Rites et cérémonies rituelles

Les institutions totalitaires ont été décrites du point de vue du reclus et, plus brièvement, du point de vue du personnel d’encadrement. Point central de ces deux perspectives, l’image que l’on se forme du groupe d’en face est rarement de nature à susciter l’identification par sympathie, sauf peut-être pour ces reclus décrits précédemment qui, adoptant le rôle d’hommes de confiance, finissent par « s’identifier » pour de bon à l’agresseur. Lorsque s’établissent des relations plus ou moins intimes et inhabituelles par-dessus la ligne de partage entre personnel et reclus, nous savons que cela peut déclencher une série de réactions en chaîne et toutes sortes de répercussions fâcheuses193 avec subversion de l’autorité et des distances sociales, qui donnent à nouveau l’impression que des liens incestueux et tabous se sont noués à l’intérieur de l’institution.

L’abandon de rôle

En plus de ces liens « personnels », illicites ou douteux, d’autres contacts irréguliers s’établissent entre personnel et reclus. Une partie de la vie du personnel – à la différence de celle des reclus – est indépendante de l’institution, même si elle se déroule dans les limites de l’établissement ou dans ses environs immédiats. Il est par ailleurs entendu que le temps de travail du reclus n’a guère de valeur, même à ses propres yeux et qu’il est entièrement laissé à la discrétion du personnel. Dans ces conditions, il semble difficile de maintenir la ségrégation des rôles et les reclus se retrouvent occupés à accomplir de petits travaux pour le compte du personnel : jardinage, travaux de peinture ou de nettoyage, garde d’enfants… Dans la mesure où ces travaux ne s’inscrivent pas dans le cadre officiel de l’institution, le personnel est bien obligé d’accorder quelque considération à ceux qui le servent ainsi et il se trouve dans l’impossibilité de garder ses distances habituelles à leur égard. Les restrictions ordinaires de la vie dans l’institution font qu’en général les reclus saisissent avec joie l’occasion qui leur est ainsi fournie de briser la rigueur de la ligne de séparation :

« Le sergent-major donna l’exemple de ces entorses au règlement en envoyant chez sa femme le dernier homme de la corvée pour lui faire repeindre la grille et surveiller les enfants pendant qu’elle était partie faire des courses. « Une grosse part de tarte à la confiture, qu’elle m’a donné » se vanta Garner, pardonnant d’un cœur léger au bébé d’avoir crié puisque cela lui avait valu de se remplir la panse »194.

Outre ces moyens accidentels de franchir la ligne de démarcation, chaque institution totalitaire engendre spontanément ou par imitation une série de pratiques institutionnalisées qui rapprochent assez les membres du personnel des reclus pour permettre aux uns comme aux autres de se voir réciproquement sous un jour favorable et de chercher à se mettre, par sympathie, les uns à la place des autres. Ces pratiques expriment l’unité, la solidarité, l’union dans la dépendance vis-à-vis de l’institution, beaucoup plus que des différences de niveau hiérarchiques.

Ces rapprochements institutionnalisés sont, dans leur forme, caractérisés par l’abandon des formalités et des échanges strictement liés aux nécessités du travail qui commandent en général les contacts entre personnel et reclus ainsi que par le relâchement du carcan habituel de l’autorité. La participation est souvent quasi volontaire. Par rapport aux formes de comportement ordinaires, ces activités constituent autant d’« abandons de rôles » (role release)195. De fait, dans la mesure où la distance établie entre personnel et reclus tend à se manifester dans toutes les directions, toute modification qui va dans le sens d’une expression de solidarité constitue automatiquement un abandon de rôle. On peut multiplier les conjectures sur les diverses fonctions de ces rapprochements, mais ces explications semblent beaucoup moins significatives que la façon singulière dont ces pratiques se développent dans tous les types d’institutions totalitaires, où il semblerait que le terrain soit le moins favorable à des manifestations de ce genre. On est donc amené à penser que l’existence de telles pratiques repose sur d’excellentes raisons, seraient-elles difficiles à déceler.

Le journal intérieur

L’une des pratiques rituelles les plus courantes dans les institutions totalitaires se rapporte au journal intérieur, ordinairement présenté sous la forme d’un hebdomadaire ou d’une revue mensuelle. En général tous les collaborateurs sont recrutés parmi les reclus – ce qui introduit entre eux une sorte de hiérarchie factice – tandis que la direction en est assumée par un responsable représentant le personnel, qui dispose également du droit de censure. Ce dernier sympathise en général avec les reclus mais n’en demeure pas moins indiscutablement solidaire de l’administration. Le texte imprimé ne déborde pas le cadre de l’institution et donne à l’univers ainsi délimité l’allure d’une réalité publique.

On peut distinguer deux types de rubrique dans les journaux de ce genre ; d’abord les « nouvelles locales » où l’on trouve mention des cérémonies qui se sont déroulées récemment dans l’institution et des événements « personnels », du genre anniversaires, promotions, excursions, décès, survenus dans la vie des membres de l’institution et particulièrement chez les représentants du personnel les mieux connus ou les plus haut placés. Cette rubrique exprime sous forme de félicitations ou de condoléances l’intérêt et la sympathie que l’institution tout entière porte à chacun de ses membres. Elle illustre un aspect intéressant de la ségrégation des rôles. Puisque les rôles de type proprement institutionnel, celui de médecin par exemple, placent ceux qui les assument en marge de tous les autres membres, (en l’occurrence les infirmiers et les malades), ils ne peuvent être les vecteurs d’une solidarité étendue à tous. Par contre on utilise à cette fin les rôles qui se situent hors du cadre institutionnel, et plus précisément ceux de père, mère, ou d’épouse, que tout un chacun peut au moins imaginer à défaut de les assumer.

