler joue un grand rôle et que," dans la névrose obsessionnelle elle-même, on trouve communément une alternance des interdictions et des autorisations. Quoi qu’il en soit nous avons l’impression que l’ascétisme de l’adolescent constitue un processus plus primitif, moins bien constitué, que le refoulement proprement dit ; nous avons peut-être affaire à un cas particulier ou plutôt à une phase préliminaire du refoulement.
L’étude psychanalytique a depuis longtemps permis de supposer qu’avant même d’acquérir la moindre expérience, avant d’avoir pu choisir, l’homme possède une tendance à repousser certaines pulsions déterminées et singulièrement les pulsions sexuelles. Il s’agirait donc d’une hérédité phylogénétique, d’une sorte de reliquat laissé par de nombreuses générations et qui serait non créé, mais seulement maintenu chez l’individu. C’est à cette position empreinte de dualité de l’homme en face de la vie sexuelle – aversion constitutionnelle et en même temps désir violent – que Bleuler a appliqué son concept de l’ambivalence.
Dans les périodes calmes de l’existence, l’hostilité primaire du moi à l’égard des pulsions, sa peur de leur puissance, comme nous disons, n’a à peu près que la valeur d’un concept théorique. Nous présumons que cette hostilité se trouve à la base de toute angoisse instinctuelle. Toutefois, elle échappe à l’observation, toute masquée qu’elle est par les réactions bien plus nettes, bien plus voyantes, de l’angoisse réelle et de l’angoisse morale, réactions que certains chocs traumatisants provoquent chez l’individu.
Sans doute est-ce l’augmentation quantitative de la poussée des pulsions au moment de la puberté et certaines poussées instinctuelles à d’autres époques de la vie qui, en accentuant cette hostilité primaire du moi, en font un mécanisme de défense spécifique et actif. Les phénomènes que nous observons dans l’ascétisme de la puberté ne devraient plus, en ce cas, être considérés comme une série de processus de refoulement qualitativement conditionnés, mais comme la manifestation d’une hostilité innée, indifférenciée, primaire et primitive entre le moi et les pulsions.
Intellectualisation a la puberté
Nous considérons ainsi que, lors des poussées de la libido, les diverses attitudes générales du moi sont susceptibles de se transformer en véritables procédés de défense. Si notre manière de voir est juste, elle peut expliquer encore d’autres modifications du moi à la puberté.
Nous voyons que ces modifications intéressent principalement la vie pulsionnelle et affective. Nous savons aussi que le moi se modifie secondairement chaque fois qu’il tente de maîtriser les pulsions et les affects. Mais il est évident que le champs des transformations est bien plus vaste encore à la puberté. L’adolescent, lorsqu’il subit la poussée de la puberté devient plus soumis aux pulsions, ce qui se conçoit sans commentaire. Mais sa moralité, son ascétisme s’accroissent aussi, par suite du conflit qui oppose le moi au ça. Il devient plus intelligent et ses besoins intellectuels vont augmentant. Au premier abord, nous ne comprenons guère de quelle façon ces progrès intellectuels peuvent se rattacher au développement accru des instincts et au renforcement du moi pour résister à l’assaut de ces derniers.
Nous serions généralement enclins à admettre plutôt que les bourrasques de pulsions et de sentiments sont, avec l’activité intellectuelle d’un sujet, dans un rapport inversement proportionnel. Le simple état amoureux normal ne tend-il pas déjà à diminuer les activités intellectuelles d’un être ? La solidité de son entendement est compromise et plus il tient à réaliser ses désirs instinctuels, moins il est porté à les examiner rationnellement et à en vérifier le bien-fondé.
