II. – Les premières relations d’objet

A) Le concept d’objets primitifs

Dans cette partie je me propose de montrer comment l’introjection et la projection agissent sur les relations objectales de l’enfant, avant tout avec sa mère et son père.

Le problème des relations objectales infantiles a souvent été examiné par les psychanalystes, sans qu’on ait pu arriver à une opinion unanime17. Les déclarations de Freud à ce sujet ne sont pas sans équivoque, et permettent des interprétations différentes. Dans ses premiers travaux, il s’occupait surtout de l’aspect libidinal des expériences infantiles, et il décrivait ses observations en termes de changements dans la libido plus qu’en termes de sentiments et de phantasmes de l’enfant. Il a fait remarquer l’importance extrême des expériences libidinales du bébé au sein de sa mère – son premier objet – mais il n’est pas entré dans l’analyse de leur contenu, des émotions et des phantasmes qui interviennent dans cette première expérience. Il est vrai que la plupart des écrits de Freud – malgré de multiples indications contraires – suggèrent que Freud ne pensait pas que le bébé établisse de relations objectales au premier âge. Il décrit l’identification avec un objet comme la forme la plus primitive d’un lien, mais il la différencie de la relation objectale. D’un autre côté, il relie souvent l’identification à l’établissement de l’objet à l’intérieur du moi (introjection).

Le passage suivant tiré de ses articles d’Encyclopédie (1922) illustre son opinion sur les processus libidinaux dans la première enfance :

« Dans le premier exemple, la composante orale de la pulsion trouve sa satisfaction « anaclitiquement » en s’attachant à rassasier le désir de nourriture, et son objet est le sein de la mère. Elle s’en détache ensuite, elle devient indépendante et en même temps autoérotique, c’est-à-dire qu’elle trouve son objet dans le corps propre de l’enfant. D’autres composantes pulsionnelles commencent aussi par être auto-érotiques, et ne sont détournées que plus tard vers un objet extérieur… »

Ainsi Freud a mis l’accent sur l’aspect auto-érotique de la vie infantile à son début plus que sur l’aspect allo-érotique. L’œuvre de Mélanie Klein, d’un autre côté, a porté en détail sur les premières relations objectales ; ses recherches et celles de ses collaborateurs montrent l’auto-érotisme sous un jour différent.

Suivant la théorie freudienne de la libido, la sexualité infantile commence (dans l’ordre) par l’auto-érotisme et le narcissisme. Dans ces phases, la libido de l’enfant est dirigée vers son propre corps. Ces idées semblent impliquer que l’enfant ne connaît ni ne désire d’autre objet libidinal que lui-même. Au moment où la théorie de la libido a été constituée, les pulsions destructrices étaient considérées comme des pulsions qui entraient dans la composition de la libido, et non comme des représentants d’une pulsion primaire. Ainsi l’attachement libidinal à un objet et la relation objectale étaient à ce moment synonymes, et la théorie que le bébé n’a pas d’objet de sa libido équivaut à une négation de toute relation d’objet infantile.

Avant de traiter plus en détail de l’auto-érotisme et du narcissisme, je formulerai brièvement les idées que soutiennent les auteurs de ce livre sur les relations d’objet infantiles.

Toute capacité ou toute fonction se développe à travers une série d’étapes, quoique les phases individuelles puissent présenter des différences frappantes. C’est là que – Susan Isaacs18 l’a montré – le principe de continuité génétique sert d’« instrument de découverte ». Le progrès et la transformation de toute capacité particulière doivent nécessairement répercuter sur la personnalité totale. Ces principes ont une importance particulière lorsque l’on considère les premières phases du développement.

La capacité de relation objectale, elle aussi, est sujette au processus du développement et, en conséquence, la relation de l’enfant avec une autre personne varie considérablement aux différents stades. D’abord, son attitude envers ses objets est entièrement déterminée par ses nécessités physiques, ses pulsions, ses phantasmes. C’est avant tout grâce à ses sensations qu’il a l’expérience de ses objets, et l’expérience sensorielle constitue la matrice du phantasme inconscient comme de la perception consciente19. Puisque les catégories élémentaires de l’expérience sensorielle sont l’agréable ou le pénible, ce sont là aussi les caractéristiques primitives de la relation objectale de l’enfant.

Une personne a besoin de tout le cours si long du progrès émotionnel et psychique pour arriver à la maturité dans ses relations objectales – à des relations dans lesquelles l’objet est reconnu comme un individu de plein droit, comme une entité dont le caractère est indépendant des désirs et des besoins du sujet. Beaucoup de gens n’arrivent jamais à cette appréciation « objective » d’une autre personne, ou elles n’y arrivent pas dans les relations de grande importance émotionnelle ; d’autres la perdent dans les états de tension émotionnelle. Le développement du sens du réel dans les relations personnelles est parallèle au développement du moi et dépend de lui – et celui-ci dépend à son tour de la maturation des motions pulsionnelles.

Nous ne pouvons espérer comprendre les premières relations objectales sans apprécier pleinement le rôle que joue le phantasme dans la vie psychique. En outre, nous ne devons pas oublier le principe de continuité génétique, ni le fait que, tandis que nous suivons dans notre recherche un seul fil à la fois, la vie psychique est un tout, une structure complexe, dont ces fils constituent des parties cohérentes et en interaction, quoiqu’elles ne soient aucunement logiques et harmonieuses. La différence essentielle entre les relations d’objet infantiles et évoluées est que, alors que l’adulte conçoit l’objet comme existant indépendamment de lui, l’enfant le réfère toujours en quelque façon à lui-même20. Il existe toujours en vertu de sa fonction pour le bébé, et seulement dans le monde relié à ses expériences. Alors que dans la réalité le bébé est extrêmement désemparé et qu’il dépend complètement de sa mère (ou de son substitut) pour subsister, il assume dans ses phantasmes une attitude omnipotente à l’égard de ses objets ; ils lui appartiennent, ils font partie de lui, ils ne vivent que par lui et pour lui – il continue son unité prénatale avec sa mère.

Pendant qu’au début de la vie les pulsions orales règnent complètement sur les autres nécessités pulsionnelles (primauté orale), le bébé prend contact avec ses objets comme avant tout destinés à sa bouche. C’est-à-dire que pour lui, un objet est avant tout ce qu’il goûte et ce qui a bon goût dans sa bouche et quand il l’avale – ce qui est donc « bon » – ou ce qui a mauvais goût, ce qui fait mal à la bouche ou à la gorge, ce qu’il ne peut avaler ou mettre dans la bouche (c’est-à-dire ce qui frustre)21 – ce qui est donc mauvais. Si c’est bon, on l’avale ; si c’est mauvais, on le crache22. Le phantasme inconscient est un processus dynamique. L’objet oral n’est pas seulement mis dans la bouche, mais ou avalé et incorporé ou bien craché et expulsé, et les mécanismes d’introjection et de projection sont liés aux sensations et aux phantasmes vécus dans le contact avec l’objet. Selon ces mécanismes l’objet du bébé peut donc être défini comme ce qui est à l’intérieur ou à l’extérieur de son propre corps, mais, même lorsqu’il est à l’extérieur, il est une partie de lui, il se réfère à lui, puisque l’« extérieur » provient de ce qui a été expulsé, « craché ». Ainsi les limites corporelles sont brouillées. On pourrait aussi prendre ce cercle dans l’autre sens : c’est parce que l’objet à l’extérieur du corps a « été craché » et se réfère néanmoins au corps du bébé qu’il n’y a pas de distinction nette entre son corps et ce qui est à l’extérieur.

Deux modèles principaux résultent de l’action de l’introjection et de la projection dans les premières relations objectales, et leur interaction conduit à des situations d’instabilité et de confusion.

1) Les sentiments du bébé à l’égard de ses objets tournent essentiellement autour de leur nature « bonne » ou « mauvaise », « intérieure » ou « extérieure » (et ils sont étroitement liés à ses sensations).

2) Au milieu de la fusion entre la personne et l’objet, le bébé tend à usurper les qualités « bonnes » (c’est-à-dire génératrices de plaisir) de l’objet ; il les traite comme si elles lui appartenaient en propre et il tend à se défaire de ses propres qualités « mauvaises » (génératrices de douleur), et il les traite comme si elles appartenaient à l’objet. En d’autres termes il y a une tendance à introjecter ce qui engendre le plaisir, et à cliver et projeter ce qui est pénible. La relation entre la projection et le mauvais a une importance particulière dans la compréhension de l’angoisse infantile23.

Les relations d’objet infantiles sont fluides et oscillent entre des extrêmes. Il y a une tendance aux réactions massives. Les sentiments sont tout bons ou tout mauvais, comme l’est l’objet pour le bébé. Les tonalités intermédiaires font défaut. Ce qui en réalité n’est qu’un aspect de l’objet est traité à un moment donné comme l’objet dans son ensemble, et l’aspect sélectionné correspond à la nécessité prédominante du bébé. L’objet est traité à la fois comme s’il était à l’intérieur – « moi » – et à l’extérieur – « non-moi » – et pourtant, s’il est à l’extérieur, comme concernant la personne et dépendant d’elle. Mais, de la même façon que le phantasme inconscient en général est le prédécesseur de la pensée logique, cette relation arbitraire et phantasmatique avec les objets est la base des relations d’objet conformes à la réalité et évoluées ; c’est un type de relation d’objet.