La seconde rubrique se compose d’articles de fond ; elle comprend des informations de l’extérieur relatives au statut légal et social des reclus et anciens reclus, accompagnées de commentaires appropriés, des essais originaux, de courtes histoires, des poèmes et des éditoriaux. La rédaction a beau être le fait des reclus, ces articles n’en présentent pas moins la version officielle des fonctions de l’institution, les théories de la direction sur la nature humaine, une version idéalisée des relations personnel-reclus et l’attitude qu’un adepte idéal devrait adopter ; en un mot, ils se situent dans la ligne de l’institution.

Pourtant, le journal intérieur se maintient en vie en gardant subtilement un équilibre scabreux. Le personnel se laisse interviewer par les reclus, tolère qu’on écrive sur son compte des anecdotes qui pourront être lues, et ce faisant, il se place dans une certaine mesure sous le contrôle de ceux qui écrivent comme de ceux qui lisent. En même temps les reclus trouvent là l’occasion de montrer qu’ils sont assez haut placés dans l’échelle humaine pour manier le langage et les idées officielles avec la compétence de personnes instruites196. Les collaborateurs cautionnent en outre l’idéologie officielle, dans la mesure où elle est ainsi présentée aux reclus par d’autres reclus. Il n’est pas sans intérêt de noter que la plupart du temps les reclus qui passent cet accord avec le personnel ne cessent pas pour autant d’affirmer leur fidélité aux efforts de résistance. Ils formulent toutes les critiques explicites de l’institution que la censure est susceptible de laisser passer et ils y ajoutent celles que permet l’usage de périphrases, d’allusions, ou de bandes dessinées non équivoques, puis, devant leurs copains, ils jouent les cyniques pour expliquer leur collaboration, affirmant qu’ils écrivent parce que cela leur procure un « boulot peinard » ou un bon moyen de s’assurer des recommandations pour la sortie.

Les réunions

Si les journaux intérieurs sont courants depuis un certain temps déjà dans les institutions totalitaires, ce n’est que récemment qu’une autre forme d’abandon des rôles, non sans analogies avec la précédente, y est apparue : je veux parler des différentes formes d’« auto-gestion » et de « thérapies de groupe ». Ordinairement ce sont les reclus qui diffusent les idées qu’un membre du personnel ayant quelque affinité avec eux supervise. Là encore on trouve une sorte d’accord entre reclus et personnel. Les reclus se voient octroyer le privilège de passer quelque temps dans un milieu relativement libéral et égalitaire. Ils reçoivent même le droit de formuler des récriminations. On attend d’eux en retour qu’ils soient moins solidaires des pratiques de résistance et plus réceptifs à la représentation de la personnalité idéale que le personnel définit à leur intention.

L’emploi par les reclus du langage officiel et la philosophie du personnel dans les discussions ou les accrochages relatifs aux publications ne présente pas que des avantages pour le personnel. Les reclus se trouvent à même de tirer parti de l’organisation rationnelle donnée par le personnel à l’institution, et menacent par là de réduire l’écart social entre les deux groupes. Aussi voit-on de manière significative, dans les hôpitaux psychiatriques, les membres du personnel employer une terminologie psychiatrique stéréotypée dans leurs conversations particulières ou lorsqu’ils s’adressent aux malades, mais reprocher à ces derniers de faire preuve d’« intellectualisme » et d’éluder les problèmes lorsqu’ils utilisent à leur tour ce langage. Peut-être cette forme d’abandon de rôle institutionnel que constitue la thérapie de groupe doit-elle sa spécificité au fait que des spécialistes à préoccupations spéculatives se mêlent de l’étudier, si bien que, sur cette seule pratique des institutions totalitaires, il existe déjà une littérature plus abondante que sur toutes les autres réunies.

Les fêtes

Un autre type de rite institutionnel un peu différent des précédents s’exprime à l’occasion de la fête annuelle, qui peut d’ailleurs avoir lieu plusieurs fois par an : au cours des manifestations traditionnelles de la vie en société que sont repas en commun, jeux de société ou danses, le personnel et les reclus sont amenés à se « mélanger ». En ces occasions, ils ont le droit de prendre avec la ligne de partage des castes des « libertés » qui peuvent aller jusqu’aux rapprochements sexuels197. Dans certains cas, cette liberté atteint même une inversion des rôles rituels ; on peut voir alors le personnel servir les reclus à table ou leur rendre certains autres menus services198.

Dans beaucoup d’institutions totalitaires, la fête annuelle coïncide avec la fête de Noël. Une fois l’an, les reclus décorent l’établissement d’ornements provisoires en partie fournis par l’administration ; ainsi chassent-ils l’univers institutionnel de leur chambre comme ils le chasseront de leur table grâce au repas amélioré qui leur est servi. Les reclus reçoivent de petits cadeaux ou des douceurs, certaines corvées sont supprimées ; il arrive que le temps de visite soit allongé et que les restrictions qui accompagnent les mises en liberté soient allégées. D’une façon générale, les rigueurs de la vie institutionnelle se relâchent pour une journée.

« Les autorités firent tout leur possible pour nous mettre de bonne humeur. Le matin de Noël, nous nous attablâmes devant un breakfast copieux, corn flakes, saucisses, bacon, haricots, croûtons frits, pain-margarine et confiture d’oranges. À midi, on nous servit du rôti de porc, le traditionnel pudding de Noël et du café ; le soir, des tartelettes et du café à la place du bol de cacao habituel. Les pièces étaient décorées de serpentins, de boules et de clochettes et chacune avait son arbre de Noël. On donna des séances supplémentaires de cinéma dans le gymnase. Deux employés m’offrirent un cigare. On m’autorisa à envoyer et recevoir quelques télégrammes de vœux et, pour la première fois depuis que j’étais en prison, je ne manquai pas de cigarettes »199.

