Première partie. Introduction

A. Ce que l’on fait et ce que l’on est

I. Engagement et attachement

Entre toute réalité sociale – idéologie, nation, métier, famille ou simplement échange verbal – et l’individu qui y participe existent des liens aux propriétés communes. L’individu est soumis à des obligations, tantôt pénibles – lorsqu’elles impliquent une décision à prendre, un travail à faire, un service à rendre, du temps à passer, de l’argent à donner –, tantôt agréables, lorsqu’elles font appel aux sentiments d’appartenance, d’identification ou d’attachement sentimental. La participation à une réalité sociale exige donc implicitement l’engagement et l’attachement simultanés de l’individu.

Mais les exigences d’une institution ont des limites qu’il faut définir si l’on veut bien comprendre le problème que pose la participation. L’armée demande au soldat d’être brave, mais n’exige pas que sa bravoure excède les limites du devoir, elle accorde même en certaines circonstances de la vie personnelle des permissions spéciales qui atténuent la rigueur de ses exigences. De même, pour former avec son mari une unité sociale évidente, une épouse doit paraître constamment en public à ses côtés, mais simultanément les tâches professionnelles séparent quotidiennement le couple et il se peut même que, de temps à autre, le mari prenne la liberté de passer la soirée seul dans un bar, de jouer aux cartes avec d’autres consommateurs ou de se livrer à tout autre occupation indépendante.

La sociologie a précisément fait de ce lien social et de ses limites le double thème de ses investigations traditionnelles. Dans les sociétés occidentales, l’accord formel, ou contrat, exprime le double aspect de cette relation en sanctionnant, par le même acte écrit, le lien créé et les limites de sa validité. Mais on ne peut pas se contenter de constater cette dualité du contrat. Depuis les travaux de Durkheim, nous savons que tout contrat présuppose des clauses non formulées sur la personne des contractants278. En s’accordant sur ce qu’elles se doivent ou ne se doivent pas, les parties acceptent tacitement les dispositions générales de validité, les droits et obligations contractuelles, les diverses conditions d’invalidation et la légitimité des types de sanctions encourues en cas de rupture de contrat. Les parties s’accordent aussi tacitement sur leur compétence juridique, leur bonne foi et les limites entre lesquelles se fonde la sincérité du contrat. Renoncer par contrat à certaines prérogatives, s’en réserver d’autres, c’est, tacitement, de la part de chacune des parties, reconnaître qu’elle jouit effectivement de ces prérogatives et peut en disposer, par contrat, en toute légitimité. Bref, passer un contrat, c’est s’affirmer en tant qu’individu doté d’une personnalité et d’une existence précises. Le contrat le plus insignifiant, qui définit minutieusement les droits et les devoirs d’un individu, repose donc parfois sur un nombre considérable de présupposés qui concernent la personnalité de cet individu.

Ces présupposés relatifs à la nature des contractants prennent une importance beaucoup plus considérable encore lorsqu’il s’agit de liens moins rigides que ceux créés par le contrat, dont la forme juridique a précisément été conçue pour assurer le maximum d’indépendance à l’égard des humeurs et de la personnalité des contractants. Ainsi, dans les rapports d’amitié ou de parenté qui permettent, dit-on, de tout demander qui ne soit explicitement exclu, la condition nécessaire et suffisante pour être un bon ami ou un frère loyal est de posséder personnellement les qualités qui font les bons amis ou les frères loyaux. De même, si un individu ne parvient pas à entretenir décemment sa femme et ses quatre enfants, c’est qu’il est totalement dépourvu des qualités qui font les bons pères et les bons époux.

La question qui se pose alors est de savoir comment l’individu assume la définition de lui-même impliquée par ces liens. Plusieurs possibilités-limites lui sont offertes : il peut faillir ouvertement à ses obligations, rompre le lien et faire preuve de cynisme face aux regards de mépris qu’on lui lance ; il peut aussi rejeter toutes les implications personnelles de son engagement, tout en ayant soin d’éviter que ce refus ne se manifeste dans le moindre de ses actes ; il peut, enfin, adopter les caractéristiques impliquées par son engagement et se conformer à ce que l’on attend de lui. Pratiquement, l’individu se tient le plus souvent à l’écart de ces positions extrêmes. Il refuse de s’aligner totalement sur les exigences impliquées par son adhésion, laisse voir une partie de ses réticences, mais remplit malgré tout ses obligations majeures. Cette volonté de distanciation et les comportements caractéristiques qui l’expriment constituent l’objet de la présente étude. La plupart des exemples sont tirés de l’observation de la vie d’un hôpital psychiatrique, qui représente une catégorie d’« organisations réglementées à des fins utilitaires » (instrumental formal organizations).

II. Diversité des fonctions d’une institution

Une « organisation réglementée à des fins utilitaires » est une institution dont le système d’activités est coordonné dans le dessein manifeste d’atteindre certains objectifs constamment affirmés. Cette fin peut consister en productions artistiques aussi bien qu’en services, décisions ou renseignements, et chacun des participants peut en bénéficier de manières diverses. Nous étudierons essentiellement les organisations réglementées dont l’activité se déroule entièrement à l’intérieur d’un seul bâtiment ou d’un complexe de bâtiments contigus et que nous nommerons, pour plus de commodité, établissements, institutions ou organismes communautaires.

On peut faire des réserves sur la manière dont ce sujet est habituellement abordé. Ces organisations peuvent poursuivre des buts officiels multiples et contradictoires, chacun d’eux ayant ses propres artisans, en sorte que l’on peut se demander quel est le groupe qui exprime véritablement l’organisation. En outre, s’il existe des institutions dont toutes les activités, même secondaires, s’ordonnent par rapport à des buts déterminés (réduction des frais de fonctionnement ou asepsie par exemple), il en est d’autres, comme les clubs ou les centres de loisirs, dont les buts sont trop imprécis pour qu’une étude détaillée de la vie interne de l’établissement puisse s’y référer. Dans d’autres établissements, la fonction patente peut jouer un rôle minime, l’essentiel étant alors le souci d’assurer la conservation ou la survivance de l’organisation elle-même. Enfin, les murs et autres limites dans lesquelles elles s’inscrivent peuvent finalement ne constituer qu’un trait fortuit et non caractéristique de ces organisations279.

Les organisations dont l’activité se déroule entre quatre murs présentent une caractéristique qu’elles partagent avec quelques autres entités sociales : une partie des obligations de leurs membres consiste à participer publiquement et au moment opportun à l’activité de l’institution, ce qui suppose une mobilisation de l’attention, un effort musculaire et une tension de tout l’être. Cet accaparement forcé finit par symboliser aussi bien l’engagement que l’attachement de l’individu à l’organisation : celui-ci montre ainsi qu’il accepte la définition de lui-même qui est impliquée par cette participation. Pour étudier la manière dont les individus acceptent cette identification et cette définition d’eux-mêmes, il faut donc examiner en premier lieu leur comportement face aux activités de l’organisation.

III. L’emprise de l’institution

Une organisation utilitaire ne survit que si elle est capable de susciter chez ses membres une contribution active qui présente une utilité, ce qui implique la nécessité de définir explicitement les moyens et les fins. Cependant, comme le montre Chester Barnard, une organisation agissant par le truchement de sa direction doit fixer les limites au-delà desquelles elle ne peut compter sur la contribution active de ses membres280. L’homme passe pour être faible : il faut user envers lui de compromis, lui témoigner de la considération et des égards. La manière spécifique dont s’expriment ces limites à l’utilisation des participants dans un milieu culturel donné, constitue une caractéristique très importante de ce milieu281.

Schématiquement, dans la mesure où l’on accepte d’assimiler, selon le point de vue adopté ici, l’organisation à ses dirigeants, les caractéristiques suivantes résument de manière approximative la représentation que les Anglo-américains se font de ces limites :

En premier lieu, pendant sa période de participation active à l’organisation, tout membre bénéficie d’un certain bien-être, supérieur au minimum nécessaire à la conservation biologique de l’organisme humain, c’est-à-dire d’un certain niveau de confort, de santé, de sécurité ; il bénéficie aussi de certaines garanties qualitatives et quantitatives pour l’effort qu’on lui demande d’accomplir ; on prend en considération son appartenance à d’autres organisations qui ont des droits sur lui ; on lui confère également le droit de se retirer de l’organisation et de se mettre en congé, de formuler des griefs et même de faire appel ; enfin, au moins au niveau des déclarations publiques, on lui confère le droit à la dignité, à la liberté d’expression et à l’initiative personnelle282. Ces garanties prouvent qu’un homme ne se définit pas simplement par sa participation à telle ou telle organisation.