La capacité de différencier, qui tend à adoucir l’intensité des réactions émotionnelles et qui est un pas important vers une pensée plus claire, se développe sur ce premier fondement qui prédomine pendant longtemps. Je suis tentée de voir une des raisons du phénomène universel de l’amnésie infantile dans l’extrême confusion du sentiment – pensée de la première enfance et dans le fait que la lumière de la conscience ne se maintient que par moments – des parties du moi en croissance coulent à nouveau dans le ça24.

Quand nous analysons des cas de dépression grave (qui, comme on sait, impliquent une régression à la phase orale du développement), nous pouvons voir la façon dont les phantasmes à l’égard de l’objet introjecté comprennent encore un élément du « moi », et la grande fluidité des sentiments sur ce qu’est le « moi » et ce qu’est l’objet. L’analyse de ces états donne un tableau tout à fait impressionnant des oscillations entre la personne et les objets, l’interne et l’externe. Nous devons reconnaître une nature double dans ces premières relations d’objet : l’objet est à la fois perçu et ignoré, accepté et dénié. Ce double processus se déroule soit simultanément, soit dans une succession assez rapide pour être pratiquement une simultanéité. (Nous ne pouvons aborder ici le problème très obscur des concepts temporels dans les premières phases de la vie.) Ce dualisme peut se décrire aussi en termes de limitations posées par des facteurs physiologiques ou psychologiques : en partie parce que le bébé ne reconnaît pas encore des objets à cause du développement graduel de sa capacité de perception, mais en partie parce qu’il dénie par l’omnipotence et la magie sous l’influence de facteurs psychologiques, ce qu’il a perçu.

B) L’auto-érotisme, le narcissisme et la première relation avec les objets

Le fait que le bébé obtienne du plaisir en suçant son pouce ou une autre partie de son corps a été naturellement observé depuis un temps immémorial ; c’est pourtant Freud25 qui, poursuivant les conclusions de Lindner, a reconnu ses implications et l’a relié systématiquement aux processus complexes du développement sexuel. Il a construit sa théorie de la libido sur son analyse du comportement du bébé, et les phénomènes de l’auto-érotisme sont restés pendant un certain temps au premier plan de la théorie psychanalytique.

Des observations ultérieures sur les adultes qui avaient abandonné leur intérêt envers les autres personnes soit complètement, dans certaines formes de schizophrénie, soit temporairement dans l’hypocondrie névrotique et dans la maladie organique, ont amené Freud à conclure que le narcissisme est une composante générale du développement sexuel26. Le narcissisme est l’état où le moi dirige sa libido vers lui-même. La différence entre l’auto-érotisme et le narcissisme, selon Freud, est que dans le premier état il n’y a pas encore de moi (celui-ci est encore à former) ; les pulsions auto-érotiques sont donc primordiales et elles précèdent la formation du moi. Il est pourtant évident que, puisque la formation du moi est un processus progressif, les deux phases doivent nécessairement se compénétrer.

Donc, dans la théorie de la libido de Freud, l’auto-érotisme et le narcissisme représentent la toute première forme que prend la libido et précèdent les phases de libido objectale. Le progrès ultérieur dans le travail psychanalytique nous a amenés à reconsidérer cette opinion.

Lorsqu’il a analysé le suçotement auto-érotique du bébé, Freud a fait remarquer qu’il repose sur une expérience avec un objet, le sein de la mère, qui a permis à l’enfant de connaître un plaisir, qu’il reproduit ensuite de façon auto-érotique. Selon Freud, la libido infantile est donc d’abord rattachée à un objet et mêlée à l’alimentation, et elle se détache ensuite à la fois de cette fonction d’autoconservation et de l’objet. Freud n’a pas abordé à ce point le problème de ce qui se produit dans le psychisme du bébé quand il abandonne l’objet.

Dans d’autres passages, cependant, Freud a montré ce qui se passe quand on renonce à un objet : l’objet abandonné est établi à l’intérieur du moi, il est introjecté. Il a déclaré que cette introjection peut être « la seule condition qui permette de renoncer à un objet »27, et il a lié l’introjection à l’identification, c’est-à-dire au processus par lequel un moi « devient semblable » à un autre moi. Il a aussi mentionné l’incorporation orale cannibalique comme un élément de ce type d’identification.

Freud n’a pas appliqué ses découvertes sur les vicissitudes de l’objet perdu au premier exemple de cette expérience, c’est-à-dire au développement de la gratification auto-érotique chez le bébé. Il a signalé ici le rôle que joue la mémoire dans cette gratification, et il a dit que le bébé se souvient du sein dans ce suçotement auto-érotique. Le travail de Mélanie Klein a élargi notre compréhension de cette mémoire du sein chez le bébé en la reliant à ses phantasmes et aux effets de l’introjection et de la projection.

Quand un adulte se détourne vers ses souvenirs pour se consoler d’une réalité présente désagréable, il a conscience de posséder ces expériences passées à l’intérieur de lui-même. Quand le bébé en suçant son pouce « se souvient » de ses plaisirs passés à téter le sein de sa mère, il n’est pas conscient de se rappeler le passé, de revivre un souvenir à l’intérieur de lui-même, mais il se sent en contact réel avec le sein désiré, quoiqu’en réalité il suce seulement son propre pouce. Ces phantasmes d’incorporer le sein, qui font partie de ses expériences et de ses pulsions orales, l’amènent à identifier son doigt avec le sein incorporé. Il peut produire sa propre gratification de façon indépendante parce que dans ses phantasmes une partie de son propre corps représente l’objet qui lui manque dans la réalité. Dans son activité auto-érotique, il se détourne vers le sein « bon » intériorisé, et le plaisir organique est lié avec un plaisir provenant d’un objet imaginé.

Si l’on tient compte de ces facteurs, on ne peut plus soutenir que les activités auto-érotiques sont sans objet. Pendant que la source externe de gratification est absente, il y a dans les phantasmes un objet gratificateur interne qui permet de se passer de l’objet externe ou de l’abandonner.

Lorsqu’il décrit les modes infantiles du fonctionnement psychique, Freud dit que sous le règne du principe du plaisir « tout ce qui est pensé (ou désiré) est simplement imaginé de façon hallucinatoire »28. Il a forgé le terme de « gratification hallucinatoire ». La mémoire et l’hallucination sont liées, en ce que ces deux états utilisent une situation vécue antérieurement. Selon Freud, l’hallucination est le résultat d’un investissement qui passe entièrement du système mémoire au système perception29. En d’autres termes, la réactivation d’une situation rappelée n’est pas vécue comme telle dans l’hallucination, mais elle l’est comme la perception de quelque chose qui, en réalité, est un souvenir. Il semble plausible que cela se produise parce que, originairement, la perception accompagne des phantasmes d’incorporation, et parce qu’on sent que l’objet perçu se trouve dans les limites du corps. Dans la gratification hallucinatoire, le bébé utilise ces phantasmes d’incorporation. Puisqu’il possède le sein « bon » à l’intérieur de lui-même, puisque le sein lui obéit au doigt et à l’œil, il peut le manipuler de façon omnipotente et dénier son état réel de frustration et de douleur. L’objet « bon » interne a une réalité psychique tellement forte que, pour un temps, le besoin du sein nourricier peut être étouffé, dépassé, dénié avec succès et projeté au-dehors, alors que la partie du corps que l’enfant suce est identifiée avec le sein introjecté, avec l’objet désiré. L’introjection et la projection rendent compte de l’indépendance du bébé dans son auto-érotisme.

Je dirais qu’en général le phénomène de l’hallucination perd beaucoup de son étrangeté quand on le relie avec l’introjection et la projection. Une personne qui a une hallucination a régressé jusqu’au mode primitif de perception, qui implique l’introjection, et, en utilisant divers mécanismes primitifs (la magie, l’omnipotence, et le déni), elle conjure l’image de son objet intériorisé et la projette dans le monde extérieur. L’objet existe alors pour sa conviction consciente sous forme de réalité tangible, et cette conviction peut servir de défense contre la frustration. Ce qu’on hallucine peut être une image visuelle, ou bien auditive, ou cela peut être une sensation corporelle, selon les éléments de la relation avec l’objet interne qui prédominent au moment considéré. La valeur de cette défense contre la frustration varie ; l’hallucination peut être la Fata Morgana d’une personne aimée et perdue, ou bien un persécuteur redouté. (Il y a un certain bénéfice même dans ce dernier cas, dans la mesure où il est plus facile de se défendre contre un ennemi extérieur que contre un ennemi intérieur)30.