A première vue, il semble que les choses se présentent d’une façon très différente pour l’adolescent. Il existe une catégorie de jeunes gens chez qui le bond en avant dans le domaine intellectuel ne semble pas moins frappant, moins surprenant, que ses progrès en d’autres domaines. Très fréquemment, nous voyons des garçons dont l’intérêt, pendant la période de latence, est tout entier concentré sur des choses réelles, positives. L’un ne lit que des récits de découvertes, d’aventures ou des ouvrages traitant de nombres, de proportions, ou encore des descriptions d’animaux ou d’objets étrangers, l’autre ne s’intéresse qu’aux moteurs, aux machines les plus simples comme aux plus compliquées. Le trait commun à ces deux types de garçons est généralement leur préférence pour le concret et non pour l’imaginaire, ils méprisent les contes de fées, les fables qui amusèrent leur enfance, il leur faut des objets qui aient une existence réelle. Cette inclination vers le concret, qui a débuté pendant la phase de latence, peut ensuite, à partir de la prépuberté, être remplacée par un goût toujours plus prononcé pour l’abstraction. Et tout particulièrement les adolescents qui, d’après Bernfeld, se caractérisent par une « puberté prolongée » ont un désir insatiable de penser à des thèmes abstraits et d’en faire l’objet de leurs discussions et de leurs ruminations mentales. Beaucoup de relations amicales entre jeunes gens s’établissent et se maintiennent grâce à un désir partagé de méditer sur ces sujets pour ensuite en discuter. Les thèmes qui préoccupent ces garçons, les problèmes qu’ils cherchent à résoudre sont très vastes. Il s’agit généralement des modalités de l’amour libre ou du mariage, de la fondation d’un foyer, de l’indépendance ou du choix d’une profession, de voyages ou d’une vie sédentaire. Ils discutent de questions d’une portée universelle telles que celles de la religion ou de la libre-pensée, des divers régimes politiques, de la révolution ou de la soumission à une autorité ou encore de l’amitié sous toutes ses formes. Lorsqu’il nous arrive, dans l’analyse, d’entendre un récit fidèle des conversations de ces jeunes ou de lire, comme l’ont fait bien des observateurs de cette période de la vie, leurs journaux intimes et leurs notes, non seulement nous sommes frappés de l’envergure et de l’indépendance de leurs esprits, mais également surpris de leur sympathie humaine, de leur compréhension, de leur apparente supériorité et parfois de la sagesse avec laquelle ils traitent les problèmes les plus ardus.
Notre opinion ne tarde pas à se modifier quand, au lieu d’étudier les opérations intellectuelles de l’adolescent, nous examinons comment elles s’intègrent dans sa vie même. Nous découvrons alors avec étonnement que toute cette belle activité mentale n’a guère de retentissement sur son comportement réel. La compréhensive sympathie pour autrui dont il fait étalage ne l’empêche nullement de se montrer grossier et sans égards envers son entourage. Sa conception élevée de l’amour et des devoirs qui incombent aux amoureux n’atténue ni son infidélité ni la dureté dont il se rend coupable dans ses changeantes amourettes. Tout en s’intéressant, souvent beaucoup plus qu’il ne le fera plus tard, aux questions sociales, il n’en est pas pour autant mieux adapté à la vie en société. La diversité de ses intérêts n’empêche pas non plus l’adolescent de tout concentrer sur un seul point : la préoccupation de sa propre personnalité.
C’est en étudiant, au cours des analyses, toutes ces activités intellectuelles que nous en arrivons à constater qu’il ne s’agit pas du tout ici d’intellectualité au sens propre du mot. Ainsi l’adolescent quand il médite sur les diverses situations amoureuses ou sur le choix d’une profession, ne cherche nullement à trouver, dans ses réflexions, des directives pour ses actes à la façon d’un adulte ou à celle dont un jeune garçon, en pleine période de latence, étudie un moteur qu’il démonte pour ensuite le remonter. L’intellectualité de l’adolescent ne lui fournit matière, semble-t-il, qu’à des rêveries diurnes. Les fantasmes ambitieux eux-mêmes ne sont pas destinés à être transposés dans la réalité. L’adolescent, quand il rêve de devenir un conquérant, ne se croit cependant pas obligé de se montrer courageux ou stoïque dans la vie réelle ; la méditation, la rumination mentale, les discussions suffisent évidemment à le satisfaire et son comportement, déterminé par d’autres facteurs, n’est pas nécessairement influencé par ces exercices intellectuels.