En second lieu, selon ce système de représentations, un individu coopère de son plein gré parce qu’il trouve dans l’organisation un ensemble de « valeurs associées » (joint values) dans lesquelles se confondent, pour des raisons intrinsèques aussi bien que stratégiques, son propre intérêt et celui de l’organisation. Parfois, c’est l’individu qui s’identifie aux buts et au destin de l’organisation ; c’est le cas de quiconque s’enorgueillit de son école ou de son lieu de travail. En d’autres circonstances, c’est en quelque sorte l’organisation qui s’introduit dans le destin individuel d’un sujet, comme lorsqu’un membre d’une équipe médicale se prend d’une véritable passion pour la guérison d’un malade. Dans la plupart des organisations, les motivations de l’individu relèvent en proportion variable de ces deux types de valeurs associées.

En troisième lieu, on admet parfois la nécessité de fournir des « stimulants » sous forme de récompenses ou de rétributions officieuses : on reconnaît ainsi clairement que les intérêts fondamentaux de l’individu diffèrent de ceux de l’organisation283. Certains de ces stimulants consistent en récompenses dont le bénéficiaire peut user selon son bon plaisir à l’extérieur de l’établissement, en dehors du contrôle des autres membres de l’organisation : rétributions en argent, formation professionnelle et remise de diplômes constituent l’essentiel de ce type de récompenses. D’autres stimulants agissent à l’intérieur de l’établissement : ce sont les menus avantages qui ne se conçoivent que dans ce cadre. Parmi les plus importants, citons les promotions internes et la possibilité de mieux profiter des facilités offertes par l’institution. Au nombre des stimulants qui relèvent simultanément de ces deux types, on peut citer les titres qui accompagnent certaines fonctions dites « d’exécution ».

Enfin il est possible d’amener les participants à coopérer bon gré mal gré en les menaçant de peines ou de sanctions. Ces stimulants négatifs peuvent consister en une réduction très sensible des récompenses ou du niveau de bien-être habituels, mais ils peuvent être aussi d’une autre nature : l’idée que la punition puisse constituer un moyen efficace pour susciter l’activité désirée suppose une conception de la nature humaine différente de celle qui sous-tend la croyance en l’effet motivant des stimulants. La peur de la sanction semble suffisante pour empêcher l’individu d’accomplir ou de ne pas accomplir certains actes. Mais il faut, semble-t-il, des stimulants positifs si l’on veut obtenir un effort personnel soutenu et de longue portée.

Ainsi, dans notre société, comme dans d’autres sans doute, une « organisation utilitaire » ne se contente pas d’utiliser l’activité de ses membres, elle définit aussi les normes officielles en fait de bien-être, de valeurs associées, de stimulants et de sanctions. Ces conceptions élèvent un simple contrat de participation aux dimensions d’une définition de la nature et de l’être social du participant. Ces représentations implicites constituent un élément important des valeurs que défend toute organisation, indépendamment de son degré d’efficacité ou de son apparence impersonnelle284. Les dispositions sociales propres à toute organisation impliquent donc une conception très précise de ses membres, une conception qui, d’ailleurs, ne les concerne pas seulement en tant que membres, mais plus profondément en tant qu’êtres humains285.

Les mouvements politiques extrémistes et les sectes évangélistes où l’on préconise à la fois un style de vie Spartiate et l’usage intensif et permanent des « valeurs associées » illustrent bien cette conception de l’homme. Dans de telles organisations, les membres sont censés se mettre à la disposition du mouvement pour répondre à ses besoins. En leur disant ce qu’ils doivent faire, et pourquoi ils doivent avoir envie de le faire, l’organisation est censée leur dire tout ce qu’ils peuvent être. Sans doute y a-t-il des occasions de rechute, et, même si ces rechutes ne sont pas fréquentes, leur seule éventualité peut causer bien des soucis, car elle pose clairement la question de l’identité et de la définition du moi286. Mais on ne saurait négliger le fait que, si l’institution offre officiellement des stimulants externes et prétend explicitement détenir, au moins partiellement, le droit de contrôler la loyauté, l’emploi du temps et l’esprit de ses membres, ceux-ci, en acceptant ces conditions, acceptent du même coup une certaine idée de leurs propres motivations et, par là, de leur identité, quoi qu’ils fassent par ailleurs de leurs récompenses et indépendamment de la manière dont ils se sentent ou se montrent liés à l’organisation. Dans la mesure où les intéressés eux-mêmes jugent de tels présupposés parfaitement naturels et acceptables, il n’est pas étonnant que ceux-ci passent ordinairement inaperçus aux yeux des étrangers qui les étudient, mais ils n’en existent pas moins. Un hôtel où, par respect pour les clients, on refuse autant que possible de se mêler de leurs affaires privées et un camp de lavage de cerveau où l’on affirme qu’aucun secteur de la vie du prisonnier ne doit échapper aux investigations se ressemblent sur un point : tous deux se font de leur pensionnaire une conception globale qui le concerne au premier chef et avec laquelle il est censé être d’accord.

Les situations extrêmes sont pourtant particulièrement riches en enseignements, moins sur les formes les plus spectaculaires de loyauté ou de trahison que sur les petits faits de la vie quotidienne. Peut-être est-ce seulement en étudiant, dans les mémoires d’idéalistes scrupuleux comme les prisonniers politiques ou les objecteurs de conscience, les problèmes que pose le degré de « coopération » permise avec les autorités, que l’on commence à voir tout ce qu’implique pour la personnalité la moindre concession à l’organisation. Ainsi le fait de répondre à une demande polie – ne parlons pas d’un ordre – cautionne déjà en partie la légitimité de la ligne de conduite adverse. Pour un prisonnier, accepter des privilèges comme le droit de se donner de l’exercice dans la cour ou de détenir ce qu’il faut pour peindre revient à accepter, dans une certaine mesure, la conception qu’a le geôlier des désirs et des besoins du prisonnier ; c’est aussi s’exposer à devoir montrer quelque reconnaissance et un certain esprit de coopération (ne serait-ce qu’en prenant ce qui est offert) et par là donner au geôlier le droit de vous juger287. Le problème de la collaboration avec l’ennemi est ainsi posé. Un prisonnier à qui un gardien demande aimablement de montrer ses peintures à des visiteurs peut se croire tenu de refuser de peur que cette simple marque de coopération ne soit interprétée comme une légitimation de la conception que celui-ci a du prisonnier288. De même, s’il est trop évident que le prisonnier politique qui meurt sans parler sous la torture est en total désaccord avec la conception que se font ses bourreaux de ses propres motivations et par conséquent de sa nature d’homme, la situation du prisonnier de guerre comporte des enseignements moins évidents peut-être, mais non moins importants : soumis à un interrogatoire subtil, un prisonnier tant soit peu scrupuleux peut finir par penser que même le silence qu’il oppose aux questions peut être interprété utilement et faire ainsi de lui un collaborateur involontaire ; la situation acquiert de ce fait un pouvoir de définition personnelle auquel le prisonnier ne peut se soustraire simplement par la fermeté et la sincérité289.

Les prisonniers qui entretiennent des scrupules moraux ne sont naturellement pas les seules personnes de haute conscience dont le comportement permette de découvrir tout ce qu’implique pour l’individu le fait de participer à une organisation, même au niveau de certains détails. Ces oisifs conscients et organisés qui, sans bourse délier, vivent d’expédients dans une ville comme New York, forment un groupe également intéressant. En errant à travers la ville, ils l’apprécient en fonction des possibilités qu’elle leur offre de manger, de se chauffer ou de dormir gratuitement, et cela fait apercevoir que, dans ce genre de situation, les gens ordinaires sont censés avoir d’autres préoccupations : celles-là même que leur caractère leur commande. Découvrir tout ce que comporte la bonne utilisation des institutions d’une ville, c’est saisir du même coup le tempérament et les préoccupations que l’on impute à ses citoyens et qui passent, aux yeux de ces derniers, pour légitimes. Comme le rappelle un ouvrage populaire récent290, la Grande Gare principale est faite pour les gens qui partent en voyage ou viennent chercher des amis ; ce n’est pas un endroit pour vivre ; de même une rame de métro est faite pour voyager, un salon d’hôtel pour rencontrer des gens, une bibliothèque pour lire, une issue de secours pour s’échapper en cas d’incendie, une salle de cinéma pour voir des films, et quiconque utilise ces lieux comme chambre à coucher ne manifeste pas la motivation habituellement approuvée par la société. L’histoire de cet homme qui se rendait dans une clinique chirurgicale chaque après-midi d’un long mois d’hiver pour rendre visite à une jeune fille qu’il connaissait à peine, parce que la clinique était chauffée291, nous fait découvrir que, dans un hôpital, les visiteurs peuvent avoir les intentions les plus diverses, mais que là comme dans n’importe quelle autre entité sociale on peut abuser et tirer profit des possibilités offertes et utiliser en somme l’établissement d’une façon qui ne correspond en rien à la fonction que ses usagers lui attribuent. De même, lorsque nous savons que certains pickpockets professionnels, parce qu’ils ont trop d’amour-propre pour acheter purement et simplement ce dont ils ont besoin, commettent des larcins sans grande importance mais dangereux292, nous mesurons combien les emplettes que nous effectuons dans nos Monoprix peuvent être révélatrices de notre personnalité.

