Seconde partie. La vie clandestine de l’hôpital
A. Les matériaux
I. Les expédients
Une première constatation s’impose d’emblée : la prépondérance des moyens de fortune (make-do’s) parmi les matériaux utilisés par les malades pour les besoins de leurs adaptations secondaires. Dans tous les établissements sociaux, les individus utilisent tous les objets qui leur tombent sous la main d’une manière et à des fins très différentes des prévisions officielles, modifiant ainsi les dispositions prises pour régler leurs conditions de vie. Cela suppose parfois un remodelage physique de l’objet, ou simplement une utilisation qui sort du contexte légitime, deux caractéristiques qui illustrent, mais sur une échelle modeste, le thème de Robinson Crusoë. Les prisons proposent des exemples particulièrement spectaculaires de ces pratiques : couteaux forgés dans des cuillers, encre à dessin tirée des pages de Life330, cahiers dont on déchire les pages pour en faire des bordereaux de paris331 et cigarettes allumées de toutes les façons possibles : à l’étincelle d’un fil électrique332 ou d’un briquet de fortune333 ou d’un fragment d’allumette334. Même si ces procédés de transformation mettent en œuvre plusieurs pratiques complexes, ils se manifestent surtout lorsque leur utilisateur est isolé (sauf pour l’apprentissage et la transmission de la technique pour lesquels il a besoin des autres) et consomme seul le fruit de son invention.
À l’Hôpital Central, d’après ce que j’ai pu observer, plusieurs expédients simples sont tacitement tolérés. C’est ainsi que l’on voit fréquemment les pensionnaires utiliser les radiateurs pour faire sécher leur linge après l’avoir lavé dans le lavabo de la salle de bains, organisant ainsi eux-mêmes leur blanchissage, alors qu’en principe ce chapitre devrait rester du ressort de l’institution. Dans les quartiers pourvus, en guise de sièges, de bancs de bois, les malades transportent des journaux qu’ils roulent pour les glisser sous leur tête lorsqu’ils s’allongent sur les planches dures. Manteaux ou serviettes roulés remplissent le même office. Les malades habitués à d’autres institutions carcérales emploient à cette fin des expédients encore plus radicaux, comme une chaussure335. En changeant de quartier, les malades transportent parfois leurs affaires personnelles dans une taie d’oreiller nouée par le haut, pratique reconnue semi-officiellement dans certaines prisons336. Les quelques malades d’un certain âge qui sont assez heureux pour disposer d’une chambre particulière laissent parfois une serviette par terre, sous leur lavabo, qu’ils transforment ainsi en bureau et sur lequel ils travaillent, les pieds protégés du contact froid du plancher comme par un tapis. Les malades plus âgés qui ne veulent ou ne peuvent se déplacer ont parfois recours à un stratagème pour n’avoir pas à se rendre aux toilettes : ils peuvent par exemple uriner dans la salle sur le radiateur du chauffage central sans que les traces révélatrices restent trop longtemps ; ou encore, au cours des visites bihebdomadaires au coiffeur, installé au sous-sol, ils urinent, lorsque les surveillants ont le dos tourné, dans la caisse où l’on entasse les serviettes sales. Les malades de tous âges, pensionnaires des « quartiers inférieurs », transportent parfois des tasses en papier pour les utiliser comme crachoirs ou cendriers portatifs, car ils savent bien que l’important pour les surveillants n’est pas que les malades s’abstiennent de cracher ou de fumer, mais que le plancher reste propre337.
Dans les institutions totalitaires, la recherche des expédients tend à se polariser sur quelques domaines particuliers. Ainsi la coquetterie suscite la mise au point d’un ensemble d’expédients pour se présenter sous un jour agréable. Le miroir, devant lequel ont peut s’examiner, s’arranger et s’admirer étant en général interdit dans les couvents, on dit que les sœurs en fabriquent en plaçant un tablier noir derrière une vitre338. À l’Hôpital Central, certains malades délicats « repensent » parfois l’utilisation du papier hygiénique : correctement déchiré, plié et gardé sur soi, il fait un papier de toilette ou un mouchoir tout à fait acceptables. On voit aussi, durant les mois chauds de l’été, des hommes raccourcir et retailler leur caleçon kaki réglementaire, pour s’en faire un short élégant…
II. Les techniques d’exploitation du système hospitalier
Pour recourir à ces expédients simples, il n’est pas nécessaire d’être très engagé dans l’univers officiel de l’établissement, ni d’être particulièrement attiré vers lui. L’ensemble de pratiques dont il va maintenant être question suppose une connaissance plus profonde du monde et des règles de l’institution. Dans ce cas, on peut respecter l’esprit des activités légitimes tout en dépassant dans l’exécution les limites habituellement prévues : il s’agit alors d’étendre et d’améliorer les possibilités existantes de satisfaction légitimes ou bien d’exploiter à des fins personnelles toute l’activité routinière officielle. J’appellerai cela « exploiter » le système (« working » the system).
À l’Hôpital Central, la forme la plus élémentaire de cette « exploitation » s’observe sans doute chez les malades des « bas » quartiers qui se font porter souffrants ou refusent de se soumettre à la discipline à seule fin, apparemment, d’attirer l’attention du surveillant ou du médecin, de les forcer à s’occuper d’eux et à nouer avec eux des contacts intersubjectifs, fussent-ils d’ordre disciplinaire.
Mais la plupart des techniques utilisées à l’hôpital pour exploiter le système paraissent le plus souvent avoir peu de rapport avec la maladie mentale elle-même. Ainsi, l’ensemble des pratiques complexes qui se manifestent à l’occasion des repas. Par exemple, dans le grand réfectoire d’une section de chroniques hommes339, où les 900 malades mangent par roulement, certains apportent leurs propres condiments pour assaisonner la nourriture à leur goût : ils ont ainsi leurs petites bouteilles de sucre, de sel, de poivre, de sauces, qu’ils sortent de la poche de leur veston. Si l’on sert le café dans des tasses en papier, des malades prennent un second gobelet pour se protéger les doigts. Lorsqu’il y a des bananes au dessert, certains subtilisent une tasse de lait sur la part des malades au régime, y coupent leur banane en tranches, sucrent et mangent ainsi, avec tous les signes de la délectation, un « vrai » dessert. Les jours où la nourriture est à la fois bonne et transportable, par exemple lorsque l’on sert des saucisses de Francfort ou du pâté de foie, certains malades l’enveloppent dans une serviette en papier pour l’emporter au quartier comme casse-croûte pour la nuit, et retournent chercher du « rab ». Lorsque l’on sert du lait, certains apportent des bouteilles vides pour pouvoir en emporter au quartier. Si l’on veut une portion supplémentaire d’un plat dont on a envie, on s’arrange pour manger seulement de ce plat, on jette le reste du menu dans le seau à déchets et on retourne, lorsque c’est permis, chercher un « rab » complet. Au repas du soir, certains malades jouissant d’un statut de semi-liberté, mais affectés pour les repas au réfectoire commun, mettent leur part de fromage entre deux tranches de pain et se font ainsi un sandwich qu’ils enveloppent et vont manger tranquillement hors du réfectoire en buvant la tasse de café qu’ils s’offrent pour la circonstance. Les malades autorisés à sortir en ville atteignent parfois le sommet du raffinement en s’offrant une tartelette et une glace au grand magasin du coin. Dans un autre réfectoire, plus petit, dépendant d’une autre section de l’hôpital, des malades, dans la crainte justifiée que le « rab » ne disparaisse avant qu’ils aient pu se servir, ôtent leur portion de viande de leur assiette pour la placer entre deux morceaux de pain, la laissent à leur place et reprennent aussitôt la queue pour le « rab ». Mais il arrive qu’en regagnant leur place, ces malades prévoyants trouvent leur première ration entre les mains de camarades qui réussissent au prix du moindre effort à tromper les trompeurs.
Pour « exploiter » efficacement un système, il faut en avoir une connaissance intime340. Les malades en semi-liberté savent fort bien qu’à la sortie des spectacles de charité on procède généralement, pour les présents, à une distribution de cigarettes ou de sucreries. Ceux qu’ennuient ces spectacles viennent quelques minutes avant la fin, simplement pour sortir avec les autres ; d’autres s’arrangent pour se placer plusieurs fois dans la queue et tirer de l’aubaine plus qu’il n’est légitime. Le personnel est évidemment au courant de ces pratiques et, lors de certains spectacles comme les grands galas de danse présenté par les malades, les retardataires, soupçonnés d’arriver juste pour manger, trouvent la porte close et restent dehors. Les dames du Secours Juif servent habituellement à l’issue de l’office matinal hebdomadaire, un déjeuner consistant mais, comme le disait un malade, « en arrivant au bon moment, on peut avoir le repas et manquer l’office ». Tel autre, informé du fait généralement peu connu que l’hôpital dispose pour l’entretien des vêtements d’une équipe de couturières, lui apportait ses habits et les échangeait contre des chemises et des pantalons de bonne coupe, en laissant, pour montrer sa reconnaissance, un ou deux paquets de cigarettes ou un petit pourboire.
La connaissance des horaires, est également importante pour exploiter le système. Ainsi, une fois par semaine, un camion de la Croix-Rouge apporte de vieux illustrés et des livres de poche à la bibliothèque du foyer, d’où ils sont ensuite distribués individuellement aux malades ou répartis globalement dans les quartiers. Quelques lecteurs avides, connaissant l’heure exacte de l’arrivée du camion, l’attendent pour être les premiers à faire leur choix. Certains malades, qui connaissent l’horaire des transports de nourriture par les galeries souterraines reliant l’une des cuisines centrales à une section de chroniques, ont pris l’habitude de se poster auprès des bouches de galeries situées au niveau du sol dans l’espoir d’attraper quelque portion dépassant des cuves roulantes. Autre élément important dans ce système : le renseignement. Avant d’être servi dans l’un des grands réfectoires de malades, le repas est d’abord distribué à un groupe de vieillards cloués au quartier ; les malades valides qui veulent savoir s’il vaut mieux aller au réfectoire ou acheter des sandwichs à la cantine viennent régulièrement regarder par la fenêtre de la salle pour savoir ce que l’on mange.
Il y a aussi la récupération des rebuts. Juste avant l’heure du ramassage, des malades inspectent le coin aux ordures de leur section, farfouillant à la surface des détritus entassés dans les grandes caisses en bois, à la recherche de nourriture, d’illustrés, de journaux ou autres objets mis au rebut. Les restrictions ou la nécessité de passer par la voie officielle pour obtenir le moindre objet en en faisant humblement la demande donnent tout leur prix à ces trouvailles341. On explore régulièrement les soucoupes qui servent de cendriers au personnel, dans le vestibule des bureaux administratifs de certaines sections, pour y récupérer les mégots utilisables. Les communautés non carcérales ont évidemment elles aussi leurs « récupérateurs » et il semble que partout où existe une organisation quelque peu importante de ramassage et de destruction des déchets il se trouve des gens pour rôder autour342. Certains malades excellent dans l’art d’exploiter le système et accomplissent des performances individuelles que l’on peut à peine ranger parmi les adaptations secondaires de type habituel. Dans un service comprenant deux quartiers de convalescents, l’un fermé, l’autre ouvert, j’ai entendu un malade proclamer qu’il s’était fait transférer du quartier fermé au quartier ouvert parce que le tapis de la salle de billard y était en meilleur état, un autre déclarait avoir effectué le transfert inverse parce que l’atmosphère du quartier fermé était plus « sociable », du fait que certains malades étaient contraints d’y demeurer. Un autre encore, autorisé à sortir en ville, se faisait périodiquement exempter de son travail à l’hôpital et demandait qu’on le laissât aller en ville en voiture pour chercher du travail, mais c’était, comme il s’en vantait ensuite, pour passer l’après-midi dans un cinéma.
Il faut ajouter que les malades ayant déjà fait ailleurs l’expérience de situations de dénuement – les malades en quelque sorte « au courant » – montrent en général très vite qu’ils savent exploiter le système : tel ce reclus, déjà riche de l’expérience de la prison de Lexington, qui réussit, dans sa première matinée d’hôpital, a se rouler une provision de cigarettes, à se procurer du cirage et à cirer deux paires de chaussures, à découvrir le copain qui cachait une grosse collection de romans policiers, à se faire du café avec du café soluble et l’eau chaude du robinet et à s’immiscer dans un groupe de psychothérapie où il se mit à jouer un rôle actif après quelques minutes seulement d’observation. On comprend qu’un surveillant puisse déclarer : « Trois jours suffisent pour savoir si un homme est dans la course. »
Les manœuvres que je viens de relater sont de celles qui ne profitent qu’à leurs auteurs, ou aux personnes avec lesquelles ils sont très liés. Si dans beaucoup d’institutions totalitaires, on trouve des pratiques dont l’élaboration trahit un dessein collectif343, ces procédés ne semblent pas très répandus dans les hôpitaux psychiatriques. Les adaptations secondaires collectives que l’on observe à l’Hôpital Central semblent surtout le fait de malades affectés au service carcéral de l’institution, Prison Hall, où résident ceux qui ont le statut juridique d’aliénés criminels. Ainsi pouvait-on voir dans un quartier d’anciens détenus, un des occupants aller régulièrement à la cuisine juste avant la distribution, prendre livraison des rations chaudes dans un plateau couvert, pour que la nourriture ne refroidisse pas pendant son passage dans la galerie souterraine.
On est fatalement amené à se demander si l’hospitalisation elle-même ne peut pas être une manière d’« exploiter le système ». Ainsi, on entend dire parfois, aussi bien chez les internés que parmi les membres du personnel, que certains malades viennent à l’hôpital pour se soustraire à leurs obligations familiales ou professionnelles344, ou bien pour bénéficier sans bourse délier de quelque traitement médical ou dentaire important, ou encore pour échapper à une accusation criminelle345. Je ne puis me prononcer sur la valeur de ces déclarations. Il y a aussi des malades autorisés à sortir en ville qui prétendent utiliser l’hôpital comme fontaine aux vertus dégrisantes après les beuveries du week-end, fonction que favorise apparemment la réputation des tranquillisants utilisés pour traiter les ivrognes invétérés. D’autres malades, autorisés à sortir en ville, peuvent se permettre d’accepter au-dehors un travail à temps réduit pour un salaire de misère, le fait que l’hôpital les nourrisse et les loge gratuitement les plaçant évidemment en position compétitive346.
Tout établissement social convie ses membres à nouer des contacts personnels, ou du moins multiplie les occasions de tels contacts et c’est là, dans les hôpitaux psychiatriques comme dans les autres institutions, une base d’adaptations secondaires qui constitue une nouvelle manière, plus originale, d’exploiter le système hospitalier. Dans cette ligne, le groupe des anciens détenus de Prison Hall, hommes relativement jeunes, issus pour la plupart du prolétariat urbain, tend, une fois incorporé à l’hôpital proprement dit, à monopoliser les tâches les plus agréables et les malades-femmes les plus attirantes ; la plupart de ceux qu’en d’autres établissements on aurait appelés des « caïds » sortent de leurs rangs. Les Noirs constituent un autre groupe, prêt à exploiter les possibilités sociales de l’hôpital. Jusqu’à un certain point, ceux qui le désirent peuvent franchir la ligne de séparation des classes et des races, frayant ou flirtant avec les malades blancs et leur donnant des rendez-vous347 ; ils peuvent avoir avec le personnel médico-psychiatrique des conversations d’ordre professionnel comme n’importe quel individu des classes moyennes et être traités d’une manière qui, à l’extérieur, leur serait refusée. Troisième groupe : les homosexuels qui, enfermés à cause de leurs penchants, se trouvent dans des dortoirs ne groupant que des malades de leur sexe avec toutes les occasions qui peuvent découler de cette situation.
La fréquentation des gens de l’extérieur représente pour certains une autre manière intéressante d’exploiter le système hospitalier. Le souci de nouer ce genre de rapports repose, semble-t-il, sur cette espèce de situation de caste faite aux malades à l’hôpital, ainsi que sur les mythes infamants attachés à la maladie mentale. Si certains malades déclarent qu’il leur est impossible de se sentir à l’aise dans la compagnie de quelqu’un qui ne soit pas lui aussi malade, d’autres, mais c’est là l’expression inverse du même sentiment, estiment au contraire qu’il est plus sain et plus recommandable de fréquenter des gens bien portants, d’autant que les gens du dehors ont moins de chances que les membres du personnel de se montrer blessants à l’égard du malade, dans la mesure où ils ignorent exactement quel est son statut. Enfin, certains malades déclarent en avoir assez de parler de leur internement et de leur cas avec leurs compagnons et attendent de la conversation avec les gens de l’extérieur qu’elle leur permette de sortir de l’univers du malade348. Le fait de fréquenter des gens de l’extérieur confirme le sentiment de n’être pas un malade mental ; aussi voit-on s’effectuer, dans le parc ou au foyer, des échanges très importants pour le malade parce qu’ils lui montrent qu’il est vraiment impossible de le distinguer d’une personne normale et que les gens normaux eux-mêmes n’ont vraiment rien d’exceptionnel. Il existe, dans le système social de l’hôpital, plusieurs points stratégiques où la fréquentation des personnes de l’extérieur est possible. Quelques adolescentes, filles de médecins résidant à l’hôpital, ont accès, d’égal à égal, au petit cercle formé par les malades hommes en liberté conditionnelle et les élèves-infirmières qui règne sur les courts de tennis de l’hôpital349. Pendant et après les parties, on s’étend sur les pelouses voisines, on badine plus ou moins grossièrement, et ces comportements ont, en règle générale, une modalité inhabituelle à l’hôpital ; de même, lorsqu’une organisation charitable étrangère à l’institution organise le soir une sauterie et invite quelques jeunes femmes pour la circonstance, c’est l’occasion pour un ou deux malades de se lier avec ces invitées qui répondent à leurs avances d’une manière apparemment étrangère au monde de l’hôpital ; ainsi encore, dans la salle des admissions où séjournent les élèves-infirmières en stage, il y a toujours un certain nombre de jeunes malades prêts à jouer aux cartes ou à autre chose avec elles dans une atmosphère qui tient beaucoup plus de la causerie sentimentale que du traitement psychiatrique. Les séances où l’on applique les thérapeutiques « supérieures » que sont, par exemple, le psychodrame ou la thérapie de groupe se déroulent souvent en présence de visiteurs venus là à titre professionnel pour s’initier aux méthodes les plus modernes et qui, eux aussi, donnent au malade l’occasion d’entrer en contact avec des gens normaux. Il y a enfin les malades membres de l’équipe-fanion de l’hôpital qui, au cours de matches de base-ball contre les équipes du voisinage, peuvent éprouver cette camaraderie particulière qui unit dans le jeu les joueurs d’équipes rivales en les opposant au public.
III. L’exploitation des affectations
À l’Hôpital Central, la technique d’exploitation du système la plus efficace consiste peut-être à obtenir une affectation « exploitable » (travail, divertissement, thérapeutique ou service de salle quelconque), qui seule peut rendre possibles certaines formes d’adaptations secondaires et même souvent tout un groupe d’adaptations, ainsi qu’en témoigne un ancien détenu de la prison britannique de Maidstone :
« Trois fois par an, à la fin de chaque trimestre, le service éducatif de la prison rédigeait pour la commission des prisons un rapport sur les progrès accomplis dans les différents cours organisés pour les détenus. Nous produisions des chiffres et des chiffres pour montrer le nombre de prisonniers qui fréquentaient tel ou tel cours, nous mentionnions, par exemple, que l’un des cours les plus populaires était consacré à un débat sur les « problèmes contemporains », mais nous ne donnions pas la raison de cette popularité : la dame compréhensive qui conduisait le débat venait, chaque semaine, avec une provision de tabac pour ses auditeurs. La classe se déroulait dans un voile de fumée bleue et, pendant que la conférencière parlait des « questions actuelles », les élèves, vieux repris de justice, clochards et idiots, étaient assis confortablement et fumaient avec délectation leur cigarette en toute liberté »350.
Il arrive que l’on recherche les affectations pour les facilités qu’elles offrent, ou bien que ces possibilités se révèlent une fois l’affectation obtenue, fournissant une raison supplémentaire de s’y accrocher. Dans les deux cas, cette manière d’exploiter une affectation fait toucher du doigt une des similitudes fondamentales entre les hôpitaux psychiatriques, les prisons et les camps de concentration.
À la différence des expédients ordinaires, cette forme d’adaptation permet au reclus de laisser croire aux responsables qu’il n’a pas recherché son affectation pour des motifs autres que légitimes. Il en est surtout ainsi lorsque l’affectation a été volontairement sollicitée et qu’elle exige une collaboration assez étroite avec le personnel qui s’attend alors à voir le reclus faire un « effort sincère ». Celui-ci donne alors l’impression de s’engager à fond dans son affectation, et par conséquent de justifier les vues que l’institution nourrit à son égard, bien qu’en fait le profit particulier qu’il retire de cette affectation s’intercale entre lui et les hautes visées de l’institution. Pratiquement, le fait d’accepter une affectation que l’on aurait pu, par un stratagème quelconque, refuser, marque l’esquisse d’un rapprochement fait de bons sentiments réciproques : le personnel incline alors à adopter une attitude dont le caractère conciliant ouvre au reclus des possibilités nouvelles pour réaliser le compromis qu’il recherche en exploitant le système.
Première remarque d’ensemble – que nous avons déjà présentée –, si l’affectation a pour but de contribuer à la production d’un bien quelconque, celui qui l’occupe est en bonne place pour s’attribuer officieusement une partie du fruit de son travail. À l’hôpital, ceux qui sont affectés aux cuisines sont bien placés pour obtenir un supplément de nourriture351, ceux qui travaillent à la blanchisserie peuvent avoir des vêtements propres plus souvent, ceux qui travaillent à la cordonnerie sont rarement en peine d’une bonne paire de chaussures. De même, les malades affectés au service des courts de tennis mixtes malades-personnel ont toute possibilité de jouer fréquemment, et avec des balles neuves ; l’aide-bibliothécaire bénévole est le premier à avoir les nouveaux livres352, les hommes du camion de livraison de glace restent au frais tout l’été, les malades affectés au magasin central d’habillement peuvent se vêtir convenablement, ceux qui vont à la cantine chercher des cigarettes, des sucreries ou des boissons pour les surveillants se voient souvent offrir une partie des emplettes qu’ils ont faites353.
Outre cette utilisation directe, il est d’autres manières, plus fortuites, de tirer profit des affectations354. Par exemple, si certains malades insistent pour suivre les séances de gymnastique, c’est que la salle d’éducation physique du sous-sol est dotée de tapis de gymnastique relativement moelleux et qu’ils peuvent parfois s’arranger pour y faire la sieste, une des occupations favorites à l’hôpital. De même, au service des admissions, quelques malades attendent avec impatience la séance bihebdomadaire de rasage parce que, s’il y a un fauteuil libre, ils peuvent s’offrir quelques minutes de repos sur un siège confortable. Moniteurs de gymnastique et coiffeurs savent fort bien qu’ils n’ont qu’à tourner le dos pour qu’un malade en profite pour s’asseoir et prendre ses aises ; il s’agit d’ailleurs là d’une éventualité et d’un but constamment poursuivi dans tout l’hôpital. Les malades employés à la blanchisserie peuvent se raser seuls et sans avoir à se presser dans la salle de bains du sous-sol, ce qui constitue un grand privilège. Tel malade d’un certain âge, affecté comme portier dans le hall des appartements du personnel, récupérait souvent, après les soirées données par ses hôtes, des restes de nourriture ou de boisson ; de plus, pendant les temps morts de la journée, il pouvait s’installer devant le poste de télévision du personnel, l’un des meilleurs de l’hôpital. Certains malades m’ont dit qu’ils faisaient tout ce qu’ils pouvaient pour se faire envoyer au service médical et chirurgical parce que là au moins on les traite vraiment en malades, ce qui me semble confirmé par ce que j’ai pu voir moi-même355. Certains finissent même par découvrir des vertus cachées dans le traitement par l’insuline : en effet les malades à qui l’on fait subir le choc insulinique sont autorisés à rester au lit toute la journée dans la chambre à insuline – plaisir hors de portée dans la plupart des autres salles – et se voient traités tout à fait comme des malades par les infirmières356.
Comme on le pense bien, beaucoup d’affectations donnent aux malades l’occasion d’entrer en contact avec des personnes du sexe qui les attire, adaptation secondaire qui est exploitée et en partie légitimée dans la vie normale par nombre d’organisations de loisirs ou d’organisations religieuses. De même, certaines affectations permettent parfois à deux personnes séparées par la ségrégation interne pratiquée à l’hôpital de se donner rendez-vous357. Ainsi des malades ont l’habitude d’arriver au cinéma ou aux séances de charité un peu avant le début de la représentation, pour entamer un badinage galant qu’ils essaient de poursuivre pendant la séance en s’asseyant l’un à côté de l’autre ou, autrement, en trouvant quelque moyen de communiquer au cours de la représentation358. Au moment de prendre congé, on retrouve encore l’occasion de communiquer, ce qui donne aux soirées une fonction sociale analogue à celle qu’elles peuvent avoir dans une petite ville. Les réunions des Alcooliques Anonymes, dans le parc de l’hôpital, jouent un rôle semblable : c’est l’occasion pour des malades maintenant amis, que leurs escapades d’ivrognes ont conduits à l’internement, de se retrouver, une fois toutes les deux semaines pour bavarder et renouer contact. Le sport joue le même rôle. Pendant les temps morts, au cours des tournois de volley-ball, il n’est pas rare de voir, dès le coup de sifflet, un joueur se précipiter au-delà des limites du terrain pour serrer les mains de sa petite amie qui, bien qu’elle soit censée n’avoir quitté le quartier que pour voir le match, est en fait venue pour cette étreinte. Les séances de thérapie sont l’une des activités caractéristiques de l’hôpital psychiatrique que les malades cherchent à exploiter pour développer des contacts avec des camarades, ou combiner des rendez-vous. À l’Hôpital Central, on pratique surtout la thérapie de groupe, la danse-thérapie et le psychodrame. Les séances se passent toujours dans une atmosphère de relative liberté et recrutent surtout leur public parmi les malades à la recherche de contacts avec les représentants du sexe opposé. Le psychodrame est surtout facile à exploiter parce que l’on baisse les lumières pendant la séance. Quant à la danse-thérapie, elle se prête particulièrement à l’exploitation étant donné que l’on danse souvent avec la personne de son choix.
Parmi les raisons d’accepter une affectation, il faut placer en premier lieu le fait qu’elle donne l’occasion d’échapper au quartier et à ce qu’il implique de contrôle de la part des surveillants et d’inconfort matériel. Le quartier représente une sorte de repoussoir qui donne aux malades envie de participer coûte que coûte à toutes les entreprises, collectives, facilitant par là l’apparent succès de ces initiatives359. Qu’un membre du personnel offre du travail, un traitement, une distraction ou même des causeries éducatives, il est en principe assuré de trouver une foule d’amateurs, tout simplement parce que l’activité proposée, quelle qu’elle soit, a de fortes chances d’apporter une amélioration sensible aux conditions de vie des malades. Ainsi ceux qui se font inscrire aux cours artistiques, trouvent-ils l’occasion de quitter le quartier et de passer une demi-journée dans une salle fraîche et calme du sous-sol, à dessiner sous la direction très douce d’une femme de la bonne société qui accomplit là sa « bonne action » hebdomadaire. Un grand phonographe joue de la musique classique et l’on distribue à chaque cours des sucreries et des cigarettes toutes roulées. On peut dire qu’à l’hôpital l’assistance aux séances publiques est une forme de captivité, mais librement consentie.