Autre chose encore nous frappe quand nous étudions chez l’adolescent les processus intellectuels. Une observation attentive montre que les sujets qui intéressent le plus le jeune garçon sont ceux qui ont jadis provoqué des conflits entre ses instances psychiques. Il s’agit, une fois de plus, soit de l’intégration des éléments pulsionnels dans l’ensemble de la vie, soit de l’exercice de la sexualité ou du renoncement à celle-ci, soit de la liberté et de ses limites, de la rébellion contre l’autorité ou de la soumission. Nous avons pu voir que l’ascétisme, avec l’interdit qu’il jette sur les pulsions, ne donne généralement pas à l’adolescent tout ce qu’il en espérait et, comme le danger guette de partout, il est obligé de se procurer les moyens de vaincre ce dernier. Les ruminations à propos du conflit pulsionnel, l’intellectualisation, semblent fournir un moyen approprié pour y réussir. En pareil cas, au lieu de fuir devant les pulsions, comme dans l’ascétisme, l’adolescent tourne vers elles son intérêt, mais de façon purement abstraite, intellectuelle et, en agissant de la sorte, il ne cherche pas du tout à remplir les tâches que la réalité lui impose. Son activité mentale décèle plutôt une préoccupation intense de ses propres processus instinctuels, une transformation en pensées abstraites de ce qu’il ressent. La conception du monde qu’il s’est forgée, par exemple le désir de voir se faire une révolution dans le monde extérieur, répond ainsi à la perception des nouvelles exigences de son ça, exigences qui bouleversent toute sa vie. Les idéaux d’amitié, de fidélité éternelle du jeune garçon ne font que refléter les soucis de son moi qui sent le caractère éphémère de ses nouvelles et fougueuses relations objectales36. Le besoin d’être guidé, protégé dans une lutte souvent désespérée contre ses propres pulsions peut quelquefois se transformer en ingénieux arguments tendant à démontrer le manque d’indépendance de l’homme dans ses décisions politiques. Nous voyons ainsi se réaliser une traduction en langage intellectuel des processus pulsionnels. Mais si l’attention se concentre sur les pulsions, c’est pour tenter de les porter à un niveau différent et de les maîtriser.
Rappelons-nous qu’en métapsychologie psychanalytique, nous considérons l’établissement du lien qui rattache les affects et les processus pulsionnels aux représentations verbales comme le premier et le plus important des pas qu’un individu fait, au cours de son évolution, pour parvenir à maîtriser ses pulsions. Dans ces travaux, la pensée est qualifiée de « processus expérimental avec emploi des plus faibles quantités possibles de pulsions ». Cette intellectualisation de la vie instinctuelle, cette tentative pour maîtriser les pulsions en les rattachant à des idées avec lesquelles on peut consciemment jouer, constitue l’un des pouvoirs acquis les plus généraux, les plus anciens et les plus nécessaires du moi humain. Nous ne les considérons pas comme une activité du moi mais bien comme l’un de ses indispensables éléments.
Une fois de plus, nous avons l’impression que les phénomènes dont l’ensemble forme ce que nous appelons « l’intellectualisation à l’époque de la puberté » ne représentent que l’exagération, par suite d’une soudaine poussée libidinale, de l’attitude générale du moi. C’est tout simplement le renforcement quantitatif de la libido qui attire l’attention de l’observateur sur une fonction du moi tout à fait naturelle et réalisée sans éclats à d’autres époques. S’il en est bien ainsi, c’est donc que l’intensification, chez l’adolescent, de son intellectualité – comme peut-être aussi d’ailleurs la compréhension accrue des processus psychiques intérieurs qui caractérise le début de toute poussée psychotique – ne constituerait qu’une partie des efforts habituels du moi pour dominer les pulsions à l’aide de la pensée.
Peut-être pouvons-nous maintenant parler d’une petite découverte secondaire que nous suggèrent ces réflexions. S’il est vrai que tout renforcement de l’investissement libidinal provoque infailliblement chaque fois une augmentation des efforts que tente le moi pour élaborer intellectuellement le processus instinctuel, il s’ensuit que les dangers pulsionnels rendent les hommes intelligents. Dans les périodes de calme instinctuel, c’est-à-dire quand aucun danger ne le menace, l’individu a droit à un certain degré de stupidité. À ce point de vue l’angoisse pulsionnelle joue le même rôle que l’angoisse réelle. Les privations, le péril réels aiguillonnent l’homme, le poussent vers des réalisations intellectuelles et vers d’ingénieux efforts pour se tirer d’affaire, tandis que la sécurité assurée, l’abondance, tendent plutôt à le rendre sot et nonchalant. Le fait d’opposer aux processus pulsionnels des processus intellectuels n’est qu’une forme de vigilance en face d’une réalité menaçante, vigilance dont le moi humain comprend la nécessité.