Le décalage actuel entre l’opinion officielle d’une organisation sur ses membres et l’opinion personnelle de ceux-ci se manifeste particulièrement dans l’industrie, à propos de la recherche des stimulants légitimes et de l’acception donnée au concept de « travailleur assidu ». Selon le point de vue de la direction, les employés veulent généralement travailler de façon continue pour faire des économies et avoir de l’ancienneté. Pourtant, si l’on observe certaines classes inférieures de travailleurs urbains et les nombreux travailleurs issus de bidonvilles et élevés en marge de la société industrielle, il est difficile d’affirmer que le concept de « travailleur assidu » leur convienne. Ainsi, au Paraguay :

« La façon dont se comportent les ruraux lorsqu’ils travaillent pour un salaire est instructive. L’opinion la plus fréquente, et aussi la plus idéalisée, veut qu’en travaillant pour quelqu’un on lui rende un service personnel et que les gages perçus en retour soient autant de cadeaux ou de marques d’estime. Plus secrètement, on considère le travail rémunéré comme le moyen de se constituer un petit pécule dans un dessein précis. On ne considère pas le travail comme une marchandise que l’on vend ou achète de façon impersonnelle, pas plus que l’on ne regarde le fait de travailler pour un employeur comme un moyen possible d’assurer son existence. Le roulement de la main-d’œuvre dans les rares plantations et la briqueterie s’effectue à un rythme rapide parce qu’en règle générale, dès qu’un travailleur a mis de côté la petite somme qu’il s’était donné pour but d’amasser, il s’en va. Les employeurs étrangers au Paraguay ont décidé dans certains cas de payer des salaires supérieurs aux rémunérations courantes de façon à obtenir la main-d’œuvre la plus qualifiée et à avoir des ouvriers satisfaits qui seraient plus stables. La conséquence de l’augmentation des salaires fut inverse : le roulement de la main-d’œuvre s’accéléra. On n’avait pas compris que ceux qui travaillent pour un salaire ne le font qu’occasionnellement, pour obtenir une certaine somme : plus vite la somme est atteinte, plus vite ils s’en vont »293

Les organisations industrielles ne sont pas seules à découvrir que certains de leurs membres définissent leur situation de manière imprévue. Il en est de même dans les prisons : lorsqu’un prisonnier ordinaire est mis en cellule, il peut endurer les privations que la direction avait prévues, mais pour un Anglais des couches aisées qui se trouve jeté au milieu des bas-fonds de la société anglaise la réclusion solitaire peut prendre une signification inattendue :

« Durant les cinq premières semaines de ma peine, mises à part les deux heures de travail de la matinée et de l’après-midi et les périodes d’exercice, j’étais enfermé dans ma cellule, seul par bonheur. La plupart des prisonniers redoutaient les longues heures où ils étaient enfermés, mais au bout de quelque temps j’en vins à attendre avec impatience le moment où je me trouverais seul comme un soulagement bienheureux, parce que je n’aurais plus à subir les vociférations des gardiens, ni à écouter le langage constamment ordurier des autres prisonniers. Je passais la plus grande partie de ces heures de solitude à lire »294.

Un fonctionnaire de l’administration française en Afrique Occidentale nous donne un exemple encore plus caractéristique :

« Quant à l’emprisonnement, il n’est pas toujours compris de la même manière par tous les peuples d’Afrique Occidentale Française. Ici, c’est une espèce d’aventure qui n’a rien de déshonorant en soi ; ailleurs, au contraire, c’est comme si l’on était condamné à mort. Il y a des Africains qui, si vous les mettez en prison, deviennent en quelque sorte des domestiques et finissent par se prendre pour des membres de votre famille. Mais si vous emprisonnez un Fulani, il meurt »295.

La direction de l’organisation exprime une conception idéologique de l’essence humaine de ses membres, qui revêt ici une grande importance. On ne peut cependant limiter la discussion à cet aspect du problème296 : il faut aussi étudier l’action entreprise par la direction dans la mesure où cette action exprime également une certaine conception des individus qu’elle concerne297. Là encore, les prisons fournissent un excellent exemple. Au niveau de l’idéologie, l’administration pénitentiaire peut partir du principe (ce qu’elle fait d’ailleurs parfois) que le prisonnier doit accepter, sinon admettre sans réserve, le fait d’être en prison, puisque ces établissements (du moins les plus « modernes » d’entre eux) sont censés lui permettre de payer sa dette envers la société, d’intérioriser le respect de la loi, de méditer sur ses fautes, d’apprendre un métier honnête et, dans certains cas, de bénéficier du traitement psychothérapique dont il a besoin. Mais au niveau de la pratique, la direction pénitentiaire s’organise essentiellement autour des questions de « sécurité », c’est-à-dire sur les moyens de prévenir les désordres et les évasions, la volonté de s’échapper avant d’avoir purgé sa peine, si on lui en donne la moindre chance, venant au premier plan parmi les caractères que la direction attribue au prisonnier. De surcroît, le désir d’évasion des prisonniers et la volonté généralement répandue parmi eux de réprimer ce désir en raison des risques de capture et de punition qu’ils encourent exprime sur le mode implicite plus qu’explicite un accord avec le point de vue de la direction. Une situation de conflit et d’hostilité intenses entre la direction et les prisonniers ne les empêche donc pas d’être d’accord sur certains caractères de la nature du reclus.

Il paraît donc légitime d’étudier la participation à l’organisation sous un angle particulier. L’important n’est pas tant de savoir ce que le participant est censé devoir faire, ni ce qu’il fait réellement, mais le fait que l’activité prévue dans l’organisation implique une certaine conception de l’exécutant et que, par conséquent, l’organisation puisse être tenue pour un milieu capable d’engendrer des attributs d’identification. En franchissant le seuil de l’établissement, l’individu contracte l’obligation de prendre conscience de la situation, d’en accepter les orientations et de s’y conformer. Lorsqu’il participe à une activité donnée, il contracte l’obligation de s’engager lui-même dans cette activité du moment. Par cette orientation, par cette mobilisation de son attention et de ses efforts, il fonde de toute évidence son attitude envers l’établissement, et implicitement la conception de lui-même que lui offre cet établissement. Se livrer à une activité particulière dans l’esprit requis, c’est accepter d’être un type particulier d’individu dans un univers particulier.

Une fois admis qu’un établissement social est un milieu susceptible d’engendrer certaines conceptions de la personnalité, on pourra, en poussant plus avant l’analyse, le considérer aussi comme un milieu dont les membres réagissent systématiquement à ces conceptions. S’abstenir de participer à certaines activités prescrites ou y participer d’une manière ou dans une intention qui ne sont pas conformes aux prescriptions, c’est prendre ses distances par rapport au personnage officiel et à l’univers imposé. Prescrire une activité, c’est prescrire un univers ; se dérober à une prescription, ce peut être se soustraire à une identification.

Les musiciens qui participent à un récital de musique à Broadway sont censés se présenter à l’heure, vêtus selon l’usage, connaissant leur partition et parfaitement conscients de leur mission. Une fois dans la fosse, ils sont censés s’absorber, l’air attentif et guindé, dans leur jeu ou dans l’attente de leur attaque. En tant que musiciens, ils sont censés, enfin, faire effort pour s’incorporer totalement à l’univers musical. Tel est le personnage que la fosse d’orchestre et l’activité musicale leur imposent. Mais, une fois leur partition apprise, ils n’ont plus rien à faire et ils se trouvent, de plus, à demi cachés de ce public qui leur demande d’être seulement des musiciens en action. Ils ont alors tendance, malgré leur immobilité, à laisser leur esprit vagabonder, loin de leur travail, et à jouer subrepticement un personnage différent dans un monde totalement étranger à la salle de concerts. En prenant soin qu’on ne les voie pas, il leur arrive d’écrire des lettres, de composer, de relire les classiques, de faire des mots croisés, de s’envoyer de petites notes, de jouer aux échecs sur un jeu glissé au ras du plancher ou de s’amuser à se faire des farces avec des pistolets à eau. Évidemment, si un musicien qui a dans sa poche un petit poste à écouteurs fait soudain sursauter les auditeurs du premier rang en commentant à voix haute les nouvelles qu’il entend298, il est clair qu’il sort du rôle et de l’univers qui lui avaient été assignés, comme les protestations du public auprès de la direction l’attestent.

Second exemple, dans un camp allemand de prisonniers de guerre299 : un prisonnier qui croise un gardien sans que son comportement prête à la moindre critique peut sembler parfaitement intégré au camp et accepter parfaitement sa captivité. Mais il se peut que ce prisonnier cache sous son manteau deux barres de lit pour étayer un tunnel d’évasion. Le prisonnier n’est donc pas tel qu’il apparaît au gardien, et son monde réel n’est pas celui que le camp est censé lui imposer : il est physiquement présent au camp mais, dans sa nature profonde, il l’a quitté. En outre, puisqu’un manteau peut dissimuler la preuve indéniable de cet abandon et puisqu’une certaine apparence personnelle, qui inclut l’habillement, va de pair avec la participation à l’organisation, n’importe quelle attitude prise par n’importe qui peut dissimuler le fait que l’on a pris congé en esprit de l’institution.