Aux États-Unis, les fêtes de Pâques, du 4 Juillet, de la Toussaint, et du Thanks giving day peuvent donner lieu à des cérémonies de ce genre, encore que plus modestes.

La soirée théâtrale de l’institution est aussi une cérémonie qui ne manque pas d’intérêt. Elle a souvent lieu à l’occasion de la fête annuelle et de la fête de Noël200. Ordinairement, les acteurs sont des reclus et les organisateurs des membres du personnel, mais il arrive que les deux groupes soient réunis pour ces tâches. Les auteurs sont le plus souvent des membres de l’institution – personnel ou reclus – et par conséquent les allusions aux situations locales abondent dans les textes. Cette utilisation privée de la forme d’expression publique qu’est le théâtre fait ainsi naître le sentiment très vif de la réalité des événements intérieurs à l’institution. Très souvent on présente des pièces satiriques qui brocardent des membres bien connus de l’institution et de préférence haut placés201. Dans le cas fréquent où l’on a affaire à une communauté de reclus du même sexe, certains acteurs doivent revêtir pour jouer le costume des membres du sexe opposé et en parodier le rôle. La tolérance a des limites et elle est mise à rude épreuve lorsque la satire va au-delà de ce que certains membres du personnel seraient disposés à endurer. Ainsi sur un navire :

« Et là, White Jacket doit moraliser un peu : ce qu’il y avait d’insolite à voir la rangée des officiers du poste des aspirants mêler leurs applaudissements à ceux du peuple pour un simple matelot comme Jack Chase me mit, à l’époque, au comble de l’émotion et du plaisir. Il est doux, pensais-je, de voir ces officiers reconnaître qu’après tout nous sommes tous des hommes et tous des frères. Il est doux de les voir reconnaître et apprécier cordialement les multiples mérites de mon incomparable Jack. Ah, ce sont de braves types, tous autant qu’ils sont, et j’ai bien l’impression de ne leur avoir pas toujours rendu justice dans mes pensées »202

La « présentation » de l’institution

En plus des sketches satiriques, l’on assiste parfois à des représentations de caractère historique décrivant le sombre passé d’une institution du même type, pour mettre en évidence, par contraste, les prétendues améliorations de la situation actuelle203. Il faut remarquer qu’en dépit de la séparation écologique entre les groupes, le spectacle s’adresse à la fois aux reclus et au personnel et parfois aussi à des étrangers autorisés à y assister. La présence d’un public étranger à la représentation forme incontestablement un arrière-plan qui, par contraste, donne au personnel et aux reclus, le sentiment de leur unité.

D’autres rites institutionnels remplissent aussi cette fonction, souvent même de façon plus directe : c’est une pratique de plus en plus répandue que de laisser, une fois par an, l’entrée libre aux visiteurs. À cette occasion, les familles ou même le public étranger sont invités à inspecter les lieux. Ils peuvent ainsi constater par eux-mêmes que les grands principes humanitaires sont respectés. En de telles circonstances, personnel et reclus s’efforcent de paraître en bons termes, ce qui a souvent pour contrepartie un certain relâchement de la rigueur habituelle. « L’entrée libre » est possible, et son succès assuré parce que cet événement correspond à une « présentation de l’institution ». Cette présentation, ou parade, est parfois offerte à un public appartenant à l’institution et plus précisément aux grands responsables de la direction, comme l’atteste ce récit d’un ancien malade mental.

« Le petit déjeuner terminé, quelques malades s’habillèrent et quittèrent le quartier pour réapparaître au bout de quelque temps, armés de balais et de brosses avec lesquels ils se mirent à nettoyer les parquets d’une manière bizarre, mécanique, comme des robots que l’on viendrait de remonter. Cette activité soudaine me surprit. Les stagiaires se précipitèrent de tous les côtés avec des tapis flambant neufs qu’ils étendirent sur les parquets cirés ; comme par magie, une ou deux armoires firent une apparition tardive et les fleurs de la mi-été se mirent inopinément à éclore de tous côtés. La salle était méconnaissable tant elle avait changé d’aspect. Je me demandai si ces docteurs la voyaient jamais dans sa nudité habituelle et ma surprise fut tout aussi grande lorsque après leur départ tout ce splendide appareil s’escamota aussi promptement qu’il était apparu »204

Il semble que cette mise en scène soit le plus souvent organisée à l’intention des visiteurs. Parfois l’occasion en est fournie par la visite qu’une personne étrangère rend à un reclus. Les étrangers ne sont généralement pas initiés aux conditions particulières de l’hôpital et, comme nous l’avons dit, ils peuvent formuler des exigences embarrassantes. Dans ce cas, le rôle du reclus lui-même contribue largement à l’impression produite par l’institution.

« On pouvait se faire une idée claire de la situation en demandant ce qui arrivait quand tel malade recevait un visiteur. Le bureau central de l’hôpital commençait par annoncer le visiteur par téléphone : le malade demandé était alors sorti de son isolement, baigné et habillé ; une fois présentable, on le conduisait à un « parloir » d’où il était impossible de voir la salle commune. Si le malade était trop intelligent pour qu’on pût lui faire confiance, il n’était à aucun moment laissé seul avec son visiteur. En dépit de toutes ces précautions cependant, des soupçons s’éveillaient parfois et tous les surveillants du quartier avaient alors le devoir de reprendre la situation en main »205

Dans certaines institutions totalitaires, le parloir joue sous ce rapport un rôle important. Là le décor et le comportement des individus se rapprochent des normes ordinaires de façon beaucoup plus sensible que dans les secteurs où se déroule habituellement la vie des reclus. Cette manière de rendre visite au reclus a pour effet de diminuer la pression que ces étrangers ne manqueraient pas d’exercer autrement sur l’institution. Il est déprimant, humainement parlant, de constater qu’au bout d’un certain temps chacune des trois parties – reclus, visiteur, personnel – a parfaitement pris conscience que le parloir offre une image maquillée de la réalité et que, tout en sachant les autres également conscients de cette situation, tous acceptent tacitement de perpétuer malgré tout la fiction.