Alors que les surveillants, les infirmières et souvent même le personnel médical présentent franchement les corvées de quartier (pousser la cireuse, par exemple) comme l’un des moyens les plus efficaces pour le malade d’améliorer ses conditions de vie, il n’en va pas de même pour la participation aux différentes formes de psychothérapie, si bien que l’on peut considérer la participation à ces formes « supérieures » de traitement comme une adaptation secondaire lorsqu’elle est entreprise par souci de promotion. À tort ou à raison, beaucoup de malades voient aussi dans la participation à ces activités le signe qu’ils ont été « traités » et certains pensent même qu’à leur départ de l’hôpital cela servira à prouver à leurs employeurs et à leurs familles qu’ils ont subi avec succès un authentique traitement. Les malades pensent également que le zèle dont ils font preuve au cours de ces séances lui vaudra la sympathie agissante du spécialiste pour appuyer les efforts qu’ils font afin d’améliorer leurs conditions de vie à l’hôpital ou obtenir leur sortie360. Ainsi, un malade dont nous avons déjà décrit l’adresse à exploiter le système hospitalier répondait à un camarade qui lui demandait comment il comptait s’arranger pour sortir : « Mon vieux, je vais participer à tout. »
Naturellement, le personnel n’apprécie pas toujours l’usage imprévu que l’on fait de ses soins. Un animateur de psychodrame me confiait :
« Quand je vois qu’un malade ne vient que pour rencontrer sa petite amie ou pour passer le temps en compagnie sans poser ses problèmes ou essayer de guérir, je le prends à part pour lui dire ce que j’en pense. »
De même, les thérapeutes de groupe se croient tenus de critiquer leurs malades quand ils soulèvent, en séance, leurs difficultés avec l’institution plutôt que leurs propres problèmes affectifs.
Ce qui détermine principalement le choix d’une affectation, c’est la possibilité d’approcher les membres haut placés du personnel. Étant données les conditions de vie habituelles dans les quartiers, tout malade qui travaille dans l’entourage d’un de ces personnages améliore son sort, en se voyant octroyer des conditions de vie plus douces, qui sont celles du personnel, et cela a toujours constitué un facteur de division entre commis et gens de maison, entre combattants du front et militaires affectés aux postes administratifs de l’arrière. Ainsi une malade bonne dactylo remplit toutes les conditions pour être traitée aussi honorablement pendant son travail que si elle n’était pas malade. Le seul prix à payer dans une situation de ce genre, c’est qu’il faut entendre de quelle manière le personnel parle des malades derrière leur dos.
De même certains malades assez sociables et équilibrés peuvent choisir de rester dans les quartiers les plus médiocres de l’hôpital pour monopoliser sans mal les tâches agréables et les avantages qui en découlent, comme ce malade qui s’était arrangé pour rester dans un quartier médiocre en refusant de parler au psychiatre et avait fini par se faire donner, pour le soir, la libre disposition du poste des infirmiers y compris la petite arrière-salle où le personnel dispose de confortables fauteuils de cuir, d’une collection de revues et d’une provision de livres, avec la radio, la télévision, et même des fleurs.
B. Terrains de manœuvres
I. Les zones franches
Ces différents matériaux ne peuvent servir à bâtir de véritables adaptations secondaires qu’à la condition de s’inscrire dans un espace privilégié361.
À l’Hôpital Central, comme dans beaucoup d’institutions totalitaires, chaque interné trouve, en gros, son univers divisé en trois parties et cette division est la même pour tous ceux qui jouissent d’un statut identique dans le système des privilèges. Il s’agit d’abord de l’espace extérieur aux limites de l’établissement. Le seul fait de se trouver dans cette zone est interdit, à moins que le reclus ne soit accompagné d’un agent du personnel dûment autorisé ou qu’il ne s’y trouve en service commandé. Par exemple, comme le mentionne le règlement affiché dans l’une des sections hommes, il est interdit d’aller dans la partie du parc située derrière les bâtiments des femmes, sans doute par mesure de décence. Pour tous les malades, à l’exception de ceux qui, peu nombreux, sont en liberté conditionnelle, les murs de l’établissement marquent les frontières du monde interdit. En outre, pour les malades affectés à un quartier fermé, tout ce qui se trouve à l’extérieur du quartier est hors-limites tandis que, pour les autres malades, c’est ce quartier lui-même qui est zone interdite. La plupart des bâtiments administratifs, certaines ailes, les bureaux des médecins et, à des degrés divers, les salles de garde, sont interdits aux malades. Bien entendu, d’autres études sur les hôpitaux psychiatriques font état de dispositions semblables.
« Lorsque le surveillant de service est dans son bureau, l’accès à ce lieu, ainsi qu’à l’espace de quelques mètres carrés tout autour en est interdit à tous, sauf au groupe de malades privilégiés qui font fonction de responsables de salles. Aucun autre patient ne peut se trouver dans cet espace, ni assis, ni debout. Même les privilégiés peuvent se voir soudain éconduits sans ménagements si le surveillant ou ses assistants le désirent. Une fois donné l’ordre, sur un ton habituellement autoritaire du genre : « File, maintenant », il faut obéir immédiatement. Le malade privilégié bénéficie de ce privilège spécial précisément parce qu’il comprend le sens de cet espace social et des autres aspects de la situation du surveillant »362.
La seconde division de l’espace correspond à l’« aire de surveillance » où le malade peut se trouver sans autorisation particulière, mais où il est soumis à l’autorité et aux restrictions habituelles de l’établissement. Pour les malades qui jouissent d’une liberté conditionnelle, cette zone s’étend à presque tout l’hôpital. Il y a enfin l’espace où l’autorité du personnel se fait moins sentir. C’est ce troisième type d’espace, sous ses différentes formes, que nous allons étudier.
Dans un hôpital psychiatrique, comme dans les autres établissements, il est expressément interdit de se livrer ouvertement à une activité relevant d’une quelconque adaptation secondaire. Lorsque ce genre d’activité se pratique, ce doit être à l’insu du personnel, c’est-à-dire parfois tout simplement en dehors de son champ visuel363. Le malade, par exemple, cache un sourire moqueur en se tournant à demi ; lorsqu’il est interdit de manger, il mâchonne des aliments sans remuer les mâchoires ; quand il n’a pas le droit de fumer, il dissimule sa cigarette allumée dans le creux de sa main et, lorsque l’infirmière-chef traverse la salle, il pose la main sur les cigarettes qui lui servent de jetons pour qu’elle ne s’aperçoive pas qu’il est en train de jouer au poker avec ses compagnons. Telles sont, à l’Hôpital Central, les ruses employées pour se cacher du personnel, mais on en trouve d’autres dans d’autres établissements psychiatriques :
« Mon refus total de la psychiatrie qui s’était, après ma sortie du coma, transformé en adulation fanatique, entra alors dans une troisième phase, celle de la critique constructive. Je me rendis compte de la stupidité ambiante et du dogmatisme administratif qui caractérisaient la bureaucratie de l’hôpital. Mon premier mouvement fut de condamner, puis je finis par mettre au point des moyens susceptibles de me permettre de manœuvrer librement dans la structure délicate de la politique hospitalière. Pour donner un exemple, mes lectures avaient été contrôlées pendant une période relativement longue et j’avais mis au point, à la fin, un moyen de me tenir au courant364 sans alarmer inutilement infirmières et surveillants : j’avais clandestinement fait entrer plusieurs numéros de Hound and Horn365 dans le quartier en prétendant que c’était une revue de chasse et de pêche. J’avais lu très ouvertement Shock Therapy de Hoch et Kalinowski (considéré à l’hôpital comme manuel stratégique, top secret), après l’avoir mis dans la couverture du livre d’Anna Balakian, Literary Origins of Surrealism »366.
En outre, personnel et internés collaborent tacitement pour rendre possible l’accès à des zones interdites dans lesquelles la surveillance et les interdictions sont nettement relâchées ; là, le reclus peut se livrer à toute une série d’activités taboues, tout en se sentant à peu près en sécurité. Le nombre des malades y est nettement moins élevé qu’ailleurs, ce qui contribue à donner à ces lieux une atmosphère paisible et tranquille. Le personnel en ignore l’existence ou, s’il en a connaissance, il choisit soit de les éviter, soit d’abandonner son autorité lorsqu’il y pénètre. Il y a, en somme, une géographie de la liberté. Nous pouvons nous attendre à trouver ces endroits, que j’appellerai zones franches (free places) de préférence dans les organisations où l’autorité repose sur une seule catégorie de personnel au lieu d’être répartie selon une échelle hiérarchisée de responsables. Ces zones franches sont comme les coulisses de la scène où se jouent habituellement les relations entre le personnel et les reclus.
À l’Hôpital Central, les zones franches sont souvent vouées à des types particuliers d’activités interdites : le petit coin de bois derrière l’hôpital est la cachette où l’on se réfugie à l’occasion pour boire ; la cour située derrière le foyer et l’ombre d’un gros arbre au centre du parc servent traditionnellement aux parties de poker. Parfois, cependant, la seule utilité de ces zones franches est qu’on peut y passer un moment hors de portée du personnel, loin des quartiers bruyants et grouillants. Ainsi, sous certains bâtiments, subsiste encore l’ancienne voie empruntée par les chariots qui transportaient la nourriture depuis les cuisines ; sur les bords de ce couloir souterrain, les malades ont rassemblé des bancs et des chaises sur lesquels certains demeurent assis toute la journée, sachant qu’aucun surveillant ne risque de les déranger. Ce couloir souterrain sert aussi à passer d’une partie du parc à une autre sans risquer de rencontrer un membre du personnel vis-à-vis duquel il faudrait retrouver le comportement habituel du malade. Tous ces endroits semblent exhaler une atmosphère de détente et de libre disposition de soi qui contraste avec l’impression de malaise régnant dans certains quartiers. Ici l’on peut être son maître367.
Les zones franches varient, on l’a vu, selon la zone d’origine – c’est-à-dire la résidence habituelle – et le nombre de leurs usagers. À l’Hôpital Central, certaines de ces zones n’attirent que les malades d’un seul quartier. Il en va ainsi par exemple pour le couloir des toilettes et les toilettes elles-mêmes dans les quartiers de chroniques-hommes : le sol y est de pierre et les fenêtres sans rideaux ; c’est là que l’on envoie les malades qui veulent fumer et il est entendu que le personnel y exerce une surveillance réduite368. Sans être rebutés par l’odeur qui règne en ces lieux, certains malades choisissent d’y passer une partie de la journée, à lire, regarder par la fenêtre, ou à rester simplement assis sur les sièges relativement confortables des W. C. En hiver, la véranda ouverte de certains quartiers joue un rôle identique : certains malades préfèrent avoir un peu froid, mais être relativement libres et sans surveillance.
D’autres zones franches sont le lieu d’attraction de toute une section qui peut comprendre un ou plusieurs bâtiments. Le sous-sol abandonné d’un bâtiment affecté aux chroniques-hommes s’est trouvé sans formalités occupé par les malades qui y ont apporté quelques chaises et une table de ping-pong. Certains membres de la section passent la journée entière sans aucune surveillance. Lorsque des surveillants viennent utiliser la table de ping-pong, ils se trouvent sur un plan de quasi-égalité avec les malades et ceux qui ne sont pas disposés à respecter ce contrat implicite s’abstiennent de venir.
Outre ces zones franches réservées à des quartiers ou à des sections particuliers, il en est qui drainent les malades de tout l’hôpital. C’est le cas du champ en partie planté d’arbres derrière l’un des bâtiments principaux, d’où l’on jouit d’un excellent point de vue sur la ville en contre-bas, et où des familles qui n’ont aucune attache avec l’hôpital viennent parfois pique-niquer. Cette zone tient une place importante dans la mythologie de l’hôpital, car elle est, dit-on, le terrain d’élection des activités sexuelles les plus débridées. Le pavillon de garde situé à l’entrée principale de l’hôpital fait assez bizarrement partie des zones franches. Chauffé l’hiver, il permet de voir ceux qui entrent et qui sortent ; en outre, il se trouve à proximité des rues fréquentées par les gens normaux et peut constituer un but de promenade. Les gardiens de ce pavillon dépendent de la police civile et non du corps des surveillants et, sans doute parce qu’ils sont quelque peu isolés du reste du personnel, ils ont tendance à considérer les malades comme des gens avec qui l’on peut avoir des rapports humains ; il règne donc là une atmosphère relativement libre.
La plus importante des zones franches ouvertes à toute la communauté se trouve sans doute aux alentours du petit magasin indépendant qui sert de cantine aux malades. Il est géré par l’Association des aveugles et compte plusieurs malades parmi son personnel. Des malades et quelques surveillants y passent la journée sur des bancs disposés à l’extérieur et se reposent, papotent, ou commentent ce qui se passe à l’hôpital en buvant du café, des boissons non alcoolisées, et en mangeant des sandwichs. Cet endroit n’est pas seulement une zone franche, il joue aussi, comme la fontaine publique de jadis, le rôle traditionnel de bureau de renseignements où se collectent et s’échangent les nouvelles369.
Autre zone franche, le buffet du personnel auquel les malades en liberté conditionnelle (ou accompagnés de visiteurs qui en prennent la responsabilité) ont officiellement accès s’ils ont assez d’argent pour payer leurs consommations370. Bien que beaucoup de malades soient terrorisés par cet endroit et s’y sentent mal à l’aise, il en est qui réussissent à en tirer le maximum de satisfactions en exploitant le principe tacitement admis que, là du moins, un malade doit être traité comme n’importe qui. Après chaque repas au quartier, une poignée de malades vient y prendre le café pour faire passer le goût désagréable d’un repas pris dans l’ambiance de la salle commune. Ils se trouvent alors mêlés aux infirmières stagiaires et au personnel résidant et font en somme de cet endroit leur centre social, à tel point que périodiquement ils s’en font expulser.
De toute évidence, à mesure que les malades s’élèvent dans le système des quartiers et atteignent à des privilèges de plus en plus élevés, ils ont accès à des zones franches dont l’attraction s’étend de plus en plus loin371. En outre, le statut de l’espace étant lié au système des quartiers, un secteur interdit à tel malade rebelle peut fort bien être zone franche pour tel autre plus docile372. Il faut en outre remarquer qu’un quartier peut lui-même devenir zone franche au moins pour la section dont il fait partie. Ainsi, certains quartiers de l’une des sections de malades chroniques, et une salle de sortants ou de convalescents dans une section d’admission pour hommes, sont « ouverts » à l’heure où le personnel est en conférence. Pendant la journée, le personnel affecté à ces quartiers est très réduit, il peut même n’y avoir personne et, par conséquent, on s’y trouve relativement affranchi de toute surveillance. Le quartier du service d’admission est également doté d’une table de billard, d’illustrés, de la télévision, de cartes, de livres et même d’infirmières stagiaires, et il y règne une atmosphère de sécurité, de bien-être et de divertissement qui rappelle à certains malades le foyer militaire.
Il est des types d’affectations qui donnent aux malades l’occasion de trouver d’autres zones franches, surtout si le travail se fait sous la direction d’un spécialiste et non d’un surveillant, car on essaie alors de recréer l’atmosphère d’un lieu de travail où s’instaure une liberté qui tranche sur l’autorité et la contrainte caractéristiques de la vie au quartier. Telle est l’atmosphère qui prévaut dans les principaux ateliers des services généraux, à la blanchisserie et à la cordonnerie : l’affectation devient alors un des meilleurs expédients mis en œuvre pour obtenir l’accès à une zone franche. Pour certains malades, la salle de thérapie occupationnelle (occupational therapy)373 du service des admissions, où l’on fait de la menuiserie, constitue une zone franche. Le sous-sol affecté à la danse-thérapie joue le même rôle, surtout pour le groupe de jeunes qui forme une sorte de troupe théâtrale et donne des représentations dramatiques ou des spectacles de danse. Ces malades, qui jouissent d’une grande réputation et ont une grande influence auprès de leurs camarades et du personnel, bénéficient de longues heures d’entraînement et de répétition, sous la direction du thérapeute spécialisé qu’ils aiment bien. Pendant les entr’actes ou à la fin des séances de danse, les malades peuvent se rendre dans la petite pièce voisine de la salle de danse où, s’offrant un coca-cola au distributeur automatique et fumant une cigarette parfois offerte par le thérapeute lui-même, ils se groupent autour du piano, dansent, font quelques figures endiablées, bavardent et prennent ce qu’à l’extérieur on appelle un « petit moment de détente ». Comparés à la vie que la plupart de ces malades favorisés mènent dans leur quartier, ces moments sont incroyablement empreints de douceur, d’harmonie et de liberté, bien loin des pressions de l’hôpital.
Si, dans bien des cas, l’accès à une zone franche est la conséquence incidente de l’affectation, dans d’autres cas, il en est le bénéfice le plus appréciable. Ainsi il y a dans une section, tout près de la salle d’insuline du quartier des admissions, une petite pièce où les infirmières peuvent se reposer et où l’on prépare quelque nourriture pour les malades qui viennent de subir le choc insulinique. Les quelques malades qui parviennent à se faire employer comme aides dans la salle d’insuline jouissent de l’atmosphère médicale et tranquille qui y règne et profitent un peu du T. L. C.374 destiné à ceux qui sont en traitement, Dans la petite pièce voisine, ils peuvent sortir de leur rôle de malades, se détendre, fumer, cirer leurs chaussures, plaisanter avec les infirmières et se faire du café.
Il y a des zones franches dont personne ne revendique vraiment la jouissance et dont certaines sont paradoxalement situées au cœur même des bâtiments375. Dans l’un des plus vieux bâtiments se trouve le vestibule principal, vaste, haut de plafond et frais en été, sur lequel donnent les bureaux de l’administration et qui est coupé à angle droit par un autre vestibule de 3,50 mètres de large conduisant par une porte fermée à clef aux différents quartiers. Des bancs bordent, de chaque côté, ce sombre renfoncement qui contient en outre un distributeur automatique de coca-cola et une cabine téléphonique. Il règne dans le vestibule principal et le renfoncement une ambiance spéciale de bureau administratif. Officiellement, les malades sont censés ne pas « traîner » dans ce recoin, parfois même on les empêche de traverser le vestibule. Pourtant, certains-d’entre eux, bien connus du personnel qui leur assigne des tâches de confiance, sont autorisés à s’asseoir dans le renfoncement ; pendant les chauds après-midi d’été, on peut les y trouver, poussant la liberté jusqu’à jouer aux cartes et, d’une façon générale, très loin en esprit de l’hôpital, bien qu’ils soient installés en son cœur même.
De tous les expédients, les plus poignants sont ceux qui consistent à jouir par procuration des zones franches réservées aux autres. Des malades en cellule passent leur temps à regarder par la fenêtre, lorsqu’ils peuvent l’atteindre, ou par le judas de la porte, et suivent ainsi, par procuration, l’activité qui se déroule dans le parc ou dans le quartier. Dans les quartiers d’arriérés, certains hommes se battent pour s’approprier le rebord de la fenêtre et, une fois qu’ils s’en sont emparés, ils s’en servent comme d’un siège ; se blottissant dans l’embrasure et regardant à travers les barreaux, ils pèsent de tout leur être sur l’extérieur comme pour se projeter hors de la salle et se libérer de ses limites matérielles. Les malades autorisés à sortir dans le parc prennent parfois les bancs les plus rapprochés de la palissade extérieure et passent leur temps à observer les piétons ou les voitures qui passent devant l’hôpital, se donnant ainsi quelque peu l’illusion de participer à l’existence libre du dehors.
On peut ajouter que, plus le cadre dans lequel l’individu doit vivre est mauvais, plus il est facile de qualifier un endroit quelconque de zone franche. Ainsi, dans certains des quartiers les plus défavorisés, comptant jusqu’à soixante patients, dont beaucoup de « gâteux », on fait face à l’insuffisance du personnel pendant la soirée (service de 16 heures à minuit) en entassant tous les malades dans la salle de jour et en bloquant l’entrée de façon à ce qu’ils se trouvent tous dans le champ visuel d’une seule personne. C’est le moment du départ du personnel médical, de la tombée de la nuit en hiver – et le mauvais éclairage des salles en rend les effets plus sensibles encore – et de la fermeture des fenêtres. Alors un voile supplémentaire tombe et achève de recouvrir ce qui est déjà à demi-dissimulé aux regards. L’impression de répulsion, de tension et de conflit latent s’en trouve accrue. Quelques malades, souvent ceux qui se portent volontaires pour balayer le plancher, faire les lits et pousser le troupeau des autres malades dans la salle commune, ont l’autorisation de demeurer à l’extérieur de cet enclos et de se promener librement dans les vestibules alors déserts qui vont du dortoir aux bureaux des surveillants. En de tels moments, n’importe quel endroit hors la salle commune revêt une apparence paisible et l’on y éprouve l’impression que le personnel ne vous est pas si hostile. L’espace interdit à la masse des malades devient par là même zone franche pour quelques élus.
II. Les territoires réservés
Sous le nom de « zones franches », nous n’avons étudié qu’un type d’espaces que les utilisateurs savent accessibles, en fait ou en droit, à d’autres et sur lesquels ils n’ont ni droit d’exclusivité, ni sentiment de propriété. Il arrive pourtant qu’un groupe de malades, non content d’avoir accès à des zones franches, veuille encore y attacher un droit de propriété pour en écarter tous ceux qui n’y sont pas explicitement invités. Dans ce cas, nous pouvons parler de territoires réservés (group territories)376.
Les territoires réservés à un groupe semblent peu développés à l’Hôpital Central où ils ne sont que le prolongement des droits légitimement accordés aux malades pour l’usage d’un espace donné. Par exemple, dans un service de traitements de longue durée, il y a, près de l’une des salles communes, une véranda avec table de billard, table à jouer, télévision, illustrés et autres accessoires de détente. Là, les surveillants et les malades bien en place, installés depuis longtemps et formant une espèce de classe dirigeante, se mêlent sur un pied d’égalité, échangeant des nouvelles de l’hôpital comme s’ils se trouvaient dans un mess de sous-officiers. Il arrive qu’un surveillant amène son chien pour le montrer aux autres ou bien qu’il arrange une partie de pêche avec des malades autorisés à sortir, ou qu’il consulte le journal hippique avec ceux qui se trouvent là, blaguant sur les paris qui ont été ou qui vont être pris. Les parties de poker entre malades et surveillants qui s’y tiennent pendant les week-ends placent en quelque sorte les surveillants sous le pouvoir des malades. Il en va de même quand un surveillant se fait apporter des plats de la cuisine des malades, chose formellement interdite, mais qu’il se permet parce qu’il se sent assez en sécurité pour le faire ouvertement. Lorsque des malades font trop de bruit, les surveillants ne peuvent les punir qu’avec la tacite approbation des autres malades. La fraternisation évidente qui se manifeste là contraste de manière significative avec le genre de relations que les psychiatres offrent aux malades auxquels ils s’intéressent. Ajoutons que surveillants et malades unissent leurs efforts pour tenir les pensionnaires des autres sections à l’écart de la pièce, et surtout des parties de poker.
De même que certaines affectations, en plaçant les malades en contact avec les conditions de travail du personnel, peuvent leur procurer des zones franches, de même les endroits où elles se déroulent, réservés au petit nombre de malades qui leur sont officiellement affectés, peuvent devenir territoires réservés377. Par exemple il y a, au foyer, un bureau affecté aux quelques malades qui s’occupent de l’hebdomadaire intérieur. Ils y connaissent des conditions de travail identiques à celles des employés de bureau dans une petite entreprise et ont en outre la certitude que d’autres malades ne viendront pas les déranger sans raison. Durant les nombreuses périodes où il n’y a rien de particulièrement urgent à faire, les membres de ce groupe, hommes ou femmes, peuvent s’installer confortablement sur une chaise de bureau, poser les pieds sur la table et feuilleter tranquillement un illustré en savourant un coca-cola, une cigarette ou une autre douceur due à la générosité du personnel du foyer, dans des conditions d’intimité et de liberté qui ne peuvent être appréciées que par contraste avec les conditions habituelles de la vie à l’hôpital.
Le foyer figure lui aussi au nombre des territoires réservés. Une demi-douzaine de malades y sont affectés pour aider aux tâches domestiques et en assurer la garde. En contrepartie, selon un accord tacite, ils disposent de certains droits spéciaux. Le dimanche, lorsqu’ils ont lavé les parquets et rangé le local après le désordre de la nuit précédente, l’endroit leur appartient jusqu’à l’ouverture des portes qui a lieu tard dans la matinée. Ils y font du café, sortent du réfrigérateur les gâteaux et galettes qu’ils ont mis de côté la dernière fois qu’ils ont aidé à la cuisine. Ils peuvent aussi emprunter pour quelques heures, dans le bureau du gérant, les deux journaux du dimanche auxquels le foyer est abonné. Après le petit travail de remise en ordre du local, alors que les autres malades se pressent contre la porte en attendant de pouvoir entrer, ils peuvent pendant deux heures se laisser aller aux délices de la tranquillité, du confort et de l’indépendance. Si l’un d’eux arrive en retard au travail, il pousse ceux qui attendent à la porte et ses camarades de l’intérieur ne laissent entrer que lui.
Contrairement au pavillon de garde qui représente une zone franche à l’usage de la quasi-totalité des malades autorisés à circuler, certains endroits, qui drainent également leurs habitués de tout l’hôpital, ne sont pas ouverts à tous. C’est le cas du petit bureau occupé par le gérant du local où se donnent les représentations théâtrales. Pendant les répétitions des pièces, spectacles à grande mise en scène et autres manifestations du même genre, alors que les coulisses et la salle elle-même deviennent zones franches pour les malades-acteurs, ce bureau est fréquenté par le petit groupe des piliers de l’hôpital, qui viennent s’y réfugier pour déjeuner et bavarder. Le responsable du local ayant, comme tous les gardiens, plus de contacts avec les malades qu’avec ses collègues, occupe une position marginale entre le personnel et les reclus, et il est traité, au moins par les « habitués », avec un respect et une confiance dont ne jouissent pas en général les membres du personnel.
Dans certains quartiers les territoires réservés de quelques malades sont tacitement défendus par le personnel. Dans ces quartiers, peuplés essentiellement de malades retardés, séniles ou atteints de maladies organiques, les rares malades sociables qui assurent le balayage et le rangement du quartier, se voient officieusement accorder en contre-partie toute une aile de la véranda où une barrière de chaises les isole des autres.