Jusqu’ici c’est d’une manière toute différente que nous avons essayé d’interpréter le déclin de l’intelligence de l’enfant au début de la période de latence. Les brillants exploits intellectuels du petit enfant sont en connexion étroite avec sa curiosité sexuelle. Quand, un peu plus tard, toute investigation de cet ordre devient interdite, l’interdiction et les entraves font tache d’huile et s’étendent à d’autres domaines de la pensée. Rien de surprenant alors si, à la prépuberté, lors de la nouvelle flambée sexuelle, quand s’effondre la barrière du refoulement sexuel infantile, nous voyons renaître les facultés intellectuelles du sujet.
A cette explication courante, ajoutons ceci : si l’enfant, au cours de sa période de latence, ne pense pas abstraitement, peut-être n’est-ce pas parce qu’il n’ose pas, mais parce que ce serait inutile. L’enfant, dans sa petite enfance et à la puberté, court de grands dangers pulsionnels que 1’ « intelligence » permet, tout au moins dans une certaine mesure, d’éviter. D’autre part, à l’époque de la latence et à l’âge adulte, le moi devenu relativement fort peut, sans que cela nuise au sujet, relâcher légèrement ses efforts pour maîtriser les instincts. En même temps, n’oublions pas que les activités intellectuelles, surtout à la puberté, si brillantes, si remarquables qu’elles puissent être, n’en demeurent pas moins assez stériles. On en pourrait dire à peu près autant des prouesses intellectuelles si admirées et si prisées de la première enfance. N’oublions pas que les investigations sexuelles de l’enfant, considérées en psychanalyse comme la manifestation la plus significative de l’activité mentale du jeune être, n’aboutissent pour ainsi dire jamais à la découverte des réalités de la vie sexuelle des adultes. L’enfant tire de ses recherches sur la sexualité non pas une vue exacte des faits, mais seulement des théories sexuelles infantiles qui s’écartent des faits réels. Ses conclusions ne font que refléter les processus instinctuels qui se déroulent à l’intérieur de lui-même.
Le travail mental accompli par le moi à la période de latence et à l’âge adulte est bien plus solide, mieux assuré et surtout bien plus étroitement relié aux actes.
Amour objectal et identification a la puberté
Voyons maintenant comment l’ascétisme et l’intellectualisation de la puberté s’intègrent dans notre exposé de l’orientation des processus défensifs d’après l’angoisse et le danger. Nous constatons immédiatement que les deux procédés en question appartiennent au troisième type de défense. Le moi est menacé du danger d’être submergé par les pulsions et ce qu’il craint par-dessus tout c’est la quantité de celles-ci. Au cours de l’évolution, cette peur apparaît très tôt chez l’individu. Elle naît au moment où le moi est en train de se détacher progressivement d’un ça indifférencié. Les mesures défensives que dicte au moi la crainte de la puissance des pulsions ont pour but de maintenir cette scission entre le moi et le ça et d’assurer la nouvelle organisation du moi. L’ascétisme se donne pour tâche de refréner le ça à l’aide de simples interdictions. L’intellectualisation sert donc à relier étroitement les processus pulsionnels aux contenus des représentations afin de les rendre accessibles à la conscience et par là gouvernables.
Toutefois, lorsque se produit le déchaînement soudain de la libido, le sujet retourne au stade primitif de l’angoisse devant la force des pulsions, ce qui ne manque pas de se répercuter sur les autres processus pulsionnels et sur les activités du moi. Dans les pages qui suivent, je vais m’attacher à étudier deux phénomènes capitaux, parmi tant d’autres qu’offre la puberté, et m’efforcer de découvrir les liens qui les rattachent à cette régression du moi.