La « présentation » de l’institution peut également être mise sur pied à l’intention de tous les visiteurs, pour leur donner une image « appropriée » de l’établissement, image conçue pour apaiser la crainte vague qu’ils éprouvent malgré eux à l’égard des établissements de tutelle. Les visiteurs ne voient naturellement que les reclus les plus avenants et les plus coopératifs ainsi que les parties les plus attrayantes de l’établissement206. Comme on l’a déjà dit, dans les grands hôpitaux psychiatriques, les traitements modernes tels que les psycho-drames ou la rééducation par la danse (dance-therapy) jouent parfois un rôle tout particulier à cet égard, le thérapeute et son équipe habituelle de malades finissant par acquérir, par la pratique courante, l’habitude de « jouer » devant les étrangers. Plus encore, un petit groupe de reclus favorisés peut, des années durant, assumer la tâche de faire faire aux visiteurs le tour du « village-Potemkine » de l’institution. Les visiteurs n’ont aucun mal à prendre pour un échantillon du caractère moyen des reclus l’apparence sincère et sociable de leurs guides. Le droit que possède le personnel de limiter, vérifier et censurer le courrier expédié, l’interdiction fréquente d’écrire quoi que ce soit de négatif au sujet de l’institution, contribuent à entretenir l’idée que le visiteur s’est forgée de l’institution, en même temps qu’à rendre les reclus étrangers à leurs correspondants puisqu’ils ne peuvent leur écrire en toute franchise. Il arrive souvent aussi que la simple distance séparant l’établissement de la résidence de la famille, non seulement masque les « conditions » qui règnent à l’intérieur, mais aussi transforme les visites familiales en excursions joyeuses qui laissent au personnel tout le loisir de se préparer.

Il est possible évidemment que le visiteur soit une personnalité officielle, chargée de la liaison entre la direction et un organisme responsable du contrôle de toutes les institutions d’une même catégorie. On peut alors prévoir qu’une présentation particulièrement soignée sera mise sur pied. Citons, dans l’argot employé par l’auteur, l’exemple d’une prison britannique :

« De temps en temps cette taule reçoit la visite d’un commissaire, comme toutes les taules de la région. Quand ça se produit, c’est un grand jour dans la vie des carnes et des directeurs. La veille du jour où il doit venir, ils déclenchent un nettoyage monstre, on brique tous les parquets, on astique tous les cuivres, on décrasse tous les coins. Le préau est balayé, les plates-bandes sarclées et on nous recommande de nous assurer que notre matériel est propre et en ordre. Enfin c’est le grand jour. Le commissaire porte en général, même l’été, un manteau noir et un chapeau à la Anthony Eden, noir également. Souvent aussi il a un parapluie. Je ne sais vraiment pas pourquoi ils font tant de salades pour lui puisque tout ce qu’il fait, c’est de venir manger avec le directeur, jeter un petit coup d’œil sur la taule, monter dans sa grosse voiture et s’en aller. Des fois, il vient juste comme on est en train de manger, alors il en pique un et il lui demande : La nourriture est bonne ? pas de réclamations ? On regarde alors le directeur et le gardien-chef (qui ne le quittent pas d’une semelle tout au long de son séjour dans la taule) et on répond : Non monsieur, pas de réclamations »207

Quelle que soit l’influence de ces visites sur les règles de vie quotidienne, elles servent surtout à rappeler à chacun de ceux qui y vivent que l’institution n’est pas un monde totalement clos, mais qu’elle entretient certains rapports de subordination bureaucratique avec les structures extérieures. La présentation de l’institution peut aussi, indépendamment du public auquel elle est destinée, faire croire aux reclus qu’ils vivent dans le meilleur établissement du genre. Il est surprenant de voir à quel point les reclus sont disposés à croire cela de leur établissement. C’est qu’en effet cette croyance leur permet de nourrir le sentiment qu’ils ont une place dans le monde extérieur même si cette place est en fait la condition même de leur exil de ce monde.