Encore une fois : à notre avis l’auto-érotisme est fondé sur des phantasmes concernant un sein interne (un mamelon, une mère) bon et gratificateur, qui est projeté sur une partie du corps du bébé, et ainsi représenté par elle. Ce processus est rejoint, si l’on peut dire, à moitié chemin par la qualité érogène des organes de l’enfant et par le caractère plastique de sa libido. Suivant cette plasticité, une sorte de plaisir (le suçotement) peut remplacer l’autre (la nourriture) qui fait défaut, et au plaisir de la bouche s’ajoutent des sensations agréables dans le doigt qui représente le sein nourricier. Les mécanismes introjectifs et projectifs servent ici comme défense contre la frustration et empêchent le bébé d’être submergé par la colère et l’agressivité. C’est pourquoi il est capable de se tourner vers le sein extérieur réel et de l’accepter, lorsqu’il réapparaît. Les phantasmes au sujet de l’objet interne feraient donc le chemin du retour vers l’objet extérieur, alors que corrélativement l’objet extérieur fournit l’expérience à partir de laquelle se construit l’objet intérieur. L’objet interne fonctionne ainsi de cette façon capitale comme un centre de croissance et de développement pour les relations d’objet. Ces considérations constituent une reformulation de la théorie originaire de l’auto-érotisme. Si nous tenons compte de l’oscillation du bébé entre son objet (sein) interne et son objet externe, nous ne pouvons plus considérer l’auto-érotisme comme une « phase » définie du développement, qui s’étend sur une certaine période. Nous considérons les activités auto-érotiques plutôt comme un mode de comportement qui coexiste avec des activités allo-érotiques, ou comme des états transitoires à l’intérieur d’une période riche en expériences vécues avec les objets ; et ceci non seulement parce que l’auto-érotisme est lié à des phantasmes concernant un objet interne, mais parce que la relation effective avec le sein (et d’autres objets), a un caractère progressif. La tétée au sein de la mère tout au long de cette phase auto-érotique est une expérience libidinale de l’objet de la plus haute importance. Freud l’a appelée « l’idéal jamais atteint de toute satisfaction sexuelle ultérieure »31. Nous pouvons nous rappeler aussi que normalement le manger, dans la vie pleinement adulte, ne perd jamais sa nature libidinale, et que la dernière théorie de Freud sur les pulsions primaires tient pleinement compte de ce fait en situant les pulsions visant à l’autoconservation et les pulsions sexuelles très près les unes des autres, comme les messagers de la pulsion de vie primaire.

Quoique le bébé soit capable d’intenses satisfactions auto-érotiques, il vit et même renforce en même temps ses liens érotiques avec ses objets externes. L’oscillation entre le comportement auto-érotique et les expériences érotiques objectales constitue l’un de ces processus d’interaction qui caractérisent la première vie émotionnelle.

J’ai dit ci-dessus qu’à notre avis l’auto-érotisme et le narcissisme ne pouvaient pas être considérés comme nettement différenciés l’un de l’autre. D’un autre côté, puisque le narcissisme est supposé se produire quelque peu après, il coexiste avec un moi plus avancé. Ainsi ces deux états diffèrent dans ceux de leurs aspects qui sont liés à la phase du développement du moi. Il en résulte que dans la phase narcissique la perception est plus avancée et l’épreuve de la réalité plus effective. Cela prend une importance particulière en ce qui concerne la réalité intérieure, par exemple la frustration provenant de sources internes. Les stimuli internes pénibles ne peuvent être aussi facilement déniés et projetés à l’extérieur que dans la phase précédente. La capacité de gratification hallucinatoire diminue et l’on sent la frustration plus qu’auparavant, lorsque le mécanisme de l’hallucination jouait plus aisément. À mon avis, cela confirmerait l’impression qu’il y a une différence entre l’auto-érotisme et le narcissisme, et rendrait compte du fait observé que l’état narcissique contient un élément d’agressivité plus fort que l’état auto-érotique.

Le fait que la perception fonctionne mieux à mesure du progrès dans la formation du moi et que la gratification hallucinatoire se produit moins facilement, ne peut pas rester sans influence sur l’attitude du bébé à l’égard de l’expérience de la frustration et sur sa distribution des tendances libidinales et agressives. Puisque le bébé est plus fortement exposé à la frustration (par la diminution de l’hallucination défensive), l’hostilité à l’égard de l’objet qui est senti comme cause de cet état pénible est éveillée ; et quand il se détourne vers son objet interne, il le fait sous la pression de l’hostilité envers son objet externe. On pourrait dire de ce point de vue que la différence entre la simple gratification auto-érotique et le comportement narcissique consiste en ce que, dans le premier cas l’émotion déterminante du sujet le mène à se tourner vers le sein « bon » internalisé, tandis que, dans le second, elle le mène à se détourner du sein « mauvais » extérieur. Cela s’accorde avec certaines observations ; dans le premier cas le retour à l’objet extérieur se produirait plus facilement que dans le second32.

Cette perspective expliquerait aussi les difficultés qu’on trouve dans l’analyse des patients narcissistes. Freud parle de la limite à l’influence analytique qui semble être érigée par le comportement narcissiste33. La compréhension de l’interaction entre les objets internes et les objets externes, celle des attitudes émotionnelles compliquées de haine et d’angoisse envers l’objet extérieur et celle de la relation précaire avec l’objet interne, quand il est recherché surtout par haine contre l’objet extérieur, ouvre une voie d’accès à la compréhension des états narcissiques.

Dans le narcissisme la relation avec l’objet interne est précaire : c’est un fait d’importance. Comme nous l’avons dit, dans le narcissisme, le mouvement vers le sein intériorisé est surtout un mouvement pour se détourner du sein extérieur. Puisque cependant les mécanismes de déni et de clivage sont moins efficaces à ce stade où le moi et le sens du réel sont plus avancés, une partie de la haine et de la peur suscitées par la frustration de la part de l’objet extérieur interviennent dans la relation avec l’objet interne, et exigent des processus compensatoires à son égard – un renforcement réactif de son investissement libidinal.

Pour illustrer ces idées, nous pouvons faire une digression et examiner le narcissisme dans la vie adulte, tel qu’il apparaît dans l’analyse. Dans les états hypocondriaques, l’intérêt du patient est absorbé tout entier dans sa préoccupation pour une partie déterminée de son corps. Dans les cas graves, le patient est incapable d’occuper sa place dans sa famille et de poursuivre ses activités ordinaires. Son intérêt pour son entourage et pour les autres personnes est subordonné à son intérêt pour ses processus corporels, et les événements ne comptent pour lui que dans la mesure où ils intéressent l’organe qu’il imagine malade. Sa relation avec cette partie de son corps est très complexe. L’observation intense qu’il consacre aux diverses sensations qu’il perçoit dans son corps soustrait à l’analyste un élément puissant de plaisir libidinal, qui est dans un état entièrement inconscient, alors que la conscience ne ressent que douleur, angoisse et souci. Il a de même une attitude double à l’égard de ses médecins (et il en consulte toujours plusieurs) : il se méfie d’eux et se plaint de ce qu’ils ne lui sont d’aucune aide, mais il les recherche continuellement et les traite comme des autorités. Ainsi la relation avec les personnes dans le monde extérieur et la croyance en leur bonté ne sont pas complètement abandonnées, mais d’un autre côté le patient renonce à ses intérêts et activités ordinaires en faveur de son intérêt pour son corps et ses divers symptômes. Il persévère dans sa préoccupation et s’accroche tenacement à ses symptômes.

Le comportement de l’adulte hypocondriaque fait penser à vin type de narcissisme où l’objet interne, représenté par la partie de son corps qui le préoccupe en particulier est préféré aux objets extérieurs, et aimé dans cette mesure ; mais puisque cet objet interne est senti comme endommagé, et par suite comme non gratificateur, il est aussi haï et craint, de façon que, sous cet aspect aussi, il exige de l’attention et doit être constamment surveillé avec soin et suspicion.

Le sentiment conscient du patient, qu’à cause de sa maladie il ne peut travailler ou se préoccuper des autres personnes, se révèle à l’analyse recouvrir une situation très complexe ; c’est la haine contre les personnes les plus proches (les parents ou des substituts des parents) qui constitue un motif puissant pour trouver tout travail impossible et pour avoir des exigences excessives ; cette hostilité est refoulée et convertie dans les sensations organiques particulières qui absorbent l’intérêt du patient. Ces sensations organiques racontent en outre l’histoire spécifique des phantasmes du patient sur les objets de son hostilité, c’est-à-dire que ses relations avec les personnes importantes dans sa vie sont transposées dans le domaine de ces sensations corporelles. L’absence de culpabilité consciente pour ne pas travailler (ce qu’il sent en fin de compte comme travailler pour ces objets) et pour être une charge pour sa famille, s’explique par le fait que la culpabilité est aussi convertie et apparaît sous forme de la souffrance consciente, de l’angoisse et de la dépression provoquées par l’organe « malade ». Considérée sous un autre aspect, la culpabilité pour ses pulsions hostiles inconscientes contre ses objets les plus proches, d’ordinaire les membres de sa famille, est apaisée par la souffrance causée par les diverses sensations pénibles qui proviennent de l’organe « malade ». Nous savons que la culpabilité inconsciente peut être représentée par un besoin de punition, et ce besoin est sans doute satisfait par la souffrance intense liée aux craintes hypocondriaques. Ainsi l’absorption consciente de l’intérêt par son propre corps et l’absence apparente des intérêts et des préoccupations ordinaires recouvrent une relation inconsciente, riche de contenu, avec ses objets extérieurs, qui sont convertis en objets internes et représentés par le corps propre du patient. On peut voir en outre à l’analyse que l’hostilité inconsciente du patient est liée à des frustrations qu’il attribue à ses objets, et que le système hypocondriaque tout entier semble être émané de ces frustrations auxquelles le patient n’a pas pu s’adapter.