Dans la vie de tout adolescent, les manifestations les plus éclatantes sont celles qui concernent ses relations objectales. C’est là que le conflit entre deux tendances antagonistes devient le plus manifeste. Le refoulement, provoqué par une aversion générale pour les pulsions, s’en prend d’abord ordinairement, comme nous l’avons pu voir, aux fantasmes d’inceste de la prépuberté. La défiance du moi, son ascétisme, visent en premier lieu les relations tendres qu’avait nouées l’enfant. L’adolescent cherche alors à s’isoler et arrive à vivre dans sa famille comme parmi des étrangers. D’autre part, l’aversion que lui inspirent les pulsions s’étend non seulement à ses relations objectales, mais aussi à ses relations avec le surmoi. Dans la mesure où le surmoi, à cette époque, reste encore investi de libido émanant des rapports avec les parents, il est lui-même traité comme un objet incestueux dont il convient de se méfier, et devient victime de l’ascétisme. Le moi se détache aussi du surmoi. Ce refoulement partiel du surmoi, ce détachement de certains des contenus de celui-ci, font ressentir au jeune sujet l’un de ses plus graves malaises. L’ébranlement des relations entre moi et surmoi entraîne une augmentation du danger pulsionnel. L’individu tend à devenir asocial. En effet, avant ce bouleversement, les angoisses morales, les sentiments de culpabilité, issus des relations entre le moi et le surmoi, étaient les plus sûrs alliés du moi dans son conflit avec les pulsions. D’ailleurs, dans les débuts de la puberté, on observe souvent une tentative nette mais passagère de surinvestissement de tous les contenus du surmoi et c’est sans doute ce processus qui explique le prétendu « idéalisme » de l’adolescent. Que va-t-il alors se passer ? Eh bien l’ascétisme lui-même provoqué par un danger pulsionnel accru ébranle les relations du moi avec le surmoi en rendant ainsi inefficaces les mesures de défense qui sont issues de la peur du surmoi. Il en résulte que le moi se trouve rejeté, plus violemment encore, au stade de l’angoisse instinctuelle pure et ne pourra plus utiliser que les seuls mécanismes primitifs de protection propres à ce stade.
Cependant le recours à la solitude, l’éloignement des objets aimés ne sont pas les seules tendances qui se manifestent dans les relations objectales des adolescents. De nombreux attachements nouveaux viennent remplacer les fixations affectives infantiles refoulées. Le sujet se prend parfois d’une amitié passionnée ou même d’un grand amour pour des jeunes gens de son âge, quelquefois pour une personne plus âgée dont il fait son chef ou son modèle et qui est évidemment le substitut des objets parentaux délaissés. Ces sentiments amoureux sont passionnés, exclusifs mais de courte durée. L’objet élu peut être abandonné et bientôt remplacé sans que l’adolescent tienne le moins du monde compte du chagrin qu’il peut causer. Les personnes aimées sont vite et totalement oubliées ; seule persiste jusque dans ses moindres détails, la forme des relations amoureuses passées qui se reproduit en général dans les relations nouvelles avec une fidélité rigoureuse et, pour ainsi dire, compulsionnelle.
A côté de ce manque évident de fidélité aux objets aimés, nous notons dans les rapports objectaux de l’adolescent un second caractère particulier. L’adolescent, en effet, n’aspire pas surtout à posséder, au sens physique ordinaire de ce mot, la personne aimée, mais il désire s’égaler le plus possible à elle.
L’expérience de tous les jours nous apprend combien l’adolescent est changeant. L’écriture, le langage, la coiffure, la manière de se vêtir, les habitudes de toutes sortes sont alors, bien plus qu’à toute autre époque de la vie, adaptables aux circonstances. Souvent un seul regard jeté sur un adolescent suffit à nous montrer quel est l’ami plus âgé que lui qu’il admire alors. Mais sa faculté de varier peut aller plus loin encore : il adapte parfois aux opinions de l’objet aimé du moment sa conception du monde, ses idées religieuses et politiques ; malgré ces variations fréquentes, l’adolescent est chaque fois fortement et passionnément convaincu de la justesse des idées qu’il a adoptées avec tant d’enthousiasme. Il ressemble, à ce point de vue, au genre de patients qu’Hélène Deutsch a décrits dans un travail clinique sur la psychologie des adultes névrosés qui sont à la limite de la psychose. Elle les fait entrer dans la catégorie dite des « comme si »37 (« als ob » Typus). Et en effet, l’adolescent chaque fois qu’il noue de nouvelles relations objectales agit « comme si » il vivait sa propre vie, comme s’il exprimait ses propres sentiments, ses propres opinions, ses propres vues.