L’utilité des pratiques ostentatoires

Cette présentation de l’institution est très révélatrice du processus de symbolisation. En premier lieu, le secteur présenté est le plus récent, le plus moderne de l’institution, et il est destiné à changer dès qu’apparaîtront de nouvelles pratiques et de nouveaux équipements. Ainsi, lorsqu’un nouveau pavillon est mis en service dans un hôpital psychiatrique le personnel du bâtiment qui était précédemment le « neuf » peut relâcher son zèle, assuré que son rôle de personnel-modèle et de préposé à l’accueil des visiteurs est désormais dévolu à d’autres. En second lieu, l’exhibition ne porte pas nécessairement sur les aménagements purement ornementaux, corbeilles de fleurs ou rideaux amidonnés, mais s’attache souvent, au contraire, aux objets utilitaires, tel matériel ultra-moderne de cuisine ou tel bloc chirurgical perfectionné par exemple. En fait, c’est peut-être en partie pour pouvoir l’exhiber que l’on se procure ce matériel. Mais en fin de compte, tout objet de parade joue nécessairement un rôle positif ; même si sa fonction utilitaire le cède aux fins ostentatoires, elle n’est cependant pas négligeable. Les photographies exposées dans les couloirs de l’institution, qui présentent les différentes activités dont le cycle meuble l’existence du reclus-type en la compagnie du personnel-type, ont souvent bien peu de rapports avec les réalités de la vie de l’établissement, mais du moins quelques reclus ont-ils passé une matinée agréable à poser pour ces photos. Les fresques exécutées par les reclus que les prisons, hôpitaux psychiatriques ou autres établissements sont fiers d’exposer aux meilleurs endroits ne prouvent pas nécessairement que l’on encourage tous les reclus à cultiver les arts, ni que le cadre présente rien qui puisse les inspirer, mais cela montre malgré tout de façon certaine, que l’on a autorisé au moins un reclus à se consacrer à son œuvre208. Les repas servis à l’occasion des inspections ou des libres visites ont au moins l’avantage de rompre pour un jour la monotonie du menu quotidien209. Si le journal ou les représentations théâtrales donnent de l’établissement une image idéalisée, ils ont du moins une certaine valeur pour le petit nombre des reclus qui participent à l’élaboration de ces manifestations rituelles. Un luxueux bâtiment d’admission, avec plusieurs salles ouvertes au public, peut donner aux visiteurs une impression favorable : cette impression se justifie néanmoins pour le nombre non négligeable des reclus qui y vivent.

On pourrait ajouter que la dynamique de l’apparence ne se réduit pas au simple contraste entre mise en scène et réalité. On pratique dans beaucoup d’institutions totalitaires des punitions qui ne sont pas autorisées par le règlement, mais il est remarquable qu’elles soient administrées dans une cellule close ou un endroit situé hors de l’attention de la majeure partie des reclus et du personnel. Même si de tels actes ne sont pas fréquents, ils interviennent d’une façon codifiée et l’on sait plus ou moins clairement qu’ils sont la conséquence de certains types d’infraction. Pareils actes sont à la vie quotidienne de l’établissement ce qu’est l’existence réelle par rapport à la parade mise en scène pour les visiteurs, et ces trois aspects de la réalité – celui que l’on cache aux reclus, celui qu’on leur révèle, et celui que l’on montre aux visiteurs – doivent être envisagés sans discrimination, comme les trois aspects fonctionnellement différents et étroitement liés d’un même ensemble.

Nous avons dit que les visites individuelles, l’ouverture des portes au public et les inspections permettent aux étrangers de se rendre compte que tout est pour le mieux à l’intérieur de l’institution. Il est d’autres pratiques qui offrent de semblables possibilités : ainsi au terme d’accords entre des institutions totalitaires et certaines troupes de comédiens amateurs ou anciens professionnels, l’institution peut s’engager à fournir la scène et un public complaisant et les comédiens à jouer gratuitement ; il peut arriver que les uns aient des autres un besoin tel que leurs relations dépassent les limites des affinités personnelles pour atteindre presque l’état de symbiose210. Quoi qu’il en soit, puisque tous les membres de l’établissement assistent au spectacle, les comédiens peuvent se rendre compte qu’il existe assez d’harmonie entre les reclus et le personnel pour que les deux groupes s’assemblent à l’occasion de ce qui a tout l’air d’être une libre soirée de divertissement facultatif.

Les compétitions sportives

Comme le journal intérieur, les réunions, les visites publiques et les fêtes de charité, les compétitions sportives entre établissements donnent lieu à un autre type de cérémonies rituelles qui remplissent de façon particulièrement significative certaines fonctions latentes. L’équipe de l’institution se compose des vedettes qui se sont révélées au cours des compétitions de sélection organisées intra muros entre tous les reclus. En se comportant honorablement dans les compétitions qui les opposent aux gens de l’extérieur, les vedettes assument un rôle qui déborde largement l’image stéréotypée que l’on se fait habituellement du reclus, puisque le sport d’équipe exige des qualités telles que l’intelligence, l’adresse, l’endurance, l’esprit d’équipe et même le sens de l’honneur, et ce rôle, ils l’assument à la face même des étrangers et du personnel. En outre, l’équipe de l’extérieur et les supporters qu’elle parvient à attirer sont bien obligés de constater qu’il y a dans l’institution des endroits naturels où se déroulent des activités naturelles. En échange des démonstrations qu’on les autorise ainsi à faire pour leur propre compte, les reclus, par le canal de leur équipe sportive, livrent une certaine présentation de l’établissement. Puisqu’elle assume une activité en principe libre de toute contrainte, cette équipe fait devant les étrangers et les reclus qui la regardent la démonstration que l’administration, au moins en cette circonstance particulière, n’est pas tyrannique, qu’une équipe de reclus est disposée à porter les couleurs de l’institution tout entière et qu’elle est autorisée à le faire. Par les encouragements qu’ils prodiguent à grands cris à l’équipe locale, personnel et reclus manifestent un engagement mutuel et identique dans l’entité institutionnelle211. Il peut arriver que le personnel ne se contente pas d’entraîner les équipes mais qu’il en fasse partie à l’occasion ; cédant au merveilleux pouvoir du sport, il oublie alors, le temps du match, tout décalage social. En l’absence de rencontres sportives entre établissements, des compétitions intérieures sont parfois organisées au cours desquelles des visiteurs venus de l’extérieur font symboliquement fonction de spectateurs, d’arbitres, et remettent les prix aux vainqueurs212.

Le dimanche, les offices et les distractions se font parfois concurrence. Cela peut en partie se comprendre si l’on tient compte du fait que, dans les institutions totalitaires, les fonctions n’ont pas lieu d’être dédoublées : tout comme une rencontre sportive ou une fête de charité, un office religieux est une manifestation destinée à mettre en évidence l’unité des reclus et du personnel dans la mesure où elle montre que les deux groupes, pour certaines activités secondaires, forment un même public face à un même acteur venu de l’extérieur.