Quelques-uns des privilèges territoriaux gagnés par les malades sont étroitement délimités dans le temps. Par exemple, dans un service de chroniques, cinq hommes sont chargés d’apporter leur repas à quelques malades incapables d’effectuer le trajet de la salle au réfectoire. Après avoir fait le service, ils portent les assiettes vides jusqu’à l’arrière-cuisine du quartier. Juste avant ou après ce travail, on les gratifie d’une assiette de nourriture ou d’un bol de lait, qu’ils peuvent consommer, en prenant tout leur temps, dans la cuisine du quartier. Là, ils sortent du réfrigérateur un reste de café noir du petit déjeuner, le réchauffent, allument une cigarette, et restent assis une demi-heure à se détendre, parfaitement maîtres des lieux et d’eux-mêmes. Certains ont des prétentions encore plus modestes. Par exemple, au service d’admission des hommes, dans la salle où l’on amène les déprimés, les surexcités ou ceux qui sont atteints de lésions cérébrales, certains malades relativement sociables s’isolent derrière une barrière de chaises pour tâcher de se ménager dans la salle de séjour un coin à l’écart de la grossièreté qui caractérise les autres378.
III. Les refuges
Le malade exerce donc un contrôle inhabituel sur deux types de lieux, les zones franches et les territoires réservés. Il partage les premiers avec tous les malades, les seconds avec quelques élus. Reste l’espace que l’individu revendique pour lui seul, où il cherche à s’assurer certaines facilités, une certaine indépendance et des droits tacitement reconnus qu’il ne partage avec aucun autre, sauf s’il l’y invite expressément. Nous parlerons dans ce cas de « refuges » (personal territory). Il y a à cet égard une sorte de continuum qui va du foyer ou du nid379 jusqu’au simple lieu de passage ou refuge380 où l’individu se sent aussi protégé et satisfait que possible.
Dans les hôpitaux psychiatriques et les autres institutions du même genre, le type même du refuge personnel est sans doute la chambre individuelle, dont disposent cinq à dix pour cent des malades hospitalisés. À l’Hôpital Central, on a des chances d’obtenir une chambre individuelle en échange d’un travail accompli pour l’hôpital381. Une fois pourvu d’une chambre individuelle, le malade peut y accumuler des objets susceptibles de lui procurer du confort, du plaisir, et une certaine indépendance : photos d’actrices, radio, romans policiers bon marché, fruits, allumettes, de quoi faire du café, nécessaire pour se raser, tels sont à peu près les objets, pour la plupart prohibés, que les malades introduisent dans leur chambre.
Les malades qui ont passé plusieurs mois dans un quartier ont tendance à se réserver des refuges dans la salle de jour. Cela revient souvent à s’approprier simplement un coin pour s’asseoir ou séjourner et à en déloger quiconque s’en empare382. Ainsi, dans la salle des traitements de longue durée le radiateur était d’un commun accord réservé à un vieux malade sociable qui, en y étalant un journal, parvenait à s’asseoir dessus, et ne s’en privait pas. Derrière ce radiateur, il gardait certains effets personnels, autre manière de montrer que l’endroit lui appartenait383. À quelques pas de lui, dans un coin de la pièce, un malade employé au service de l’hôpital avait ce qu’il nommait son « bureau » : c’était l’endroit où on était certain de le trouver lorsque l’on avait besoin de lui. Il était resté si longtemps assis dans ce coin qu’il y avait un creux sale dans le plâtre du mur à l’endroit de sa tête. Dans la même salle, un autre malade revendiquait son droit de propriété sur une chaise placée juste devant le poste de télévision et qu’il parvenait à défendre contre ceux qui la lui disputaient.
Les règles auxquelles obéit la formation des refuges sont en rapport direct avec le désordre psychique des malades. Le principe égalitaire, ou « loi du premier occupant » qui s’applique à la plupart des situations de la vie ordinaire prévaut dans les quartiers les plus évolués alors que la « loi du plus fort », règle souvent moins avouée mais qui ne s’en applique pas moins en mainte circonstance, s’impose surtout dans les quartiers d’arriérés. Cela, cependant, n’explique pas tout. La manière dont beaucoup de malades arriérés s’adaptent à la vie au quartier, quelles que soient leurs raisons personnelles ou les causes extérieures de leur attitude, les conduit à rester silencieux et sans broncher et à éviter de se mêler à la moindre agitation. De tels individus peuvent donc être délogés de leur position en dépit de leur taille ou de leur force. Cela explique l’espèce d’ordre très spécial qui règne dans ces quartiers, où l’on voit les malades capables de relations verbales et affectives déposséder les arriérés des meilleures chaises et des meilleurs bancs. Cela peut aller très loin, au point que certains malades expulsent ceux qui sont incapables de parler des tabourets qu’ils occupent. Le vainqueur dispose alors d’une chaise et d’un tabouret tandis que l’autre n’a plus rien du tout, différence considérable si l’on songe que, sauf à l’heure des repas, certains de ces malades passent la journée entière assis ou debout à la même place, sans autre occupation.
Certains malades délimitent leur refuge avec leur couverture, et sans doute est-ce là l’espace minimum pour un domaine personnel. Dans certains quartiers, des malades transportent leur couverture avec eux toute la journée et, ce qui passe pour un symptôme grave de régression, l’étendent sur le plancher pour s’enrouler complètement dedans ; dans cet espace couvert, ils disposent d’une petite marge d’indépendance384.
On peut évidemment s’attendre à voir se former des refuges à l’intérieur d’une zone franche ou d’un territoire réservé. Par exemple, au foyer d’une section de chroniques, l’un des deux grands fauteuils de bois bien placés, près de la lumière et du radiateur, était régulièrement occupé par un vieux malade respectable et nul, parmi les malades ou le personnel, ne lui contestait ce droit385.
À l’Hôpital Central, le sous-sol désaffecté d’un bâtiment réservé aux traitements de longue durée présente un exemple particulièrement complexe de la constitution de refuges au sein d’une zone franche. Les pièces les moins abîmées servent d’entrepôts au petit personnel : dans l’une on range le matériel de peinture, dans une autre le matériel de jardinage. Dans chacune de ces salles travaille un malade qui jouit d’une autonomie semi-officielle : on y trouve des photos d’actrices, la radio, un fauteuil assez confortable, une provision du tabac fourni par l’hôpital. Quant aux autres pièces, moins utilisables, des malades vieillissants, qui sont depuis longtemps dans la maison et bénéficient d’un statut de liberté conditionnelle, se les sont appropriés et ont réussi à garnir cette sorte de nid, ne serait-ce que d’une chaise cassée et d’une pile de vieux numéros de Life386. Les rares fois où un représentant du personnel a besoin d’eux, c’est au sous-sol qu’on va directement les chercher, sans passer par leur quartier.
Dans certains cas, une affectation procure directement un refuge. Par exemple, les malades chargés de l’entretien des vêtements de leur quartier et de la surveillance du magasin ont le droit de rester dans cette pièce en dehors des heures de travail, ils peuvent alors s’y asseoir ou s’étendre sur le plancher, à l’écart des alternances d’agitation et d’ennui de la salle de jour.
C. Conditions de fonctionnement
I. Les planques
Dans la vie quotidienne, les objets personnels qui servent aux adaptations primaires sont rangés après usage dans des endroits sûrs, armoires, placards, tiroirs de bureau, boîtes hermétiques, d’où l’on peut les tirer en cas de besoin, mais où ils restent cachés aux yeux des étrangers et préservés de la détérioration387, de l’emploi inapproprié et du vol. Ces endroits représentent une sorte de prolongement de la personne en même temps qu’un signe de son autonomie, et leur importance s’accroît lorsqu’on prive cette personne de tout autre refuge. Lorsqu’un individu ne peut avoir aucun objet personnel et lorsque ce qu’il utilise sert aussi à tout le monde, il ne peut guère éviter d’être contaminé par les autres. En outre, l’individu s’est identifié avec certains des objets qui sont ainsi devenus les symboles de la personnalité qu’il présente aux autres et qu’il doit alors abandonner. C’est ainsi qu’un moine accordera une importance particulière à sa boîte à lettres388 qui constitue son unique propriété personnelle et qu’un matelot nourrira le même attachement pour son sac de toile389.
Si on supprime la possibilité d’avoir ainsi des endroits à soi, les victimes chercheront naturellement à en trouver, même d’une manière illicite. Bien plus, s’ils possèdent quelque objet interdit, il leur faudra nécessairement cacher l’endroit où ils le rangent. Dans les milieux criminels ou para-criminels, ce genre d’endroit dérobé, fermé ou non à clef, qui déjoue à la fois l’intérêt malhonnête des compagnons et les fouilles du personnel, porte parfois le nom de « planque » (stash) ; c’est ce terme que nous utiliserons ici390. Il faut remarquer que ces planques ont une organisation beaucoup plus complexe que de simples expédients de circonstance puisque les objets illicites les plus divers peuvent s’y trouver en sécurité. Ajoutons que le corps humain mort ou vif représente l’un des objets privilégiés que l’on peut avoir intérêt à dissimuler, comme le montrent certains termes employés à son égard tels que « cachette », « cache », « camouflage » ou certaines scènes classiques de la littérature policière.
Lorsque les malades entrent à l’Hôpital Central, surtout s’ils sont déprimés ou surexcités, on leur refuse toute possibilité de disposer d’un coin à eux pour mettre leurs affaires. Leurs vêtements par exemple sont rangés dans une pièce à laquelle ils n’ont pas librement accès ; leur argent est gardé au bureau de l’administration et ils ne peuvent y toucher sans la permission de leur médecin ou de leur représentant légal – voire des deux. Il arrive ainsi que les objets de valeur ou les objets fragiles, dentiers, lunettes, montres-bracelets, souvent indissociables de la présentation physique d’un individu, soient mis en sécurité hors d’atteinte de leur propriétaire. L’administration garde aussi les papiers d’identité des malades391. Les produits de beauté, si nécessaires pour se présenter à autrui sous un jour convenable, sont mis en commun et les malades ne peuvent s’en servir qu’à certains moments. Dans les quartiers de convalescents, on dispose bien de tables de nuit, mais puisqu’elles ne ferment pas à clef on peut craindre des vols commis par des malades ou par des membres du personnel ; de toute façon, la chambre est le plus souvent interdite aux malades pendant la journée.
Si les gens se trouvaient effectivement dépersonnalisés ou si on leur demandait de renoncer à leur personnalité, il pourrait paraître parfaitement normal de ne pas leur laisser d’endroit personnel pour ranger leurs affaires, comme le laisse entendre un ancien interné d’hôpital psychiatrique anglais :
« Je cherchai une armoire, mais en vain. Apparemment, il n’y en avait pas dans cet hôpital. La raison m’en parut évidente ; les armoires étaient parfaitement inutiles, nous n’avions rien à y déposer puisque tout était partagé, même l’unique gant de toilette qui servait à un grand nombre d’autres usages – détail auquel je devins particulièrement sensible »392.
Mais en fait tout le monde garde toujours une sorte de personnalité et le manque d’endroit sûr suscite chez les malades de l’Hôpital Central un tel sentiment de frustration que l’on comprend leurs efforts pour en trouver.
La cachette la plus courante à l’hôpital, et la plus caractéristique, est celle que l’on peut emporter où que l’on aille393 : pour les femmes, c’est un grand sac à main, pour les hommes, la veste à grandes poches que l’on porte même par les plus grandes chaleurs. Certes, c’est là l’usage courant des sacs et des poches, mais à l’hôpital on y entasse les objets les plus divers : livres, nécessaire pour écrire, linge de toilette, fruits, petits objets de valeur, écharpes, cartes à jouer, savon, nécessaire à barbe pour les hommes, sachets de sel, poivre et sucre, bouteilles de lait sont, entre autres, transportés de cette façon. Cette pratique est si courante que le gonflement des poches est un des signes les plus révélateurs du statut de malade. On peut aussi transporter ses affaires dans un sac à provisions doublé d’un autre sac identique (à moitié pleine, cette cache fréquemment utilisée peut aussi servir de coussin et d’appui dorsal). Les hommes se fabriquent parfois une petite planque dans une longue chaussette dont ils nouent la partie ouverte qu’ils entortillent ensuite autour de leur ceinture pour faire une sorte de bourse qu’ils laissent pendre discrètement à l’intérieur de leur jambe de pantalon. On rencontre, selon les individus, des variantes à ces stratagèmes. Un jeune technicien avait confectionné avec un morceau de toile cirée récupérée dans une poubelle une trousse dans laquelle il avait ménagé plusieurs compartiments bien conçus pour recevoir peigne, brosse à dents, cartes, papier à lettres, crayon, savon, gant de toilette et papier hygiénique, le tout fixé à l’intérieur de sa ceinture par une agrafe invisible. Ce même malade avait également cousu une poche supplémentaire à l’intérieur de sa veste pour transporter un livre394. Un autre malade, lecteur insatiable, gardait toujours une veste pour dissimuler les journaux qu’il portait pliés et passés dans sa ceinture. Un troisième se servait avec beaucoup d’efficacité d’une blague à tabac bien nettoyée pour transporter de la nourriture : si l’on peut facilement mettre dans sa poche des fruits non pelés pour les rapporter du réfectoire au quartier, il est préférable de mettre la viande cuite dans un endroit qui ne craigne pas la graisse.
Répétons-le, bien des raisons justifient l’emploi de moyens de transport aussi encombrants. Les malades ne disposent d’aucune des facilités qui, dans la vie courante, sont à portée de la main : savon, papier hygiénique, cartes à jouer, etc., si bien qu’ils doivent prévoir le matin à peu près tous leurs besoins de la journée et se munir en conséquence.
Outre ces planques portatives, il en est de fixes qui sont placées le plus souvent dans les zones franches et les territoires réservés. Certains malades tentent de garder les objets auxquels ils tiennent sous leur matelas, mais, nous l’avons vu, le règlement de l’hôpital, qui interdit l’accès au dortoir pendant la journée, rend cet expédient peu pratique. Les rebords de fenêtres, à demi-cachés, peuvent aussi servir de planques ainsi que les chambres individuelles lorsque les malades qui en disposent sont en bons termes avec le surveillant. Les femmes cachent parfois des allumettes et des cigarettes dans les boîtes à poudre qu’elles laissent dans leur chambre395. On aime à raconter à l’hôpital l’histoire de ce vieillard qui avait caché son argent – 1 200 dollars – dans une boîte à cigares nichée dans un arbre du parc.
Il est évident que certaines affectations procurent l’occasion de trouver des planques : certains des malades employés à la blanchisserie utilisent pour leur usage personnel les armoires individuelles théoriquement réservées au personnel ; ceux qui travaillent à la cuisine du foyer enferment dans les placards ou le réfrigérateur les aliments et les boissons mis de côté lors des fêtes, ainsi que les autres douceurs qu’ils parviennent à se procurer.
II. Les systèmes de transmission
L’utilisation d’une planque fixe entraîne évidemment la mise au point des moyens de transport tant pour y apporter l’objet à dissimuler que pour l’emporter jusqu’à l’endroit où on veut l’utiliser : dans tous les cas, si l’on veut tirer efficacement parti des adaptations secondaires, il faut établir un dispositif pour acheminer clandestinement, et le plus souvent en se cachant, les objets en question. En un mot, il faut élaborer un système de transmission. Tous les dispositifs légitimes peuvent recevoir une utilisation clandestine dans la mesure où il existe, pour chacun d’eux, des règlements précisant la nature des utilisateurs et des emplois normaux ; ce qui permet du même coup les utilisations abusives. Lorsqu’un individu jouit d’une certaine liberté de mouvement – lorsqu’il bénéficie d’un régime de liberté conditionnelle, par exemple – la planque portative sert aussi de moyen de transport. Il existe au moins trois catégories différentes d’objets transportables : les personnes physiques, les objets, produits bruts ou travaillés, et les messages écrits ou oraux.
Les exemples les plus célèbres de transports clandestins de personnes physiques se trouvent dans les camps de prisonniers de guerre et concernent plus précisément les tentatives d’évasion396. On a affaire alors à une entreprise de longue haleine plutôt qu’à un effort violent, mais de courte durée. Le plus souvent, cependant, les déplacements illégitimes de personnes ne consistent pas en évasions spectaculaires, mais en déplacements de routine. Ainsi à l’Hôpital Central qui couvre, avec ses dépendances, une surface de plus de 120 hectares, il existe un service intérieur d’autobus pour conduire les malades à leur lieu de travail, au bâtiment chirurgical, etc. et pour les en ramener. Les malades autorisés à circuler seuls qui connaissent bien les horaires de l’autobus l’attendent parfois pour éviter d’avoir à marcher397.
Les systèmes de transmission illicites pour les objets sont évidemment très répandus et ne peuvent être passés sous silence dans une étude des adaptations secondaires. La place qu’ils y occupent relève de l’art très ancien de la fraude et, qu’ils soient menés contre l’État398 ou contre un établissement social399, ils fonctionnent selon plusieurs mécanismes.
Les hôpitaux psychiatriques présentent des caractéristiques spécifiques et certains expédients y sont assez largement tolérés sans être officiellement reconnus. À l’Hôpital Central par exemple, les quartiers relativement éloignés de la cantine ont mis sur pied, en marge du règlement, un système pour passer des commandes et se faire livrer. Deux fois par jour ou plus, les résidents de l’un de ces quartiers – membres du personnel aussi bien que malades – dressent une liste et ramassent l’argent, et un malade autorisé à circuler librement dans l’hôpital porte les commandes à la cantine et ramène la marchandise dans une boîte à cigares, récipient classique officieusement réservé à cet usage dans le quartier.
Outre ces pratiques collectives qui sont en quelque sorte institutionnalisées, il en est de nombreuses qui restent individuelles. Dans presque tous les quartiers fermés, un ou plusieurs malades ont le droit de circuler dans le parc et, dans presque tous les quartiers ouverts, quelques-uns sont autorisés à sortir en ville ; ces malades à statut spécial sont très bien placés pour jouer les garçons de course et ils le font fréquemment, par dévouement, par obligation, par crainte des ennuis ou contre promesse de récompense. De cette façon, la cantine des malades et les magasins du voisinage sont indirectement accessibles à de nombreux malades. Il faut noter que, si certains des objets transportés semblent insignifiants, ils peuvent paraître très importants dans le contexte de privations de l’hôpital. Ainsi, un malade suicidaire, enfermé au quartier et profondément déprimé, avait l’impression de passer une journée tolérable s’il pouvait sucer ses bonbons préférés et il montrait la plus grande reconnaissance à qui lui en procurait. On peut également acheter sans difficulté à la cantine des timbres, du dentifrice, des peignes, etc. pour des tierces personnes auxquelles on rend ainsi la plupart du temps un précieux service.
La circulation des messages se révèle aussi importante que celle des personnes physiques et des objets. Des systèmes clandestins de communication existent apparemment dans toutes les institutions totalitaires. Le premier de ces systèmes concerne l’échange oral direct. Dans les prisons, les détenus ont mis au point une technique pour converser entre eux sans desserrer les lèvres et sans regarder leur interlocuteur400. Dans les institutions religieuses, dont certaines partagent avec les écoles et les prisons la particularité d’imposer une règle de silence, il se constitue un langage mimé assez riche pour permettre aux reclus de raconter des blagues401. Sur ce point aussi les hôpitaux psychiatriques fournissent une documentation qui ne manque pas d’intérêt.
Dans les plus mauvais quartiers de l’Hôpital Central, nous l’avons vu, de nombreux malades ont pour ligne de conduite de refuser tout échange de type normal et habituel, que ce soit pour prendre la parole ou pour répondre. Lorsqu’on s’adresse à eux, la réponse est lente à venir, à moins qu’elle ne laisse entendre que le message n’a pas été vraiment reçu. Chez ces malades, le retranchement dans le mutisme est devenu l’attitude officielle, ce qui constitue probablement une défense contre les agissements importuns des surveillants aussi bien que des autres malades. (Ce comportement n’est reconnu pour un vrai symptôme mental qu’avec beaucoup de réserves et, si on le tolère en définitive, c’est qu’il est très difficile de distinguer ce mode d’adaptation au quartier du comportement involontaire de malades atteints d’altération neurologique importante et irréversible.) Naturellement, cette attitude de retrait lie l’individu qui doit supporter toutes les restrictions qui en découlent. Il doit subir les soins médicaux sans exprimer sa crainte, accepter d’être maltraité sans protester, et dissimuler son intérêt ou son goût pour ce qui se passe autour de lui. Il lui faut renoncer à la plupart des petites transactions, aux menus échanges qui font partie des péripéties quotidiennes de la vie sociale.
Afin d’assumer l’option qu’ils ont choisie et de se conduire comme s’ils étaient sourds et aveugles, tout en tournant les restrictions qu’implique dans le domaine des échanges une pareille attitude, certains malades de ces quartiers ont recours, pour communiquer entre eux, à un ensemble de conventions qui leur est propre. Lorsqu’ils veulent recevoir ou donner quelque chose à un camarade, ils le regardent d’abord dans les yeux, puis ils regardent l’objet – qui peut être un journal, un paquet de cartes ou une place sur un banc – puis ils cherchent à nouveau les yeux de leur interlocuteur. Celui-ci peut couper court à la communication, signe de refus, ou s’éloigner de l’objet convoité, preuve qu’il est prêt à le céder ; si l’objet ne leur appartient pas, ils se dirigent vers lui pour montrer qu’ils le désirent ou qu’ils l’accepteraient volontiers. On peut ainsi échanger requêtes, propositions, acceptations ou refus sans se départir du parti pris de n’accepter aucune communication. Ce mode de communication peut paraître très limité et pourtant nombre de messages et d’objets peuvent ainsi s’échanger. Il conviendrait d’ajouter qu’un malade enfermé dans son rôle de personne sans contact choisit parfois un partenaire privilégié avec lequel il décide de renoncer à cette attitude402. Peut-être est-ce, notons-le en passant, sur des revirements de ce genre que s’appuient certains membres du personnel quand ils font état de « contacts » exemplaires avec les malades pour prouver leur compétence thérapeutique ou celle de leur psychiatre favori.
Dans les institutions totalitaires, les reclus ne se contentent pas d’exploiter d’une manière détournée des moyens de communication directe, ils élaborent aussi des systèmes de communication indirecte403 – le « kiting »404 des prisons américaines – lorsqu’ils n’exploitent pas les systèmes déjà utilisés officiellement405. À l’Hôpital Central, les malades s’efforcent d’exploiter les systèmes de communication établis. Tel malade qui a travaillé dans le restaurant du personnel, ou qui y a des amis, peut parfois utiliser le téléphone intérieur de la cuisine pour informer son quartier, situé dans une aile assez éloignée, qu’il ne rentrera pas dîner (un malade en liberté conditionnelle a en effet le droit de sauter un repas pourvu que son quartier en soit informé à l’avance). Les malades du groupe de danse-thérapie peuvent utiliser le téléphone du petit bureau installé dans le sous-sol où ont lieu les séances ; les participants aux diverses productions théâtrales ont à leur disposition le téléphone intérieur des coulisses. Naturellement, la personne qui reçoit la communication a dû, de la même manière, tourner le règlement pour avoir accès au téléphone, si bien que le circuit complet d’une communication téléphonique entre deux malades ou entre un malade et un surveillant complaisant, ou tout autre employé, constitue en quelque sorte le signe de la suprême réussite à l’hôpital. On peut aussi parfois utiliser clandestinement ou « exploiter » les téléphones payants du parc. En se trouvant chaque jour à la même heure à une certaine cabine, un malade en liberté conditionnelle peut recevoir un coup de téléphone de sa petite amie, quel que soit l’endroit d’où elle l’appelle406.
Les systèmes de transmission illicites, qu’ils soient utilisés pour l’acheminement des personnes, des choses ou des messages, présentent certains caractères généraux remarquables. Lorsqu’un système de transmission a été mis en place, il est bien rare que ceux qui l’utilisent ne s’en servent pas pour transmettre des objets de nature diverse. Du point de vue des responsables de l’établissement, cela signifie, comme l’a indiqué Gresham Sykes, que ce qui n’était au départ qu’une simple infraction mineure au règlement peut devenir un dispositif de base pour acheminer des produits de contrebande rigoureusement interdits407. Enfin, un reclus que son affectation conduit à circuler partout dans l’établissement est tout désigné pour devenir un transporteur et finit par faire servir son affectation à cet usage, soit de son propre gré, soit sous la pression des autres408. Le petit personnel que son emploi oblige à se rendre régulièrement dans les services extérieurs à la communauté et les étrangers en contact régulier avec les reclus ont bien des chances de subir les pressions de ceux qui voudraient les entraîner dans un trafic de contrebande409.
D. La structure sociale
Ainsi qu’on l’a remarqué, le bénéficiaire des transmissions illicites peut être aussi bien celui qui les effectue. Mais très souvent le récipiendaire exploite de façon régulière les efforts d’autrui et, ce faisant, il élargit considérablement le champ et la portée de ses adaptations secondaires, y compris de celles qui ne se rattachent pas, de prime abord, aux systèmes de transmission. Étant donné l’importance que revêt cette utilisation d’autrui dans la vie clandestine du reclus, il convient de s’y arrêter pour en étudier les formes et examiner les éléments de l’organisation sociale qui les sous-tend.
I. La contrainte de l’individu
L’emploi de la force brute, ou ce qu’on peut appeler la « contrainte de l’individu » (private coercion), est l’un des moyens de faire servir autrui à ses propres desseins. Dans ce cas, ce n’est pas la perspective d’améliorer sa condition qui conduit le collaborateur à apporter son aide, mais bien plutôt la certitude qu’il lui en coûterait assez, s’il refusait sa complaisance pour qu’il n’ait pas le choix. Quant à celui qui appelle à la collaboration, il ne fournit aucun prétexte pour justifier sa demande410. Sans envisager les cas mixtes où cette contrainte s’ajoute à une coopération par ailleurs « volontaire », notons simplement que, dans les institutions totalitaires, ce type pur de contrainte peut jouer un rôle important dans la vie clandestine des reclus ; l’expropriation manifeste, les lettres de chantage, la technique du gros-bras, le viol… autant de méthodes qui tiennent arbitrairement lieu d’arguments pour amener un individu à adopter la ligne de conduite d’un autre et à lui prêter son concours411. À partir du moment où de tels procédés deviennent habituels, combien de temps restent-ils conformes à leur condition première et au bout de combien de temps sont-ils légitimés par une démonstration de réciprocité ou de justification morale ? Autant de questions qui ne manquent pas d’intérêt.
À l’Hôpital Central, nous l’avons déjà vu à propos des sièges, l’attitude de repli de maints reclus des salles d’arriérés créée une situation qui laisse le champ libre à la contrainte de l’individu, puisque l’on peut être certain que la plupart de ces malades n’élèveront aucune protestation et pourront donc librement être exploités. Si, par exemple, pour une raison quelconque, un malade considère ses jambes comme partie négligeable de sa personne, il court le risque de voir un de ses camarades les écarter pour s’emparer du pliant sur lequel elles reposent ou s’en servir comme coussin sans en demander la permission. On comprend alors les plaisanteries des surveillants sur les talents d’exploiteur de tel malade qui, pour être sûr de garder son siège devant la télévision pendant qu’il va boire un verre d’eau, a promu l’un de ses camarades au rang de garde-place, l’installant sur la bonne chaise pendant qu’il va étancher sa soif et l’expulsant proprement au retour.