Toute organisation impose donc une contrainte mais, ce qui nous intéresse ici, c’est qu’à un certain stade elle implique aussi une contrainte de l’être lui-même, c’est-à-dire l’obligation d’avoir tel trait de caractère et de participer à tel univers. Le but de cette étude est d’examiner cette forme particulière d’absentéisme qui consiste à prendre ses distances, non par rapport à une activité, mais par rapport à un personnage prescrit.

B. Adaptations primaires et adaptations secondaires

I. Les difficultés de la distinction

Dans notre type de société, lorsqu’un individu collabore à une organisation en participant à une activité demandée dans les conditions requises, sous l’impulsion des motivations courantes telles que la recherche du bien-être qu’offre l’institution, l’énergie que procurent stimulants et valeurs associées et la crainte de sanctions prévues, il se transforme en « collaborateur » et il devient un membre « normal », « programmé » ou incorporé. Il donne et reçoit, avec l’état d’esprit requis, ce qui a été systématiquement décidé, qu’il lui en coûte personnellement peu ou beaucoup. Bref, il découvre qu’on lui demande officiellement de n’être ni plus ni moins que ce à quoi il est préparé et se trouve obligé de vivre dans un univers qui est fait pour lui. Nous dirons dans ce cas qu’il y a de la part de l’individu « adaptation primaire » (primary adjustment) à l’organisation, en négligeant le fait qu’il serait aussi juste de parler de l’adaptation primaire de l’organisation à l’individu.

J’ai fabriqué cette expression assez barbare pour en introduire une seconde, celle d’« adaptation secondaire » (secondary adjustment) qui caractérise toute disposition habituelle permettant à l’individu d’utiliser des moyens défendus, ou de parvenir à des fins illicites (ou les deux à la fois) et de tourner ainsi les prétentions de l’organisation relatives à ce qu’il devrait faire ou recevoir, et partant à ce qu’il devrait être. Les adaptations secondaires représentent pour l’individu le moyen de s’écarter du rôle et du personnage que l’institution lui assigne tout naturellement. Par exemple, on affirme couramment en Amérique que l’on doit accorder aux prisonniers l’accès à une bibliothèque, sous prétexte que la lecture peut et doit leur être intellectuellement bénéfique. Cependant, si on leur donne ce droit, il est facile de penser, comme le montre Donald Clemmer, que souvent ce n’est pas pour s’enrichir l’esprit que les prisonniers commandent des livres, mais pour impressionner favorablement la commission des libérations sur parole, ou pour ennuyer le bibliothécaire, ou tout simplement pour recevoir un paquet300. Il existe certes des expressions sociologiques consacrées pour désigner ces adaptations secondaires, mais elles peuvent également s’appliquer à d’autres situations : ainsi, on pourrait employer le terme « non réglementé » (informal) mais une organisation peut procurer tout à fait réglementairement à ses membres du temps et de l’espace qu’ils peuvent officiellement utiliser pour leurs loisirs comme bon leur semble : ils peuvent alors se comporter avec toute l’absence de formalisme qui caractérise les activités privées. Tel est le cas des récréations à l’école. L’absence de réglementation officielle relève ici de l’adaptation primaire. On pourrait aussi employer le terme d’« officieux » (unofficial), mais ce concept n’a de sens que par rapport à tout ce qui serait normalement officiel dans l’organisation ; de plus, il s’applique parfaitement à ces ententes tacites, ces activités libres qui permettent de servir les buts officiels de l’organisation et qui conduisent les participants à la meilleure adaptation primaire possible301.

L’emploi du concept d’adaptation secondaire entraîne cependant un certain nombre de difficultés. Sous certaines formes, comme lorsqu’un travailleur fait bénéficier sa famille des produits qu’il fabrique, ces adaptations font si indiscutablement partie du fonctionnement de l’organisation qu’elles revêtent le caractère de « petits profits » ayant le double avantage de n’avoir pas à être sollicités et de ne pas exposer à des questions indiscrètes302. En outre, certaines de ces activités ne sont pas de celles que l’on se soucie de légitimer rapidement : pour garder leur efficacité, elles doivent rester officieuses. Comme l’a montré Melville Dalton, il faut parfois sanctionner les compétences particulières d’un membre de l’organisation par des récompenses qu’il est le seul à recevoir ; ce que ce privilégié considère comme un avantage qu’il a acquis lui-même (adaptation secondaire) peut en fait lui avoir été accordé délibérément par un fonctionnaire consciencieux, soucieux de maintenir l’efficacité générale de l’organisation303. En outre, ainsi que nous l’avons déjà suggéré, on peut hésiter à identifier les véritables porte-parole de l’organisation et, même lorsqu’il y a accord sur ce point, ces représentants peuvent hésiter à faire le partage entre adaptations primaires et adaptations secondaires. Par exemple, dans bien des universités américaines, on pense que toute initiative visant à restreindre outrancièrement la part « sociale » des activités extra-universitaires relèverait d’une conception malveillante de la nature estudiantine, opinion d’ailleurs conforme à la nécessité couramment exprimée d’avoir des étudiants « complets » ou « épanouis » ; mais les avis sont plus partagés quand il s’agit de répartir avec précision l’emploi du temps entre le travail académique et les activités extra-universitaires. De même, on comprend et on accepte généralement que bon nombre d’étudiantes rencontrent leur futur mari à l’université et qu’une fois mariées elles trouvent préférable d’abandonner leurs études au lieu de les poursuivre en vue d’obtenir un diplôme. Mais les doyens font preuve d’un enthousiasme mitigé lorsqu’ils voient des étudiantes changer chaque année de sujet d’études en fonction des perspectives de rencontres masculines que les cours leur ouvrent. Même attitude chez les directeurs de bureaux commerciaux : ils peuvent estimer en toute sincérité qu’employés et secrétaires ont parfaitement le droit de nouer des relations personnelles pourvu que cela n’empiète pas sur leur temps de travail, et être tout aussi sincèrement hostiles aux apprenties qui restent juste le temps nécessaire à l’inventaire complet des possibilités de flirt et partent pour un nouveau bureau et un nouveau terrain de chasse. Mais la direction se montre beaucoup plus hésitante lorsqu’il s’agit de tracer la ligne de séparation entre ces deux possibilités extrêmes que sont l’usage fortuit et légitime des possibilités offertes par l’établissement et l’abus illégitime de ces possibilités à des fins personnelles.

La distinction entre adaptations primaires et adaptations secondaires n’épuise cependant pas la gamme des possibilités d’adaptation à une institution. Quelle que soit la direction dans laquelle l’administration cherche à orienter ses membres, ceux-ci peuvent manifester un engagement et un attachement à l’établissement plus grands qu’il n’est nécessaire, plus grands même, parfois, que ne le souhaite l’administration. Il est des paroissiens trop empressés à vivre dans l’église et pour l’église, des maîtresses de maison qui tiennent leur intérieur trop propre, des officiers subalternes qui insistent pour couler avec leur navire. Sans doute ne touchons-nous pas là un problème majeur du niveau social, sauf peut-être dans le cas de ces reclus ou pensionnaires qui refusent d’user de leur droit de quitter la prison, l’hôpital psychiatrique, la caserne, l’université ou le foyer familial. Il faut bien noter cependant, pour être complet, qu’il y aura toujours à côté de ceux qui se voient reprocher de ne pas être assez solidaires de l’organisation à laquelle ils appartiennent, d’autres gens qui peuvent gêner l’organisme en embrassant ses buts avec trop de chaleur.

Enfin, dans la pratique, on trouve des cas fréquents où la ligne officielle est tellement négligée au bénéfice d’une doctrine semi-officielle dont l’audience est au contraire si large que c’est par rapport à ce système, autorisé sans doute, mais pas très officiel, qu’il nous faudra analyser les adaptations secondaires.