L’analyse d’une jeune fille m’a permis d’observer avec une particulière netteté le mécanisme sur lequel se fondent ces processus de transformation. On vit se produire chez elle, en l’espace d’une année, tous les changements ci-dessus décrits. Elle transféra son affection de certaines filles à certains garçons, et de garçons à des femmes plus âgées qu’elle. Chaque fois, non seulement l’objet délaissé lui devenait totalement indifférent, mais encore elle était prise pour lui d’une aversion particulièrement passionnée qui frisait le mépris. Toute rencontre avec lui, fortuite ou inévitable, lui semblait presque insupportable. Après une longue analyse nous comprîmes enfin que ce n’étaient nullement ses propres sentiments à l’égard de ses anciens amis qui se manifestaient ainsi. Chaque fois qu’elle changeait d’engouement, elle se sentait obligée de conformer son comportement à celui de ses nouveaux amis, d’adopter leurs manières de voir et toutes leurs opinions relatives soit à sa vie extérieure soit à sa vie intérieure. Elle ne ressentait plus ses propres affects, mais bien ceux de ses nouvelles idoles. Son aversion à l’égard de gens jadis aimés n’était pas vraiment sienne ; c’est par empathie qu’elle partageait les sentiments du plus récent ami et, en manifestant son imaginaire jalousie, elle traduisait le sentiment que lui devait, imaginait-elle, ressentir à l’égard d’anciens objets aimés d’elle. Le mépris que lui inspiraient ces derniers était non pas le sien propre mais celui du nouvel ami.
Les phénomènes psychiques de cette phase de la puberté et d’autres semblables sont faciles à décrire : ces passions si ardentes et si éphémères ne sont nullement des relations objectales au sens que donnent à ce mot les adultes, mais seulement des identifications de l’espèce la plus primitive, analogues à celles que nous pouvons découvrir dans la première phase de développement d’un petit enfant, avant l’apparition de tout amour objectai. Par ailleurs, l’inconstance propre à la puberté ne marque plus chez le sujet un changement d’amour ou de conviction, mais plutôt une perte de personnalité par suite d’une nouvelle identification.
L’analyse d’une autre jeune fille de 15 ans permet peut-être d’aller un peu plus loin dans la compréhension du rôle joué par cette tendance à l’identification. Cette patiente, particulièrement jolie et gracieuse, compte déjà des succès mondains dans le cercle où elle évolue, ce qui ne l’empêche pas cependant d’être férocement jalouse de sa petite sœur. À la puberté, devenue indifférente à tout ce qui l’intéressait autrefois, elle ne cherche plus qu’à se faire admirer et aimer de ses amis, jeunes gens et hommes faits. Elle s’éprend violemment, de loin, d’un jeune garçon un peu plus âgé qu’elle, qu’elle rencontre quelquefois à des réunions et des soirées dansantes. À cette époque, elle m’écrit une lettre où elle me raconte ses doutes amoureux et ses inquiétudes : « Donnez-moi un conseil », écrit-elle : « Comment me comporter quand je le rencontre ? Faut-il que je sois sérieuse ou bien gaie ? M’aimera-t-il mieux intelligente ou sotte ? Vaut-il mieux lui parler tout le temps de lui-même ou bien aussi vin peu de moi ?… » A la séance suivante, je réponds verbalement à ces questions. Je lui dis qu’il n’est peut-être pas nécessaire de se tracer des plans par avance. Ne pourrait-elle pas, le moment venu, se comporter suivant son état d’âme et ses impressions ? Elle m’assure que non, que c’est impossible et se lance dans un long discours pour m’expliquer la nécessité de se plier aux préférences des gens, d’après ce qu’ils attendent de vous. C’est de cette façon seulement qu’on arrive à coup sûr, à conquérir leur amour. D’ailleurs, elle ne saurait plus vivre sans l’amour de ce garçon.