Dans toutes ces cérémonies rituelles, le personnel est amené à jouer un rôle qui va bien au-delà de la simple surveillance. Souvent, un fonctionnaire haut placé a pour mission de représenter la direction et, espère-t-on, l’établissement tout entier. Il s’habille bien, sait paraître ému lorsque les circonstances l’exigent et distribue sourires, discours et poignées de mains. C’est lui qui inaugure les nouveaux bâtiments, donne son accord aux nouvelles installations, tranche les différends et distribue les récompenses. Lorsqu’il se trouve dans l’exercice de ces fonctions, ses rapports avec les reclus prennent une forme particulièrement bienveillante. Les reclus sont censés montrer en sa présence de l’embarras et du respect, et il est quant à lui censé faire étalage d’un intérêt paternel. Certains reclus bien connus dans l’institution ont, entre autres, pour fonction de donner la réplique aux membres de la haute administration lorsqu’ils jouent ce rôle. Dans ceux de nos très grands hôpitaux psychiatriques qui inclinent au libéralisme, on trouve des fonctionnaires d’exécution chargés de consacrer le plus clair de leur temps à faire acte de présence dans ces cérémonies. C’est une des dernières occasions où il nous soit donné dans notre société moderne de voir quelqu’un jouer encore le rôle de « seigneur du lieu » ; il ne faudrait pas négliger l’aspect de « noblesse rurale » que ces cérémonies prennent parfois en s’inspirant apparemment de la « fête annuelle » qui réunissait jadis fermiers, serviteurs et maîtres d’une « grande maison » à l’occasion de concours floraux, d’exercices sportifs, voire de danses, au cours desquels ils se « mélangeaient » quelque peu213.

La fonctionnalité des cérémonies

Ces cérémonies ont lieu à intervalles assez espacés et provoquent une certaine excitation collective. Tous les groupes de l’établissement s’unissent, sans considération de rang ou de position sociale, mais la place qui leur est octroyée indique bien leur situation. Ces pratiques rituelles sont tout à fait justiciables d’une analyse de type durkheimien : une société dangereusement scindée en deux groupes, celui des reclus et celui du personnel, arrive à conserver sa cohésion par le truchement de ces rites. Le même genre d’interprétation fonctionnaliste peut s’appliquer au contenu des cérémonies rituelles. Il y a souvent, par exemple, un soupçon de rébellion, voire une rébellion caractérisée dans le rôle qu’assument les reclus en de telles circonstances. Que ce soit par le moyen d’un article perfide, d’un sketch satirique ou par un geste d’une excessive familiarité au cours de la danse, le subordonné profane d’une certaine manière le supérieur. Nous pouvons suivre, sur ce point, l’analyse de Max Gluckman et avancer que le fait même de tolérer ces dérogations est un signe de la puissance de l’institution.

« Ainsi, le fait de créer des conflits, soit directement, soit par inversion des rôles ou sous d’autres formes symboliques, renforce la cohésion sociale de l’ensemble à l’intérieur duquel existe le conflit »214.

Actualiser la rébellion devant l’autorité lorsque on en a le droit, ce n’est plus conspirer mais s’exprimer.

Mais une étude strictement fonctionnaliste des rites n’est pas absolument convaincante sauf en ce qui concerne les conflits occasionnels qui dérivent, selon toute apparence, de la thérapie de groupe. Dans bien des cas, il est très difficile de savoir si ces abandons de rôle créent un lien quelconque de solidarité entre reclus et personnel. Le personnel, en général, se plaint par-devers soi de l’ennui que lui causent ces cérémonies et déplore de devoir y participer pour « tenir son rang »215 ou, pire encore, pour tenir celui de ses supérieurs. Quant aux reclus, ils y participent souvent parce que, quel que soit l’endroit où se tiennent ces cérémonies, ils y trouvent toujours plus de commodités et moins de contraintes que partout ailleurs. Il leur arrive en outre de participer à ces manifestations pour se faire remarquer du personnel et obtenir une libération anticipée. Une institution totalitaire peut avoir besoin de cérémonies collectives parce qu’elle est plus qu’une simple organisation bureaucratique ; ces cérémonies n’en sont pas moins souvent ternes, limitées aux bonnes intentions, parce que l’institution n’atteint pas aux dimensions d’une véritable communauté.

Antagonisme et complémentarité des rôles

Ces cérémonies n’apportent peut-être pas grand-chose aux membres d’une institution totalitaire ; elles sont néanmoins appréciables pour ceux qui étudient ce genre d’organisation. En modifiant temporairement les relations habituelles entre personnel et reclus, la cérémonie démontre que les différences de caractère entre les deux groupes ne sont ni inévitables ni immuables. Même banale (et même fonctionnelle) elle permet de suspendre réellement et même de renverser le drame social habituel dont l’existence est le fait d’une création artificielle et n’est pas inscrite dans la réalité. L’intransigeance, les chahuts collectifs contre le personnel et les liens humains qui s’établissent par-dessus la ligne de partage entre reclus et personnel, tout cela souligne également le côté précaire de la réalité sociale dans une institution totalitaire. Il ne faut donc pas s’étonner des faiblesses que révèle ainsi la mise en scène de cette sinistre coupure sociale ; il est plutôt surprenant de ne pas voir surgir plus encore d’imperfections.