II. Les systèmes d’échanges économiques
La transaction ouverte, fondée sur la vente ou le commerce, constitue un des moyens principaux de se servir d’autrui. Lorsqu’une personne collabore aux desseins d’une autre, c’est qu’elle en attend des compensations préalablement et nettement définies. Peu importe d’où vient cette compensation – un distributeur automatique ou une maison de vente par correspondance peuvent faire l’affaire aussi bien qu’une personne. Pour que ce genre de collaboration soit possible, il faut qu’un certain nombre de conditions sociales soient remplies : un minimum de confiance réciproque sur la réalité qui se dissimule sous l’emballage ou l’étiquette proposés, un minimum d’accord sur le prix-plafond, quelques-uns des mécanismes nécessaires pour participer à ce jeu de l’offre et de la demande, et enfin la conviction qu’il est correct de se servir des choses et des gens de cette manière. On peut dire que la réalisation d’un échange économique « exprime » ces conditions sociales, en ce sens qu’elle donne le signe et la preuve de leur existence. Sans étudier dès maintenant comment le mécanisme de la transaction économique se trouve modifié dans toute situation sociale réelle sous l’influence de certaines dispositions sociales complémentaires, bornons-nous pour l’instant à montrer combien la confiance réciproque doit être grande, lorsqu’il s’agit de transactions non autorisées ou clandestines, car le partenaire peut se révéler un membre déguisé du personnel ou un mouchard à la solde de l’administration, ou quelqu’un qui ne fournit pas honnêtement la contre-partie, comptant sur le caractère clandestin de la transaction pour échapper à toute sanction officielle.
À l’Hôpital Central, comme dans la plupart des institutions totalitaires modernes, les malades ont la possibilité de dépenser de l’argent à la cantine ou aux différents distributeurs automatiques de sucreries, mais, là comme dans les autres établissements du même type, les possibilités d’achat sont beaucoup moins grandes qu’à l’extérieur. Tout d’abord, les moyens de se procurer de l’argent et les sommes autorisées sont limités. Le malade est censé se défaire, lors de l’admission, de ses fonds et du droit de puiser à volonté dans ses économies ; en échange, il a droit à une petite allocation que lui verse régulièrement le service hospitalier qui garde son argent412. Si un malade veut opérer un prélèvement supplémentaire sur son crédit personnel, ou s’il veut faire passer de 10 à 20 dollars la somme qui lui est allouée sur son allocation mensuelle d’ancien combattant, il doit présenter un ordre spécial, signé du chef de service. En outre, puisque tous ses « besoins » sont en principe pris en charge par l’hôpital, le malade est officiellement privé de la possibilité de gagner quelque argent par son travail dans l’établissement413. En second lieu, la gamme des articles vendus est nettement plus réduite qu’à l’extérieur : la vente des allumettes, des liqueurs, des lames de rasoirs, des contraceptifs est interdite à la cantine des malades qui, en outre, n’a pas une assez grosse clientèle pour tenir en réserve des vêtements encombrants. Enfin, les malades non autorisés à circuler librement dans l’hôpital ne peuvent aller à la cantine qu’en groupe, soit qu’on les y emmène directement, soit qu’on les y laisse entrer lorsqu’ils sont au foyer, juste à côté, pour assister à une séance récréative.
Comme dans d’autres situations du même type, les malades cherchent à tourner ces restrictions imposées à l’usage qu’ils peuvent faire de leur argent414. Ils s’efforcent de garder leurs fonds hors du contrôle de l’administration – en partie parce qu’ils la soupçonnent d’utiliser ce procédé pour sonder leur solvabilité et leur faire payer une partie du coût du traitement. Tel malade qui touchait par chèques mensuels une pension d’ancien combattant se vantait d’avoir réussi pendant quelque temps à la soustraire à l’hôpital en la faisant encaisser par son ancienne propriétaire. D’autres malades utilisent la caisse d’épargne postale pour se faire un capital dont ils sont seuls maîtres. Quelques nouveaux arrivés, au mépris du règlement hospitalier, continuent à tirer tranquillement des chèques auprès des banques locales. On dit même, parmi les malades, que certains ont essayé d’enterrer de l’argent dans le parc pour le mettre de côté ou que, parfois, un malade prend un de ses compagnons pour banquier, au besoin contre rétribution.
À l’Hôpital Central, il y a des degrés dans l’illégalité tant en ce qui concerne les objets ou services que les malades achètent en fraude que sur la provenance des fonds utilisés à ces fins. Ainsi le commerce de l’alcool introduit en fraude à l’hôpital est rigoureusement interdit. Les malades disent que l’on peut s’en procurer régulièrement en y mettant le prix mais, bien qu’il me soit arrivé d’en boire à l’hôpital, en compagnie de surveillants aussi bien que de malades, je n’ai pas été le témoin direct de ces transactions. De même, il semble bien que quelques jeunes femmes se prostituent à l’occasion pour moins d’un dollar, mais je n’en ai pas eu de preuve tangible, pas plus que je n’ai eu la preuve qu’il y eût un marché de la drogue. Quelques malades ont la réputation bien assise parmi leurs compagnons et le personnel de prêter de l’argent aux malades comme aux surveillants à un taux relativement élevé – 25 %, paraît-il, pour une courte période. Dans ce cas, il semble que le prêteur ne soit pas moins attiré par le prestige social attaché à son activité que par les avantages financiers qu’il en tire.
D’autres services payants sont moins strictement prohibés. Les malades peuvent se faire repasser leurs pantalons pour 25 cents. Quelques spécialistes, coiffeurs de leur état, font de « bonnes » coupes de cheveux contre de l’argent ou des cigarettes, marché qui doit son existence aux très mauvaises coupes ordinairement imposées aux malades415. Dans l’un des services, j’ai connu un horloger si bien installé dans ses fonctions que plusieurs membres du personnel aussi bien que les malades avaient recours à ses services, pour un prix environ de moitié inférieur aux tarifs pratiqués au-dehors. Deux malades offraient le plan-guide imprimé de l’hôpital et de ses dépendances et l’un d’eux au moins avait recruté des aides parmi les malades. Un malade, non autorisé à sortir en ville, chargeait un de ses camarades plus libre de porter son costume au nettoyage et de l’en rapporter moyennant une commission de 35 cents (il s’agit là d’un service très demandé, mais pour lequel il n’existe pas de tarif standard) ; le même malade payait aussi un des employés de la cordonnerie pour faire remplacer les talons de ses chaussures personnelles.
Bien que tous ces services soient théoriquement à vendre ou à acheter, tous les malades ne peuvent en bénéficier. L’un des commerces les plus actifs est celui des allumettes, dont l’usage est officiellement interdit, mais dont la possession est tolérée, sauf pour les malades soupçonnés de pyromanie. Un malade s’était taillé dans tout l’hôpital la réputation de marchand d’allumettes – un penny la boîte – et à longueur de journée, des malades qu’il ne connaissait même pas venaient, un penny à la main, lui acheter des allumettes.
Le lavage des voitures constitue, en dehors de ce que l’hôpital autorise ou de ce qu’apporte la famille, la principale source de revenus. L’ensemble du personnel à tous les échelons fournit la clientèle, avec laquelle on traite, soit sur la base d’un service « régulier » pour environ 2 dollars par mois, soit à l’unité pour 50 à 75 cents, tandis que dans les garages les tarifs varient de 1,25 dollar à 1,50. Ces pseudo-laveurs de voitures font à l’occasion des offres de service aux visiteurs. Quelques malades lustrent également les voitures – mais cela nécessite une mise de fonds et des contacts avec l’extérieur pour acheter le produit. À la différence de ce qui se pratique généralement à l’hôpital, cette activité donne lieu à un système de division du travail organisé sur le mode de l’entreprise : tel malade vend pour 5 cents de grands bidons d’eau aux laveurs, tel autre, selon ses propres dires, engage des malades pour laver les voitures qu’il se charge quant à lui de trouver, tel autre encore déclare toucher habituellement 50 cents de pourboire lorsqu’il déniche une voiture à lustrer.
Les malades en viennent à penser que le lavage des voitures constitue leur prérogative et qu’il est injuste que le travail de l’hôpital vienne contrarier cette activité lucrative. Parfois, un compromis officieux est mis sur pied qui permet au malade de s’acquitter de ses tâches vis-à-vis de l’hôpital et d’avoir encore du temps à consacrer à ce qu’il nomme parfois son « vrai travail ». Ajoutons que même si l’on voit parfois des femmes laver les voitures, cette source de revenus officieuse, comme la plupart des autres, passe pour être réservée aux hommes.
Il existe quelques moyens secondaires de gagner de l’argent. Certains malades cirent les chaussures des surveillants ou d’autres malades ; lors des pauses, au cours des parties de ballon, on vend avec bénéfice des boissons non alcoolisées. Dans certains quartiers, les malades achètent à la cantine une sorte de poudre avec laquelle ils fabriquent une boisson qu’ils vendent ensuite. Un ou deux malades cueillent des mûres sur les buissons du domaine et les vendent, quand ils peuvent, aux femmes du personnel résident.
Certains vendent à leurs compagnons le matériel que distribuent les différents bureaux de l’hôpital ; d’autres, les prix qu’ils viennent de gagner à la loterie du foyer. On vend aussi parfois les cigarettes fines distribuées à la fin des galas de bienfaisance, ou celles que gagnent les aides de cuisine lors du bal traditionnel organisé au foyer pour les malades par une œuvre charitable de la ville voisine. Il en est qui vendent les vêtements que leur fournit l’hôpital ou bien, pour 5 cents, leur ration de tabac.
Des malades gagnent, paraît-il, de l’argent par une voie dont nul ne conteste le caractère illégal en pratiquant ce que l’on pourrait nommer des rackets à petite échelle. On prétend que les téléphones payants du domaine ont été jadis simplement fixés avec de la colle, afin de permettre à l’installateur de récupérer pour son compte les pièces de monnaie. On dit aussi que des livres ont été volés dans la bibliothèque et vendus ainsi que certaines parties de l’équipement sportif à des gens du voisinage416.
Si, pour avoir accès à certains services ou à certains articles, le reclus soudoie un représentant de l’organisation, il y a corruption. Cela se produit notamment, paraît-il, lorsqu’on veut se faire attribuer une chambre individuelle, mais je ne le sais que par ouï-dire et je ne pense pas que ce soit une pratique régulière. Dans les prisons, par contre, l’habitude du pot-de-vin aux gardiens est citée très souvent417.
Il a été, jusqu’à présent, question du rôle, dans la vie clandestine de l’hôpital, de la monnaie de papier ou métallique ayant officiellement cours dans la société. Les vertus fiduciaires de ce moyen d’échange sont bien connues : il est peu encombrant, on le manipule et on l’entrepose sans danger de détérioration, la contrefaçon en est malaisée et, à dénomination égale, une pièce en vaut une autre ; on l’utilise comme unité comptable ou pour mesurer la valeur des objets, et sa valeur intrinsèque ou commerciale n’est pas assez grande pour entraîner une thésaurisation dont les conséquences seraient désastreuses. Aux yeux des malades, cette monnaie officielle, même s’il est malaisé pour eux de l’entreposer, a une valeur plus grande encore. Muni d’argent, le malade peut prétendre faire des achats à l’extérieur, il peut parler un langage compris au-dehors, même si, officiellement, il n’a pas droit à la parole.
Dans les institutions totalitaires, un moyen d’échange non officiel a souvent cours, comme cette monnaie de papier appelée « fiat » qui était employée dans un camp de prisonniers de guerre418. Habituellement, l’instrument de l’échange est un objet très demandé pour lui-même, et dont la valeur en tant que monnaie joue dans des limites très précises. Mais alors il se pose d’abord un problème de stockage, comme dans les cas, très nombreux, où cette monnaie d’échange est constituée par des cigarettes419, puis il faut mettre sur pied un système d’équivalence entre les marques ; il est en outre facile de déprécier cette monnaie en rognant sur l’épaisseur de l’objet ; de plus, les variations de l’utilisation des cigarettes comme bien de consommation peuvent entraîner de grandes fluctuations dans les cours.
La vie clandestine de l’hôpital met en lumière quelques-unes des limites caractéristiques de ces monnaies de remplacement : au poker, les pièces de monnaie aussi bien que les cigarettes servent de jetons mais, en général, ceux qui gagnent des cigarettes les gardent pour les fumer. Lors des bals au foyer, des malades vont à la cantine chercher un paquet de cigarettes ou des boissons non alcoolisées pour un de leurs camarades en échange de deux cigarettes. De même, dans tel quartier de chroniques, un malade qui possède une cigarette toute faite peut éviter l’humiliation de mendier du feu à un surveillant en envoyant un camarade le faire à sa place contre la promesse de le laisser tirer deux bouffées. Ceux qui se prêtent à ces transactions feignent de le faire dans un esprit de froid marchandage et non de service rendu ; mais il existe en fait peu de malades vraiment enclins à acheter ou à vendre de tels services.
L’usage d’une monnaie de remplacement et la fixation d’un cours particulier de la monnaie officielle ne peuvent prendre une grande extension à l’Hôpital Central parce que l’approvisionnement, tant en monnaie qu’en marchandises, est loin d’y être aussi limité que dans certaines prisons ou dans certains camps de prisonniers de guerre420. Tant de visiteurs vont et viennent qu’argent et provisions affluent constamment sous la forme de petits cadeaux offerts par la famille. De plus, les malades autorisés à sortir en ville peuvent rapporter des provisions sans grand risque d’être fouillés à la porte, et ceux qui jouissent seulement de leur liberté à l’intérieur de l’hôpital peuvent facilement pousser au-delà des limites du parc sans se faire prendre421. La valeur de l’étalon-cigarette se trouve aussi limitée étant donné que l’hôpital distribue de façon très libérale papier à cigarettes et tabac à ceux qui ont un travail régulier ou rendent des services. Ces « secours » sont même parfois distribués périodiquement sans que les malades fournissent en échange le moindre travail. Bien que personne ne semble raffoler des cigarettes à rouler soi-même, celles-ci n’en limitent pas moins la valeur des cigarettes toutes faites, qui ne représentent plus la cigarette mais une cigarette, meilleure et plus raffinée.
Dernier moyen camouflé pour se procurer de l’argent et des biens : le jeu422. On a déjà évoqué les petits cercles qui s’y consacrent à l’hôpital, mais pour que l’on puisse ainsi se servir d’autrui, il faut que les conditions sociales propres à tout marché soient réunies. De surcroît, le fait d’accepter un individu comme partenaire dans une partie de poker ou de « black-Jack » peut être tout à fait indépendant des symptômes psychotiques que cette personne présente alors, surtout si l’on fixe les mises en fonction des revenus des participants.
Qu’il s’agisse d’une monnaie réelle ou de remplacement, son usage ne représente qu’une forme de l’activité économique, fût-elle la plus importante, au sein de groupes assez importants. L’autre forme est le troc. Dans les opérations de ce type, l’objet cédé peut n’exciter la convoitise que de celui qui le reçoit, et l’objet reçu peut avoir une valeur insignifiante aux yeux de toute personne étrangère à l’opération. Il s’agit là d’un commerce particulier, ce n’est pas le commerce. Ce genre de troc, si on laisse de côté les marchandises qui, comme les cigarettes, peuvent être remises dans le circuit commercial si on le désire, est fréquent à l’Hôpital Central où l’on peut ainsi échanger les fruits frais servis au dessert ou les vêtements fournis par l’hôpital.
III. Les systèmes d’échanges sociaux
Si la vente ou le troc, avec l’organisation sociale qu’impliquent ces activités économiques représentent, sous une forme non officialisée, un des moyens importants pour se servir d’autrui au sein de la communauté, il est une forme d’échange encore plus importante, propre sans doute à beaucoup d’institutions totalitaires, et dans laquelle les expédients employés par l’individu se trouvent renforcés par les expédients de ses partenaires. Si un individu s’identifie à la situation dans laquelle se trouve un autre, ou à ses conditions d’existence, il peut être tenté de lui venir en aide ou de lui témoigner de la considération ; aux yeux de l’observateur, ce comportement constitue d’abord un signe, ensuite un symbole de solidarité. De tels signes ou symboles de sollicitude sont en général payés de retour puisque la personne qui bénéficie d’un tel soutien nourrit le plus souvent des sentiments identiques à l’égard de celle qui lui vient en aide. Il existe donc, de fait, un échange de services désirés généralement bien équilibré en raison du caractère égalitaire des relations423. À l’analyse cependant, ce type de translation réciproque, ou tout ce qui pourrait mériter l’appellation d’« échange social » révèle, par rapport à l’échange économique pur et simple, des différences sensibles. L’échange économique se caractérise par un accord préalable sur l’objet de la transaction, alors que dans l’échange social, il peut n’y avoir qu’un simple compromis, car ce qui correspond à un dessein caractérisé de la part de l’un des partenaires peut très bien ne présenter pour l’autre qu’un intérêt occasionnel. Quiconque manque à ses engagements dans un échange économique peut être mis en demeure de payer ses dettes ; mais celui qui agit de même dans un échange social et omet de rendre une faveur ou un geste d’attention risque seulement, dans la plupart des cas, d’être accusé d’ingratitude et de se voir abandonné avec mauvaise humeur. (Si la partie offensée veut entreprendre une action plus directe, il lui faudra en général cacher les véritables raisons de sa plainte et fonder sa riposte sur un autre délit qui puisse s’exprimer en termes de droit commercial, couvrant ainsi les deux chefs d’accusation.) Pour tout objet reçu dans un échange de type économique, il faut payer immédiatement, ou obtenir le report de l’échéance ; dans un échange social, par contre, si l’on doit payer de retour une faveur lorsque la situation intersubjective le demande, cette exigence ne vaut que si la situation la rend nécessaire, c’est-à-dire lorsque celui qui a droit à la réciprocité en éprouve le besoin, ou lorsqu’il se trouve dans une situation où se prodiguent habituellement les manifestations d’attention. Il faut, dans un échange social, stabiliser la relation, et telle faveur importante peut être équilibrée de façon parfaitement adéquate par un simple geste de politesse conventionnelle, car ces deux actes peuvent témoigner, l’un comme l’autre, des sentiments que les deux parties se portent424. En outre, dans les échanges économiques, aucune démonstration de gratitude, si éloquente soit-elle, ne peut satisfaire le donneur qui veut recevoir matériellement, d’une manière ou d’une autre, l’équivalent en valeur de ce qu’il a donné ; la créance que l’on possède sur un autre peut également être cédée à un tiers qui dispose alors du droit de s’en prévaloir. En revanche, une créance qui concerne les expressions et les signes de solidarité ne peut se transférer à un tiers que dans d’étroites limites, dans une lettre d’introduction par exemple.
La différence entre ces deux types de rétribution apparaît avec netteté dans le double usage fait de l’argent à l’hôpital. La rétribution d’un lavage de voiture représente une fraction du coût de ce service à l’extérieur, fraction qui reste à déterminer et qui est le plus souvent calculée en termes strictement monétaires, comme tout ce qui entre dans le système d’échanges. Ainsi, pour certains membres du personnel, le fait de pouvoir faire laver sa voiture à peu de frais représente l’un des avantages du travail à l’hôpital. Et pourtant l’argent peut acquérir aussi une fonction purement rituelle. Si le malade qui travaille pour un membre du personnel s’attend à recevoir une pièce de 25 cents, ce n’est pas comme rémunération normale d’un service rendu, mais véritablement comme l’expression d’un jugement qualitatif. Lorsque des malades paient un verre au foyer à un ami ou même lui donnent une pièce de 5 ou 10 cents en disant : « Tiens, paie-toi un coca-cola », cela procède de la même logique. Comme pour les pourboires, on peut s’attendre à recevoir ces récompenses, mais on ne peut les demander : elles permettent de mesurer la « qualité » d’une relation et non la « valeur d’échange » d’un travail donné.
Dans tout établissement social, des liens de solidarité se nouent au sein des groupes. Dans les établissements domestiques ou les pensions, ces liens deviennent parfois obligatoires, en tant qu’ils représentent certaines adaptations primaires des participants. Ailleurs, comme dans les groupes qui se forment dans certaines organisations commerciales à l’occasion des moments de liberté, l’adaptation primaire laisse aux gens la liberté d’entrer ou non dans ces structures. Très souvent cependant, par la manière dont ils fonctionnent, ces liens font partie de la vie clandestine de l’établissement, et cela pour deux raisons : la première est que le simple support émotionnel et le sens de l’attachement personnel que l’on fait ainsi naître ne sont pas conformes aux desseins officiels de l’organisation. L’exemple le plus clair ici est peut-être ce que l’on appelle la liaison-de-prison (bug-house-romance)425 ou l’idylle d’hôpital, car de tels engagements, nous l’avons vu, peuvent absorber une grande partie du temps des participants et donner plus de poids à l’univers dans lequel ils vivent. La seconde raison – plus importante pour notre étude – tient à la possibilité de constituer ainsi les conditions nécessaires au développement d’échanges tant économiques que sociaux qui commandent une circulation illégale de biens et de services. Le rôle des échanges sociaux à l’Hôpital Central est donc lié aux modes de solidarité qui s’y rencontrent.
On observe à l’Hôpital Central tous les types de liaison courants dans la plupart des autres institutions totalitaires : relations « entre copains » (buddy relations) unissant, sans investissement sexuel, deux individus dont chacun fait siennes, jusqu’à un certain point, les préoccupations de l’autre426 ; « relations de flirt » (dating relations) unissant deux personnes généralement de sexe opposé, qui témoignent l’une pour l’autre d’un intérêt quelque peu teinté de sexualité427 ; « relations de clan » (clique relations) unissant au moins trois personnes ou au moins deux couples qui manifestent une préférence marquée pour leur compagnie mutuelle et s’accordent un soutien réciproque ; « relations de commune appartenance » (category relations), expression d’intérêt mutuel entre deux malades quelconques que rapproche le seul fait de se savoir l’un et l’autre internés ; « relations de patron à protégé » (patron relations) enfin, qui se nouent entre un membre du personnel et l’un des reclus à son service.
Les relations de copains, de flirt et de clan seront réunies dans la catégorie des « relations privées ». En règle générale, ces relations ne sont pas interdites à l’hôpital, bien que l’on conseille aux couples, puisque le mariage est hors de question, de « ne pas aller trop loin », mais les relations homosexuelles sont officiellement prohibées, même si de petits clans d’homosexuels autorisés à sortir des quartiers se livrent dans le parc en toute quiétude à leurs activités particulières.
Les reclus unis par de tels liens se prêtent de l’argent, des cigarettes, des vêtements, des livres à bon marché, ils s’aident à passer d’un quartier à l’autre, ils s’apportent de petites choses qu’ils se sont procurées en fraude à l’extérieur, ils essaient de faire passer des douceurs à celui de leur partenaire qui, ayant eu « des histoires », a été placé dans un quartier fermé ; ils se renseignent mutuellement sur les différentes façons d’obtenir des privilèges et ils parlent entre eux de leur cas personnel428.
À l’Hôpital Central, comme dans tous les hôpitaux psychiatriques, les relations de copain à copain prennent parfois un tour particulier et intéressant, conforme à l’idée que l’on se fait du « protecteur ». Un malade, souvent très atteint, du moins de l’avis des autres, se donne la tâche d’en aider régulièrement un autre qui, selon les normes du personnel, est encore plus touché que lui. Le « protecteur » habille son copain, lui roule ses cigarettes et les allume, le protège au besoin contre les bagarres, le mène au réfectoire, l’aide à manger, etc.429. Bien que la plupart des services auxquels il a ainsi accès soient parfaitement licites, il est vraisemblable que le malade assisté n’en bénéficierait pas aussi pleinement sans l’assistance de son copain. Pour l’observateur, l’intérêt de ce cas réside dans le fait que ce système fonctionne à sens unique puisque l’assisté ne donne en retour rien de tangible430. Bien plus, puisqu’il s’agit en général de malades l’un et l’autre assez repliés sur eux-mêmes, aucune des relations sociales habituelles entre copains ne se noue entre eux en dehors de ces services spécifiques, bien que les occasions n’en manquent pas.
Les échanges sociaux, à l’hôpital, sont caractérisés par la modicité des moyens dont les malades disposent pour exprimer l’intérêt qu’ils se portent et pour s’assister mutuellement. C’est là un exemple flagrant de la pénurie qui règne à l’hôpital, d’ailleurs reconnue par l’administration, puisqu’elle met à la disposition des malades, au foyer, des cartes de Noël ou le matériel nécessaire à la fabrication des cartes de Saint-Valentin afin qu’ils aient quelque chose à envoyer. Dans ces conditions, certaines des adaptations secondaires pratiquées à l’hôpital ont évidemment pour but de procurer aux malades la matière de cadeaux éventuels, c’est-à-dire d’« échanges rituels »431. Les salles à manger et les réfectoires des malades sont tout indiqués pour en fournir la matière première. Si, lorsqu’on y sert des fruits transportables, oranges, pommes, bananes, certains malades les emportent au quartier, ce n’est pas seulement pour se constituer une réserve personnelle ou en faire une monnaie d’échange, mais aussi pour avoir quelque chose à donner aux amis. De même, au cours d’une partie de bridge au foyer, il arrive qu’un malade accepte une cigarette toute faite et rende la politesse en offrant une orange, échange équitable économiquement parlant, mais accompli dans un esprit tout à fait étranger à ce souci d’équité mesquine. Il en est de même lorsqu’en prenant la queue pour aller au rab un malade demande à ses compagnons de table s’ils veulent quelque chose, et qu’en contrepartie ceux-ci offrent à la ronde le sel, le poivre ou le sucre qu’ils ont apportés, ou lorsqu’un autre met de côté une partie des gâteaux ou bonbons reçus au cours d’une soirée au foyer pour les rapporter à l’un de ses amis consigné au quartier. Les rations de tabac distribuées par l’hôpital servent aux mêmes fins. Bref, on exploite le système hospitalier en vue des échanges rituels.
Le rôle rituel des cigarettes est particulièrement significatif. Certains malades, surtout parmi les nouveaux venus à l’hôpital, sont dans une position assez bonne pour offrir des cigarettes comme le feraient des gens du dehors, même si cela ne va pas sans difficultés : un malade qui possède son propre paquet ne se fait généralement pas prier pour prendre une cigarette dans celui qu’un autre fait circuler. (J’ai connu un jeune homme qui se vantait d’être capable d’exploiter les cigarettes des autres en en sortant une de son propre paquet à l’approche d’une bonne poire432.) Le fait de donner une ou deux bouffées, ou « bouffes » constitue un geste de délicatesse banale envers un copain, de même que le fait de lui donner son mégot (les mégots font partie du matériel d’échanges rituels dont les surveillants gratifient les malades).