Cette description sommaire porte sur les observations analytiques sur des patients adultes et l’on peut se demander si elles peuvent être prises comme des répliques fidèles du narcissisme infantile, ou si elles représentent l’élaboration secondaire d’un état originaire. Dans la seconde hypothèse, la question se pose de savoir quels traits appartiennent à la phase originaire, et quels autres aux phases ultérieures.

Quand nous analysons d’autres formes de maladie mentale, par exemple la paranoïa et le comportement délirant, comme la jalousie délirante, nous trouvons encore ce noyau d’interaction entre la relation avec les personnes extérieures réelles et la relation avec les objets internes phantasmatiques, quoique par ailleurs le matériel psychique soit très différent. Il serait justifié de considérer les éléments communs entre différentes maladies mentales comme dérivant des phases primitives, infantiles, de la vie psychique vers lesquelles s’est produit la régression, et de supposer que les différences sont déterminées par les progrès variables accomplis par le moi dans son développement.

Ceci vaut pour toutes les maladies mentales qui, Freud l’a fait remarquer, impliquent toujours une régression ; mais la contribution de la disfonction du moi évolué à la maladie n’a pas été suffisamment examinée jusqu’à maintenant. On peut cependant affirmer en toute sécurité que les principes fondamentaux de l’état adulte sont les mêmes que ceux de l’état infantile, et que les ajouts des stades ultérieurs du moi se rapportent plutôt aux ramifications, aux variations du modèle, à l’utilisation des types courants d’expérience, aux rationalisations.

La séquence suivante : frustration par l’objet extérieur (le sein), qu’elle soit réelle ou imaginaire, ou, plus fréquemment, les deux à la fois ; crainte de la persécution de l’objet haï et donc dangereux, abandon de l’objet et recherche du plaisir en provenance de sources situées à l’intérieur de la personne (les organes corporels), doit à mon avis, être considérée comme le noyau des états hypocondriaques. Je conclurais aussi de tout cela qu’il y a dans l’état infantile un équivalent de la douleur et de l’angoisse liées à l’organe dans l’hypocondrie adulte, c’est-à-dire qu’il y a aussi dans l’état infantile quelque degré de limitation de la satisfaction obtenue. Cela amène, à mon avis, à un surinvestissement compensatoire de l’organe (de l’objet interne) par la libido et à un refus excessif de l’objet extérieur.

La bonté de l’objet interne, qui est traité comme « moi » et est représenté par une partie du corps du sujet, se nourrit, pourrait-on dire, de la méchanceté de l’objet extérieur. En d’autres termes, pour se maintenir comme bon et pour maintenir l’objet internalisé (qui fusionne avec lui) comme bienveillant et secourable, le sujet en état narcissique hait et rejette l’objet du monde extérieur. Ainsi la haine et le refus constituent une part importante de cette défense contre la frustration qui est fondée sur la technique du clivage des émotions d’amour et de haine, avec le clivage et la duplication correspondants de l’objet en un objet bon – interne – et un objet mauvais – extérieur. La ténacité avec laquelle le patient hypocondriaque s’accroche à ses symptômes et continue à consulter des médecins et à les abandonner, montre cette technique de clivage et de duplication, qui peut, dans la situation complexe de la vie adulte, assumer des formes très confondantes.

Je voudrais mentionner très brièvement dans cet ordre d’idées, un autre état pathologique de la vie adulte, dans lequel le patient utilise les mécanismes de clivage de façon à assurer sa croyance à sa propre bonté par opposition à la méchanceté de l’autre personne. L’aspect délirant des états paranoïdes montre clairement le rôle joué par le déni. Il est bien connu que la jalousie délirante et la crainte de persécution sont fondées sur le déni et la projection. Il semble que dans ces états c’est surtout le sentiment de culpabilité que le patient ne peut tolérer, et contre lequel il met en jeu les défenses de déni, clivage et projection. Sans essayer de traiter ici du problème très embrouillé de la culpabilité34, je voudrais faire remarquer que, dans la pratique, la difficulté d’une personne à tolérer le sentiment de culpabilité vient essentiellement de sa difficulté à admettre, même pour elle-même, qu’il y a quelque chose de mauvais en elle, c’est-à-dire que quelque chose d’elle-même est mauvais, et qu’elle ne peut s’en défaire en traitant ce quelque chose comme un corps étranger à l’intérieur d’elle-même. Le résultat de la technique de projection délirante est double : la crainte de persécution de la part de la personne qui est choisie pour cette projection, et la conviction de la bonté de ce qui est senti comme faisant partie du sujet. On pourrait dire que l’individu achète son estime de lui-même au prix de la persécution.

J’arrive donc à l’hypothèse que dans l’état narcissique, l’objet extérieur est haï et rejeté de façon que l’on puisse aimer l’objet interne qui est fusionné avec le moi et en tirer du plaisir35. L’objet extérieur est ainsi nettement divisé ainsi que sa représentation interne (obtenue par introjection). Cependant la technique de clivage de l’objet en deux dérive de la prémisse fondamentale que quelque part les deux objets n’en font qu’un, et la présuppose. La technique ne réussit qu’en partie, et le plaisir dans le narcissisme est incomplet, plus encore que dans la simple gratification auto-érotique (le fait qu’à un moment ou un autre le bébé se rend compte du caractère insatisfaisant du sein interne phantasmatique, est d’une importance capitale, en ce qu’il le force à revenir vers le sein réel dans le monde extérieur).

L’auto-érotisme et le narcissisme sont des moyens employés par le moi infantile pour s’arranger de la frustration (moyens qu’on retrouve régressivement dans certains états pathologiques des années ultérieures). Ils utilisent essentiellement les mécanismes d’introjection et de projection par lesquels le moi infantile acquiert un objet bon à l’intérieur du corps du bébé, représenté par une des parties de son corps. Les deux états impliquent des phantasmes vécus originairement au contact d’un objet.

L’objet phantasmatique avec lequel le bébé est constamment lié diffère selon les stades du développement de son moi. Dans la toute première phase, caractérisée par de simples activités gratificatrices auto-érotiques, l’objet est virtuellement un « objet partiel », alors que dans les phases ultérieures, quand les états narcissiques jouent un plus grand rôle, les objets sont déjà reconnus comme des personnes (stade de l’« objet total »36. Dans cette perspective nous devons considérer un facteur économique. Il semble plausible de supposer que la gratification hallucinatoire peut se produire plus facilement quand il s’agit d’un objet partiel (par exemple, le mamelon), que lorsqu’il s’agit d’une personne. En effet le souvenir qui sous-tend l’hallucination, s’il s’agit du sein, est lié à la sensation pleine du contact bouche-mamelon : le mamelon était réellement « à l’intérieur de l’enfant », enclos dans ses lèvres, ses gencives et sa langue. Il pourrait bien se faire que dans la phase antérieure de relation d’objet partielle, il soit concentré sur l’objet une quantité de libido plus grande que dans la phase ultérieure, tandis que les sensations et les émotions peuvent se produire sous une forme moins concentrée si l’objet est senti comme une personne.

C) Monde intérieur et monde extérieur

L’introjection met en marche des processus qui intéressent toutes les sphères de la vie psychique, et souvent aussi ont une influence non négligeable sur la vie physique. Moins peut-être qu’aucun autre mécanisme dans le développement elle constitue un événement qui se termine et se liquide au moment où il se produit. Le bébé sent qu’il y a des objets, des parties de personnes et des personnes, à l’intérieur de son corps, qu’ils sont vivants et actifs, qu’ils l’influencent et sont influencés par lui. Cette vie et ces événements du monde interne sont créés par les phantasmes inconscients du bébé, ils sont sa réplique privée du monde et des objets autour de lui. Ils font donc partie de sa relation avec son entourage, et il n’est pas moins affecté par l’état, les activités, les sentiments – bien qu’imaginés par lui – de ses objets internes créés par lui-même, que par ceux des personnes réelles extérieures à lui. Les sensations, les sentiments, les états d’humeur et les modes de comportement sont largement déterminés par ces phantasmes au sujet des personnes à l’intérieur du corps et des événements dans le monde interne. Ces événements reflètent le monde extérieur d’une façon phantasmatiquement élaborée et déformée, mais ils peuvent en même temps faire apparaître le monde extérieur comme leur simple reflet. Tous les sentiments dont le bébé, est capable, il les vit aussi dans sa relation avec ses objets internes, et toutes ses fonctions psychiques, émotionnelles et intellectuelles, ses relations avec les gens et les choses, sont influencées de façon décisive par son système de phantasmes. Il peut se sentir protégé ou persécuté, exalté ou déprimé par ses objets internes, ou il peut se sentir lui-même leur bienfaiteur ou leur persécuteur.