Tous les établissements, de quelque type que ce soit, finissent par ajouter aux buts, règlements, fonctions et rôles initiaux, une certaine couleur et une certaine profondeur. Ils attribuent certains devoirs et certaines récompenses d’ordre économique, mais, ce faisant, se déterminent un caractère et un être. Dans tout établissement à caractère totalitaire, le fait de définir les aspects d’une fonction comme inhérents à cette fonction est semble-t-il poussé jusqu’à ses limites extrêmes. Tout individu qui devient membre d’une telle institution est censé, de ce fait, posséder certains traits essentiels de caractère ; cependant, ces traits diffèrent radicalement selon qu’il appartient au groupe des reclus ou à celui du personnel.

Le rôle du personnel d’encadrement et celui du reclus couvrent tous les aspects de l’existence. Mais l’ajustement harmonieux de ces activités caractéristiques doit être opéré par des spécialistes déjà rompus à d’autres rôles et à d’autres formes de relations. Plus l’institution cherche à accréditer l’idée que personnel et reclus appartiennent à des types humains profondément différents (en édictant par exemple des règles qui interdisent tout rapport autre qu’officiel entre les deux groupes), plus cette différence acquiert de profondeur dans l’action, et plus le rôle des protagonistes devient incompatible avec leur répertoire ordinaire et plus il leur est difficile de le tenir.

On a donc toutes les raisons d’affirmer que l’une des principales réalisations des institutions totalitaires est de mettre en scène une divergence entre deux catégories bien définies d’individus, différence dans la nature sociale et le caractère moral comme dans la manière de se percevoir soi-même et de percevoir l’autre groupe. Ainsi toutes les dispositions prises dans un hôpital psychiatrique semblent concertées pour mettre en évidence la profonde différence qu’il y a entre les médecins attachés à l’établissement et les malades mentaux ; même opposition, dans les prisons, entre le personnel de l’administration et les condamnés, dans les unités militaires (et surtout dans les unités d’élite) entre les officiers et leurs hommes. Il faut sûrement voir là l’exemple d’une magnifique réalisation sociale, même si l’on peut craindre que la similitude des acteurs, qu’attestent les cérémonies rituelles, n’entraîne certains problèmes pour la détermination des rôles et par là certaines contraintes personnelles.

Dans les institutions totalitaires courent certaines anecdotes tout à fait symptomatiques sur l’identification des reclus. Certains racontent qu’il leur est arrivé d’être pris pour des membres du personnel et d’avoir prolongé le quiproquo, ou qu’il leur est arrivé de confondre un membre du personnel avec un reclus ; les membres du personnel racontent de la même façon qu’il leur est arrivé de passer pour des reclus. Ces problèmes d’identification donnent lieu à des plaisanteries : un individu se met tout à coup à imiter tel individu du groupe opposé, ou à traiter ses camarades comme le ferait un représentant de l’autre catégorie, pour amuser la galerie. Ces plaisanteries se retrouvent dans les pièces satiriques qui mettent, chaque année, le personnel en scène, et l’on s’y adonne à ces moments creux de la journée que l’on remplit par des badineries saugrenues. Il y a aussi en ce domaine des épisodes scandaleux : on pourrait s’étendre sur le cas des personnes qui, appartenant au personnel, ont été cassées, pour une raison ou pour une autre, et se sont retrouvées, dans la même institution ou dans une autre du même genre, au milieu des reclus. Ces épisodes, selon moi, mettent l’accent sur la difficulté à représenter la différence entre catégories qui pourraient bien souvent inverser leurs rôles et interpréter celui de l’autre et qui opèrent, en fait, sous la forme du jeu, de tels renversements. On ne voit pas bien quel genre de problèmes ces cérémonies résolvent mais on saisit parfaitement la nature de ceux qu’elles mettent en évidence.


193 Cf. E. Goffman, The Presentation of Self in Everyday Life, New York, Anchor Books, 1959, p. 200-204 ; Mc Corkle et Korn, op, cit., p. 93-94. L’étude la plus importante à ce sujet est celle de Alfred H. Stanton et Morris S. Schwartz, « The Management of a Type of Institutional Participation in Mental Illness », Psychiatry, XII, 1949, p. 12-26.

194 Cf. Lawrence, op. cit., p. 40. Voir aussi une illustration de la situation dans les camps de concentration présentée par Kogon, op. cit., p. 84-86. Il faudrait faire aussi la réserve suivante : dans certaines institutions totalitaires, en particulier sur les navires, ces services personnels peuvent se présenter sous un jour légal, comme faisant partie des attributions de l’un des matelots. Il en va de même du rôle de l’ordonnance dans l’armée britannique. Mais, à ces exceptions près, on peut dire qu’il y a bien peu d’aspects de la vie du personnel qui ne soit pas officialisés.

195 Ce terme a été introduit par Everett C. Hugues et employé dans un essai inédit de Joseph Gusfield, « Social Control and Institutional Catharsis ».

196 Les pétitions légales, savamment rédigées par les reclus, et qui circulent dans un grand nombre de prisons et d’hôpitaux psychiatriques, jouent apparemment le même rôle.

197 Bien sûr, les soirées qui réunissent les collègues de bureau, dans des établissements qui n’ont pas le caractère d’institutions totalitaires ont une dynamique semblable et ont été les premiers à susciter des commentaires. Cf. par exemple Gusfield, op. cit. Les meilleurs récits d’aventures de ce genre se trouvent dans la littérature romanesque. Voir par exemple la description d’une soirée dans le cadre d’une usine Nibel Balchin, Private Interests, Boston, Houghton-Mifflin, 1953, p. 47-71, ou la description d’une soirée donnée pour le personnel d’un hôtel dans la nouvelle de Angus Wilson, Saturnalia, parue dans The Wrong Set, New York, William Morrow, 1950, p. 68-89 ; et la relation de la fête annuelle d’un hôpital psychiatrique faite par J. Kerkhoff, op. cit., p. 224-225.