Dans les quartiers de séniles, les critères qui mesurent les valeurs rituelles changent. Il est pratiquement exclu que quiconque – sauf peut-être un surveillant – donne une cigarette entière. Il est des malades qui ne peuvent rouler eux-mêmes leurs cigarettes et doivent en appeler à la bonne volonté de malades plus habiles ; se faire rouler une cigarette est une faveur qu’il faut parfois implorer en se présentant avec tout le matériel nécessaire devant son protecteur, mais qui peut aussi être spontanément accordée, sans sollicitation préalable. Certains malades recherchent les mégots de cigarettes roulées, d’autres les offrent, alors que cette monnaie rituelle est peu prisée en général dans les autres quartiers de l’hôpital. Le plus souvent, on préfère un mégot de cigarette toute faite à une cigarette roulée. On voit aussi se développer des relations de type charitable dans lesquelles surveillants et malades choisissent un favori qu’ils font bénéficier de leurs faveurs et entretiennent en cigarettes. Un muet « protégé » vient se planter devant son « patron » lorsque celui-ci allume une cigarette (ou quand il en a une à la bouche) et il attend jusqu’à ce que la cigarette soit assez avancée pour qu’il puisse en hériter. Lui-même, parfois, joue les patrons envers un autre malade, lui passant le mégot qu’il vient de recevoir après l’avoir fumé aussi loin que possible. Le troisième bénéficiaire doit alors utiliser une épingle ou un expédient quelconque pour tenir le mégot sans se brûler. Jeté à terre, ce mégot peut encore servir car un malade le ramasse parfois, le jugeant trop petit pour être fumé, mais encore assez grand pour fournir du tabac. Certains quartiers sont ainsi organisés que chaque cigarette y passe régulièrement par trois ou quatre mains.
Cette fonction des cigarettes conduit à envisager, au-delà des liens privés entre copains ou camarades de clan, le statut du malade en tant que tel, et surtout les droits que deux personnes se reconnaissant l’une sur l’autre du seul fait qu’elles sont des malades. Presque tous les malades de l’hôpital, à l’exception des quelques enfants, entrent de ce point de vue dans tout un système d’échange qui, à partir d’une cigarette allumée, confère le droit de demander du feu et l’obligation d’en donner433. Chose extrêmement surprenante, les malades des salles les plus arriérées, assez touchés pour être restés sans contacts verbaux depuis des années, assez agressifs pour refuser la cigarette qu’on leur offre, assez déments pour oublier d’éteindre leur cigarette quand elle commence à leur roussir les poils de la main, respectent néanmoins le système.
Évidemment, l’un de ses mérites est d’éviter aux malades d’avoir à quémander du feu auprès des surveillants.
Tout comme on exploite le système hospitalier, on exploite les affectations pour obtenir, outre des avantages consommables ou négociables, des biens qui peuvent faire l’objet de cadeaux gracieux. Les hommes qui travaillent aux pépinières peuvent offrir des fleurs aux membres du personnel ; ceux qui travaillent à la cuisine peuvent rapporter au quartier de la nourriture pour leurs amis ; le malade qui veille sur les courts de tennis et reçoit en échange des balles en bon état peut en réserver quelques-unes pour ses camarades favoris. Dans les quartiers où l’on sert le café mélangé au lait – ce qui gêne fort ceux qui le préfèrent noir –, les malades affectés à la cuisine profitent de leur situation pour servir à leurs camarades du café selon leur goût. Au lendemain d’un match hors de l’hôpital au cours duquel on distribue des cacahuètes aux spectateurs, ceux qui ont aidé à remplir les sacs se font fréquemment « chiner » par leurs amis. Les provisions des familles qui ravitaillent les malades en nourriture, cigarettes et argent contribuent également à alimenter ces échanges. Dans les quelques quartiers où règne un grand esprit de corps, les cadeaux des familles sont souvent partagés entre les reclus dès leur réception, inondant pour un temps le quartier de sucreries ou de tablettes de chocolat.
La médiocrité des conditions d’existence faites aux malades de l’Hôpital Central entraîne, ainsi qu’on l’a déjà noté, un manque de moyens pour les échanges rituels et amène les intéressés à en fabriquer à partir de tout ce qui leur tombe sous la main, ce qui a parfois des conséquences paradoxales. De même que, selon les criminologistes, les règlements font naître les possibilités d’infractions et, donc, de corruption, les restrictions imposées par le régime de l’hôpital engendrent un désir exacerbé qui peut susciter les moyens de sa propre satisfaction. De tels moyens peuvent être utilisés à des fins personnelles ou devenir l’objet d’échanges commerciaux, mais on peut également les offrir comme marques d’attention prodiguées envers autrui. Par exemple, dans plusieurs quartiers fermés, il y a toujours au moins un ou deux malades qui reçoivent quotidiennement le journal. Après avoir lu le numéro du jour, le propriétaire le met sous son bras ou le « planque » dans le quartier ; au cours de la matinée, il pourra permettre à ses amis d’y jeter un coup d’œil. C’est la pénurie de lectures dans le quartier qui lui fournit son matériel d’échange rituel. De même, le malade qui réussit à obtenir l’autorisation de se raser avec le matériel de l’hôpital en dehors du jour réglementaire s’arrangera pour garder le nécessaire assez longtemps pour qu’un copain puisse en profiter à son tour.
Les pratiques sentimentales, à l’Hôpital Central, illustrent bien le rôle de la pénurie dans les échanges de faveurs. Lorsque l’un des deux partenaires d’un couple est enfermé, celui qui reste libre lui fait porter des messages, des cigarettes et des bonbons par l’intermédiaire d’un copain du quartier fermé autorisé à sortir. En se glissant en cachette dans un bâtiment contigu, on peut parfois apercevoir son ami par la fenêtre ; en connaissant l’heure des sorties en groupe, on peut s’arranger pour marcher à ses côtés lorsqu’il ou elle se rend avec son groupe d’un bâtiment à un autre. Mais c’est lorsque les deux partenaires ont perdu leur liberté relative, ou avant qu’ils l’aient obtenue, que l’on peut observer des relais de communication particulièrement complexes. Ainsi, j’ai vu un homme gardé au quartier lancer par la fenêtre un sac en papier contenant de l’argent à un camarade libre qui était en bas. Sur ses instructions, celui-ci va à la cantine et achète un paquet de chips et du café, les dispose dans un sac sur le rebord d’une fenêtre dissimulée du rez-de-chaussée où l’amie du premier malade peut les atteindre. L’hôpital offre ainsi aux quelques malades placés dans cette situation l’occasion d’une sorte de compétition où ils peuvent se mesurer aux autorités et quelques-unes des relations qui s’établissent semblent dues au moins pour une part à l’intérêt des participants pour ce genre d’intrigues.
Bien que la transmission d’un petit cadeau entre deux personnes nécessite parfois l’intervention d’un, voire de deux médiateurs, les chaînes de relais, à l’Hôpital Central, sont généralement plus courtes. Même si de petites équipes d’amis s’organisent pour former de véritables systèmes de transmission auxquels peuvent participer la plupart des malades bénéficiant d’un statut de liberté conditionnelle, l’ensemble des malades ne forme pas une vaste organisation officieuse à cet égard puisque, sauf pour allumer les cigarettes, les demandes de chaque individu ne s’adressent pas à l’ensemble des malades en tant que tels, mais à un groupe limité de camarades.
De même que les restrictions de la vie hospitalière poussent l’individu à les tourner et à entraîner ses amis sur cette voie, la médiocrité des conditions d’existence crée ses propres matériaux pour alimenter les échanges économiques ou sociaux. Lorsque les gens sont tenus dans l’ignorance de ce qui va leur arriver et lorsqu’ils ignorent également la manière de se « tirer d’affaire » dans une situation où leur survie psychologique n’est possible qu’à ce prix, l’information devient elle-même une denrée fondamentale et celui qui peut la dispenser occupe une position très favorable au sein des systèmes d’échanges économiques et sociaux434. On comprend dès lors que, dans toutes les institutions totalitaires, les copains s’aident en se « tuyautant » les uns les autres ; on comprend aussi les précautions prises par le personnel à l’Hôpital Central, comme dans les prisons, pour tenir les nouveaux reclus à l’écart des anciens de peur qu’à l’occasion de leurs fréquentations amicales ou des échanges économiques ils n’apprennent les « ficelles du métier ».
IV. Les échanges sociaux entre personnel et reclus
Les liens individuels sont de ceux qui offrent le plus de possibilités pour le développement d’échanges sociaux non officiels, mais il reste à envisager la catégorie importante des relations de patron à protégés qui représentent, dans la plupart des cas, des rapports plus stables que les relations individuelles.
À l’Hôpital Central, la place du malade se définit par rapport à deux types fondamentaux d’organisation officielle, d’abord le « système des quartiers » (ward system) qui concerne à la fois l’endroit où le malade vit, la surveillance dont il y fait l’objet et les rapports avec les autres quartiers ou les quartiers spécialisés d’où il vient ou dans lesquels il peut être éventuellement envoyé ; ensuite, le « système des affectations » (assignment system) qui amène le malade à quitter son quartier pour tout ou partie de la journée sous la surveillance des membres du personnel pour qui il travaille ou qui lui administrent l’une des nombreuses thérapeutiques pratiquées à l’hôpital. En vertu de la théorie de l’hôpital, il n’y a aucune raison de payer aux malades le travail qu’ils accomplissent pour l’établissement puisque celui-ci prend en charge tous leurs besoins. En fait, on voit dans le désir de travailler gratuitement pour l’hôpital un signe de convalescence, une preuve d’intérêt pour des activités socialement constructives, tout comme on voit dans le travail un élément thérapeutique. Mais, soit par désir de se conformer aux normes de la vie ordinaire, soit pour maintenir la discipline et stimuler l’ardeur au travail, les membres du personnel qui ont des malades à leur disposition se sentent obligés de montrer combien ils « apprécient » « leurs » malades, et si l’un d’eux manquait à témoigner d’une telle considération envers ses clients435, il courrait le risque de voir diminuer progressivement au cours de l’année le nombre des malades qui s’adonnent à l’activité qu’il leur propose.
Parmi les avantages que procurent les affectations, le plus important est le droit de quitter le quartier chaque jour pendant la durée du travail – qui varie d’une demi-heure à six heures – et le droit à d’éventuelles pauses pendant ce temps de travail pour aller à la cantine ou aux réunions du foyer. En règle générale, le statut de liberté à l’intérieur de l’hôpital n’est accordé qu’à ceux qui le gagnent en travaillant (à l’époque où cette étude a été réalisée, le règlement était en cours de modification, au grand mécontentement d’un certain nombre de fonctionnaires qui craignaient de ne plus avoir d’autorité sur ceux dont ils avaient la charge : les malades des services d’admission, de même que ceux des services des chroniques semblaient sur le point d’accéder au statut de liberté à l’intérieur de l’hôpital sans avoir à travailler en contrepartie, si ce n’est de façon symbolique).
L’organisation de l’hôpital donne une base officielle au système du « patronage » puisqu’on accorde, par exemple, une allocation de tabac et de papier à cigarette aux membres du personnel chargés de s’occuper de malades pour qu’ils puissent, une ou deux fois par semaine, en distribuer à leurs clients. Au moment de Noël, il arrive aussi que l’on mette à leur disposition tout ce qui est nécessaire pour préparer une soirée ainsi que de petits présents, et l’organisation d’une fête annuelle, avec rafraîchissements et cadeaux, représente bien le minimum que les malades attendent de celui qui dirige leur travail. Pour ces fêtes, le personnel commande à la pâtisserie de l’hôpital, aux frais de l’établissement, des glaces, du punch concentré aux fruits et des gâteaux, mais presque toujours le patron se sent obligé d’acheter des provisions supplémentaires qu’il paie de ses propres deniers. Les malades se montrent des juges très avisés en la matière : à force d’apporter du dehors des crèmes glacées plus généreuses et de plus gros gâteaux, on a mis ces consommateurs critiques en mesure d’établir un classement comparatif fort au point, et le patron qui servirait le punch aux fruits ordinaires de l’hôpital perdrait à coup sûr des points.
En plus de ces faveurs semi-officielles, accordées par le patron, il en est d’autres sur lesquelles les malades comptent : ceux qui se montrent particulièrement actifs dans un groupe s’attendent à recevoir de temps en temps des paquets de cigarettes ou de quoi se payer un coca-cola au distributeur automatique, ou encore des vêtements mis au rebut ; ils s’attendent à ce qu’on leur fasse cadeau de la petite monnaie quand ils reviennent de faire une emplette à la cantine ou même qu’on leur glisse une pièce de 10 ou 25 cents436. Outre ces avantages matériels, les malades assidus au travail ou aux séances de thérapie attendent de leur patron des interventions bénéfiques qui leur permettent d’obtenir une place convoitée au quartier, le droit de passer une journée en ville, ou la remise d’une punition attrapée pour avoir commis quelque infraction au règlement. Ils peuvent aussi espérer se faire porter sur la liste de ceux qui vont au bal, au cinéma ou au match de base-ball hors de l’hôpital (le fait même de savoir qu’un collègue accorde toute confiance à un malade pour le travail influe certainement sur le jugement de tous les membres du personnel avec qui il est en rapport). Enfin, les malades espèrent aussi, parfois, voir se réduire la distance qui les sépare de leur patron, se voir traiter en égal et voir leurs rapports mutuels marqués d’une spontanéité plus grande qu’ils n’en pourraient attendre des autres membres du personnel de même rang.
Le complexe de l’automobile prend là toute sa valeur. De tous les symboles qui différencient le statut du personnel de celui du malade en liberté conditionnelle, l’un des plus manifestes est, à coup sûr, le fait de conduire une voiture. C’est là une chose rigoureusement interdite à tout malade, quel que soit son statut. Par conséquent, quiconque est au volant d’une voiture ne peut être un malade. La conséquence, ou la cause, en est que le personnel se déplace en règle générale très peu à pied : pour le moindre déplacement dans l’hôpital, on prend sa voiture437. Dans ces conditions, une des plus grandes marques de faveur qu’un membre du personnel puisse accorder à un malade consiste à le conduire en voiture d’un point de l’hôpital à un autre : tout d’abord, cela allonge le temps libre dont le malade peut disposer avant d’entamer une autre tâche inscrite au programme, mais c’est aussi la preuve qu’il jouit de la confiance du responsable et que leurs rapports sont empreints d’une certaine intimité. Cette preuve est d’ailleurs très facile à administrer lorsqu’on est assis à l’avant d’une voiture, en raison de la limitation de vitesse imposée dans l’enceinte de l’hôpital et de la tendance des malades qui se promènent dans le parc à noter, au passage de chaque voiture, qui est avec qui et pour aller où.
Les fonctions de contrôle que l’on doit confier à un malade pour rendre plus efficace sa collaboration avec son patron lui permettent d’acquérir à son tour un certain droit de patronage. Ainsi, le malade responsable de la pièce du sous-sol où l’on a coutume de ranger le matériel d’entretien du parc y a bien sûr son propre bureau et sa propre chaise, mais il y garde aussi, dans un endroit dont il a personnellement la clef, une provision de tabac qu’il distribue à l’équipe des malades placés officieusement sous ses ordres. Il est donc en mesure de jouer de plein droit les patrons. De même l’homme de confiance, qui a la haute main sur la cuisine lors des fêtes données au foyer, possède la clef de cette pièce et doit en interdire l’accès à quiconque n’a pas l’autorisation d’y pénétrer. Il peut ainsi faire entrer n’importe quel ami et lui donner un avant-goût de ce que l’on va servir. C’est là évidemment une façon bien particulière d’exploiter son affectation438.
Le fait de travailler avec un membre du personnel comporte toujours un certain nombre d’avantages sur lesquels les malades peuvent raisonnablement compter439. Il en est cependant qui s’arrangent pour « tirer sur la ficelle ». À l’approche de Noël, un certain nombre de malades qui possèdent quelque expérience de l’hôpital, métamorphosés en zélateurs actifs, participent simultanément à plusieurs travaux et à plusieurs groupes de thérapie. Lorsque commencera la saison des fêtes, ils pourront ainsi à coup sûr tabler sur de nombreux cadeaux et sur toute une série de soirées rapprochées les unes des autres. C’est pour eux une vraie « saison », conforme à l’idée que peut s’en faire une « débutante ». Les patrons, de leur côté, sont évidemment complices de cette manière d’user de leurs largesses. On pourrait, en effet, s’il y avait trop peu de participants à leurs activités, tirer des conclusions gênantes sur l’utilité de leur travail ou de leur thérapie et un nom supplémentaire sur la liste des protégés occasionnels fait toujours une bonne impression dans les bureaux de l’administration. On observe aussi des malades chroniques qui, sachant bien que c’est le seul moyen d’obtenir la liberté de déplacement à l’intérieur de l’hôpital, se portent volontaires pour un travail régulier, quitte, une fois nantis du statut spécial, à abandonner petit à petit leur travail, espérant bien qu’ils ne seront pas signalés aussitôt ou que, s’ils le sont, on ne les renverra pas immédiatement dans leurs quartiers. D’autres travaillent quelque part le temps d’y établir de bonnes relations avec le responsable, puis vont offrir leurs services à quelqu’un d’autre, mais reviennent périodiquement vers leur premier patron pour quémander de quoi fumer ou quelques pièces de monnaie. Ceux-là essaient d’exploiter l’individu plutôt que l’affectation.
Dans les quartiers d’arriérés dans lesquels la plupart des malades sont rebelles aux échanges sociaux ordinaires, les surveillants ont un ou deux « hommes à tout faire » qui les aident de façon régulière à faire marcher le quartier. Ici convergent deux systèmes, celui des quartiers et celui des affectations : la personne pour laquelle travaille le malade étant celle-là même qui le surveille au quartier, il est alors assuré de recevoir des faveurs à jet continu, d’autant plus que les restrictions multiples qui règnent dans ces quartiers créent un vaste champ de possibilités440. Il est admis que ceux qui travaillent ont droit à une chambre individuelle ou à deux ; les surveillants qui envoient des malades faire des achats à la cantine les récompensent en leur donnant une cigarette ou, lorsqu’il s’agit de boissons, en leur abandonnant la bouteille vide, consignée 2 cents ; les surveillants leur accordent l’autorisation d’avoir un rasoir et des allumettes dans leur chambre, de garder leurs vêtements auprès d’eux pour la nuit. S’ils demandent du feu, on ne les fait pas attendre et, témoignage de confiance tout particulier, on leur lance le briquet, pour minimiser leur humiliation d’avoir à demander du feu. Les surveillants trouvent aussi l’occasion d’exercer leur rôle de patrons lorsqu’il s’agit de contrôler les vêtements ou de dresser la liste de ceux qui assisteront aux distractions.
Ajoutons que les relations de patrons à protégés ne sont par la seule base d’échange des faveurs entre personnel et malades. En dehors du système des affectations, des relations de « copains » se nouent parfois, surtout, semble-t-il, entre jeunes surveillants et jeunes malades de même sexe : la similitude d’âge ou de sexe et, dans certains cas, la même appartenance à la classe ouvrière créent un sentiment de solidarité qui permet de surmonter des différences tenant à la structure de l’institution441. La plupart des surveillants hommes doivent accepter que certains malades les appellent par leur prénom ou que d’autres ne les nomment même pas lorsqu’ils leur adressent la parole ; au même titre que les manutentionnaires, les concierges, les pompiers, les gardes ou les policiers, ils ne se font pas prier pour échanger des plaisanteries d’un goût plus ou moins douteux avec la plupart des malades à statut spécial. Comme le montrent ces notes que j’ai prises sur le vif :
« Séance de nuit au cinéma. La voiture de police passe lentement devant le théâtre au moment de la sortie des malades afin de veiller à ce que la dispersion se fasse dans l’ordre. La voiture s’arrête, l’agent observe la foule des hommes en train d’examiner les femmes et avise un malade bien connu et apprécié de tous. Le malade se retourne et salue l’agent comme s’il s’agissait d’une vieille connaissance :
Le malade : Salut, vieux !
L’agent : Je t’ai vu la nuit dernière (au bal des malades), si t’avais dansé un peu plus longtemps, tu les mettais toutes sur les rotules !
Le malade (coupant court) : Allez, ça va, vieux ».
En raison du contrôle discrétionnaire exercé par le surveillant sur la plupart des objets que les malades utilisent, on peut s’attendre à ce que la solidarité malade-surveillant (distincte des relations patron-protégé) serve de base à la transmission de faveurs particulières, témoin cet exemple, à nouveau tiré de mes notes :
« Je mange avec un malade de mes amis dans l’un des grands réfectoires de malades. « La nourriture est bonne ici, me dit-il, mais je n’aime pas le saumon » (en conserve). Il s’excuse alors, jette le contenu de son assiette dans le seau à déchets puis se dirigeant vers la rangée de plateaux fumants (côté régimes), il en revient avec une assiette d’œufs. Avec un sourire à la fois moqueur et entendu, il me dit : « Je fais les concours de pronostics avec le surveillant chargé de ça ! » »442.
Si la plupart de ces faveurs de type individuel ou dispensées par un patron sont tant soit peu illicites, il en est d’autres, comme le fait de donner de feu poliment ou d’ouvrir une porte sans lambiner qui sont tout simplement un droit pour les malades, même si, en fait, elles ne leur sont accordées que rarement. Ainsi, dans les quartiers où les malades vont trois fois par jour manger dans un grand réfectoire situé au centre de l’établissement, les surveillants trouvent plus facile, pour vérifier l’effectif, de mettre les malades en rang à la porte du quartier, quinze minutes avant l’appel du repas, même si cela les oblige à demeurer entassés pendant un quart d’heure à ne pouvoir pratiquement rien faire. Ceux qui travaillent ou qui sont liés personnellement aux surveillants sont dispensés de cette obligation et arrivent au repas après ou avant tout le monde, coupant ainsi à l’attente.
V. Interférences entre les types d’échanges
Des trois mécanismes qui permettent à l’individu d’utiliser les biens ou les services d’autrui, la contrainte individuelle, l’échange économique et l’échange social, chacun repose sur des prémisses qui lui sont propres et nécessitent des conditions sociales particulières. Mais cette analyse est trop schématique : sans doute chacun de ces mécanismes met-il en jeu des exigences extrêmement contraignantes qui marquent le comportement de l’individu vis-à-vis des autres mais, dans la pratique courante, on joue régulièrement sur plusieurs tableaux à la fois pour tirer profit des autres en se bornant à soigner les apparences pour que l’activité ne semble déterminée que par un seul de ces trois mécanismes.
Dans le domaine des relations de patronage, par exemple, la distinction est aisée à établir entre paiements de nature économique et paiements sociaux, mais dans certains cas apparaissent des ambiguïtés intéressantes. J’ai été témoin d’un marchandage entre un surveillant et un malade au sujet de la quantité de travail quotidien à fournir en contrepartie de l’autorisation de se raser tous les matins. Or c’est déjà là très précisément le type d’échange qui, au bout de quelque temps, est destiné à exprimer la considération réciproque des deux parties engagées. Plus encore, lorsqu’un patron requiert l’exécution d’une tâche nouvelle, ou qui n’entre pas dans les termes de l’accord, on marchande et on détermine à l’avance des faveurs ou une rétribution spéciales, greffant ainsi un contrat économique impersonnel sur ce qui relevait initialement de relations de type non commercial443.
La distinction entre paiements économiques et paiements sociaux fait surgir d’autres difficultés. Soit, par exemple, le cas des contrats strictement économiques qui règlent le lavage des voitures : le malade compte tellement sur ce genre d’accord entre son patron et lui-même que, pour ne pas le décevoir, certains membres du personnel en viennent à payer pour le nettoyage de leurs propres voitures, détournant ainsi de ses buts une pratique de nature économique en vue de maintenir des liens sociaux. Le malade que l’on soupçonne d’avoir acheté les complaisances d’une malade est plus ou moins blâmé, de même que sa complice présumée, au nom du principe selon lequel l’activité sexuelle repose sur des liens personnels exclusifs444 et non sur un système de vente ouvert à tout le monde445. En outre, l’équilibre des systèmes n’est pas parfaitement fixé : tel geste, d’abord tenu pour une manifestation particulière d’attention, tombe avec le temps dans le domaine des choses acquises et devient un dû ; une sorte de processus régressif semble ainsi jouer : toute marque nouvelle d’attention finit par tourner en routine, perd sa valeur et a besoin d’être renforcée par de nouvelles faveurs. Lorsqu’une faveur est considérée comme due, il est impossible d’y toucher sans soulever d’âpres critiques. Ainsi, si au cours d’un bal au foyer la foule des danseurs consomme toutes les sucreries et tous les gâteaux, les aides de cuisine se plaignent ouvertement d’être lésés et, pour avoir la paix, on en est venu à les laisser mettre les restes de côté avant de servir.
Contrainte, échange économique et échange social peuvent encore se combiner d’autres manières. La mendicité, phénomène très répandu dans le système d’échanges de certaines sociétés, doit s’interpréter ici en fonction du fait que l’argent est un moyen d’échanges rituels, et non un simple agent économique. Les malades n’attendent pas de recevoir un peu d’argent ou quelques cigarettes ; très souvent ce sont eux qui prennent l’initiative de déclencher le processus : un malade va trouver son surveillant favori, ou même un camarade, et lui demande de lui « prêter » de quoi acheter un coca-cola ou même deux petites pièces pour compléter la somme dont il a besoin. Le ton sur lequel est formulée la demande, laisse entendre que la personne à qui elle s’adresse est « régulière » et pèche seulement par excès d’« honorabilité » et que l’on entend simplement s’arracher à la situation de dénuement que l’on connaît actuellement pour s’élever jusqu’à une condition plus honorable. Mais, indépendamment de leur signification objective, de tels actes révèlent de la part de ceux qui s’y livrent la volonté d’amener les autres à compatir en anticipant sur leur décision.
Les différentes possibilités de se servir d’autrui à l’Hôpital Central, comme dans toutes les institutions similaires, se combinent d’une autre manière encore : les surveillants placés dans l’obligation d’intervenir physiquement contre les malades jugés dangereux envers eux-mêmes ou envers autrui ont un alibi très commode pour s’adonner à la contrainte de l’individu ; des prétextes économiques ou sociaux sont également invoqués pour couvrir certaines opérations qui n’ont rien à voir avec ces motifs : certains malades qui confient à d’autres de petites commissions en les payant d’une cigarette ou d’une « bouffe » mènent l’affaire avec tant de vigueur que l’on peut penser que, plus que le service lui-même, c’est l’idée de faire travailler un camarade, même sur une petite échelle, qui leur plaît. Dans les quartiers de chroniques, des surveillants paternalistes à l’ancienne mode s’amusent parfois à faire durer l’attente d’un malade qui leur a fait acheter, sur ses propres deniers, des bonbons à la cantine jusqu’à ce qu’il s’humilie au point de quémander lamentablement ce que l’autre doit lui donner ou d’avouer à quel point il en a envie. Surveillants aussi bien que malades agissent parfois d’une manière tout aussi humiliante pour le bénéficiaire lorsqu’ils distribuent leurs mégots. Lors des grands galas donnés au foyer par telle ou telle organisation charitable, les membres de l’organisation font le tour de la salle à l’entracte pour distribuer à chaque malade deux cigarettes ; venant d’un inconnu qui ne lui doit rien, le malade ressent cela comme une aumône. L’envie qu’ils ont de cigarettes toutes roulées est si grande que presque tous les malades présents les acceptent, mais les regards irrités, les ricanements plus ou moins dissimulés ou l’embarras des malades nouveaux venus dans l’établissement ou accompagnés de personnes étrangères montrent bien que ce genre de situation serait inconcevable dans une institution qui ménagerait l’amour-propre de ses membres446. En bref, il est évident que tous les moyens avoués d’utiliser les services et les biens d’autrui peuvent s’employer, et s’emploient parfois avec tant de ruse et d’astuce que le joueur peut se trouver escroqué, l’acheteur lésé et l’ami exploité. En principe, bien sûr, même la personne convaincue qu’elle ne contribue en rien à la réalisation des desseins d’autrui et qui n’accepterait pas de le faire, en toute connaissance de cause, peut y être amenée à son insu.