Immédiatement après, la patiente me raconte un fantasme dans lequel elle se représente la fin du monde. Qu’arriverait-il si tous les hommes périssaient ? demande-t-elle. Elle passe en revue ses amis, ses parents et se figure enfin qu’elle reste seule sur la terre. Sa voix, ses intonations, la manière dont elle décrit tous les détails du cataclysme, montrent qu’il s’agit de la réalisation imaginaire d’un désir. C’est du plaisir et non de l’angoisse qu’elle ressent en racontant son fantasme.
A cet instant, je lui rappelle son ardent désir d’être aimée. L’idée seule de déplaire à l’un de ses amis, de perdre son amour, avait suffi les jours précédents, à la plonger dans le désespoir. Si elle restait seule sur la terre, qui donc l’aimerait ? Elle écarte tranquillement ce rappel des inquiétudes de la veille en disant, avec un profond soupir de soulagement et comme libérée de toute angoisse : « Eh bien, dans ce cas, je m’aimerais moi-même. »
Cette courte observation analytique d’un cas isolé illustre bien, me semble-t-il, certains rapports objectaux à l’époque de la puberté. La rupture des anciennes relations objectales, l’aversion pour les pulsions, l’ascétisme, ont pour effet de détacher la libido du monde extérieur. L’adolescent risque de ramener et de concentrer sur lui-même sa libido et de régresser dans sa vie libidinale de l’amour objectai au narcissisme, comme il a régressé déjà dans son moi. S’il échappe à ce danger, c’est en tentant des efforts désespérés pour se raccrocher à des objets extérieurs, même s’il ne peut y arriver que par la voie du narcissisme, c’est-à-dire par une série d’identifications. Ainsi, les relations objectales passionnées de l’adolescent constituent des tentatives de guérison rappelant, là encore, les états initiaux des poussées psychotiques.
Dans les pages qui précèdent, j’ai si souvent mis en parallèle les caractères particuliers de la période de puberté avec de graves manifestations pathologiques que je me sens obligée – sans prétendre avoir fait une étude complète – d’ajouter un mot encore à propos de la normalité ou de l’anormalité des processus qui se déroulent à cette époque de la vie.
C’est en constatant le rôle joué par les changements quantitatifs de l’investissement libidinal que nous avons pu établir une comparaison entre la puberté et les état initiaux des crises psychotiques. Dans les deux cas, l’investissement libidinal accru du ça provoque, d’une part, une augmentation du danger instinctuel, d’autre part, une intensification de toutes les sortes d’efforts défensifs. La psychanalyse s’est toujours rendu compte que, du fait de processus quantitatifs, toute période de la vie où la libido augmente peut devenir le point de départ de névroses ou de psychoses.
En second lieu, la puberté peut encore se rapprocher des poussées psychotiques du fait de l’adoption de certaines attitudes de défense primitives que nous attribuons à l’angoisse ressentie par le moi devant la puissance des pulsions, angoisse plus ancienne que toutes les angoisses réelles ou morales.
L’impression que peut produire le processus de la puberté, le caractère de normalité ou d’anormalité que nous lui trouvons, dépendent sans doute de la prédominance, dans le tableau clinique, de l’un ou de l’autre des caractères que je viens d’énumérer, parfois même de plusieurs à la fois. Le jeune ascète nous semble normal tant que son intellect fonctionne librement, tant qu’il conserve un nombre suffisant de relations objectales. Il en va de même pour le jeune homme qui a tendance à tout intellectualiser et aussi pour celui qui passe d’une amitié outrancière à une autre. Mais quand l’ascétisme pulsionnel s’exagère, quand l’intellectualisation menace d’étouffer toutes les autres activités mentales, quand les relations avec l’extérieur ne s’établissent que sur la base de changeantes identifications, le pédagogue ou l’analyste peut difficilement décider de ce qui, dans l’attitude de l’adolescent, fait partie d’une évolution normale et de ce qui est déjà pathologique.
36 Margit Dubovitz, de Budapest, m’a fait observer que les spéculations de l’adolescent à propos de la vie et de la mort reflètent le travail de destruction qui se réalise au-dedans de lui-même.
37 Hélène Deutsch, Ueber einen Typus der Pseudoaffektivitàt (« als ob ») (Int. Zeitschr. f. Psa.), vol. XX, 1934, p. 323 et suiv. (À propos d’un mode de pseudo-affectivité).