II. Variations socio-historiques

De toute évidence, les adaptations primaires ou secondaires doivent être replacées dans leur contexte socio-historique : une adaptation ou un stimulant, légitimes à une période donnée, dans un milieu social donné, peuvent ne pas le demeurer à une autre période ou dans un autre milieu social. Un condamné américain qui réussit à passer une nuit avec sa femme à l’intérieur ou à l’extérieur de la prison atteint une sorte de sommet en fait d’adaptation secondaire304, mais pour le détenu d’une prison mexicaine, cela fait partie du minimum de bien-être auquel il peut s’attendre : il s’agit en l’occurrence d’une adaptation primaire. Dans les camps d’internement américains, la fréquentation des prostituées n’est pas conçue comme un besoin susceptible d’être satisfait à l’intérieur de l’établissement ; certains camps de concentration allemands avaient au contraire une vue plus large des besoins essentiels et naturels des hommes305. Au XIXe siècle, la marine américaine reconnaissait en ses hommes de gros buveurs et leur servait un grog par jour ; aujourd’hui, cela passerait pour une adaptation secondaire. Par contre, Melville raconte qu’à la même époque, dans la marine, on considérait comme un privilège spécial le droit de jouer aux échecs par exemple, pendant les moments de détente306 alors qu’aujourd’hui jouer à bord pendant les temps libres est tenu pour un droit naturel incontesté ; dans l’industrie britannique contemporaine, la journée de huit heures, avec une heure pour le déjeuner et dix minutes le matin pour la pause-café, attestent les conceptions communément admises à l’égard de la personne des travailleurs, mais vers 1830 certaines filatures britanniques partaient du principe que les travailleurs étaient ainsi faits qu’ils n’avaient pas besoin de respirer d’air frais ni de boire d’eau pure, et on mettait à l’amende ceux que l’on surprenait à se procurer par ruse ces plaisirs pendant les heures de travail307. À cette époque, en Grande-Bretagne, la conception des employeurs à l’égard de leurs employés reposait sur un pur calcul de rentabilité : il fallait les faire travailler aussi longtemps et aussi dur que possible à la seule condition de ne pas compromettre leur possibilité de travailler le lendemain.

Les châtiments corporels sont un bon exemple d’une pratique très révélatrice des croyances relatives à la personnalité des punis et sur laquelle les conceptions ont beaucoup changé. Au VIe siècle, saint Benoît décrétait que celui qui se trompait en récitant les prières dans l’oratoire devrait recevoir un châtiment corporel308. Cette manière d’inculquer l’obéissance s’est maintenue avec une remarquable continuité dans notre société occidentale à l’égard des enfants. C’est seulement depuis quelques décennies que les écoles américaines estiment que seuls les parents ont le droit de corriger leurs enfants. Dans les cinquante dernières années, notre marine en est venue, elle aussi, à considérer les marins comme des « êtres humains » dotés d’un minimum de dignité, qui ne doivent donc pas recevoir le fouet. Dans la plupart des prisons, la mise au cachot est sérieusement contestée depuis que se répand la conviction que l’isolement est incompatible avec la nature de l’homme et ne doit pas lui être imposé.

Les pratiques religieuses illustrent également la diversité des conditions de la participation sociale. Dans notre société, toute institution à caractère plus ou moins résidentiel respecte la tradition sabbatique, se fondant en cela sur la conviction que la nature de l’homme le pousse toujours à prier, quoi qu’il ait pu faire antérieurement : on lui reconnaît là, en tant qu’être religieux, un droit inaliénable. En vertu de ce principe, on respecte, dans le commerce et l’industrie, le repos dominical et les quelques jours fériés établis à l’occasion des fêtes religieuses. Dans certains pays d’Amérique latine cependant, les entreprises de travail doivent donner beaucoup plus d’importance à ce qui est réputé relever de la nature religieuse de l’homme. Les employeurs des Indiens de l’Équateur par exemple sont parfois obligés de leur accorder jusqu’au tiers de l’année pour leur permettre de célébrer dans des libations les différentes fêtes et les différents événements de leur vie personnelle qui ont un caractère sacré309.

Dans des établissements de même type qui fonctionnent dans les mêmes conditions sociales, et à la même époque, on peut relever aussi des différences appréciables dans la ligne de partage entre adaptations primaires et adaptations secondaires. L’expression d’« avantages marginaux » (fringe benefits)310 désigne des fins et des moyens que les gens d’un même établissement considèrent comme un dû, mais que ceux d’en face se voient officiellement refuser. À l’intérieur du même établissement, des changements importants interviennent également avec le temps. Il est ainsi arrivé, dans les camps nazis, qu’une organisation interdite de prisonniers dont le but était de faire régner l’ordre dans le camp finisse par se faire officiellement accepter311. De même aux États-Unis il est arrivé parfois que des militants essayent d’organiser clandestinement des syndicats dans les entreprises et les usines et obtiennent ensuite leur reconnaissance officielle comme délégués syndicaux. En tout cas, il est clair qu’à l’intérieur d’un établissement ce qui est adaptation primaire pour les membres d’une catégorie peut être adaptation secondaire pour les membres d’une autre ; tel est le cas lorsque les cuisiniers à l’armée parviennent à manger régulièrement mieux que les hommes de leur rang, lorsqu’une bonne déguste en cachette les liqueurs de la maison ou lorsqu’une garde d’enfants utilise son lieu de travail pour organiser une surprise-partie.

Outre ces variations, il faut remarquer que les organisations ont tendance à faire face aux adaptations secondaires, non seulement en rendant la discipline plus stricte, mais aussi en les légitimant partiellement avec l’espoir de regagner ainsi de l’autorité et du pouvoir, même au risque d’abandonner certains de leurs droits sur les participants. Les familles ne sont pas les seules formations sociales à régulariser par le mariage un concubinage antérieur. Étudier le rôle des adaptations secondaires, c’est découvrir en même temps les effets divers des tentatives faites pour les légitimer.

III. Adaptations désintégrantes et adaptations intégrées

Bien que, jusqu’à présent, les adaptations secondaires n’aient été étudiées qu’en fonction d’une organisation officielle, il ne fait pas de doute qu’elles peuvent se manifester, et se manifestent effectivement, lorsque l’individu se trouve assujetti à des réalités sociales d’un autre type. C’est sous cet angle qu’il faut envisager par exemple le fait de boire de l’alcool par rapport aux règlements des villes « sèches »312, les mouvements clandestins par rapport à l’État, les liaisons sexuelles par rapport à la vie conjugale et l’escroquerie sous toutes ses formes par rapport aux principes de la propriété et de la légalité en vigueur dans le monde des affaires313. De même, les organisations dont l’activité se déroule entre quatre murs ne sont pas les seules qui s’efforcent de maintenir leur autorité en légitimant les adaptations secondaires, c’est-à-dire en les transformant en adaptations primaires, témoin cet exemple qui concerne une administration urbaine :

« À cette époque de l’été, notre police new-yorkaise avec l’aide du corps des pompiers et des services des eaux, du gaz et de l’électricité, doit livrer des escarmouches constantes et dans tous les coins de la ville contre les enfants qui forcent les bouches d’incendie pour s’en faire des douches privées. Cette pratique n’a fait que croître au cours des années et tous les moyens de lutter se sont révélés pratiquement inutiles, aussi bien les punitions que les mesures préventives. En conséquence, police, pompiers et service des eaux essaient de faire admettre un compromis équitable qui leur permettrait de se concilier les bonnes grâces des enfants sans trop compromettre l’approvisionnement en eau de la ville ; n’importe quel groupe ou individu honorables (les demandeurs font l’objet d’une enquête de police approfondie) peut solliciter un bouchon vaporisateur spécial, adaptable sur les bouches d’incendie, semblable à un bouchon ordinaire si ce n’est qu’il est de couleur orange et perforé d’une cinquantaine de trous qui permettent à l’eau de jaillir comme pour une douche, de façon à la fois méthodique, économique et – du moins l’espère-t-on – satisfaisante pour les utilisateurs »314.

Mais si l’on se propose d’étudier les adaptations secondaires en fonction d’une entité sociale quelle qu’elle soit, il faut se référer à des unités plus vastes, car il est nécessaire de tenir compte à la fois du lieu où s’effectue réellement cette adaptation et de la « zone d’origine » (« drawing region ») de l’intéressé. S’il s’agit d’enfants qui chipent des galettes dans la cuisine maternelle poux les manger dans la cave, ces distinctions ne s’imposent pas, puisque le foyer familial est à la fois l’organisation concernée, la « zone » d’où les intéressés sont issus et, globalement, le lieu où l’événement se produit. Mais, dans d’autres cas, l’organisation n’est pas la seule unité concernée. Il en va ainsi quand les enfants de tout un quartier se rassemblent dans une maison vide pour se livrer à des activités interdites dans leurs familles, ou lorsque les points d’eau situés un peu à l’écart de certaines petites villes attirent tous les jeunes du voisinage en leur procurant le cadre d’activités interdites. Il y a dans chaque ville un « quartier des boîtes » qui draine des hommes mariés de toute la ville, et il y a des villes entières, comme Las Vegas ou Atlantic-City, qui jouent le même rôle à l’échelle de la nation.

Mettre en relation l’endroit où se pratiquent réellement les adaptations secondaires et les lieux d’origine de leurs adeptes présente l’avantage de faire passer le centre d’intérêt du plan de l’individu et de son acte à celui de la collectivité. Sur le plan d’une organisation officielle telle qu’un établissement social, le mouvement correspondant consisterait à passer de l’adaptation secondaire d’un individu à l’ensemble des adaptations que tous les membres de l’organisation réalisent individuellement ou collectivement. L’ensemble de ces pratiques forme ce que l’on peut nommer la « vie clandestine » (underlife) de l’institution, et est à l’établissement social ce que ses bas-fonds sont à une ville.