Au vrai, tout domaine de la vie sociale et, plus particulièrement, tout établissement social, forme un cadre dans lequel les mécanismes qui permettent l’utilisation d’autrui revêtent des aspects particuliers et où, en deçà de pareilles apparences, ces mécanismes s’organisent selon des combinaisons spécifiques447. Ce sont ces unités structurelles, mixtes d’apparence et de réalité, qui nous intéressent448. Ajoutons qu’à partir d’une réalité sociale donnée, prise comme point de référence, qu’il s’agisse d’un système relationnel, d’un établissement social ou d’un groupe, nous pouvons étudier, pour n’importe lequel des membres concernés, l’ensemble de ses exigences à l’égard d’autrui, ce que l’on nomme aux États-Unis clout et en U. R. S. S. blat449.
Il faut faire deux réserves d’ordre général au sujet de cette description. Premièrement, la description de la vie clandestine d’une institution totalitaire semblable à l’Hôpital Central risque de conduire à une image systématiquement biaisée de la vie qui s’y déroule. Dans la mesure où les membres se limitent aux adaptations primaires (soit que celles-ci les satisfassent, soit qu’ils se révèlent incapables de construire un univers différent), la vie clandestine se limite à peu de choses et n’a guère de signification. De surcroît, les adaptations secondaires les plus visibles sont celles qui sont les plus élaborées et les plus riches en couleurs ; or elles peuvent n’être pratiquées, comme c’est le cas à l’Hôpital Central, que par une poignée de meneurs occultes au fait de toutes les ficelles de l’institution. Leur comportement peut présenter une grande importance pour l’observateur qui cherche à découvrir les différentes manières de tirer parti de cette institution particulière et des institutions en général ; mais s’il s’intéresse au champ et à l’étendue des adaptations secondaires, il risque de négliger la manière de vivre de l’individu moyen. Une pareille étude concentre en effet l’attention sur l’activité des malades à statuts spéciaux et conduit à brosser un tableau beaucoup trop haut en couleurs de la vie du malade à l’Hôpital Central et des techniques qu’il utilise pour en modifier clandestinement les conditions.
La seconde difficulté concerne les formes de « contrôle social » et la formation des liens sociaux. Les mécanismes qui rendent possibles les échanges économiques et sociaux fournissent de toute évidence à l’individu la possibilité de compter sûrement sur les efforts des autres pour la réalisation de ses plans, ce qui assure une efficacité beaucoup plus grande aux adaptations secondaires qu’il met sur pied lui-même et pour son propre compte. Mais il va de soi que si l’on veut assurer le bon fonctionnement de ces mécanismes, il faudra exercer un certain contrôle social pour maintenir les gens dans la ligne, obtenir d’eux qu’ils demeurent fidèles aux marchés conclus et aux engagements qu’ils ont pris de procurer aux autres certains avantages ou d’avoir pour eux certains égards. Ces formes de contrôle social constituent des adaptations secondaires d’un type très particulier, sous-jacentes à un vaste complexe d’autres pratiques non officielles ou clandestines qu’elles stabilisent. Du point de vue de la vie clandestine du reclus dans une institution totalitaire, ces contrôles doivent s’exercer tant sur ses compagnons que sur le personnel.
Le contrôle du personnel par les reclus revêt des formes classiques : on s’arrange, par exemple, pour que des « accidents » arrivent à tel employé450 ; on se met d’accord pour refuser en masse tel plat au réfectoire451 ; au travail, on freine volontairement la production, on sabote les tuyauteries, les installations électriques, les systèmes de communication – autant de possibilités qui sont à la portée des reclus452. D’autres sanctions peuvent prendre la forme de railleries, individuelles ou collectives, ou encore de signes d’insubordination plus subtils : ainsi l’art tout militaire de saluer un officier contrariant du plus loin qu’on l’aperçoit, en exagérant le geste ou en le ralentissant. La menace de remettre en cause l’ensemble des mécanismes clandestins peut déclencher contre le personnel une forme extrême de riposte, telle que la grève ou la mutinerie.
On s’imagine en général que le contrôle exercé par le groupe des reclus sur ses membres est bien organisé et puissant comme dans un troupeau de kangourous, et il semble bien que, dans les prisons, la loyauté du détenu à l’égard des adaptations secondaires de ses camarades soit un des critères de base utilisés pour le définir socialement453. Mais, en règle générale, il est manifeste que les reclus n’exercent qu’un faible contrôle les uns sur les autres et l’une des caractéristiques de la vie clandestine à l’Hôpital Central paraît incontestablement l’absence d’une action visant à maintenir l’ordre clandestin454 sauf, dans une certaine mesure au quartier de sûreté de Prison Hall455.
Lorsque, dans un quartier, un malade se conduit mal, tous les malades du quartier courent bel et bien le risque de voir le régime des privations s’alourdir, et lorsqu’un malade en liberté conditionnelle s’évade et commet au-dehors un délit infamant, les conditions d’accès à ce statut se font pour un temps plus sévères pour la majorité des malades. Pourtant, bien que dans ces cas l’action d’une seule personne suffise à empêcher la totalité d’un groupe de « s’arranger » avec le personnel, il ne semble pas y avoir de représailles de la part des malades à l’encontre des trublions456. Bien plus, la « sécurité » même de la vie clandestine paraît fragile. Si un malade décidé à s’évader peut en toute sécurité confier son projet à un ou deux amis, il est exclu qu’il puisse compter sur la discrétion d’un groupe de cinq ou six personnes. L’une des raisons en est sans doute que les psychiatres posent comme principe que les malades doivent tout leur dire dans l’intérêt même de leur traitement. Par extension, plusieurs malades croient pouvoir améliorer leur statut psychiatrique en trahissant leurs amis. Il n’y a rien de surprenant dès lors d’entendre tel responsable des loisirs dire sur un ton de résignation bienveillante :
« Vous savez, ils sont comme des gosses, dès que l’un d’entre eux fait quelque chose de mal, les autres viennent me le dire ».
Il n’est pas étonnant non plus d’entendre l’un des malades les plus débrouillards déclarer :
« Pendant les Internationaux de base-ball, n’importe qui peut obtenir n’importe quel tuyau, là, juste à la porte de la cantine. Je ne joue jamais dans ce secteur-là, car il y a trop de mouchards, des Blancs aussi bien que des Noirs, et l’on ne peut jamais savoir. Si j’ai envie de placer un numéro, je passe un coup de fil et l’après-midi quelqu’un vient prendre mon pari ».
L’absence de contrôle officieux et l’absence, déjà notée, d’une solidarité de quelque envergure chez les malades se rejoignent pour prouver la faiblesse de toute organisation officieuse. Les psychiatres en rendent compte en alléguant que les malades mentaux sont, par définition, incapables de maintenir de façon suivie une ligne d’ordre et de solidarité, mais alors comment expliquer cet état d’anomie que l’on trouve dans les prisons ou dans certains camps de concentration ? Il faut donc envisager d’autres explications. On peut ainsi constater, entre autres, que les malades font preuve à l’Hôpital Central d’une solidarité défensive très réduite face aux situations critiques : au lieu de se serrer les coudes pour défendre leur statut de malade contre le monde des gens normaux, ils cherchent, en formant de petites coteries ou des groupes d’une dizaine de membres, à se faire passer pour des gens normaux en marge des autres qui sont fous. Bref, bien peu nombreux sont les malades qui tirent quelque fierté de leur état de malade457. La solidarité défensive est, d’autre part, rendue plus fragile encore du fait qu’il est difficile d’englober l’ensemble du personnel dans une seule catégorie de gens durs et intransigeants, même lorsque les conditions de vie dans le quartier y incitent constamment.
VI. Le normal et le pathologique
Dans cette description des adaptations secondaires à l’Hôpital Central, j’ai essayé d’utiliser des concepts applicables également aux adaptations secondaires pratiquées dans les autres établissements ; l’unité de description choisie répond à un souci d’analyse comparative et ne recherche pas les effets dramatiques. Le résultat c’est que, pour pouvoir établir une classification, on a découpé le flux homogène des activités des malades en petits morceaux isolés les uns des autres. On peut dès lors avoir l’impression que les malades passent tout leur temps à des ruses enfantines ou à des gestes insensés pour améliorer leur sort et qu’il n’y a rien de dissonant entre ce comportement pathétique et ce que nous pensons habituellement de la « maladie » des malades mentaux. Il faut donc préciser que, dans la pratique, presque toutes les adaptations secondaires rapportées ici sont menées à bien par les malades avec tant de détermination, d’intelligence et de sens pratique qu’une personne étrangère, une fois le contexte connu, peut se sentir chez elle au sein d’une communauté qui présente plus de ressemblances que de différences avec toutes celles qu’elle a pu connaître auparavant. C’est un lieu commun de dire qu’il n’y a pas de ligne de partage bien nette entre gens normaux et malades mentaux, mais bien plutôt un continuum qui va du citoyen bien adapté au grand psychotique. Il faut ajouter cependant qu’une fois passée la période d’acclimatation à l’hôpital psychiatrique cette notion de continuum paraît très présomptueuse. Une communauté est toujours une communauté : si elle peut paraître bizarre à ceux qui ne vivent pas en son sein, elle semble naturelle à ceux qui la fréquentent de l’intérieur (même s’ils y sont entrés sous la contrainte). Le système des rapports que les malades nouent entre eux n’est pas sans intérêt pour le chercheur qui y trouve l’illustration de ce qu’est une association humaine ; même si cette association est de celles dans lesquelles il faut éviter de vivre, elle doit figurer dans son fichier au même rang que tous les types d’association dont il a pu avoir connaissance.
330 Cf. Cantine and Rainer, op. cit., p. 42.
331 Cf. Frank Norman, Bang to Rights, Londres, Secker & Warburg, 1958, p. 90.
332 Ibid., p. 92.
333 Cf. George Dendrickson and Frédéric Thomas, The Truth About Dartmoor, Londres, Gollancz, 1954, p. 172.
334 Ibid., p. 172-173.
335 Comparer avec l’équivalent dans la marine (Melville, op. cit., p. 189) :… « Le chapeau de toile goudronnée, dur, résistant, massif, que l’on porte sur les bateaux de guerre conformément aux règlements maritimes est assez raide lorsqu’il est neuf pour que l’on puisse s’asseoir dessus, et effectivement le matelot l’utilise parfois comme siège au lieu de s’asseoir sur ses poings ».
336 Pour un exemple britannique, cf. Dendrickson and Thomas, op. cit. p. 66.
337 À l’Hôpital Central, parmi les nombreux malades atteints de mutisme complet, ou d’incontinence, ou ayant des hallucinations ou tel autre symptôme classique, il en est peu, autant que j’ai pu m’en rendre compte, qui aient la témérité de jeter systématiquement et de propos délibéré leurs cendres sur le plancher ; peu aussi refusent de faire comme tout le monde pour manger, aller à la douche, se coucher ou se lever à l’heure. Dans toutes les salles, en deçà des manifestations nettement psychotiques, il existe un fond une routine de quartier auquel tout le monde se plie.
338 Cf Kathryn Hulme, The Nun’s Story, Londres, Muller, 1956, p. 33. Norman (op. cit., p. 87) relate qu’à la prison britannique de Camp Hill, profitant du relâchement de la discipline au moment de Noël, les homosexuels se maquillaient avec de la poudre dentifrice et se rougissaient les lèvres avec une teinture obtenue en mouillant la couverture des livres.
339 La note 339, qui expliquait ici l’organisation du « système des quartiers » a été déplacée dans la seconde étude, à la place où il est fait pour la première fois mention de la disposition interne des hôpitaux américains. Cf. p. 1, supra (N. d. T.).
340 La connaissance des habitudes des gardiens tient une grande place dans nombre de récits romancés d’évasions. Cette connaissance des habitudes peut également être associée dans l’expérience réelle aux situations les plus tragiques, comme Kogon (op. cit., p. 180) le montre lorsqu’il relate un expédient des déportés de Buchenwald pour faire face à la réduction ou au retrait de leurs rations : « Quand un déporté mourait à l’intérieur du camp, on gardait l’événement secret, le cadavre était tiré, ou porté, par un ou deux hommes jusqu’à l’endroit où l’on distribuait le pain et les deux « aides » se faisaient délivrer sa ration. Le corps était ensuite simplement jeté n’importe où sur la place d’appel ».
341 Comparer avec l’expérience des camps de concentration (Kogon, op. cit., p. 111) : « Ils étaient des centaines qui, de temps en temps, essayaient de fouiller les seaux d’ordures pour y chercher quelque débris mangeable, qui ramassaient les os et les faisaient bouillir ».
342 Une bonne partie des objets de rebut avec lesquels les garçons des petites villes meublent leur univers provient des dépôts d’ordures de tous genres. L’interprétation psychanalytique de ces activités plus ou moins anales ne manque pas d’intérêt, mais peut-être relève-t-elle aussi combien est grande la distance ethnographique qui la sépare des sujets dont elle prétend interpréter la conduite.
343 Cf. par exemple Kogon, op. cit. p. 137. Dans tous les camps de concentration où les « politiques » avaient une certaine influence, ils transformaient l’hôpital du camp, où les S.S. se livraient à des scènes d’horreur effrayantes, en un poste de secours pour d’innombrable prisonniers. On ne s’occupait pas seulement de soigner et de guérir ceux qui étaient vraiment malades ; des prisonniers en bonne santé, mais menacés de mort ou de transfert dans un camp d’extermination, étaient inscrits clandestinement sur la liste des malades pour les soustraire aux griffes des S.S. Dans les cas extrêmes lorsqu’ils n’y avaient plus rien à faire, les hommes en danger pouvaient « mourir » pour revivre sous le nom de déportés qui étaient réellement morts.
344 Dans une section de l’hôpital, il se trouve un nombre considérable de malades-hommes, entré à une époque où le travail était rare, qui, dans la mesure où ils sont pratiquement coupés des nouvelles du monde extérieur, croient encore que l’hôpital est une « bonne affaire ». J’ai entendu l’un d’eux dire en recevant son dessert gratuit : « Vous n’avez pas un flan aux pommes de cette taille là pour 25 centimes, non, c’est impossible ». Il serait encore possible d’étudier, dans les hôpitaux psychiatriques cette apathie et cette recherche d’une place sûre qui caractérisent les années de dépression et qui se sont conservées comme embaumées dans l’ambre de l’institution.
345 Pour un homme de la classe inférieure, qui porte le stigmate d’« ancien interné » et qui doit se contenter d’un travail pour lequel l’expérience professionnelle ou l’ancienneté ont peu d’importance, le fait de venir dans un hôpital psychiatrique dont il connaît les ficelles et où il compte des amis parmi les surveillants ne constitue pas une grande perte. On prétend que certains de ces anciens malades gardent sur eux une carte signalant leur passé médical ; s’ils sont arrêtés par la police sous un chef d’accusation quelconque, ils exhibent leur carte médicale pour tenter d’infléchir leur sort. Les malades que j’ai connus prétendaient cependant que, sauf s’il s’agissait d’une accusation d’assassinat, l’hospitalisation était, dans l’ensemble, un piètre moyen de se tirer d’affaire : en prison, on connaît la sentence, on peut gagner un peu d’argent et de plus en plus on peut regarder la télévision. Il me semble cependant que ces jugements trahissent en fait une attitude d’hostilité à l’égard du personnel, sauf dans les hôpitaux qui comportent, comme l’Hôpital Central, un bâtiment spécial pour les « aliénés criminels ».
346 En bonne doctrine psychiatrique, nous l’avons vu, ces raisons que l’on se donne pour tirer parti de l’hospitalisation peuvent s’interpréter comme des symptômes d’un « réel » besoin de traitement psychiatrique.
347 J’ai souvent entendu les surveillants blancs de l’ancien style et les malades de la même école grommeler lorsqu’il leur arrivait de voir un noir flirter avec une femme blanche. À l’opposé de cette ancienne école et, socialement parlant, d’une autre époque, la direction de l’hôpital a rompu avec la pratique de la ségrégation à l’admission et dans les services de gériatrie et commencé à le faire dans les autres services ; de même, les petites coteries influentes de malades, constituées de jeunes, sont plus soucieuses, apparemment, d’être « dans le vent » que de passer pour racistes.
348 On peut évidemment retrouver l’ensemble de ces thèmes dans tous les groupes marqués d’un stigmate. Il y a une certaine ironie à constater que, lorsque les malades disent : « Nous sommes seulement différents des gens normaux, c’est tout », ils ne se rendent pas compte – pas plus que tous ceux qui, comme eux « dévient par rapport à la normale » – que, parmi les opinions répandues dans les groupes ainsi marqués, il en est peu qui soit aussi stéréotypés, prévisibles et « normales ».
349 Aucune malade-femme ne se mêle à ce groupe. Notons en passant que les enfants des médecins logés à l’hôpital forment la seule catégorie sociale de non-malades à ne pas clairement marquer de distance de caste à l’égard des malades. Je ne sais pourquoi.
350 Cf. Heckstall-Smith, op. cit. p. 65.
351 Comparer avec le cas d’un hôpital psychiatrique britannique, décrit in D. Mc. I. Johnson et N. Dodds eds., The Plea for the Silent, Christopher Johnson, Londres, 1957, p. 17-18. « Très tôt j’avais formé équipe avec les deux personnes relativement saines d’esprit de cette salle de trente malades ou plus, dont le jeune homme que j’ai cité plus haut ; le chef accepta rapidement mon aide à la cuisine et j’eus, en récompense, deux tasses de thé supplémentaires par jour ». un exemple supplémentaire du même genre, mais dans un camp de concentration cette fois, est donné in Kogon, op. cit. p. 111-12 : « et au-delà de l’enceinte des barbelés, les chiens que possédaient la plupart des officiers S.S. étaient nourris de viande, de lait, de céréales, de pomme de terre, d’œufs et de vin rouge ; régime si délicat, en vérité, que bien des déportés affamés profitaient de toutes les occasions qui leur étaient données de travailler au chenil dans l’espoir de mettre de côté une partie de la nourriture des animaux ». Autre exemple dans la description faite par Don Devault de la prison de Mc Neil Island, Cantine and Rainer, op. cit. p. 92 : « Ce qui améliorait pas mal la situation alimentaire, c’était d’être affecté à l’équipe chargée de la cueillette des fruits dans le verger. Nous avions là tous les fruits que nous pouvions manger, et nous en rapportions beaucoup aux autres prisonniers. Il était bon aussi d’être affecté, ensuite, à l’équipe d’entretien. Nous pouvions ainsi monter dans le poulailler pour fixer le grillage et en profiter pour faire cuire un œuf, ou entrer à la cuisine pour réparer l’évier et nous faire offrir, quand personne ne regardait, un hamburger frit par les cuisiniers, voire une bouteille de lait supplémentaire ». Heckstall-Smith, ancien prisonnier de la prison britannique de Wormwood Scrubs écrit op. cit., p. 35 : « Je passais la plupart de mon temps à planter des choux et à sarcler les carrés d’oignons de printemps. Comme nous ne voyions jamais un légume frais, je mangeai, dans les premiers jours, tant d’oignons, que je finis par craindre que les gardiens ne repérassent les trous dans les rangées ».
352 De la même façon qu’un fanatique du cinéma peut devenir ouvreur et en tirer un profit extra-monétaire.
353 On doit noter que, même si ces divers efforts révèlent un esprit d’initiative assez poussé, l’usage personnel de matériaux ou d’outils décrit par Dalton (op. cit. p. 199, sq.) dans un établissement industriel et dans un établissement commercial se fait sur une échelle et avec une prodigalité qu’il est bien difficile, pour les reclus des institutions totalitaires, d’approcher. On pourrait trouver des réalisations de ce type encore bien plus achevées en se référent à la grande opération de « réorganisation » menée par l’armée américaine à Paris, à la fin de la phase européenne de la Seconde Guerre Mondiale.
354 La littérature consacrée aux institutions totalitaires réserve quelques bons exemples. Les détenus apprécient quelques fois le travail à la ferme ou à la carrière, même en hiver, pour l’air frais et l’exercice qu’il leur procure, (Dendrickson and Thomas, op. cit. p. 60), ou même les cours de mécanique générale par correspondance parce que cela les aide à préparer leur évasion (Thomas Gaddis, Burdmann of Alcatraz, New York, New American Library, 1958, p. 31) ou les cours de droits, pour apprendre à présenter eux-mêmes leur dossier, ou les cours artistiques, afin de pouvoir s’emparer du fruit frais qui sert de modèle. (J. F. N. 1797 « Corrective Training » Encounter X, May 1958, p. 17). Kogon (op. cit., p. 83) suggère, à partir du travail concentrationnaire : « Dans tous les détails du travail, les préoccupations des prisonniers s’orientaient d’abord vers deux buts : un abri et du feu. On assistait alors, l’hiver, vers une véritable ruée sur certains emplois particulièrement enviables. On corrompait les chefs d’équipe avec d’énormes pourboires pour obtenir un travail auprès d’un feu, même en plein air. »
355 Évidemment, la maladie simulée est un thème familier dans les institutions totalitaires : « Mais en dépit de tout cela, de l’obscurité et de l’atmosphère confinée de l’infirmerie où les malades présumés devaient se contenter de rester enfermés jusqu’à ce que les médecins les eût déclarés guéris, il arrivait souvent, surtout lorsque le mauvais temps se prolongeait, que les pseudo-malades acceptassent la monotonie de ce séjour triste à l’hôpital pour échapper aux travaux épuisants et aux vareuses trempées » (Melville, op. cit., p. 313).
356 Ce devait-être assez rare : le choc insulinique est extrêmement pénible, dangereux (~1 % de décès), provoque des lésions cérébrales et l’obésité, sans parler de son efficacité thérapeutique absolument nulle. (Note de psycha.ru)
357 Norman (op. cit. p. 64), dans son style particulier, l’exemple d’une prison britannique : « le défilé des malades est la plus grosse fumisterie que l’on puisse voir. Sur les vingt hommes de la liste, il y en a peut-être un qui a attrapé quelque chose ; presque tous les types sont là ou bien parce qu’ils n’ont pas envie d’aller au travail ce matin-là, ou bien parce qu’ils ont donné rendez-vous à quelqu’un d’un autre bâtiment qui se sera fait porter malade lui aussi. C’est un des seuls lieu sûr de rendez-vous. Dans certaines très grosses tôles, vous pouvez avoir un copain dans un secteur, vous trouver dans un autre et ne le voir jamais, pas plus qu’il ne vous verra pendant tout votre temps, même si vous restez là tous les deux pendant des années. Alors vous devez vous arranger comme ça, et vous pourrez vous voir ».
358 Les chapelles des prisons sont parfois, semble-t-il, des lieux de rencontres d’homosexuels, ce qui vaut à la religion une mauvaise réputation (Cf. par exemple Dendrickson and Thomas, op. cit. p. 117-18).
359 On pourrait en dire autant des cellules de prisons (Cf. par exemple Norman, op. cit. p. 32). Pour certains chefs de famille, la femme et les enfants produisent le même effet repoussoir, qui conduit les hommes à sortir pour jouer aux boules, boire, aller à la pêche, assister à des conférences ou se livrer à toute autre activité, à condition qu’elle se déroule au-dehors. Si ces activités étaient envisagées seulement en elles-mêmes, il serait difficile de comprendre les satisfactions qu’elles procurent.
360 Un exemple typique apparaît dans l’enthousiasme avec lequel les détenus ont manifesté leur ardeur religieuse lorsque les aumôneries ont été créées dans les prisons américaines. Cf. H. E. Barnes & N. K. Teeders, New Horizons in Criminology, Seconde édit. New York, Prentice Hall, 1951, p. 732.
361 L’étude de l’utilisation sociale de l’espace a été récemment relancée par les travaux de certains spécialistes de l’éthologie animale comme H. Hediger et Konrad Lorenz. On pourra lire, par exemple, l’article très intéressant de Robert Sommer « Studies in personnal space », Sociometry, XXII, 1959, p. 247-60 et H. F. Hellenberger, « Zoological garden and mental hospital », Canadian Psychiatric Association Journal, V, 1960, 136-49.
362 Cf. Ivan Belknap, Human Problems of a State Mental Hospital, New York, Me Graw-Hill, 1956, p. 179-80.
363 L’exemple d’une prison américaine est donné dans Alfred Hassler, Diary of a Self-Made Convict, Chicago, Regnery, 1954, p. 123 : « Quelques minutes plus tard le gardien fait son compte, et à ce moment-là, chaque homme est censé se tenir debout à la porte de sa cellule, entièrement habillé. Mais comme le gardien se contente de jeter un coup d’œil par la fenêtre, il est assez facile pour le détenu d’enfiler sa chemise et, en se tenant près de la porte, de présenter l’apparence désirée ».
364 En français dans le texte.
365 « À cor et à cri ».
366 Cf. Cari Salomon, « Report from the Asylum » in G. Geldman et M. Gartenberg, The Beat Generation and the Angry Young Men, New York, Dell publish Co. 1959, p. 177-78.
367 Melville, en décrivant la vie à bord d’une frégate donne un bel exemple de zone franche : « En dépit de l’espèce de communisme domestique auquel les matelots sont condamnés sur un navire de guerre et du caractère public que prennent les actions, même les plus intimes et les plus secrètes par nature, il reste pourtant un ou deux coins où l’on peut parfois se faufiler pour quelques instants et être presque seul. Il y avait d’abord le porte-haubans, où je me rendais parfois, pour me laisser aller aux méditations inspirées par les latitudes tropicales, lorsque le navire glissait agréablement sur le chemin du retour. Lorsque j’en avais assez du vacarme des filins de la hune, c’est là que je me reposais, si l’on ne me dérangeait pas, en tirant tranquillement la philosophie de tout ce que j’avais appris.
Le porte-haubans est cette petite plate-forme, au-dessus de la cale, juste à la base des haubans qui descendent majestueusement des trois têtes de mâts jusqu’aux bastingages. Là, un officier pouvait, une fois son travail terminé, s’accorder une heure de détente, à fumer un cigare pour débarrasser ses favoris de la fumée sale de la poudre à canon.
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Mais, bien que le balcon arrière et la galerie de poupe aient disparu à bord des navires de guerre, le porte-haubans demeure et l’on ne peut imaginer retraite plus agréable. Les blocs et aiguillettes énormes qui forment le support des haubans divisent cette plate-forme en une multitude de petits sanctuaires, recoins, niches et autels où l’on peut s’étendre paresseusement, à bord et pourtant bien loin du navire. Mais, dans cet univers qu’est le bateau de guerre, les concurrents ne manquent pas pour partager une bonne chose. Souvent, tandis que j’étais confortablement installé dans l’un de ces petits recoins, laissant errer mon regard sur l’horizon et pensant à Cathay, je me suis brusquement trouvé tiré de mon repos par quelque vieux canonnier qui venait de peindre un lot de « marmottes » et voulait les mettre à sécher.