On doit comprendre qu’une description de ces processus psychiques si primitifs, de ces phantasmes inconscients, ne peut être qu’approximative. En un sens, toutes nos descriptions sont artificielles, parce que nous devons utiliser des mots pour des expériences qui se produisent à un niveau plus primitif, avant que le langage (qui implique probablement leur modification progressive) ait été acquis. Les processus psychiques les plus primitifs sont liés à la sensation. L’expérience originaire, dont nous ne pouvons rendre le contenu qu’en utilisant les mots, se fait certainement sous forme de sensation et on pourrait dire que (au début) le bébé n’a que son corps pour exprimer ses processus psychiques. Le travail analytique découvre ces contenus inconscients comme des formations fondamentales du psychisme, et les mots semblent être un moyen de compréhension suffisant dans la situation analytique. Quand cependant ces phantasmes sont exprimés spontanément, hors de la situation analytique, par le langage – par le fou ou par le poète – il est clair que les mots sont maniés comme un matériel doué de qualités sensorielles. Dans le premier cas nous observons un processus de régression et de détérioration profondes, dans l’autre un processus de créativité spéciale ; ils ont cependant en commun la qualité sensorielle, matérielle, de leur langage.

Les phantasmes au sujet du monde intérieur sont inséparables de la relation du bébé avec le monde extérieur et les personnes réelles. C’est seulement une limitation dans nos moyens de description qui donne aux choses l’apparence de deux entités distinctes qui s’influencent l’une l’autre au lieu d’une expérience totale aux facettes multiples et interdépendantes.

De même, c’est un artifice de description que de distinguer les motions pulsionnelles et les phantasmes inconscients37. Nous ne devrons pas oublier que nous ne ferons que poursuivre un autre aspect de la même expérience vécue quand nous examinerons les motions pulsionnelles comme nous allons le faire.

Freud pense que la libido de l’enfant a un caractère « pervers polymorphe », jusqu’à ce que l’établissement de la phase génitale unisse les tendances divergentes et les subordonne au but génital38. La connaissance ultérieure au sujet d’une source primaire des pulsions destructrices mène à une extension de la théorie de la libido et affecte notre compréhension des vicissitudes des phantasmes. Les phantasmes infantiles reflètent la nature non évoluée, « polymorphe », libidinale et destructrice des motions pulsionnelles infantiles ; les phantasmes relatifs aux objets internalisés ne sont pas coordonnés, ils sont pleins de contradictions et de changements d’un sentiment extrême à l’autre, et hautement instables. Les expériences du monde extérieur, des personnes réelles, sont assumées et continuées, souvent avec de grandes distorsions, sous l’empire des nécessités pulsionnelles. Les phantasmes du bébé sur ses objets internes se transforment aussi selon la modification des buts pulsionnels qui représente le développement des pulsions et entre en interaction avec l’organisation progressive du moi. Le processus peut être décrit en termes d’unification, de cohérence et de stabilité ; progressivement, les « objets internes » assument un caractère abstrait. Les phantasmes sur l’existence d’entités vivantes à l’intérieur de la personne se transforment en idées et en travail psychique sur des concepts, processus qui commence chez les enfants très jeunes. Au terme de sa maturation, ce système de phantasmes se résout dans la formation d’un moi intégré et d’un surmoi uniformisé. Que tout cela s’obtienne cependant à des degrés variables et puisse se désintégrer dans des situations d’épreuve, avec la réapparition consécutive des phantasmes primitifs, c’est une observation quotidienne pour l’analyste39.

Dans l’auto-érotisme, c’est surtout un sein intérieur « bon » vers lequel le bébé se réfugie quand le sein extérieur « réel » le frustre. Mais cette victoire de la pensée sur le corps, d’un phantasme agréable sur une réalité pénible, n’est que de courte durée ; la réalité pénible s’affirme à nouveau. Il semble probable que lorsque cela se produit, lorsque le phantasme gratificateur (ou l’hallucination) se termine et que le moi est forcé de percevoir la nécessité interne pénible, des phantasmes (ou des hallucinations) effrayants apparaissent. En d’autres termes, dans l’expérience du bébé, le sein intériorisé se transforme de bon en mauvais, d’aimant en hostile, d’agréable en dangereux, et le bébé se retourne dans sa détresse vers le monde extérieur, cherchant et exigeant qu’il y ait là un sein « bon ». Le sein bon et le sein mauvais, le sein à portée et satisfaisant – objectivement ou subjectivement – ou frustrateur, voilà au stade le plus primitif, la totalité de son souci, et c’est sur cette base que se construisent les relations d’objet40.

Des alternances rapides entre sentiments et objets bons et mauvais, tous deux de nature absolue, semblent spécifiques de la vie infantile à son début ; mais la transition d’un sein mauvais interne à un sein bon extérieur peut ne pas être rapide. Notre connaissance de ces premiers processus est encore incomplète, mais il semble que la capacité d’accepter un objet gratificateur après la frustration dépende en partie d’une combinaison favorable d’introjection et de projection, c’est-à-dire de ce que le moi puisse expulser le sein intérieur mauvais et incorporer depuis l’extérieur le sein bon. Une action sans violence de ce type de mécanismes introjectifs et projectifs dans la première enfance, qui présuppose un entourage attentionné et affectueux, peut être à la base de la confiance d’une personne dans le fait que les choses mauvaises s’en vont et les choses bonnes viennent.

Ce modèle de réaction favorable dans lequel les sentiments à l’égard d’un sein interne persécuteur stimulent le désir de l’expulser et de s’approprier un sein bon, favorise le contact du bébé avec le monde extérieur. Mais il ne prédomine pas toujours. Il y a des états où le bébé sent que son corps est rempli d’objets mauvais, trop puissants pour qu’il puisse faire quoi que ce soit contre eux, et cela peut inhiber les mécanismes de projection et, par suite, perturber l’introjection. (Dans la mesure où l’inhibition de la projection représente une impossibilité de détourner l’agressivité vers l’extérieur pour s’en défendre, elle ferait penser en fin de compte à un échec de la pulsion de vie dans sa lutte contre la pulsion de mort à l’intérieur.) Encore une fois, la crainte que tout ce qui est à l’intérieur soit mauvais et dangereux peut amener à désespérer qu’il y ait quelque part quelque chose de bon, ou que, s’il y a encore quelque chose de bon à l’extérieur, on puisse se l’approprier – ce qui n’aboutirait qu’à le rendre mauvais par le contact avec les objets mauvais et les forces mauvaises de l’intérieur. Des phantasmes de cette sorte créent un cercle vicieux, la situation intérieure empire parce qu’elle ne peut être allégée par l’introjection d’un objet bon, mais, plus elle empire, plus l’introjection est inhibée. C’est un état d’angoisse et de détresse croissantes.

Un autre type de perturbation de l’introjection et de la projection est produit par l’incapacité de projeter quoi que ce soit de bon, ce qui préparerait l’introjection de la bonté de l’objet – cette projection renforcerait la confiance en l’objet.

Des processus de ce type, des troubles dans l’utilisation des mécanismes d’introjection et de projection sous-tendent les premiers symptômes névrotiques infantiles : les phobies, les difficultés d’alimentation comme la tétée insuffisante ou inattentive, l’incapacité de garder le mamelon, le refus du sein, des réactions exagérées à des obstacles sans gravité41, ou des troubles du sommeil, des difficultés dans les fonctions d’excrétion, etc.

Il peut arriver que ces troubles continuent presque sans interruption ni modification, et affectent la totalité de la vie psychique de l’enfant. Mélanie Klein a décrit un cas extrême de ce type42. Il y avait chez cet enfant une inhibition intense du développement émotionnel et intellectuel, qu’on pouvait faire remonter à des troubles graves dans le fonctionnement de l’introjection et de la projection. Ces troubles s’étaient d’abord manifestés de façon frappante dans l’attitude de l’enfant à l’égard du sein (et de la nourriture) et avaient persisté dans son contact avec les personnes jusqu’au début de l’analyse, à l’âge de cinq ans.

J’ai dit qu’au début les objets n’existent pas indépendamment pour le bébé, mais qu’il les rapporte toujours en quelque manière à lui-même. Réciproquement, il rapporte ses propres expériences à ses objets, de telle façon que des processus du « moi » sont sentis comme reliés aux objets. Tant que ses phantasmes se centrent sur un objet, le sein de sa mère, il attribue toute sensation de douleur à la persécution de la part du sein, c’est-à-dire qu’il est mordu, ou empoisonné, ou affamé par lui ; quand il sent du plaisir et du bien-être, il est alimenté et dorloté par lui. Cette attitude constitue un premier exemple de la pensée animiste que Freud a décrite comme caractéristique des hommes primitifs et des bébés43. Il y a une relation importante entre l’animisme, d’une part, et l’idéalisation et la persécution, de l’autre ; nous en voyons chaque jour des restes dans les superstitions et les rituels obsessionnels.