198 Cf. Ch. V. : « The Licence inRitual » in Max Gluckman, Custom and Conflict in Africa, Glencoe, III., The Free Press, 1955, p. 109-136.

199 Cf. Heckstall-Smith, op. cit., p. 199. Cf. aussi Creery dans Hassler op. cit., p. 157. Au sujet de la liberté dont jouissent les malades mentaux les jours de fête, voir Kerkhoff, op. cit., p. 185-256. Même situation sur un navire de guerre décrite par Melville, op. cit., p. 95-96.

200 Voir, par exemple, concernant les prisons, Norman, op. cit., p. 69-70.

201 On trouvera un exemple de prisonniers brocardant les gardiens et le directeur de la prison dans Dendrickson et Thomas, op. cit., p. 110-111.

202 Cf. Melville, op. cit., p. 101 (en italiques dans le texte). L’auteur fait d’amers commentaires sur la capacité des officiers à « reprendre leur masque d’officiers » dès la fin de cet abandon de rôle, et à retrouver toute leur rigueur habituelle. Cf. également Kerkhoff, op. cit., p. 229, et Heckstall-Smith, op. cit., p. 159-199.

203 Il n’est pas nécessaire que la situation « avant » et « après » soit très conforme aux faits puisque chaque version a pour but de clarifier une situation et non d’en donner la mesure, et, de toutes façons, il peut être habile de représenter le « passé » à cause de sa ressemblance avec le présent. J’ai vu des malades mentaux venant de bons quartiers monter des spectacles bien documentés sur les conditions qui régnaient autrefois dans les hôpitaux psychiatriques arriérés. On y joue dans des costumes de l’époque victorienne. Le public est formé de personnes du voisinage bien intentionné et au courant des problèmes de la psychiatrie. À quelque distance de l’endroit où le public est assis on peut rencontrer dans certains bâtiments des situations des conditions aussi mauvaises, mais bien réelles. C’est parfois pour l’avoir réellement joué que les acteurs connaissent si bien leur rôle.

204 Cf. Johnson et Dodds, op. cit., p. 92.

205 Cf. J. M. Grimes, M. D. When Minds Go Wrong, publié par l’auteur, Chicago, 1951, p. 81.

206 Pour les prisons, voir Cantine et Rainer, op. cit., p. 62.

207 Cf. Norman, op. cit., p. 103.

208 Le cas de Robert Stroud, prisonnier à Leavenworth, qui avait monté un laboratoire d’ornithologie montre la façon dont un reclus peut exploiter son violon d’Ingres devant le public (Cf. Gaddis, op. cit.). Des reclus artistes ont parfois refusé, et cela n’est pas surprenant, de collaborer, repoussant la liberté de peindre qu’on leur offrait en échange d’une œuvre qui eut été utilisée par le personnel pour monter en épingle le caractère général de l’établissement. Cf. Naeve, op. cit., p. 51-55.

209 Cf. Cantine et Rainer, op. cit., p. 61, Dendrickson et Tomas, op. cit., p. 70.

210 Nous nous rendons assez bien compte de la nécessité, pour les institutions totalitaires, de voir des organismes charitables organiser des divertissements, mais nous avons tendance à sous-estimer le besoin, pour les acteurs amateurs, d’un public sur qui exercer leur action charitable. Ainsi, l’hôpital psychiatrique que j’ai étudié possède apparemment la seule scène qui, sur un large rayon, soit assez grande pour accueillir la totalité des membres d’une école de danse du voisinage. Parmi les parents des élèves, il en est qui n’aime pas particulièrement pénétrer dans l’enceinte de l’hôpital, mais si l’école veut faire des figures d’ensemble, il faut bien qu’elle utilise la scène de l’hôpital. En outre les parents qui paient pour faire suivre à leur fille les cours de l’école espère bien la voir évoluer au gala annuel, sans se soucier du nombre de répétitions qu’elle a suivies et sans se demander si elle est assez mûre pour se livrer à un tel entraînement. Dans ces conditions, pour certains numéros réclamant un public extrêmement indulgent, les malades sont tout indiqués puisque la plupart d’entre eux sont conduits à la salle des fêtes sous la garde d’un surveillant chargé d’assurer la discipline : une fois arrivés, ils regardent tout ce qu’on leur présente dans le même esprit de discipline, puisque tout infraction peut entraîner la consigne au quartier. C’est le même genre de lien résigné qui unit le public de l’hôpital au groupe d’employés de bureau sans envergure qui forment un cœur de sonneurs.

211 Voir par exemple les détails donnés sur la pratique des sports en prison dans Behan, op. cit., p. 327-29.

212 Pour un exemple illustrant le monde des prisons, cf. Norman, op. cit., p. 119-120.

213 Pour un exemple récent de pièces satiriques dans lesquelles les serviteurs se moquent de leurs maîtres cf. M. Astor, « Childhood at Cliveden », Encounter XIII, septembre 1959, p. 27-28. On trouve des descriptions de ce genre qui regroupent tous les habitants du village ainsi que des groupes de notables, dans de nombreux romans anglais. Cf. de L. P. Hartley, The Go-Between. Bonne peinture romancée dans A. Sillitoe, The Loneliness of the Long-Distance Runner.

214 Gluckman, op. cit., p. 125. Voir aussi, du même auteur, Rituals of Rebellion in South-East Africa, The Frazer Lecture, 1952, Manchester, University Press, 1954.

215 L’auteur emploie l’expression française de « noblesse oblige » sous une forme substantivée que nous n’avons pu conserver dans la traduction (N. d. T.).