Pour en revenir aux établissements sociaux, on constate qu’une des caractéristiques importantes des adaptations primaires consiste en ce qu’elles contribuent à la stabilité de l’institution. Celui qui s’adapte de cette manière à l’organisation lui conserve en principe sa collaboration aussi longtemps qu’elle le veut bien et, s’il s’en va avant ce terme, son départ s’effectue de telle sorte que la transition entre lui et son remplaçant se fasse sans heurts. Cet aspect des adaptations primaires nous amène à distinguer deux types d’adaptations secondaires : en premier lieu, les adaptations « désintégrantes » (disruptive adjustments), dont les auteurs ont la ferme intention d’abandonner l’organisation ou de modifier radicalement sa structure et qui conduisent, dans les deux cas, à briser la bonne marche de l’organisation ; en second lieu, les adaptations « intégrées » (contained adjustments), qui ont ceci de commun avec les adaptations primaires qu’elles acceptent les structures institutionnelles existantes sans faire pression pour un changement radical315 qui peuvent avoir pour fonction évidente d’infléchir des forces qui seraient, autrement, désintégrantes. Les éléments fixes et permanents de la vie clandestine d’une organisation sont donc essentiellement composés d’adaptations intégrées et non d’adaptations désintégrantes. Les adaptations secondaires désintégrantes ont été étudiées à l’occasion du développement conflictuel des mouvements syndicaux et des infiltrations subversives dans les gouvernements. Cependant, du fait que les adaptations de ce genre sont, par définition, des manifestations temporaires (la mise au point d’une mutinerie par exemple), le terme d’« adaptation » ne leur convient peut-être pas très bien.

Nous nous limiterons principalement ici aux adaptations intégrées qui seront désignées sous le terme plus simple de « pratiques ». Même si dans leur forme, ces pratiques sont souvent semblables aux adaptations désintégrantes, leurs fins sont essentiellement différentes et elles n’intéressent le plus souvent qu’une ou deux personnes (le but recherché étant un gain personnel, et non le renversement de l’ordre). Les adaptations secondaires intégrées portent différents noms populaires selon l’organisation sociale où elles se réalisent. Nos principales sources proviennent d’études sur les relations humaines dans l’industrie et l’univers carcéral. Dans ce dernier cas, on parle d’« adaptations officieuses » ou d’« arrangements » (conways)316 317.

Ces explications socio-psychologiques sont sans doute légitimes ici, s’agissant de comprendre les gratifications que seules les adaptations secondaires permettent à un individu d’obtenir. Mais ce qu’un individu « tire » précisément d’une pratique n’est sans doute pas le principal chef d’intérêt du sociologue. Pour celui-ci, le premier problème n’est pas de savoir ce que l’adaptation secondaire apporte à celui qui en use, mais plutôt quelle est la nature des relations sociales nécessaires pour son instauration et sa conservation. Ce point de vue structural s’oppose au point de vue utilitariste ou psycho-sociologique. Si nous prenons un individu et l’une de ses adaptations secondaires, nous pouvons placer le problème sur un plan général et étudier systématiquement les caractéristiques de l’ensemble abstrait des individus concernés par cette pratique : sa taille, la nature du lien qui unit ses membres, le type de sanction nécessaire au maintien du système. En outre, si nous prenons tout le groupe concerné par une adaptation secondaire individuelle, nous pouvons nous poser la question de savoir quelle est, dans l’institution, la proportion des personnes de ce genre et, parmi elles, la proportion de celles qui appartiennent à des groupes semblables. Nous parviendrons ainsi à mesurer le niveau de « saturation » concernant une pratique donnée.

IV. Les adaptations secondaires en hôpital psychiatrique

Les adaptations secondaires mises en œuvre dans la vie clandestine des établissements sociaux apparaissent tout d’abord avec une fréquence variable et sous des formes différentes selon la place qu’occupe l’individu dans la hiérarchie de l’organisation. Dans les grandes organisations, les gens placés au bas de la hiérarchie agissent dans une grisaille sur laquelle se détache l’activité des membres haut placés qui, motivés par des stimulants personnels, peuvent jouir ostensiblement de satisfactions que les autres n’ont pas. Les membres subalternes se sentent en général moins engagés dans l’institution et lui sont moins attachés sentimentalement. Ils y trouvent un travail, ils n’y font pas carrière. Par conséquent, il y a toutes chances pour qu’ils inclinent davantage à user des adaptations secondaires. Les gens qui occupent le sommet de la hiérarchie sont, eux, particulièrement motivés par les valeurs associées, mais leurs charges particulières en leur qualité de représentants de l’organisation leur donneront l’occasion de faire des voyages, de prendre des distractions, de participer à des cérémonies. Ces adaptations secondaires regroupent l’ensemble des activités qui donnent lieu à des « notes de frais ». Peut-être est-ce parmi les classes intermédiaires que les adaptations secondaires sont les plus rares et que l’on trouve les gens les plus proches de ce que l’organisation attend de ses membres : leur exemple fournit les modèles de conduite édifiante à l’intention des niveaux inférieurs318.

En même temps, bien sûr, la nature des adaptations primaires diffère aussi selon le rang. On voit mal les employés des derniers échelons se jeter à corps perdu dans une organisation ou « l’emporter avec eux » à domicile, mais les fonctionnaires de haut rang sont parfois soumis à de telles obligations et aux identifications qu’elles impliquent. Ainsi dans un hôpital psychiatrique d’État le surveillant qui cesse le travail dès la fin de son temps de service agit d’une façon légitime et conforme au rôle que l’organisation lui reconnaît. Si un chef de service, par contre, adopte le même style « 8 heures-midi, 2 heures-6 heures », la direction peut le considérer comme un poids mort, qui ne vit pas selon les principes de dévouement que l’on s’attend à trouver chez un vrai médecin. De même, un surveillant de quartier a le droit de lire un illustré pendant ses heures de service dès lors qu’un devoir urgent ne nécessite pas son intervention, mais une infirmière qui se conduirait ainsi serait beaucoup plus sûrement accusée de manquer à ses devoirs professionnels.

La prolifération clandestine des adaptations secondaires varie aussi considérablement selon les types d’établissements. Sans doute est-il d’autant plus facile pour la direction de faire accepter un programme d’activités et d’intérêts que le séjour des personnes concernées dans l’organisation est plus bref ou fragmenté. Ainsi, dans les établissements qui vendent des articles courants de peu de prix comme les cigarettes, la clientèle accomplit en général toutes les opérations de l’emplette sans beaucoup s’écarter du rôle qui lui est imparti, sauf peut-être en sollicitant ou en refusant quelques contacts humains. Au contraire, les établissements qui obligent leurs membres à « résider » seront selon toute vraisemblance riches en activités clandestines, car les chances de succès total de toute programmation diminuent au fur et à mesure que s’allonge la durée du temps programmé. De même, lorsque les recrues ne participent pas à l’organisation de leur plein gré on peut, du moins pendant la période initiale, s’attendre à ce qu’elles ne s’identifient pas à la définition du personnage officiellement proposé et à ce qu’elles cherchent à s’adonner à des activités non reconnues. Enfin les établissements qui, parce qu’ils n’ont pas cherché à se concilier leurs membres en les prenant par leur point faible, n’offrent pas de stimulants externes substantiels, ont de bonnes chances, nous l’avons vu, d’en voir se développer officieusement.

Les établissements tels que les hôpitaux psychiatriques et, parmi eux, l’Hôpital Central que j’ai étudié une année durant319 appartiennent à la catégorie des institutions « totalitaires » en ce sens que leurs pensionnaires y passent toute leur existence dans l’intimité étroite d’autres personnes qui sont, comme eux, totalement coupées du monde extérieur. Ces institutions contiennent deux types principaux d’agents, le personnel et les reclus, dont il faut étudier séparément les modes d’adaptation secondaire.

À l’Hôpital Central, le personnel recourt en effet à des adaptations secondaires. Ainsi, j’ai pu constater que l’on y emploie de temps en temps des malades comme gardes d’enfants320, jardiniers ou personnel à tout faire321. Médecins et infirmières envoient parfois les malades autorisés à sortir en ville faire leurs commissions ; des surveillants tentent de se procurer certains aliments à l’hôpital, bien que ce soit interdit, et il est bien connu que le personnel des cuisines leur en « passe » ; le garage de l’hôpital sert parfois d’atelier de réparations ou de magasin de pièces détachées pour les automobiles du personnel322 ; un surveillant de service de nuit prolonge son travail par une activité diurne sachant, avec beaucoup de réalisme, qu’il pourra dormir pendant son service ; pour ce faire, il lui arrive de charger d’autres surveillants ou même des malades complaisants de le réveiller en cas de nécessité323. Une ou deux fois même, des escroqueries se sont produites : un malade m’a parlé, par exemple, de fonds détournés à la cantine des malades muets et utilisés pour acheter des produits que les surveillants distribuaient ou consommaient eux-mêmes.