À d’autres moments, c’était l’un des experts en tatouage qui se hissait par-dessus le bastingage suivi de son client ; alors je voyais s’allonger un bras ou une jambe nus et commençait, juste sous mes yeux, le travail déplaisant de l’aiguille sous la peau. Ou bien c’était un groupe de loups de mer qui, faisant irruption avec leur nécessaire ou leur sac marin et des piles de vieux pantalons à raccommoder, violaient ma retraite et, s’installant en cercle pour une séance de couture, me chassaient par leurs bavardages.
Mais un jour – c’était un dimanche après-midi –, j’étais allongé confortablement dans une petite niche particulièrement abritée du soleil et isolée, entre deux aiguillettes, lorsque j’entendis une voix basse et suppliante. Jetant un coup d’œil par les fentes étroites ménagées entre les cordages, j’aperçus un vieux matelot, à genoux, le visage tourné vers la mer, les yeux fermés, qui priait avec la ferveur la plus ardente ».
368 Dans d’autres institutions, les toilettes jouent un rôle identique. On trouvera chez Kogon (op. cit., p. 51) cette description d’un camp de concentration : « Lorsqu’un camp se trouvait entièrement équipé, on installait parfois une salle d’eau et des latrines ouvertes, à raison d’une toutes les deux ailes. C’est là que les prisonniers fumaient en cachette lorsqu’ils en avaient la possibilité, car il était formellement interdit de fumer dans les baraquements ». Même description à propos d’une prison chez Heckstall-Smith (op. cit. p. 28) : « dans l’atelier de fabrication des sacs à courriers, comme dans tous les autres, il y avait des W. C. ou les hommes passaient, semble-t-il, autant de temps que possible. Ils s’y rendaient pour fumer en cachette ou simplement pour rester assis et se dérober au travail, car il est rare, en prison, de trouver un homme qui éprouve le moindre intérêt pour le travail qu’il fait ».
369 Cf. un exemple tiré de la vie à bord chez Melville (op. cit. p. 363-64) : « Sur le navire de guerre la cuisine ou cokerie qui se trouve sur la batterie est le grand centre de commérages et de renseignements pour les marins. Ils s’y rassemblent pour bavarder la demi-heure qui suit chaque repas. Pourquoi cet endroit et ce moment ? Parce que c’est seulement après les repas et seulement au voisinage de la cuisine que les matelots ont le droit de savourer une cigarette ». Dans les petites villes américaines, l’entrée de certaines boutiques peut avoir, pour certaines catégories sociales, la même fonction. (Cf. par exemple la bonne description de James West, Plainville, U.S.A., New York, Columbia University Press, 1945, p. 99-107, « loafing and Gossip Groups »).
370 Ce règlement illustre bien l’esprit d’humanité et de libéralisme qui caractérise certains aspects de la vie à l’Hôpital Central. On pourrait présenter une description complète de l’hôpital à partir de cette optique libérale et des journalistes l’ont effectivement fait. En prenant connaissance d’une première ébauche de mon étude, le médecin-chef de l’époque me fit remarquer que, sans discuter l’exactitude des détails, il pouvait contester le résultat global en s’appuyant sur des assertions tout aussi vraies, et favorables à l’hôpital. C’est exact. La question, cependant, est de savoir si les dispositions libérales de l’administration hospitalière affecte la vie d’une poignée seulement de malades, et occasionnellement, ou si elles inspirent de façon constante et profonde l’organisation responsable de la vie de tous les malades, sous tous ses aspects.
371 En dehors des institutions totalitaires, ainsi que nous l’avons précédemment indiqué, des zones franches comme les parcs municipaux peuvent rassembler des individus venus de très loin. On trouvait à Londres, jusqu’au XVIIIe siècle, des zones franches qualifiées de sacrées (sanctuaries) où les voleurs poursuivis étaient parfois prémunis contre toute arrestation (Cf. L. O. Pike, History of Crime in England, 2 vol., Londres, Smith Elder & Cie, 1876, Vol. II, p. 252-54.
372 On peut ajouter qu’en interdisant aux malades certains endroits, comme les appartements du personnel célibataire, on permet au personnel de se « détendre » loin des contraintes que la présence des malades fait peser sur son comportement.
373 Occupational therapy : Voir N. d. T., première étude, p. 1, supra (N. d. T.).
374 T. L. C. : Tender loving care, dans l’argot médical américain : référence à la valeur thérapeutique du « maternage » par les infirmières (N. d. T.).
375 C’est une curieuse constatation que de trouver de telles zones franches bien souvent dans le voisinage immédiat de personnages officiels dont la fonction, entre autres, est d’assurer la discipline au sein de larges secteurs géographiques. Par exemple, dans les petites villes, les ivrognes se réunissent parfois dans les jardins du palais de justice, jouissant là, dans une certaine mesure, du droit de former un groupe d’oisifs qui leur est refusé dans les rues principales. Cf. Irwin Deutscher, « The Petty Offender : A Sociological Alien », Journal of Criminal Law, Criminology and Police Science, XLIV, 1954, p. 595 et sq.
376 Cette notion de territoire est illustrée par la division bien connue de Chicago en zones dont chacune était le domaine d’un gang. « Si les lourdes pertes occasionnées par la guerre de la bière n’aboutirent pas à l’extermination des gangsters, comme l’espéraient avec beaucoup d’optimisme nombre de citoyens disciplinés, elles amenèrent, pour différentes raisons, les chefs de gangs à faire la paix et à se mettre d’accord pour définir le territoire dans les limites duquel chaque gang ou syndicat pouvait opérer sans craindre de concurrence, avec interdiction d’empiéter sur le territoire des autres ». John Landesco, « Organized Crime in Chicago », Part III of The Illinois Crime Survey, 1929, p. 931. Un autre type de territoire qui a récemment attiré l’attention est le « secteur » des blousons noirs. Le concept de territoire a d’abord été emprunté à l’éthologie et en particulier à l’ornithologie. Il désigne la zone qu’un animal (ou un groupe d’animaux) défend en général contre les intrusions de mâles de la même espèce ; les limites de cette zone sont très variables : elle peut aller du simple nid ou de la tanière de l’animal jusqu’à son « domaine » (« home range ») tout entier, c’est-à-dire la zone dans laquelle l’animal évolue régulièrement. Sur ce « domaine », certains lieux ont une fonction spécialisée, il y a les endroits où l’on élève les petits, ceux où l’on boit, où l’on se baigne, où l’on se frotte, etc. (Cf. W. H. Burst « Territoriality and Home Range Concepts As Applied to Mammals », Journal of Mammology, XXIV, 1943, p. 346-52 ; H. Hediger, « Studies of the Psychology and Behaviour of Captive Animals in Zoos and Cireuses », Butterwortbs Scientific Publications, p. 16-18 ; C. R. Carpenter « Territoriality : A Review of Concepts and Problems » in A. Roe et G. C. Simpson, Behavior and Evolution, New Haven, Yale University Press, 1958, p. 224-50). Concernant le concept de territorialité, je dois beaucoup à l’aide qu’Irven De Vore m’a apportée.
377 L’existence de dispositions semblables est signalée dans d’autres rapports sur les hôpitaux psychiatriques (Belknap, op. cit. p. 173) : « Les W. C., la garde-robe et les placards à balais étaient, sauf à certaines heures, zones interdites pour la plupart des malades. Un groupe de malade sélectionné avait cependant accès à la garde-robe et, dans certaines conditions, aux placards ». Les prisons sont bien sûr célèbres pour les facilités de ce genre qu’elles procurent. Voir l’exemple britannique donné par Hecktall-Smith (op. cit. p. 70) : « Au bureau des affaires éducatives, j’avais de multiples facilités pour parler librement et à cœur ouvert avec les autorités de la prison. Là, notre position était en quelque sorte unique en son genre. On nous faisait parfaitement confiance, nous pouvions aller et venir à notre convenance et n’étions placés sous aucune surveillance directe ; nous travaillions seuls et gardions les clefs du bureau dans notre poche. En outre, c’était la tâche qui offrait les conditions les plus confortables de la prison, car dans ce bureau nous avions la radio, et, l’hiver, un poêle ronflant ».
378 La formation de territoire réservés de ce genre est naturellement très fréquente dans toute la vie normale. On peut l’observer dans la disposition des clôtures à Ascott ou dans la barrière de chaises qu’improvisent les musiciens qui doivent jouer à un mariage (Cf. Howard S. Becker, « The Professional Dance Musicien and His Audience », American Journal of Sociology, LVII, 1951, p. 142).
379 Sur le concept de « nidation », Cf. E. S. Russel, The Behaviour of Animals, 2e édition, Arnold, Londres, 1938, p. 69-73. Hediger op. cit., p. 21-22. II est parfois difficile de faire un partage net entre refuges du genre « nid » et territoires réservés. Par exemple, dans le monde particulier des jeunes garçons américains, une hutte, un fort ou une cave édifiés dans la cour sont censés constituer un domaine privé où les camarades ne viennent que s’ils sont invités, l’invitation tombant si les relations s’altèrent. Le même genre de construction sur un terrain vague est censé appartenir à la bande.
380 Les refuges constituent l’un des emplacements spécialisés que l’on rencontre souvent à l’intérieur du « domaine » des animaux.
381 Outre le travail qu’il faut fournir pour obtenir une chambre individuelle, cette solution présente d’autres inconvénients. Dans la plupart des quartiers, les chambres sont fermées à clef dans la journée, si bien que, chaque fois que le malade veut y rentrer, il doit le demander au personnel qui en a la garde et s’exposer à un refus ou à un mouvement d’impatience de sa part. En outre, certains malades trouvent que ces pièces ne sont pas aussi bien aérées que les grands dortoirs et qu’elles accusent de grands écarts de température, si bien que pendant les mois les plus chauds ils essaient de réintégrer le dortoir.
382 Le petit coin pour s’asseoir, si important dans la littérature facile consacrée au club, a aussi sa place dans les ouvrages relatifs aux hôpitaux psychiatriques : « Je couchais dans ce quartier depuis plusieurs mois. Pendant la journée nous occupions une salle de jour agréable, vaste et bien cirée, dotée de fauteuils confortables. Parfois nous y restions assis pendant des heures sans parler. Il n’y avait pas un bruit, sauf lorsque de temps en temps une ancienne se battait avec une nouvelle qui occupait la chaise qu’elle s’était attribuée de droit » (Johnson and Dodds, op. cit., p. 72).
383 Partout où les individus ont un emplacement de travail fixe, un bureau, guichet, tour, ils tentent, avec le temps, de s’assurer confort et indépendance en s’entourant de tout ce qui fait un chez-soi. Une nouvelle fois, je prendrais mon exemple de la fausse d’orchestre : « Une fois qu’un spectacle est lancé, la fosse prend une allure douillette et familiale. Les musiciens fixent des crochets pour suspendre leur cor pendant l’entracte ainsi que des casiers et des étagères pour leur musique, leurs livres et tout leur attirail. Une pratique courante consiste à fixer sur le pupitre avec la tige recourbée d’un porte-manteau, une petite boite en bois très pratique pour poser du papier, des crayons, du chewing-gum et des lunettes. Le groupe des instruments à corde de l’orchestre de West Side Story avait réussi à donner à son installation la note la plus intime en accrochant des gravures de vedettes (invisibles du public) sur la partie inférieure du rideau qui tombait de la balustrade. Certains musiciens apportaient même de petits postes de radio portatifs afin, le plus souvent, de suivre leur sport favori » (Ottenheimer, op. cit.).
384 Les niches écologiques – encadrements de portes, tentes faites d’une couverture – se rencontrent aussi chez les enfants abandonnés comme l’a signalé, par exemple, Bruno Bettelheim : « Feral Children and Autistic Children », American Journal of Sociology, LXIV, 1959, p. 458 : « D’autres encore se construisent des tanières dans les coins sombres ou les placards, ne dorment nulle par ailleurs, préfèrent y passer toute la journée et toute la nuit ».
385 Pour voir ce qui se passerait, j’attendis qu’un soir la seconde chaise eut été transportée dans un autre coin de la pièce et, avant l’arrivée du malade, je m’assis sur sa chaise, avec l’air de quelqu’un qui lit innocemment. Lorsque le malade arriva à l’heure habituelle, il me lança un long regard calme. J’essayais de me comporter comme quelqu’un qui ne sait pas qu’on le regarde. Ne parvenant pas à me rappeler de cette façon où j’étais assis, le malade examina la pièce pour voir où se trouvait la seconde chaise confortable, la trouva et la ramena à sa place habituelle près de l’endroit où j’étais assis. Puis il me dit d’un ton respectueux, dépourvu d’agressivité : « cela ne te ferait rien, mon garçon, de changer de chaise et de me laisser celle-ci ? » Je changeai de place, mettant fin à l’expérience.
386 Quelques malades essaient de se construire des nids de ce genre dans les parties boisées du parc, mais le personnel responsable du parc s’empresse de les démolir.
387 Bien sûr des milieux culturels différents du nôtre connaissent également ce genre d’endroits où l’on met ses objets personnels en sécurité. Cf. par exemple John Skolle, Azalaï, New York, Harper & Bros, 1958, p. 49 : « Les Touaregs transportaient toutes leurs affaires dans des sacs de cuir. Ils fermaient ceux qui contenaient des objets de valeur avec des cadenas dont le système était tel qu’il fallait parfois trois clés pour l’ouvrir. Ce procédé en tant que mesure de précaution pouvait sembler singulièrement inefficace dans une société où tout homme portait un poignard et pouvait, s’il le désirait, entaillé le sac de cuir sans se préoccuper de sa fermeture. Personne, cependant, ne pensait à le faire, le cadenas était universellement respecté comme symbole de la propriété privé »
388 Thomas Merton The Seven Storey Moutain, New York, Harcourt, Brace and Company, 1948.
389 Melville, op. cit., p. 47.
390 Cf. l’exemple d’une prison américaine, tiré de Hassler, op. cit., p. 59-60 : « Juste en face de moi se trouve le plus illustre occupant du dortoir, Nocky Johnson, ex-magnat de la politique d’Atlantic City et si ma mémoire est bonne, concessionnaire de la plupart des activités sordides de cette ville. Nocky est un homme d’une soixantaine d’années, grand et massif. Le rang qu’il occupe dans la hiérarchie de la prison s’impose au premier coup d’œil par la demi-douzaine de belles couvertures de laine empilées sur son lit (nous autres, n’en avions que deux, et de qualité médiocre) et par la serrure de son placard dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle est « de trop » au milieu de ce menu fretin. Mon voisin, condamné pour détournement de fonds, me dit que les gardiens n’inspectent jamais les affaires de Nocky comme ils le font pour les autres. Le coup d’œil que j’ai pu jeter à l’intérieur de son placard me le montra bourré de cartouches de cigarettes, principale monnaie d’échange dans ce sanctuaire où l’argent n’existe pas ».
391 Qu’il soit bien entendu qu’il y a nombre de sérieuses raisons d’ordre administratif, aussi bien que médical, pour priver ainsi les malades de leurs biens personnels. Notre propos n’est pas ici de juger de l’opportunité de ces décisions.
392 Johnson and Odds, op. cit., p 86.
393 La littérature policière à quatre sous est fertile en cachettes portatives bien connues : faux talons, valises à double fond, suppositoires, etc., utilisées surtout pour « planquer » pierres précieuses et stupéfiants. Dans les romans d’espionnage, on trouve la description de planques beaucoup plus astucieuses.
394 Brendan Behan, dans Borstal Boy, Londres, Hutchinson, 1958, p. 173, décrit la réaction d’un détenu anglais devant le casse-croûte que l’on sert en prison à ceux qui assistent à la messe : « Je vais vous dire une chose, dit Joe, en éteignant son mégot et en le mettant dans sa cachette – un morceau de toile cousu à son pan de chemise –, ça, ce n’est pas l’Église anglicane qui vous le donnera ! ». Une fois de plus, nous trouvons dans Melville, op. cit., p. 47, un bon exemple de cet aspect de la vie clandestine : « Sur un navire de guerre, vous n’avez rien où vous puissiez mettre quelque chose en dehors de votre sac et de votre hamac. Si vous posez un objet par terre, le temps de tourner le dos, il y neuf chances sur dix pour qu’il disparaisse. Mais moi, lors de l’élaboration de mes tout premiers plans, en réfléchissant à la coupe et à l’agencement de ma fameuse vareuse blanche, j’avais pensé sérieusement à ces inconvénients et résolu de les éviter. Je décidai que ma vareuse ne devrait pas seulement me tenir au chaud, mais qu’elle serait bâtie de façon à contenir une ou deux chemises, un pantalon, et diverses bricoles – entre autres, nécessaire de couture, livres et biscuits. Dans ce but, je l’avais munie de toutes sortes de poches, garde-manger, garde-robes, placards. Les pièces principales, au nombre de deux, étaient situées dans les basques et on y accédait de l’intérieur par une entrée large et avenante. Deux autres, plus petites, étaient ajustées sur la poitrine et communiquaient par des ouvertures escamotables, si bien qu’en cas de besoin, pour recevoir des objets encombrants, elles pouvaient n’en faire qu’une. Il y avait aussi plusieurs recoins invisibles, derrière les doublures, au point que ma vareuse, comme un vieux château, était pleine d’escaliers tournants, de réduits, de cryptes et de cabinets mystérieux et, comme un secrétaire intime, elle abondait en petites cachettes et en petits repaires secrets et douillets pour cacher les trésors. À tout cela, il fallait ajouter quatre vastes poches extérieures, les deux premières pour y glisser des livres lorsque l’on me tirait brusquement de mes études pour m’envoyer à la grande vergue, les deux autres pour mes moufles que j’avais constamment sur moi, pour pouvoir les enfiler durant les froides nuits de garde ».
395 La description des planques ingénieuses aménagées dans toutes les institutions totalitaires et, plus précisément, dans les prisons, est très édifiante. Cf. le récit d’un objecteur de conscience gardé en cellule, Cantine et Rainer, op. cit., p. 44 : « Les camarades m’apportaient clandestinement à manger, du mess des officiers – fromage des officiers, œufs des officiers. Ils me passaient des pâtisseries et des bonbons. À plusieurs reprises, un garde sentit l’odeur d’un fromage fort et fouilla la cellule de fond en comble. Le fromage était rangé sur une étagère que j’avais aménagée sous le plateau de la table. Le garde, perplexe, reniflait, cherchait… On ne découvrit jamais ni l’étagère secrète ni le fromage. » Un détenu dans une prison britannique raconte la tentative d’évasion du joueur de tambour qui s’était fait serrurier (Dendrickson et Thomas, op. cit., p. 133) : « Jacobs courut vers l’atelier et introduisit sa clef dans la serrure. Le gardien s’élança à sa poursuite. Au moment où Jacobs tournait la clef, une main s’abattit lourdement sur son épaule. Il fut reconduit honteusement à sa cellule. Il s’ensuivit une fouille monstre, comme il n’y en avait jamais eu, et une des vieilles énigmes de Dartmoor se trouva enfin résolue : la cachette de cet homme. On découvrit tout un arsenal de limes, de lames de scie, de ciseaux, de clefs, un marteau et bien d’autres choses suspendus par des bouts de ficelle à l’intérieur de son tambour ».
396 Cf, par exemple, Reid, op. cit., et Eric Williams, The Woodett Horse, New York, Berkeley Publishing Corp., 1959.
397 Je ne crois pas qu’il y ait beaucoup de systèmes de transport qui ne soient un jour ou l’autre utilisés de manière illégitime, témoin l’utilisation des transports de marchandises, qui est devenue une véritable institution américaine, ou encore la pratique de l’auto-stop. Dans le Nord canadien, pendant l’hiver, avant que l’emploi des camions ne se fût généralisé, le principal moyen de transport sur les longues distances était de « stopper » un traîneau tiré par des chevaux. Il est intéressant de noter que ces formes courantes de transports parasitaires, qui constituent autant d’adaptations secondaires, intéressent toute une vaste organisation sociale, ville, région, parfois même pays tout entier.
398 Cf. par exemple la récente monographie de Neville William, Contraband cargoes, Toronto, Longmans, 1959.
399 Pour les techniques de trafic d’alcool à bord d’une frégate, voir Melville, op. cit., p. 175-76. Des faits semblables s’observent en grand nombre dans les prisons, par exemple Dendrickson et Thomas, op. cit., p. 103 : « Les difficultés qui règnent à Dartmoor pour se procurer de la lecture sont un peu atténuées par l’existence d’une petite escadrille de livres que nous appelons volants. Ce sont des livres qui, d’une façon ou d’une autre, sont sortis de la bibliothèque sans avoir été inscrits sur la fiche d’un détenu. D’autres ont été introduits en fraude de l’extérieur. Ces livres – pour la plupart des Peter Cheyney – mènent une existence furtive, clandestine, comme des escrocs aux abois. Ils circulent de main en main sous le couvert des chemises ou des vestes, ils atterrissent mystérieusement dans une cellule au moment où l’homme de couloir fait sa visite, ils se glissent sous les tables, à l’heure des repas, ils se cachent en haut du réservoir d’eau dans le petit coin, et dans l’éventualité d’une fouille surprise, il n’est pas rare de les voir sauter précipitamment par les fenêtres des cellules pour ne pas courir le risque de se faire découvrir et arrêter. La chose aurait certainement amusé et ravi leur auteur ! » Howard Schoenfeld, dans Cantine et Rainer, op. cit., p. 23 : « Je commençai à attendre avec impatience l’heure des repas où un détenu, que la présence d’un gardien empêchait de parler, disposait un plateau dans ma cellule. Un soir, je trouvai une cigarette et une allumette bien collées sous le plateau ».
400 Cf. pour un exemple britannique, Jim Phenlan, The Underworld, Londres, Arraps & Cies, 1953, p. 7-8-13.
401 Cf. Merton, op. cit., p. 382, Hulme, op. cit., p. 245.
402 Un rapport autobiographique anonyme, publié dans Johnson and Dodds, op. cit., p. 62, relate une pratique semblable. « Il y avait plus de quarante malades dans ce quartier et, sur le nombre, deux seulement étaient capables de soutenir une conversation suivie. Il s’agissait d’une alcoolique qui était là depuis treize ans et d’une infirme qui avait passé toute son existence dans diverses institutions. Je me rendis compte immédiatement que ces deux consœurs étaient des femmes douées et affables. Au bout de deux jours, elles perdirent l’habitude de me répondre de façon stupide et, par la suite, elles me traitèrent toutes les deux sur un pied d’égalité et décidèrent de me parler comme si j’étais saine d’esprit ».
403 Cf. le chapitre où James Peck, Cantine & Rainer, op. cit., p. 68. décrit la façon dont des détenus en grève communiquaient dans la prison. « Mais la note la plus amusante (consignée dans le registre journalier des gardiens que Peck eut la chance de voir) était la suivante : J’ai découvert un truc astucieux utilisé par les détenus pour se passer des périodiques de cellule à cellule et je m’en suis emparé. Jusqu’alors, nous désignions ces dispositifs sous le nom de tracteur, mais nous changeâmes aussitôt ce nom pour celui de truc astucieux. Nous les avions inventés le premier jour de grève. Il y avait, autour des tuyaux de radiateurs, à l’endroit où ils pénètrent dans le mur, des disques de métal, comme on en trouve dans les maisons particulières sur toutes les tuyauteries. Étant donné leur minceur, ils pouvaient passer sous la porte ; nous tirions donc dessus pour les décrocher et leur attachions une ficelle de 2 m 50 de long. Au début, nous fabriquions notre ficelle en mettant bout à bout les cordelettes qui bouclaient les paquets de tabac Bull Durham (qu’on appelait Stud à Danbury) et que la prison distribuait gratuitement. Par la suite, nous pûmes mettre la main sur une vieille carte entoilée qui nous approvisionna pour longtemps. À l’autre bout de la ficelle, nous attachions les journaux ou les notes que nous voulions passer. Nous nous installions ensuite sur le plancher puis, faisant glisser le disque métallique sous la porte, nous l’introduisions de l’autre côté du couloir jusque dans la cellule opposée, ou dans l’une des deux cellules contiguës à celle-ci. L’occupant de cette cellule tirait alors la ficelle jusqu’à ce que le message lui parvienne. Nous pouvions, en zigzagant le long du couloir, atteindre ainsi tous les grévistes ».
404 Kiting : dans l’argot des prisons, l’ensemble des procédés illicites dont usent les prisonniers pour communiquer avec l’extérieur. (N. d. T.).
405 Dans les prisons, où les lettres sont soumises à certaines restrictions quant à leur fréquence, leur contenu et leur destination, on emploie parfois un code. Don Devault, détenu à Mc Neil Island, en donne un exemple (Cantine & Rainer, op. cit., p. 92-93 : « La plupart du temps, les lettres n’étaient censurées que lorsqu’elles correspondaient très précisément à l’un des cas d’infraction mentionnés sur la feuille de censure. On censura, par exemple, une de mes lettres parce que je demandais à ma mère de recopier ma correspondance pour l’envoyer à mes amis. On me dit que cela tombait sous le coup de l’article relatif à la tentative de communication avec des correspondants non autorisés par l’intermédiaire de correspondants autorisés. Je refis donc ma lettre à ma mère en lui disant que j’avais appris, parce que je l’avais écrit dans une lettre qui avait été censurée, que je ne devais pas lui faire recopier mes lettres pour les envoyer à d’autres, et que je ne voulais pas enfreindre le règlement, etc. Cela passa très bien. D’autre part, ma mère me citait constamment – et très ouvertement – des lettres qui lui étaient adressées mais m’étaient destinées, et il n’y avait là-dedans rien de défendu. Je répondais en lui parlant simplement du correspondant non autorisé mais sans lui dire : Écris à un tel que… Pour toutes ces raisons, nous ne prenions pas, à Mc Neil, la censure épistolaire très au sérieux ». Hulme, op. cit., p. 174, décrit un artifice d’un autre genre dans son évocation des faits marquants de l’année. «… Il y avait encore les quatre lettres qu’elle avait, chaque année, le droit d’écrire à sa famille. Chacune devait avoir quatre pages et pas une phrase de plus, sauf autorisation spéciale qu’elle sollicitait rarement ; elle préférait réduire son écriture carrée et hardie au point d’en faire des pattes de mouches, ce qui donnait plus de lignes à la page – et elle s’aperçut qu’en procédant ainsi, elle agissait finalement comme les autres sœurs de la mission ».
406 C’est là un exemple d’adaptation secondaire très modeste dans l’usage d’une cabine téléphonique. A. J. Liebling, dans son étude bien connue de Jollity Building – bâtiment qui abrite des bureaux administratifs d’un genre spécial en plein centre de Broadway –, assimile les téléphones à jetons placés dans les couloirs à des bureaux où peuvent se traiter les affaires courantes. Cf. son ouvrage The Telephone Booth Indian, New York, Penguin Books, 1943, p. 31-33, où il montre que, par accord mutuel entre les intéressés, ces cabines ont fini par devenir le domaine privé des promoteurs au petit pied qui l’utilisent par rotation régulière.