Je dirais que nous pouvons aussi faire remonter d’autres convictions primitives aux relations d’objet infantiles, par exemple la croyance à l’omnipotence des sentiments, des pensées et des désirs, et la croyance au principe du talion. Les phantasmes au sujet des objets qui résident dans le sujet mènent à établir l’équation entre les processus mentaux internes et les activités qui se réalisent dans le monde extérieur. Les objets internes, les citoyens du monde intérieur, sont sentis comme aussi conscients des sentiments, des désirs et des pensées du sujet, et aussi affectés par eux, que les personnes du monde extérieur sont conscients des paroles et des actes et affectés par eux. Donc, dans l’expérience subjective il est vrai que les sentiments sont tout-puissants, par exemple que les pulsions hostiles sont une attaque contre l’objet interne, dont on attend par suite une punition44. Que la punition par un objet interne soit une sorte de vengeance par le talion, cela découle aussi du caractère de la relation d’objet infantile, de la fusion entre la personne et l’objet interne. Puisque l’enfant projette ses propres pulsions sur ses objets (où qu’il les situe, à l’intérieur ou à l’extérieur), il attend que ses objets lui fassent ce qu’il leur a fait (ou s’imagine leur avoir fait). L’objet interne attaqué et endommagé par le désir agressif rend l’attaque immédiatement : par suite, la crainte du talion infligé par l’objet interne est transférée (projetée) sur l’objet extérieur, sur les personnes réelles dans le monde extérieur. Nous pouvons voir souvent dans l’analyse qu’un patient ne peut renoncer à une attitude hostile, par exemple la nécessité de dominer les autres, parce qu’il est persuadé qu’au moment où il cessera de régenter sa famille il deviendra son esclave. Cette attitude — « C’est moi ou c’est l’autre qui commande » — ignore l’individualité de l’objet et révèle la façon infantile de concevoir l’autre à sa propre image (projection). Ces personnes sont incapables de reconnaître qu’une autre personne soit un autre être, différent d’elles-mêmes.

D) L’introjection et la projection par rapport a l’objet total

Avec le progrès des fonctions du moi45 (perception, mémoire, synthèse, etc.) qui mène à la relation avec l’« objet total », la vie émotionnelle infantile devient beaucoup plus complexe. Dans la phase antérieure, du fait de la faiblesse de ses moyens intellectuels et de l’utilisation de défenses primitives comme la magie, le déni, l’omnipotence, le clivage46, le bébé conçoit ses objets (ou ses objets partiels) d’une façon simple et uniforme : quand il se sent gratifié, son objet est bon et aimé, quand il est frustré, le même objet est mauvais et haï ; il ne se rend pas compte qu’il traite deux aspects d’un seul et unique objet comme si c’étaient deux objets différents et séparés. Mais quand, par suite du développement du bébé, cette technique de « non-association » ou de clivage n’est pas utilisable, il est exposé au conflit d’ambivalence, de simultanéité de l’amour et de la haine, de l’attirance et du refus par rapport à un même objet, et ce conflit mène à certaines situations d’angoisse.

Bien que le bébé aime l’objet partiel bon, son amour pour sa mère, une fois qu’il la reconnaît comme personne, est une expérience plus profonde, plus riche et plus précieuse ; les perturbations dans son sentiment d’amour ont pour lui maintenant plus de signification qu’au stade de l’amour primitif pour le sein. En même temps, les premières craintes d’endommager le sein bon et d’être persécuté par le sein mauvais se développent au milieu de la culpabilité et de l’angoisse beaucoup plus complexes de destruction et de perte de la mère aimée, et donnent naissance à la situation cruciale que Mélanie Klein a découverte et décrite comme position dépressive infantile47.

À ce moment, l’introjection et la projection qui, dans la phase antérieure des stades auto-érotique et narcissique, ont constitué la défense prédominante contre la frustration et la perte d’objet, conduisent à des angoisses graves. Puisque la vie pulsionnelle du bébé est encore sous la primauté orale, les phantasmes d’incorporation et d’expulsion sont encore trop forts. La bouche, premier agent de l’amour primitif, qui vise à incorporer l’objet aimé, est aussi l’organe principal qui exprime les pulsions hostiles et agressives et rejette l’objet. Quand les mécanismes de clivage diminuent, les caractéristiques dangereuses des activités orales sont ressenties en même temps que les désirs dictés par l’amour. Ainsi prend naissance la crainte de détruire la mère aimée dans l’acte même où l’on exprime son amour pour elle, et la crainte de la perdre dans le processus même par lequel on tente de s’assurer sa possession. Ces angoisses sont aussi multipliées par l’aspect double de l’objet aimé, autre résultat de la cohérence et de l’intégration plus grandes du moi, puisque la mère aimée et gratificatrice est aussi maintenant la personne frustratrice et dangereuse. L’abandon au désir d’incorporer l’objet bon implique le danger d’assumer sa méchanceté, et réciproquement l’expulsion de l’objet mauvais intérieur est une menace de perdre sa bonté. (Le cul-de-sac48 auquel conduisent ces sentiments et ces phantasmes peut être vu clairement dans les colères de l’enfant plus grand, qui, par ses tentatives d’obtenir de l’amour jointes à son incapacité de le recevoir, peut être quasi inaccessible à toutes les tentatives de réconfort. Dans le travail analytique, certaines crises du transfert répètent cet état d’esprit.) Comme réponse à des angoisses de ce type, le bébé peut s’inhiber dans l’utilisation des mécanismes d’introjection et projection et être retardé dans son développement (comme on le décrit dans un passage antérieur de ce chapitre), ou il peut y avoir une alternance rapide entre l’introjection et la projection, une manière forcenée de recevoir en soi et d’expulser les objets qui produit l’instabilité, le mauvais caractère et l’échec dans le développement de la capacité de s’attacher aux objets.

Examinées d’un autre point de vue, ces angoisses peuvent amener à un abandon des progrès accomplis – les souffrances croissantes deviennent intolérables – et à une régression à une phase antérieure, plus primitive (la position schizoparanoïde)49. Nous trouvons ici le problème de l’aspect négatif du progrès, qui sera examiné plus en détail au chapitre suivant. On peut faire remarquer que ce double aspect n’est pas limité aux mécanismes d’introjection et de projection.

Il est vrai que d’une façon générale, un processus psychique qui apaise des conflits et des angoisses d’un certain type en éveille d’autres, d’où il suit qu’on ne peut obtenir qu’une absence d’angoisse et une tranquillité d’esprit relatives. La vie psychique est ainsi ; il n’y a pas de refuge durable, surtout pendant la période de la croissance et du développement. La sérénité, prérogative des personnes vieilles et sages, implique souvent un arrêt dans le progrès. Même la satisfaction de la pulsion, que l’on considère souvent comme la meilleure défense contre la tension, n’a qu’une efficacité temporaire ; elle échoue souvent elle aussi et constitue en elle-même une source d’intensification du conflit.

E) L’origine du complexe d’Œdipe

Le progrès dans les fonctions du moi qui aboutit à la reconnaissance des personnes comme individus élargit de façon décisive le monde du bébé. Quand il arrive à intégrer les impressions multiples, qu’il avait en grande partie isolées et dissociées auparavant, dans le concept d’une personne, il se trouve en fait en face de deux personnes : la mère et le père, et cette situation implique leur relation réciproque. Le domaine de ses expériences émotionnelles n’est pas seulement élargi quantitativement, mais aussi transformé en qualité, en ce qu’il entre dans la relation objectale de type triangulaire qui, on le sait, a toujours une signification spéciale.

Cette première structure triangulaire constitue l’origine du complexe d’Œdipe. Il diffère du complexe d’Œdipe développé — qu’on appelle souvent « classique » à l’heure actuelle – par tous les aspects qui sont déterminés par le caractère primitif de l’état psychique du bébé à ce stade.

Alors que la reconnaissance des personnes ouvre de nouvelles voies de gratification au bébé, alors que le père joue un rôle de plus en plus important dans sa vie et constitue un objet d’amour, d’intérêt et de plaisir, le bébé a maintenant à faire face à toutes les stimulations, les excitations et les conflits qui sont inhérents à la relation entre trois personnes.

Le facteur nouveau, et le plus important, qui représente un problème de première grandeur pour le bébé, réside dans la relation entre les parents. Il devine l’intimité physique entre ses parents — et reconnaît en cela une réalité – mais il conçoit cette intimité à l’image de ses propres pulsions. En d’autres termes, ses notions sont déterminées par la projection et sont de ce fait une distorsion grossière de la réalité. Les parents se font l’un à l’autre ce que lui-même aimerait faire.

À ce stade primitif, au début du complexe d’Œdipe, les motions pulsionnelles du bébé sont « perverses polymorphes ». Des excitations orales, urétrales, anales et génitales coexistent.et forment une structure chaotique, elles se recouvrent et s’entrecroisent, elles constituent un état de lutte des désirs, intrinsèquement frustrateur et frustré par le monde extérieur. Les buts libidinaux se mêlent aux buts destructeurs, et les tendances hostiles s’éveillent encore plus du fait de la frustration et de la jalousie. La détresse et l’omnipotence, la prédominance du phantasme sur la réalité, conduisent à une confusion dans les pulsions et dans les objets. Ce qu’on désire ou ce qu’on craint est traité comme événement réel et l’angoisse et la frustration sont vécues comme persécution de la part des objets.