Ces adaptations secondaires de la part des employés de l’Hôpital Central n’ont pas une grande envergure. Une vie clandestine bien plus élaborée se développe parmi le personnel de beaucoup d’autres hôpitaux psychiatriques324 ou dans d’autres établissements, comme les services de l’armée et, inversement, on rencontre très souvent chez la plupart des employés un dévouement qui dépasse les attentes de la direction, comme lorsqu’ils prennent sur leur temps libre pour s’occuper de divertir les malades. Il est également inutile de s’attarder ici sur les nombreuses adaptations secondaires pratiquées par les subordonnés dans les organisations de travail : freinage du rendement325, « bricolage », « perruque »326 (government work)327, contrôle concerté exercé sur la productivité328. On se reportera sur ce point aux ouvrages de Donald Roy ou Melville Dalton : le soin méticuleux et plein de sympathie avec lequel ces auteurs exposent ces techniques d’adaptation fait de leurs travaux des modèles pour toute étude d’établissements analogues.

Mettant mes observations en parallèle, chaque fois que cela sera possible, avec celles qui ont été faites dans d’autres types d’établissements, j’aurai recours à une classification des adaptations secondaires que je crois applicable à tous les établissements et je passerai donc librement de l’étude des cas à l’analyse comparative en insistant parfois plus sur les comparaisons que sur l’hôpital psychiatrique envisagé.

Du point de vue des psychiatres, il ne semble pas y avoir d’adaptations secondaires possibles pour des internés : tout ce qu’un malade est amené à faire peut s’interpréter comme un élément de son traitement ou la conséquence des mesures de surveillance qui lui sont appliquées ; tout ce qu’il fait de son propre chef peut s’interpréter comme un symptôme de dérangement mental ou, au contraire, d’amélioration. Un criminel qui « trouve un truc » pour purger sa peine à l’hôpital psychiatrique plutôt qu’à la prison peut apparaître aux psychiatres comme quelqu’un qui, au fond, a réellement besoin d’un traitement, tout comme à l’armée le tire-au-flanc qui simule des troubles mentaux peut être reconnu authentiquement malade, même si le désordre dont il souffre n’est pas celui dont il simule les symptômes. De même, au lieu de passer pour un hôte abusif, le malade qui s’installe à l’hôpital en y prenant ses aises a toutes chances de passer, du fait même qu’il choisit ce mode d’adaptation, pour une personne réellement malade.

Cependant, pour l’essentiel, le fonctionnement des hôpitaux psychiatriques d’État ne repose pas sur les théories psychiatriques, mais sur le « système des quartiers »329. Des conditions de vie impitoyablement mutilantes sont offertes aux internés à travers un système de punitions et de récompenses qui reprend plus ou moins le langage des institutions pénitentiaires. C’est à ce contexte verbal et situationnel que se réfèrent presque toujours les surveillants et même, dans une grande mesure, le personnel plus haut placé, surtout lorsqu’ils ont en vue les questions concernant le fonctionnement quotidien de l’hôpital. Ce système de référence disciplinaire offre un ensemble à peu près complet de moyens et de fins que les malades ont le droit de s’approprier légitimement et, sur l’arrière-plan de ce système autoritaire mais pas très légal, de nombreuses activités de malades se transforment effectivement en activités illicites, ou du moins non autorisées. Dans certains quartiers, la vie que les malades sont effectivement autorisés à mener est à ce point vide de sens que le moindre de leurs mouvements, ou presque, en vient à leur procurer comme une satisfaction supplémentaire non prévue au programme.


278 Emile Durkeim, Leçon de sociologie, physique des mœurs et du droit, Paris, P.U.F.

279 Argument avancé par Amitai Etzioni au cours d’une conversation privée.

280 Chester Barnard, « The Economy of Incentives », The Fonction of the Executive, Cambridge, Harvard University Press, 1947, ch. XI.

281 Le point concernant les institutions économiques a été récemment fait par Taclott Parson et Neil J. Smelser, « The Institution Struture of the Economy », chap. III, Economy and Society, Glencoe III., The Free Press, 1956. On trouve dans Reinhard Bendix, Work and Authority in Industry, New York, Wiley, 1956, un exposé détaillé relatif aux organisations industrielles.

282 Bendix, « Managerial Conception of the Worker », op. cit., p. 288-97.

283 Suivant notre façon d’envisager le problème, il nous est facile de distinguer les buts de l’organisation et la rétribution des employés, alors qu’en fait il peut arriver que ceux-ci coïncident. On peut définir le but de l’organisation comme l’attribution aux employés de récompenses pour leur consommation privée : en ce sens, il n’y a aucune différence entre la rétribution d’un concierge et les bénéfices d’un capitaliste. Cf. R. M. Cyert et J. G. March, « A Behavioral Theory et Organizational Objectives », in Mason Maire, Modern Organization Theory, New York, Wiley, 1959, p. 80.

284 Pour une étude plus complète des valeurs attachées aux tâches imposées par les organisations économiques, se reporter à Philip Selznik, Leadership in Administration, Evanston III, Row, Peterson & Cie, 1957.

285 Pour l’étude d’un cas particulier, cf. Alvin Gouldner, Wildcat Strike, Londres, Routledge et Kegan Paul, 1955, et plus précisément « The Indulgency Pattern », p. 18-22, où il souligne ce qu’attendent moralement les travailleurs de l’organisation en dehors des termes officiels du contrat.

286 Isaac Rosenfeld en donne une bonne description dans son rédt « The Party », The Kenyon Review, automne 1947, p. 572-607.

287 Voir, par exemple, Lowell Naeve, « A Field of Broken Stones » in Holley Cantine and Dachine Rainer eds, Prison Etiquette, New York, Retort Press, Bearsville, 1950, p. 28-44.

288 Ibid., note 11, p. 35.

289 Albert Biderman « Social Psychological Needs » et « Involuntary Behavior As Illustrated by Compliance in Interrogation », Sociometry, 1960, XXIII, p. 120-47, surtout p. 126-28.

290 Edmund G. Love, Subways Are for Sleeping, New York, Harcourt Brace & Cie, 1957.

291 Ibid. p. 12.

292 David Mauser, « Whiz Mob », publicat., n°24 de American Dialect Society, 1955, p.142.

293 E. R. et H. S. Service : Tobati, Paraguay an Town, Chicago, University of Chicago Press, 1954, p. 126.

294 Anthony Heckstall-Smith, Eighteen Months, Londres, Allan Wingate, p. 34.

295 Robert Delavignette, Freedom and Authority in French West Africa, International African Institute, Londres, Oxford University Press, 1950, p. 86. En résumé, des murs de pierre ne font pas nécessairement une prison – thème traité sous ce titre dans un chapitre de l’ouvrage de Evelyn Waugh, Decline and Fall.

296 Cf. Bendix, op. cit.

297 Pour les motivations d’ordre économique, cf. par exemple, Donald Roy, « Work Satisfaction and Social Reward in Quota Achievement : An Analysis of Piecework Incentive », American Sociological Review, 1953, XVIII, p. 507-14, et William F. Whyte et al., Money and Motivation, New York, Harper, 1955, surtout p. 2 où Wyte discute les conceptions de la direction sur la nature humaine de l’ouvrier à travers les dispositions qui régissent le travail aux pièces.

298 Albert M. Ottenheimer, « Life in the Gutter », The New Yorker, 15 août 1959.

299 P. R. Reid, Escape from Colditz, New York, Berkley Publishing Corp., 1958, p. 18.

300 Donald Qemmer, The Prison Community, New York, Rinehart, nouvelle édition, 1958, p. 232.

301 L’étude classique faite à Hawthorne sur les organisations de travail non réglementées et officieuses montre que la solidarité des travailleurs semble avoir pour fonction essentielle de s’opposer aux conceptions de la direction sur ce qu’ils doivent faire et sur ce qu’ils doivent être. En ce cas, adaptations secondaires et adaptations non réglementées désigneraient la même chose. Cependant, des études plus récentes ont illustré le fait que dans le travail certains groupements non réglementés pouvaient assumer des activités parfaitement compatibles avec le rôle imparti aux ouvriers par la direction et même durcir ce rôle. Cf. Edward Gross, « Characteristics of Cliques in Office Organizations », XIX, Research Studies, State College of Washington, 1951, surtout p. 135. « Some functional Consequences of Primary Controls in Formal Work Organizations », American Sociological Review, XVIII, 1953, p. 368-73. De toute évidence, l’administration peut choisir, tout autant que ses subordonnés, une efficacité fondée sur la réalité des rapports humains plutôt qu’une pseudo-rationalité formaliste, ce qui revient toujours à choisir certains buts officiels parmi d’autres buts officiels qui leur font concurrence. Cf. par exemple Charles Page « Bureaucracy’s Other Face », Social Forces, XXV, 1946, p. 88-94 ; A. G. Frank « Goal Ambiguity and Conflicting Standards : An Approach to the Study of Organization », Human Organization, XVII, 1959, p. 8-13. Cf. aussi l’étude très remarquable de Melville Dalton, Men who Mariage, New York, Wiley, 1959, par ex. p. 222. « L’action non réglementée peut se proposer de nombreux buts : changer l’organisation et la préserver, protéger les faibles, punir les fautifs, récompenser les autres, recruter du personnel nouveau, maintenir la dignité de ce qui est réglementé aussi bien que faire du conflit de prérogatives un principe de direction et travailler à des fins qui nous feraient tous sourciller ».