407 Gresham Sykes, « The Corruption of Authority and Rehabilitation », Social Forces, XXXIV, 1956, p. 259.
408 Cf. par exemple Bernard Phillips dans Cantine & Rainer, op. cit., p. 103-104 : « La distribution des messages et la coordination générale incombent à l’homme de couloir, responsable de plusieurs cellules d’une même rangée et qui arrange trocs et échanges. Les personnes les plus sociables recherchent ce genre d’emploi et d’autres, comme celui de livreur pour les livres de la bibliothèque, le courrier et les vivres. Vous n’avez pas besoin d’avoir beaucoup d’amis intimes : pratiquement, quiconque a assez de liberté pour venir dans votre cellule fera vos courses et vous rendra des services qu’à l’extérieur vous ne confieriez qu’à des amis intimes. S’il ne le faisait pas, il ne se passerait pas longtemps avant qu’il ait des ennuis dans sa bonne petite affectation. » Exemple semblable, cité par Hayner & Ash, op. cit., p. 367, concernant la maison de correction de l’État de Washington à Monroe : « Il arrive que l’on organise un concours de pronostics auquel de nombreux pensionnaires peuvent participer. Le gagnant ramasse une somme coquette, mais le promoteur en tire également profit. Ceux qui font partie des équipes de moniteurs ont toutes facilités pour jouer les promoteurs. Comme ils doivent tous les soirs passer dans les rangs pour distribuer les devoirs du soir ou aider à faire les problèmes, ils sont en mesure de voir tous les pensionnaires et de découvrir ceux qui ont envie de faire le concours. C’est aussi de cette façon que l’argent est remis aux gagnants ». Cf. Dendrickson & Thomas, exemple tiré d’une prison britannique, op. cit., p. 93 : « Les activités de l’homme d’étage occupaient une place tout à fait à part dans la routine quotidienne du travail. Elles consistaient essentiellement à aller chercher des objets et à les apporter à l’employé responsable, à dresser des listes et à relever les demandes d’entretien avec le directeur, l’aumônier, etc. Cela procurait une certaine liberté pour circuler dans les étages, passer du tabac et des livres dans les cellules, etc., cela rompait aussi quelque peu la routine habituelle ».
409 Cf. par exemple Hayner et Ash, op. cit., p. 367 : « Les hommes de ce groupe (il s’agit des prisonniers qui travaillaient à la ferme et y passaient la nuit) se trouvent en mesure de ramasser au bord de la route des objets déposés là par les automobilistes pendant la nuit. Le lieu de la cachette a été décidé à l’avance au cours d’une visite avec un détenu de la maison de correction. C’est un membre de l’équipe permanente de travail agricole qui ramasse l’argent et le passe à un membre de l’équipe de jour ».
410 L’emploi de la force physique par le personnel des hôpitaux psychiatriques à des buts présumés légitimes est une constante dans la vie des malades. Il est parfois bien difficile de critiquer cet usage lorsqu’il s’agit d’alimentation forcée par exemple, ou de dispositions préventives contre le suicide, ou encore de mesures de protection pour soustraire un malade aux agressions d’un autre.
411 Cf. un exposé précieux de Gresham Sykes, The Society of Captives, Princeton, Princeton University Press, 1958, p. 91-93, sur le rôle officieux du « gorille » dans les prisons, fondé sur cette possibilité d’exploitation des autres par la force.
412 Dans certaines institutions totalitaires, – et notamment dans les prisons –, le règlement prévoit que le reclus doit faire usage de bons ou se faire ouvrir un compte à la cantine au lieu de payer en argent. Ces dispositions créent l’une et l’autre un sentiment de frustration.
413 Les malades qui ont connu le régime pénitentiaire déclarent que l’un des grands avantages des prisons est d’offrir aux détenus la possibilité de gagner et d’économiser quelque argent. Certains hôpitaux psychiatriques ont expérimenté le système des rétributions et, dans le milieu des psychiatres, on commence à croire (opinion que je partage entièrement) que cela peut contribuer dans une mesure importante à rendre plus tolérable la vie à l’hôpital.
414 Au niveau de la collectivité, la chose est fort bien exposée pat E. W. Bakke, The Unemployed Worker, New York, Yale University Press, 1940, dans le passage où il expose la façon dont les chômeurs, pendant la grande crise économique, tournaient le système de la distribution de secours en bons d’épicerie. Cf. « Loss of Function of Spending », p. 355-59. Dostoïevsky, dans ses Souvenirs de la maison des morts, traduction Jessie Coulson, Londres, Oxford University Press, 1956, ouvre d’intéressantes perspectives sur la façon dont les détenus dans les pénitenciers de Sibérie s’arrangeaient pour se procurer de l’argent et le dépenser (p. 15-17) car, affirme-t-il (p. 16) « l’argent est de la liberté en pièces et, comme tel, est dix fois plus cher au cœur de l’homme privé de toute autre forme de liberté ».
415 Un malade extrêmement populaire, coiffeur de profession, déclarait pouvoir se faire à l’hôpital, grâce à son métier, jusqu’à 80 dollars par mois. Il venait du quartier de sûreté et il lui arrivait de temps en temps d’y être renvoyé pour quelque délit commis pendant la période où il bénéficiait d’un statut de liberté intérieure. La conséquence professionnelle de ces éclipses périodiques était, disait-il, qu’il perdait à chaque fois sa clientèle et qu’il lui fallait la reconstituer lorsqu’il recouvrait sa place à l’hôpital proprement dit.
416 Dans les camps européens de prisonniers de guerre, la vente des provisions du camp à des gens de l’extérieur pouvait prendre d’importantes proportions, surtout quand les colis de la Croix-Rouge contenaient des denrées comme le café qui, au marché noir, atteignait un prix considérable. Cf. R. A. Radford, « The Economie Organisation of a P. O. W. Camp », Economica XI, 1945, p. 192.
417 L’argot des prisons britanniques est très instructif, cf. Dendrickson & Thomas, op. cit., p. 25 : « Le mot « plié » mérite une explication spéciale. On ne l’emploie qu’au participe passé, comme synonyme de « courbé ». Un carne (porte-clefs ou garde) « plié » est un homme qui collabore avec les détenus pour faire entrer des paquets de tabac dans la tôle. Vous ne « pliez » par un carne (ce qui vient encore compliquer les choses), vous le « redressez » – en lui graissant éventuellement la patte. Ainsi, si vous « redressez » un carne droit, vous en faites un carne « plié » ! » Cf. p. 91-94 où Dendrickson & Thomas décrivent quelques-unes des nombreuses manières de tirer parti d’un carne « plié ».
418 Cf. Radford, op. cit., p. 196 sqq. Cet article suit pas à pas le développement d’une économie fermée clandestine. Je m’en suis largement inspiré. C’est un modèle pour tous ceux qui étudient la vie clandestine.
419 Cela signifie que, par le moyen des cigarettes, on peut avoir accès à des marchandises et à des services multiples, et que même ceux qui ne fument pas sont tout prêts à accepter cette forme de paiement qui peut leur servir de monnaie d’échange. Cf., par exemple, ce qu’écrit Radford à propos d’un camp de prisonniers, op. cit., p. 193 : « Il y avait véritablement un embryon de marché du travail. Même lorsque les cigarettes ne manquaient pas, il y avait toujours quelque pauvre bougre prêt à accomplir un service pour pouvoir s’en procurer. Les hommes de la blanchisserie affichaient deux cigarettes le vêtement nettoyé. Pour douze, on pouvait faire nettoyer et repasser un treillis, et l’on vous prêtait en plus un pantalon pour la durée de l’opération. Un bon portrait au pastel valait trente cigarettes ou une boîte de « Kam ». La coupe de vêtements sur mesures et autres travaux avaient aussi leurs tarifs. Et puis il y avait les services organisés sur le mode de véritables entreprises. Tel prisonnier qui tenait un stand de boissons vendait thé, café ou chocolat à raison de deux cigarettes la tasse ; il achetait ses matières premières, au prix courant et louait de la main-d’œuvre pour aller chercher le combustible et entretenir le feu ». Heckstall-Smith, op. cit., p. 193, écrit, à propos de la prison britannique de Wormwood Scrubs : « Maintenant que les détenus ne sont plus payés en argent, mais en marchandises de la cantine, le tabac et les cigarettes servent de monnaie. En prison, si l’on veut faire nettoyer sa cellule par quelqu’un, on le paie en cigarettes. Avec des cigarettes, on peut aussi acheter des rations supplémentaires de pain ou de sucre, et aussi faire laver sa chemise ou retailler sa tenue. Avec des cigarettes minces, roulées à la main, on peut tout acheter, même le corps d’un compagnon. Aussi n’est-il pas étonnant que dans toutes les prisons du pays il y ait un florissant marché noir de tabac, ou de « foin » comme on l’appelle, contrôlé par les « Barons ». » La situation à Dartmoor, où l’on prend en tabac les enjeux sur les reportages radiophoniques des courses de chevaux, est exposée dans Dendrickson et Thomas, op. cit., p. 95-96. Pour une prison américaine, cf. Hayner et Ash, op. cit., p. 366.
420 Radford, op. cit., décrit le développement d’un marché unifié, avec une structure stable des prix et des changements réguliers de leurs cours, des ventes à forfait, des arbitrages, des échéances monétaires, des intermédiaires, des prix fixes destinés à éliminer le marchandage, et tous les raffinements d’un authentique système économique. Lorsque le système économique des prisonniers s’insérait dans un système local libéral, on affichait quotidiennement les cours du marché. L’économie embryonnaire de l’Hôpital Central ne peut se prévaloir d’aucun de ces perfectionnements.
421 L’Hôpital Central applique une politique très humaine en ce qui concerne la surveillance des sorties. Les malades non autorisés à aller en ville peuvent en fait aller faire un tour et rentrer sans courir grand risque de se voir arrêter par les gardiens. Lorsqu’un malade sort manifestement sans autorisation, les gardiens l’abordent tranquillement à son retour et lui demandent discrètement quel est son statut. Le malade qui veut faire une fugue trouve plusieurs endroits où il est possible d’escalader le mur de pierre et d’autres où il n’y a même pas de mur du tout et où il n’est pas difficile d’ouvrir une brèche dans la clôture en fil de fer qui en tient lieu. Un itinéraire, connu du personnel et des malades, emprunte un chemin battu menant, sous le couvert des arbres, à une large ouverture dans la clôture. En ce sens, l’hôpital diffère sensiblement de certaines prisons. Certains malades, notons-le, déclarent que, même après avoir obtenu la liberté de sortir en ville et donc l’autorisation de franchir en toute légalité la grande porte, ils ne le font jamais sans ressentir un sentiment d’insécurité et de culpabilité. J’ai moi-même éprouvé ce sentiment.
422 Dans certaines institutions totalitaires, les paris et le jeu constituent l’une des bases sur lesquelles l’existence est organisée. Cf. par exemple Hayner et Ash, op. cit., p. 365 : « Le jeu à la maison de correction, est très populaire… Tout est prétexte à jouer pour les reclus… L’enjeu peut être un service ou une denrée susceptible de passer de l’un à l’autre. Un partenaire de cellule s’acquitte souvent de ses dettes de jeu en assurant le nettoyage obligatoire de la cellule pendant une période déterminée. »
423 On trouvera un exposé de ces problèmes de réciprocité dans Marcel Mauss, « Essai sur le don » (in Sociologie et Anthropologie, Paris, P. U. F., dernière édition augmentée, 1968) ; C. Lévi-Strauss, Les Structures élémentaires de la parenté, Paris, P. U. F., 1949 ; G. Homans, « Social behavior as exchange », American Journal of Sociology, LXIII, 1958, p. 597-606 et Alvin Gouldner (à qui je dois beaucoup sur ces questions), « The Norm of Reciprocity », American Sociological Review, XXV, 1960, p. 161-78. Voir aussi M. Deutsch, « A Theory of Cooperation and Competition », Human Relations, II, 1949, p. 129-52.
424 L’une des difficultés intéressantes posées par les échanges sociaux réside dans le fait que, dans les systèmes de relations égalitaires, faillir au devoir de réciprocité lorsque l’on a reçu quelque chose est considéré comme un acte discourtois, témoignant d’un naturel mauvais ; mais tout effort patent pour donner un équivalent exact, ou pour faire connaître qu’on l’attend, constitue une violation de la base présumée de l’échange et le place sur un plan économique. Ainsi, d’une façon ou d’une autre, il faut donner l’équivalent de ce que l’on reçoit, mais cela doit ne représenter que la conséquence fortuite du désir librement exprimé d’aider les autres et d’être aidé par eux.
425 Bug-house-romance : cette expression vient de l’argot des prisons, où elle désigne la relation sentimentale que nouent deux prisonniers de sexe différent. Transposée au sein de l’hôpital, elle est employée par les malades mentaux eux-mêmes. (N. d. T.).
426 L’élément distinctif des relations « de copain » à « copain » dans certaines institutions totalitaires réside dans le caractère exclusif des systèmes de réciprocité relationnelle (ce qui est aussi le cas des relations matrimoniales). On n’a qu’un copain, et l’on est son seul copain. Dans le milieu cockney, en Grande-Bretagne, l’expression argotique de « petit vase de Chine » (China plate) habituellement réduite au simple mot « china »* est largement utilisée dans ce sens. Dans les prisons britanniques, la société des détenus a institutionnalisé ce genre de relations de façon tellement tyrannique qu’un prisonnier imprudent peut fort bien se trouver compromis s’il se montre aimable à l’égard d’un compagnon de captivité qui, par hasard, lui parle pendant la journée. On peut à cet égard citer Heckstall-Smith, op. cit., p. 30 : « Alors vous vous séparerez à la fin de l’exercice en lançant un innocent « à demain » et le lendemain, vous le retrouvez à vos côtés, le lendemain et le surlendemain et le jour d’après, si bien qu’il finira par passer pour votre “pote” aux yeux des autres. Bien plus, conformément aux coutumes de la prison, les autres éviteront d’intervenir dans cette amitié naissante… et vous vous retrouvez accouplés ! ». Behan, op. cit., fournit d’utiles renseignements sur les relations entre copains.
* En Anglais, plate, dans l’expression China plate rime avec mate (pote). (N.D.T.)
427 La plupart des institutions totalitaires ne se contentent pas de séparer les sexes pendant la nuit, elles n’admettent comme pensionnaires que des hommes ou des femmes. On a alors toutes chances de trouver, dans les grandes institutions, ce que beaucoup d’observateurs qualifient de penchants homosexuels, si ce n’est de conduites homosexuelles. La meilleure documentation à ce sujet se trouve une fois de plus à mon avis dans Clemmer, op. cit., ch. X : « Sexual Patterns in the Prison Community ».
428 L’aide mutuelle entre malades est bien décrite dans l’un des premiers articles de William Candell, cf. W. Candell, F. Dedlich, H. Gilmore ou E. Brody, « Social Structure and Interaction processes on a Psychiatrie Ward », American Journal of Orthopsychiatry, XXII, 1952, p. 314-334.
429 Pour plus d’informations sur ce système de relations, on pourra consulter Otto von Mering et Stanley King, Remotivating the Mental Patient, New York, Russel Sage Foundation, 1957, « The Silk Help the Sicker », p. 107-109.
430 Dans deux cas, j’ai pu observer que le « protecteur » essayait d’obtenir certaines faveurs plus ou moins homosexuelles de la part de son protégé, mais je n’ai aucune preuve que ce soit là une règle générale.
431 C’est peut-être en la mettant en relation avec ce désir d’échanges rituels que nous pouvons comprendre, au moins partiellement, la coutume déjà mentionnée de faire cadeau à ses amis de petites sommes d’argent.
432 Ceci serait à opposer à la fonction sociale des cigarettes dans certains camps de prisonniers de guerre – comparer avec Radford, op. cit., p. 190-91 : « Très peu de temps après leur capture, les gens se rendirent compte qu’en raison de la répartition égalitaire et limitée des approvisionnements, il était à la fois inopportun et inutile de donner ou d’accepter en cadeau des cigarettes ou de la nourriture. La ' bonne volonté ' devint la base du commerce parce qu’elle représentait le moyen le plus équitable de procurer à chacun le maximum de satisfactions ». Ajoutons que le fait courant dans le monde des gens normaux de demander ou d’offrir une allumette tend à se perdre à l’hôpital. Le plus que l’on se permette est de demander du feu à même la cigarette de celui qui en tient une allumée bien que, selon toute probabilité, il ait certainement des allumettes sur lui.
* En français dans le texte. [note non référencée dans le texte, peut également faire référence à la note ci-dessus. Note psycha.ru]
433 Le fait de recevoir ou de donner du feu constitue un type très particulier de relation, le geste qui matérialise la relation paraissant en constituer en même temps toute la réalité : il s’agit donc d’une sorte de relation rituelle. Semblable au « cycle de la cigarette », mais en plus petit, il y a le réseau des malades qui s’adressent un regard en se croisant dans le parc de l’hôpital : quel que soit leur sexe ou leur âge, les malades qui se rencontrent et qui reconnaissent à quelque signe qu’ils se trouvent bien entre malades se saluent d’un signe de tête, d’un « bonjour » ou d’un sourire. Cette manière de saluer d’un signe de tête est courante dans les campagnes de l’Ouest, à cette réserve près qu’elle s’adresse à tout le monde, tandis qu’à l’hôpital seuls les malades y participent. Lorsque deux malades se rencontrent en dehors de l’hôpital et se reconnaissent pour s’être déjà vus dans le parc, la question se pose de savoir s’ils ont tous deux le droit et l’obligation de se saluer, et ils se déterminent souvent selon qu’il y a là ou non un tiers qui puisse s’étonner de ce salut.
434 Ce thème est posé et développé de façon systématique dans l’article précieux de Richard Mac Cleery, « Communication Patterns as Bases of Systems of Authority and Power », in S.S.R. C., Pamphlet, n° 15, op. cit., p. 49-77.
435 Client : « HIST. ROMAINE. Citoyen pauvre se dévouant durablement corps et biens à un patron*, celui-ci lui assurant en retour, protection et subsistance »
Patron : « ANTIQ. ROMAINE. Chef d’une gens patricienne auquel des personnes libres mais de condition inférieure étaient rattachées par les liens de la clientèle. »
CNRTL (psycha.ru)
436 On disait que le malade qui avait l’une des « meilleures » affectations de l’hôpital – porter les messages du bâtiment administratif principal dans tout l’hôpital – se faisait jusqu’à 8 dollars de pourboires par mois, mais je n’en ai pas eu la preuve tangible.
437 Tout ce que l’on trouve au sein d’un hôpital psychiatrique, qu’il s’agisse des lieux ou des choses, semble partager avec les quartiers les plus arriérés les caractéristiques tangibles de l’isolement, de l’ostracisme et du malaise. La voiture, par contre, qui appartient aux attributs de la vie normale, manifeste clairement l’appartenance de son propriétaire au monde extérieur et ne fait guère partie de l’hôpital proprement dit. Ce ne sont certainement pas les tarifs d’entretien pratiqués à l’hôpital, ni l’intention bienveillante de procurer quelques ressources aux malades, qui expliquent au fond le souci évident du personnel d’avoir une voiture toujours impeccable. Ajoutons que l’un des grands rêves des malades est d’avoir, après leur libération, une belle voiture neuve et de revenir à son volant rendre visite à leurs copains ou à leurs anciens patrons. Ce rêve se réalise parfois, moins souvent cependant qu’on ne pourrait le penser. Disons aussi que, s’il y a un rapport entre les voitures de luxe (autres que les Cadillac) et la position des quatre ou cinq hauts fonctionnaires de la direction de l’hôpital, et si certains supérieurs, propriétaires de vieilles voitures, raillent les surveillants qui possèdent des voitures plus récentes et meilleures que les leurs, il n’y a pas pour autant de relation constante entre la position du personnel dans la hiérarchie de l’hôpital et l’âge ou la marque des voitures.
438 Sykes, Corruption of Authority, op. cit., p. 260-261, classe ces questions dans la rubrique « Corruption by default ».
439 Comparer avec la nature caractéristique des liens qui unissent aux États-Unis maîtresses et servantes et, plus précisément dans le Sud, maîtresses (blanches) et servantes noires (System of toting) *.
* System of toting : dans le Sud des États-Unis, le droit d’emporter de la nourriture de la cuisine où elles sont occupées faisait partie du « salaire » des servantes noires. Dans le Nord, cette coutume est assimilée à une forme de vol, mais elle est, en règle générale, tacitement acceptée par l’employeur. (N. d. T.).
440 Un bon exposé des libéralités dispensés dans les quartiers se trouve dans Belknap, op. cit. p. 189-190.
441 C’est là ce que John Kitsuse nomme la « solidarité masculine » (male alliance). Un exposé précieux de ce phénomène se trouve dans Sykes, Corruption of Authority, op. cit., « Corruption Through Friendship », p. 259-60. Voir aussi Harold Taxel dans Authority Structure in a mental Hospital Ward (non édité, thèse M. A., Université de Chicago, Département de sociologie, 1953). L’auteur y rapporte (p. 62-63) que les malades se tournent vers les surveillants pour prendre des libertés avec les règlements alors que les infirmiers sont censés les faire appliquer, et (p. 83) qu’il est tacitement entendu que les surveillants enfreignent le règlement pour le compte des malades chaque fois qu’ils le peuvent.
442 Le même malade déclarait qu’il lui était possible de descendre en ville lorsqu’il avait la permission de le faire, fort bien vêtu dans les vêtements kaki de l’hôpital. Il n’y avait, disait-il, qu’à mettre à chaque fois un pantalon neuf, car ces pantalons, avant le premier lavage, avaient un lustre qui pouvait les faire passer pour des vêtements de meilleure qualité et une rigidité qui leur permettait de garder le pli.
443 La situation opposée (limitation des échanges économiques entre individus aux seules personnes engagées dans un système de relations de soutien) est souvent évoquée dans les études consacrées aux sociétés agraires. Cf. par exemple C. M. Arensberg, The Irish Countrymail, New York, Peter Smith, 1950, p. 154-157 ; Service, op. cit., p. 97. Dans les communautés des Shetlands, certaines personnes prennent grand soin de faire au moins un achat dans chaque boutique, de façon à ne pas froisser le commerçant. Ne rien acheter dans une boutique de la localité signifie que l’on est « brouillé », avec son propriétaire.
444 On pourrait ajouter que, dans les hôpitaux psychiatriques, la prostitution et ce qu’on qualifie de « nymphomanie » peuvent avoir la même influence perturbante par rapport à la représentation du rapport sexuel comme symbole des relations réciproques et exclusives : dans les deux cas, un individu, en dehors d’un rapport social approprié, réussit à obtenir les faveurs d’une femme et ceci pour les pires raisons.
445 G. M. Sykes, Society of Captives, p. 93-95, montre que, dans les prisons, les détenus vendent en cachette une large gamme d’objets qui ne devraient pas entrer dans le circuit commercial et le fait de se laisser aller à cette déviation fait classer un reclus comme « un prisonnier qui vend ce qu’il devrait donner, c’est-à-dire un mercanti ou un colporteur ».
446 J’ai connu deux malades-femmes, en traitement de longue durée, qui, bien qu’elles n’eussent pas besoin de cigarettes, étaient assez aimables pour accepter cette distribution avec courtoisie pour ne pas gêner les personnes qui l’accomplissaient.
447 Il faudrait consacrer une étude particulière aux cas où les échanges fondés sur la contrainte, les relations économiques et sociales font l’objet de combinaisons permanentes. Nous disposerions alors d’un cadre unique pour étudier analogies et différences entre des paiements tels que prébendes, dîmes, pots-de-vin, pourboires, gratifications, cadeaux, politesses, honoraires, primes, butin, bonifications et rançons. On doit garder présent à l’esprit le fait que, dans la plupart des sociétés, l’échange économique n’est pas le mode de circulation le plus courant de l’argent, des marchandises et des services.
448 L’on trouvera dans Ralph Turner, « The Navy Disbursing Officer As a Bureaucrat », American Sociological Review, XII, 1947, p. 342-348, un dossier complet et très utile concernant les multiples bases sur lesquelles repose l’échange social. Selon Turner, la distribution des faveurs peut s’opérer sur trois bases : 1°) les relations d’amitié, 2°) les relations d’amitié feinte et 3°) les relations de politesse, celles dans lesquelles la charge sentimentale est la plus pauvre. Dans les trois cas, cependant, l’exigence explicite, le paiement impersonnel et les pots-de-vin doivent être ouvertement du moins désavoués. Cf. également Sykes, op. cit., p. 262.
449 Clout, blat : sens assez proche du français « piston » : type d’influence exercée pour obtenir divers privilèges auprès de personnes qui détiennent l’autorité. (N. d. T.).
450 Cf. Dendrickson et Thomas, op. cit., p. 130.
451 Cf. Cantine et Rainer, op. cit., p. 4.
452 Ibid. p. 10.
453 Cf. l’exposé de Morris G. Caldwell, « Group Dynamics in the Prison Community », Journal of Criminal Law, Criminology and Police Science, XLVI, 1956, p. 651 de « Right Guys », et Gresham Sykes et Sheldon Messinger, « The Inmate Social System », S. S. R. C., brochure n° 15, op. cit., surtout p. 5-11.
454 Je ne parle pas du contrôle social que les surveillants exercent sur leurs propres adaptations secondaires. Ainsi, un ancien malade, interné à Prison Hall, déclarait, par exemple, que les surveillants pouvaient, là-bas, accepter des pourboires pour services spéciaux, sans craindre les mouchards parce qu’ils préparaient la « fiche de salle » de tous ceux avec qui ils avaient un commerce illicite. Quiconque aurait commis une indiscrétion se serait vu confronté avec un dossier complet établissant sa culpabilité. Tant dans ce service spécial que dans les autres quartiers de l’hôpital, les malades expriment fréquemment leur conviction que s’ils portaient plainte contre un surveillant pour vol ou brutalité, tout le personnel du quartier se « serrerait les coudes », et il n’y a aucun doute à ce sujet. Il est intéressant de comparer ces faits à ce qui se passe chez les policiers qui doivent exercer aussi une contrainte directe ; on voit également à quel point les membres de la police se soutiennent en observant le secret à l’égard de leurs agissements mutuels.
455 Certains malades prétendaient que Prison Hall à l’Hôpital Central était « organisé » à la manière de n’importe quelle prison pour gens normaux : on pouvait y soudoyer les surveillants et leur faire « passer » une lettre ou introduire des objets en fraude, on y tenait un registre, des intrigues s’y nouaient, une bande de détenus dirigeait la place et les malades pouvaient recourir à la grève pour régler le cas des membres du personnel qui « leur manquaient ». Personnellement, je n’ai pas obtenu de renseignements de première main sur ce sujet.
456 À l’époque de mon enquête, un malade alcoolique, tenu par beaucoup de ses compagnons pour un « morveux », réussit à persuader deux infirmières stagiaires très bien vues d’aller boire en ville avec lui. Les jeunes filles se firent prendre et renvoyer avant la fin de leur stage et le malade fut rétrogradé à un quartier inférieur. Je pensais que les autres malades allaient le mettre en quarantaine ; en fait, si beaucoup d’internés le critiquaient bien en son absence, il semble qu’aucune mesure effective n’ait été prise contre lui par ses camarades.
457 Comme l’a montré William R. Smith, auteur d’études non publiées sur la solidarité entre internés.