Dans le sentiment-pensée de l’enfant, les stimulations pulsionnelles signifient autant d’activités spécifiques. Ainsi les pulsions orales s’accompagnent de phantasmes de sucer l’objet, de le presser, de le mordre, de le déchirer, de le couper, de le vider et de l’épuiser, de le dévorer et de l’incorporer ; les buts urétraux et anaux visent à brûler l’objet, à l’inonder, à le noyer, à l’expulser et à le faire exploser, ou à s’établir sur lui, ou à le dominer. Du fait des équivalences inconscientes entre les divers organes et les diverses fonctions, leurs différences peuvent être effacées ; chaque organe peut être vécu comme un moyen d’acquérir l’objet désiré et de l’attaquer dans les états de haine. Le but de presser et de couper est attribué à la bouche, à l’urètre et à l’anus delà même façon, et l’objet peut s’anéantir aussi bien en le mangeant50 qu’en l’expulsant comme excrément. La pulsion d’empoisonner et de salir l’objet occupe, dirait-on, une position intermédiaire entre les tendances orales et les tendances urétrales-anales. Sur ces buts prégénitaux se superposent ceux qui proviennent de stimulations génitales, de telle façon qu’à leur début les buts génitaux authentiques – pénétrer et recevoir – liés au désir de créer et d’avoir des enfants, doivent lutter contre l’influence des phantasmes prégénitaux, où manque une limite stable entre phantasmes libidinaux et phantasmes destructeurs, et font naître des craintes intenses.

Cet état déconcertant des désirs pulsionnels et des phantasmes propres au bébé constitue le matériel, la source où il puise, lorsqu’il s’occupe de la relation entre ses parents. Il s’ensuit qu’il se forge l’image de quelque chose d’extrêmement dangereux et effrayant ; la « scène primitive » (Freud) a ses racines dans les phantasmes de l’enfant tels qu’ils opèrent au début même du complexe d’Œdipe.

Un autre aspect de l’état extrêmement compliqué du premier complexe d’Œdipe est dû aux phantasmes d’incorporation. Bien que les tendances instinctuelles provenant de toutes les sources corporelles agissent en compétition les unes avec les autres, comme je l’ai décrit plus haut, les buts et les mécanismes oraux prédominent au début, dans une situation de primus irtter pares (prédominance orale). Cela veut dire que les phantasmes d’incorporation prévalent dans la relation du bébé avec ses parents. Il les intériorise non seulement comme des individus séparés, mais aussi dans leur aspect de couple, « l’image combinée des parents »51, dont les activités dangereuses se réalisent à l’intérieur de la personne et du corps de l’enfant. Toutes les angoisses de persécution interne liées dans la phase antérieure à des objets partiels, sont maintenant stimulées et intensifiées en étant vécues par rapport aux parents combinés.

L’incorporation fait en outre partie des phantasmes du bébé sur l’intimité de ses parents, et il croit qu’ils s’incorporent l’un l’autre, et que chacun prend de l’autre ce qu’il incorpore. Il semblerait que ce soient précisément ces idées qui expliquent sa difficulté à tolérer leur union, en ce que l’interprétation cannibalique de la scène primitive conduit à la crainte de la mort des parents, ce qui signifierait celle de l’enfant lui-même. À côté de cette peur capitale, il y a de nombreux phantasmes libidinaux et effrayants ; nous n’avons besoin de mentionner ici qu’un d’entre eux. Il provient du désir qu’a le bébé de l’organe génital de son père.

C’est un problème non résolu que de savoir comment le bébé arrive à quelque notion du pénis du père. On doit faire intervenir des facteurs phylogénétiques aussi bien que des facteurs ontogénétiques, et parmi ces derniers les stimulations génitales du bébé lui-même. Il peut être suffisant ici d’affirmer que les désirs et les phantasmes centrés sur le pénis du père se produisent chez les bébés des deux sexes, et qu’au début le pénis est dans une large mesure assimilé au sein. Il en résulte que les buts prédominants sont de caractère oral : de le sucer, de le manger et de l’incorporer.

En attribuant ses propres pulsions à ses parents (projection) le bébé imagine que dans leur union sexuelle la mère incorpore le pénis du père et le porte caché dans son corps (et il imagine que le père en fait autant du sein de la mère)52. Cette mère douée d’un pénis interne joue un rôle formidable dans les phantasmes du bébé. Elle apparaît comme possédant tout ce qu’il désire, elle donne beaucoup trop peu, et elle est une rivale par rapport au père. Le ressentiment s’intensifie si le sevrage est réellement en cours. La frustration, l’envie et la colère font naître des pulsions violentes, comme celle de faire irruption dans son corps et de voler tout ce qu’il contient.

Nous pouvons reconnaître dans cette mère au pénis interne caché le précurseur de la « femme phallique » – figure féminine douée d’un organe génital mâle. Selon Freud, cette image se constitue pendant la « phase phallique » du développement de l’enfant, et représente essentiellement une défense contre la crainte de castration. Les travaux de Mélanie Klein ont fait remonter l’origine de la femme phallique à la mère au début du complexe d’Œdipe, au moment où, d’accord avec la primauté des motions pulsionnelles orales, les phantasmes d’incorporation règnent sans partage et conduisent à l’idée d’un pénis interne que la mère garde à l’intérieur de son corps.

Alors que le garçon dans ses sensations génitales vit des pulsions masculines de pénétration de la mère (complexe d’Œdipe direct), il la sent aussi comme une rivale en ce qui concerne ses buts féminins réceptifs, qui se dirigent à la fois vers le père et vers la mère douée du pénis du père. Ainsi sa « position féminine »53 dérivée de ses pulsions orales d’incorporation, entre en conflit avec le développement de sa masculinité ; le complexe d’Œdipe inverti est une partie importante de l’état chaotique et polymorphe qui se produit à la naissance de ce conflit nodulaire.

L’identification avec le premier objet d’amour, la mère, qui résulte de l’introjection, intensifie chez la petite fille les composantes hétérosexuelles et chez le petit garçon les composantes homosexuelles de la bisexualité innée.

Beaucoup des désirs du bébé sont en eux-mêmes irréalisables. Aux insuffisances individuelles de son entourage qui provoquent la frustration, s’ajoutent les causes générales de frustration qui proviennent du désir insatiable qu’a l’enfant de gratifications libidinales, et des composantes destructrices de ses désirs pulsionnels. Il y a ainsi de nombreuses causes de haine contre les parents, et cette haine est centrée surtout sur leur union. La haine détermine l’aspect sous lequel est perçu l’objet. Les premières notions sur l’intimité physique des parents abondent en éléments hostiles et destructeurs, dont certains arrivent à la conscience dans des périodes ultérieures. Le concept des rapports sexuels comme un viol où la femme est la victime de la brutalité du mâle, ou comme un acte où chacun repousse et détruit l’autre ; l’idée de la femme vampire qui suce son partenaire à mort ; les monstres du folklore et de la mythologie, qui sont moitié mâles et moitié femelles ou moitié humains et moitié animaux, voilà quelques exemples qui portent témoignage de l’horreur suscitée par les phantasmes les plus profonds et les plus primitifs sur l’union des parents.

La capacité de perception objective de l’enfant se développe graduellement, et il progresse en même temps vers l’établissement de la zone génitale. Ce processus implique le dépassement des buts prégénitaux, une clarification de nombreux concepts, par exemple la reconnaissance des différences entre les divers organes et fonctions corporels, et que l’on puisse dompter les pulsions destructrices. À partir de la structure chaotique des buts pulsionnels du premier complexe d’Œdipe infantile se cristallise le choix d’objet hétérosexuel de l’enfant et le désir de relations génitales aimantes avec le parent du sexe opposé, y compris le désir de donner ou de recevoir un enfant (qu’on n’assimile plus à un aliment ou à des matières fécales), alors que la haine et la rivalité à l’égard du parent du même sexe se limitent à la sphère génitale.

Dans ce processus de croissance, d’unification et de clarification qui s’étend sur les premières années de l’enfance, l’introjection et la projection contribuent grandement à modifier le monde intérieur et le monde extérieur et à diminuer à la fois la persécution et sa contrepartie, l’idéalisation. L’enfant perd peu à peu sa détresse et son omnipotence, et les parents leur caractère de dieux ou de monstres. Cela accompagne un changement dans les phantasmes de l’enfant à propos de ses parents internes. Il arrive à les sentir de moins en moins comme des objets physiques à l’intérieur de son corps propre, et de plus en plus comme des idées et des principes pour le guider et l’avertir dans ses contacts avec le monde. Ainsi se construit progressivement, à partir des notions primitives sur les personnes partielles incorporées, le système du surmoi.