302 Cf. par exemple l’exposé de Paul Jacob, « Pottering About With the Fifth Amendment », The Reporter, 12, juillet 1956.

303 Dalton, op. cit., surtout ch. VII : « The Interlocking of Official and Unofficial Reward ». Dalton montre (p. 198-99) qu’il existe dans l’industrie, parallèlement à un large éventail de récompenses officieuse, un non moins large éventail de services officieux que la direction doit demander à ses membres si elle veut que l’organisation fonctionne sans à-coups. « Bien qu’en principe la récompense officieuse sanctionne un effort ou un service qui dépassent le cadre normal des fonctions afférents à un rang donné, elle est parfois accordée à des fins bien différentes. Par exemple, elle peut l’être : 1°) pour remplacer une promotion ou une augmentation de salaire impossible ; 2°) en guise de gratification pour l’exécution de travaux nécessaires mais désagréables ou dégradant ; 3°) comme opium, pour faire oublier des défaites rencontrées sur le plan politique ou des contestations relatives au statut ; 4°) pour se concilier un collègue irrité ou pour sanctionner un accord passé avec un autre service ; 5°) comme pot de vin, à certaines personnes influentes des milieux cléricaux ou professionnels pour prévenir les lenteurs administratives et soutenir leur vigilance afin de prévenir les erreurs dans les moments critiques ; 6°) comme supplément direct à un salaire bas mais maximum ; 7°) pour récompenser la compréhension et l’aide témoigné pour la défense et le bon fonctionnement du système de stimulants officieux ; 8°) pour sanctionner de grands sacrifices personnels. Il y a bien entendu d’autres cas plus subtiles, qui peuvent ne pas être explicités, mais que l’on reconnaît par intuition et que l’on récompense lorsque c’est possible. Ce sont par exemple le zèle déployé pour maintenir le moral du groupe ou du service, l’habileté à choisir et à conserver de bons subordonnés, la faculté de comprendre tacitement ce que les supérieurs et les collègues attendent, mais ne voudraient pas, dans certains cas, formuler, même à titre officieux ; enfin, l’habileté déployée pour permettre aux supérieurs de sauver la face et de maintenir la dignité de l’organisation lorsque les conditions sont les moins favorables ».

304 Cf. James Peck, in Cantine & Rainer, op cit, p. 47.

305 Cf. Eugen Kogon, The Theory and Practice of Hell, New York, Berkeley Publishing Corp., n. d., p. 123-24.

306 Herman Melville, White Jackel, New York, Grove Press, n. d., p. 346.

307 Cf. Bendix, op. cit., p. 39.

308 The Holy Rule of Saint Benedict, ch. 45.

309 Cf. l’exposé très utile de Beate R. Salz, « The Human Element in Industrialization », mémoire n° 85, American Apologist, LVII, 1955, n° 6, 2e partie, p. 97-100.

310 Fringe benefits : expression largement utilisée aux États-Unis pour désigner les gratifications non monétaires, telles que le temps libre, nourriture gratuite, etc. que dispensent certains emplois. (N. d. T.).

311 Cf. Kogon, op. cit., p. 62.

312 Cf. par exemple G. K. Warriner, « The Nature and Functions of Official Morality », American Journal of Sociology, LXIV, 1958, P. 165-68.

313 Un exposé bien connu de ce thème pour les régimes politiques est développé par David Riesman dans « Some observations on the Limits of Totalitarian Power », The Antioch Review, été 1952, p. 155-68.

314 The New-Yorker, 27 août 1960, p. 20.

315 Richard Cloward a remarqué ce caractère spécifique des adaptations secondaires intégrées. Cf. 4e cession des New Perspectives for Research on Juvenile Delinquency, Helen L. Witmer et Ruth Kotinsky eds, U.S. department of Health, Education and Welfare, Children's Bureau, publication n°356, 1956, principalement p. 89. Cf. aussi son « Social Control in the Prison », Social Science Research Council Panphlet n°15, Theorical Studies in Social Organisation of the Prison, 1960, p. 20-48, principalement p. 43 sq., où Cloward observe le caractère « conservateur » de l’adaptation chez les reclus d’élites.

316 Cf. Clemmer, op. cit. p. 159-60 ; Norman S. Hayner et Ellis Ash, « The Prisonner Community As a Social Group », American Sociological Review, IV, 1959, p. 362-69.

317 Conways : expression générique dans la sociologie des établissements hospitaliers pour désigner les coutumes observées au sein des prisons américaines. (N. d. T.).

318 Suggéré par Paul Wallin.

319 Cf. les précisions données dans la Préface.

320 Il semble que dans toutes les institutions totalitaires où des familles du personnel sont logées, il y ait des gardes d’enfants. Voir par exemple T. E. Lawrence dans son ouvrage sur la vie dans les casernes de l’armée de terre et de l’aviation anglaises dans les années 20, The Mint, Londres, Jonathan Cape, 1955, p. 40.

321 Kogon (op. cit. p. 84-86) rapporte des renseignements intéressants sur la façon dont les S.S. utilisaient pour leur compte personnel le travail des détenus dans les ateliers du camp au moment de Noël : travaux de couture, de photographie, d’imprimerie, d’armement, de poterie, de peinture, etc. Dalton (op. cit. p. 199), analysant les récompenses décernées officieusement dans une entreprise industrielle américaine, cite un cas de spécialisation dans cette fonction : « Ted Berger, officiellement contremaître dans l’entreprise de charpente de Milo, était, sous le manteau, gardien et défenseur du système des récompenses extraordinaires. D’une loyauté au dessus de tout soupçon, il pouvait prendre une grande liberté à l’égard du règlement, et l’on attendait de lui, au moins au niveau des chefs de service, qu’il joua le rôle de régulateur du système. Sa récompense personnelle était tout à la fois d’ordre social et d’ordre matériel, mais la façon dont il faisait fonctionner le système produisait, sans qu’il l’eût voulu, une sorte d’amalgame qui liait les gens de niveaux et de services différents. Dispensé de travailler sur les machines, Berger passait au minimum six heures par jour à faire des lits de bébé, des contre-fenêtres, des fenêtres de garage, des voitures de poupées, des chevaux à bascule, des tables, des planches à découper, des rouleaux à pâtisserie et autres choses du même genre. Ces objets étaient généralement destinés à différents chefs de service. »

322 Pour un exemple dans l’industrie, cf. Dalton, op. cit., p. 202.

323 Le relâchement pendant le service de nuit est un phénomène courant dans les organisations de travail américaines. (Cf. par ex. S. M. Lipset, M. A. Trow et J. S. Coleman, Union Democracy, Glencoe 111, 1956, p. 139).

324 Par exemple, l’utilisation de l’électro-choc à des fin disciplinaires. John Maurice Grimes (Why Minds Go Wrong, Chicago, publié par l’auteur, 1951, p. 100) cite le célèbre « passage au savon »* parmi les instruments efficaces utilisés par les surveillants, il ne laisse pas de traces, il peut aisément être tenu secret et il ne tue jamais.

325 L’article de Donald Roy, « Quota Restriction and Gold Bricking in a Machine Shop », American Journal of Sociology, LVII, 1952, p. 427-42, est important sur ce point. Cf. aussi O. Collins, M. Dalton et D. Roy, « Restriction of Output and Social Cleavage in Industry », Applied Anthropology (maintenant Human Organization), V, 1946, p. 1-14.

326 On nomme « perruque » dans certains ateliers français, le travail que les ouvriers effectuent pour leur compte personnel avec le matériel de l’établissement. (N. d. T.).

327 Comme l’a souligné dans une note Edward Gross (Work and Society, New York, Cromwell, 1958, p. 52), « parfois également nommé « travail pour la maison », ce genre d’activité désigne les travaux pour soi effectués pendant le temps de travail réglementaire : réparation d’un pied de table de la salle à manger, entretien des outils personnels, fabrication de jouets pour les enfants, etc. »

328 Cf. par exemple Donald Roy, « Efficiency and « The fix » : Informal Intergroup Relations in Piecework Machin Shop » American Journal of Sociology, LX, 1954, p. 255-66.

329 Cf. N. d. T., 2. la carrière morale du malade mental, p. 1, supra(N. d. T.).