17 Ferenczi et l’école hongroise de psychanalyse ont reconnu l’existence des premières relations d’objet infantiles. On peut trouver un exposé représentatif de leurs opinions dans le I. J. Ps.-A., XXX, 1949, 4 (le numéro dédié à Ferenczi) qui contient des contributions de Ferenczi, Alice Balint, Michael Balint et Endre Petö. Cf. aussi la bibliographie correspondante donnée par les auteurs. L’article de Michael Balint dans cette revue sur Les stades primitifs du développement du moi. L’amour objectal primitif, formule plusieurs arguments contre l’hypothèse d’un stade narcissique primaire anobjectal, qui sont tout à fait d’accord avec les idées présentées par les auteurs de ce livre. Il y a cependant certaines divergences d’opinion entre Balint et nous-mêmes au sujet de l’évaluation de la nature des pulsions destructrices et du rôle de l’introjection et de la projection dans la première enfance.

18 Chap. III.

19 Loc. cit., pp. 87-92. Cf. aussi la première partie ci-dessus : « La structure psychique », pp. 119-120.

20 Je mentionnerais ici les idées de référence qui se produisent dans des états psychotiques et pré-psychotiques – c’est-à-dire en relation avec une régression poussée, une diminution du sens de la réalité et des tendances paranoldes.

21 La frustration et la gratification peuvent se définir en termes de séparation et d’union. Le modèle le plus simple de la gratification est constitué par l’entité « bouche affamée – sein nourricier », modèle d’expérience qui ne mène pas à une différenciation claire entre le sujet et l’objet. Ce concept de frustration comme expérience de séparation avec l’objet qui satisfait une nécessité du sujet est impliqué dans de nombreuses conceptions du développement humain. Dans la littérature psychanalytique, la frustration fondamentale réside dans le « trauma de la naissance » ; dans la mythologie biblique, c’est l’expulsion hors du Paradis. Il est clair que si on l’envisage de ce point de vue, la frustration est un facteur de première importance dans le développement. Le besoin de s’adapter à la séparation amène le développement de capacités de comportement appropriées à la réalité et à l’indépendance.

22 Freud, Les pulsions et leurs destins (1915), p. 58 ; et aussi La (dé) négation (1925).

23 Cf. les chapitres V et VIII, et aussi la première partie ci-dessus : « La structure psychique » ; de même dans le chapitre III l’exemple du petit garçon qui, en voyant sa petite sœur téter au sein de sa mère, dit à celle-ci en montrant le sein du doigt : « C’est avec ça que tu me mordais. »

24 Cf. ci-dessus la première partie : « La structure psychique.

25 Trois essais sur la théorie de la sexualité (1905).

26 Introduction du narcissisme (1914).

27 Deuil et mélancolie (1917), Le moi et le ça (1913), Nouvelles conférences (1932), et d’autres articles.

28 Les deux principes du fonctionnement psychique (1911). Cf. aussi le chap. X.

29 Le moi et le ça (1923).

30 À titre d’exemple : un patient à moi était certain d’avoir vu, en entrant dans mon bureau, une mare de sang dans un coin, et il évitait de regarder dans cette direction. Il pensait que j’avais été assassinée par le patient qui le précédait. Au cours de la séance d’analyse, il apparut qu’il avait lui-même ressenti une rage meurtrière et de la jalousie, pendant qu’il attendait. En projetant ses désirs meurtriers sur le patient antérieur, sur le rival détesté, il lui arriva de se convaincre que ce patient m’avait assassinée, et à voir une mare de sang dans le coin. Cet incident implique un grand nombre de facteurs qu’il n’est pas besoin d’examiner ici. Il illustre la façon dont la projection de processus internes mène à l’hallucination.

31 Introduction à la psychanalyse (1915-16), p. 338.

32 On observe souvent des exemples de refus marqué d’accepter la mère à son retour après une absence chez les bébés de moins d’un an.

33 Introduction du narcissisme (1914).

34 Voir chap. VIII.

35 Le terme « narcissisme » est dérivé du mythe grec de Narcisse, qui tombe amoureux de sa propre image reflétée dans une source. Cet épisode devrait cependant être considéré dans le contexte total de l’histoire. Le mythe (qui a été transmis sous diverses variantes) se déroule, pour l’essentiel, de la façon suivante : une Nymphe (immortalisée plus tard comme Écho – idée subtile puisqu’elle combine la récompense et la punition d’avoir été si bavarde) était tombée amoureuse de Narcisse, mais il l’avait repoussée. Elle implora Aphrodite de la venger, et Aphrodite répondit à sa prière en faisant prendre à Narcisse son propre reflet dans l’eau pour une nymphe aquatique. Il tomba violemment amoureux de la belle créature qu’il avait vue dans l’eau et essaya de l’embrasser. La frustration qu’il ressentit du fait de l’insuccès de ses tentatives de s’approcher de celle qu’il aimait se reflétait sur la figure qu’il voyait. Narcisse crut, par erreur, que cela signifiait que sa nymphe aimée était en détresse ce qui fit naître en lui le désir de la secourir et de la sauver. Il souffrait non seulement de l’insatisfaction de ses désirs érotiques, mais du désespoir de son incapacité de soulager la souffrance de l’objet aimé. À la fin, il tomba en langueur et mourut. II fut métamorphosé en la fleur qui porte son nom.

Selon ce mythe, les Grecs ne croyaient pas que l’amour de soi-même soit un état primaire et ils lui attribuaient le caractère complexe de l’amour objectal. C’est bien ce fait, que Narcisse ait vécu toutes les émotions qui appartiennent à l’amour pour un objet, depuis le désir érotique jusqu’au souci pour la souffrance de l’objet et au désir de l’aider et de lui restituer son bonheur, qui constitue son châtiment pour avoir causé à Écho la douleur d’aimer sans retour. Alors qu’objectivement, il s’aime lui-même (sa propre image reflétée dans l’eau), subjectivement, il aime une autre personne. Par suite de sa culpabilité pour avoir repoussé Écho, il doit prendre le deuil d’un objet inaccessible (perdu) et succomber à une dépression suicide.

Comme je n’essayerai pas de donner une analyse complète de ce mythe, j’ajouterai une remarque au sujet d’un détail : Narcisse regardant dans l’eau et contemplant son reflet qu’il traite comme un objet. Une signification plus profonde de ce détail apparaît si nous appliquons une règle ordinaire d’interprétation et si nous supposons le contraire de ce qui est décrit. Narcisse regarde dans le monde extérieur, dans l’eau, mais la signification inconsciente qui est suggérée est à l’opposé : il regarde à l’intérieur de lui-même. Cet élément décrirait alors le phantasme inconscient d’un objet (aimé) résidant à l’intérieur du sujet, et cela est la base de l’identification du sujet avec l’objet qui, dans le contenu manifeste du mythe, est représentée par le reflet fidèle du sujet pris par erreur pour un objet. Le fait que Narcisse soit le fils d’une nymphe aquatique donne à cette expérience un caractère poignant.

Il est remarquable que le concept grec du narcissisme soit si proche des découvertes de Mélanie Klein, découvertes obtenues empiriquement en suivant sans théorie préconçue les phantasmes présentés par les enfants dans leur analyse.

36 Cf. première partie, ci-dessus : « La structure psychique. »

37 Cf. Susan Isaacs, chap, III.

38 Trois essais sur la théorie de la sexualité (1905).

39 Cf. le système d’objets internes bons et mauvais, « les diables » et « le dessin » dans l’analyse d’un peintre (Paula Heimann, loc. cit.).

40 Cf. la « succession » décrite plus haut, p. 144, de ce chapitre.

41 Cf. M. P. Middlemore, Le couple mère-nourrisson ; et aussi le chap. VII.

42 L’importance de la formation du symbole dans le développement du moi, La psychanalyse, t. II, Presses Universitaires de France, 1956.

43 Totem et tabou (1912-13).

44 Peut-être doit-on penser au pouvoir de cette conviction pour rendre compte de morts mystérieuses observées chez des sauvages qui sentaient qu’ils avaient commis le crime le plus grave et n’avaient été punis par aucun agent externe.

45 Cf. première partie ci-dessus, « La structure psychique », p. 119.

46 Cf. chap. IX, p. 275.

47 Contribution à la psychogenèse des états maniaque-dépressifs (1935) ; Le deuil et son rapport avec les états maniaque-dépressifs (1940).

48 En français dans le texte. (N.d.T.)

49 Cf. le chap. IX.

50 L’une des premières découvertes de Freud, qui l’ont amené à certaines conclusions des plus importantes, porte sur l’existence de pulsions cannibaliques au début du développement.

51 Mélanie Klein, La psychanalyse des enfants (1932).

52 Une description complète du premier complexe d’Œdipe chez l’enfant devrait traiter de plusieurs autres désirs et phantasmes qui agissent à cette période, par exemple, ceux qui se rapportent à l’organe génital de la mère et ceux qui proviennent des sensations et des images excrétoires du bébé. La description présente suit seulement certains aspects d’un processus extrêmement complexe.

53 Mélanie Klein, La psychanalyse des enfants.