Introduction

Une revue générale des contributions à la théorie psychanalytique montrerait que le terme « phantasme » a été utilisé dans des sens variables par des auteurs et à des moments divers. Ses usages courants se sont considérablement élargis depuis ses premières significations.

Une grande partie de cet élargissement est restée implicite jusqu’à présent. Le moment est venu de considérer la signification et la définition de ce terme de façon plus explicite.1

Quand la signification d’un terme technique s’étend ainsi, soit de façon délibérée, soit insensiblement, ce n’est généralement pas sans raison, c’est parce que les faits et les formulations théoriques dont ils ont besoin l’exigent. Ce sont les relations entre les faits qui doivent être regardées de plus près et clarifiées dans notre pensée. Ce chapitre est surtout destiné à définir le terme « phantasme », c’est-à-dire à décrire les séries de faits que l’usage du terme nous aide à identifier, à organiser et à relier à d’autres séries de faits intéressants. La plus grande partie de ce qui va suivre portera sur cette étude plus précise des relations entre divers processus psychiques.

À mesure que progressait le travail de la psychanalyse, et en particulier l’analyse d’enfants en bas âge, et à mesure que se développait notre connaissance de la première vie psychique, les relations que nous sommes arrivés à discerner entre les tout premiers processus psychiques et les types de fonctionnement psychique ultérieurs et plus spécialisés ordinairement appelés « phantasmes » ont amené beaucoup d’entre nous à étendre la connotation du terme « phantasme » dans le sens qui va être développé maintenant. (Une tendance à élargir la signification du terme apparaît déjà dans de nombreux écrits de Freud, dans les passages où il examine le concept de phantasme inconscient)2.

On va montrer que certains phénomènes psychiques qui ont été décrits en général par de nombreux auteurs, et d’ordinaire sans rapport avec le terme « phantasme », impliquent en fait l’activité de phantasmes inconscients. En reliant ces phénomènes avec les phantasmes inconscients auxquels ils se rapportent, nous pouvons mieux comprendre leur relation avec les autres processus psychiques, et mieux apprécier leur fonction et leur pleine importance dans la vie psychique.

Ce chapitre n’a pas pour but essentiel d’établir les contenus particuliers du phantasme. Il traitera de la nature et de la fonction du phantasme comme un tout, et de sa place dans la vie psychique. Les exemples réels de phantasmes seront utilisés à titre d’illustration, mais on ne veut pas dire qu’ils épuisent le domaine du phantasme, et ils ne sont pas choisis systématiquement. Il est vrai que les preuves mêmes qui établissent l’existence des phantasmes même aux tout premiers âges nous donnent certaines indications sur leur caractère spécifique ; mais l’acceptation du fait général de l’activité des phantasmes depuis le début de la vie et de la place du phantasme dans la vie psychique comme un tout n’implique automatiquement l’acceptation d’aucun contenu phantasmatique particulier à aucun âge donné. La relation du contenu avec l’âge peut apparaître dans une certaine mesure dans les chapitres suivants, auxquels ce chapitre tente d’ouvrir la voie par des considérations générales.

Comprendre la nature du phantasme et sa fonction dans la vie psychique implique l’étude des premières phases du développement psychique, c’est-à-dire celles qui se produisent pendant les trois premières années de la vie. On exprime souvent du scepticisme au sujet de la possibilité de la compréhension même du psychisme des premières années – en tant qu’elle dépasse la simple observation du développement successif du comportement. En fait, nous sommes très loin de nous fonder sur la simple imagination ou sur une conjecture aveugle, même en ce qui concerne la première année. Quand tous les faits observables du comportement sont considérés à la lumière de la connaissance analytique obtenue des adultes et des enfants au-dessus de deux ans, et sont mis en relation avec les principes analytiques, nous arrivons à de nombreuses hypothèses douées d’un degré élevé de probabilité et à quelques certitudes concernant les premiers processus psychiques.

Nos idées sur le phantasme dans ces premières années sont fondées presque entièrement sur la déduction, mais d’autre part cela est vrai aussi pour les phantasmes à n’importe quel âge. Les phantasmes inconscients sont toujours déduits, jamais observés comme tels, et la technique analytique dans son ensemble est fondée en grande partie sur des connaissances déduites. Comme on l’a souvent fait remarquer au sujet des patients adultes aussi, ils ne nous manifestent pas directement leurs phantasmes inconscients, pas plus que leurs résistances préconscientes. Nous pouvons observer souvent de façon très directe des émotions et des attitudes dont le patient lui-même n’a pas conscience ; ces faits observés, et beaucoup d’autres (comme ceux qui sont cités plus loin, pp. 96-99) nous rendent possible et nécessaire de déduire que telles et telles résistances ou tels et tels phantasmes sont en train d’opérer. Ceci est vrai pour l’enfant en bas âge comme pour l’adulte.

Les données sur lesquelles on s’appuie sont de trois sortes principales et les conclusions qu’on avancera sont fondées sur la convergence de ces lignes de preuve.

a) Des considérations sur les relations entre certains faits et certaines théories établis, dont un grand nombre, bien que très familiers à la pensée psychanalytique, ont été traités jusqu’à présent de façon relativement isolée. Quand on les considère dans tout leur sens, ces relations impliquent les postulats qui vont être énoncés et, grâce à ces postulats, elles s’intègrent mieux et se comprennent de façon plus adéquate ;

b) Les preuves cliniques obtenues par les analystes à partir de l’analyse effective d’adultes et d’enfants de tous âges ;

c) Des données d’observation (observations non analytiques et études expérimentales) du bébé et du jeune enfant obtenues par les diverses méthodes dont dispose la science du développement de l’enfant.


1 Comme on l’a souvent fait remarquer, les définitions exactes, aussi indispensables qu’elles soient, ne sont possibles que dans les phases évoluées d’une science. Elles ne peuvent être établies dans ses étapes initiales. « Il convient, entend-on dire souvent, qu’une science soit fondée sur des concepts fondamentaux clairs et bien définis. En réalité, aucune science, même parmi les plus exactes, ne débute par de semblables définitions. L’activité scientifique, à son véritable début, consiste bien plutôt à décrire des phénomènes qu’ensuite elle groupera, classera et rangera dans certains ensembles. Mais déjà, alors qu’il n’est question que de description, l’on ne peut éviter d’appliquer au matériel certaines idées abstraites prises quelque part, non certes tirées uniquement de la nouvelle expérience. Ces idées, concepts fondamentaux de la science, s’avèrent encore plus indispensables lorsqu’on continue à travailler la même matière. Elles comportent nécessairement au début un certain degré d’incertitude et il ne saurait être question de délimiter nettement leur contenu. Tant qu’elles se trouvent en cet état, on parvient à s’entendre sur leur signification en recourant, de façon répétée, au matériel expérimental dont elles paraissent tirées, alors que ce matériel leur est en réalité soumis. Elles ont donc, à proprement parler, le caractère de conventions ; tout dépend de ce que leur choix n’a pas été arbitraire, mais qu’elles ont été désignées du fait de leurs importants rapports avec les matières empiriques dont on peut postuler l’existence avant même de l’avoir reconnue et prouvée. Seule une étude plus approfondie de l’ensemble des phénomènes considérés permettra d’en mieux saisir les concepts scientifiques fondamentaux et de les modifier progressivement afin de les rendre utilisables sur une vaste échelle, les débarrassant par là entièrement de contradictions. Il sera temps alors de les enfermer dans des définitions. Le progrès de la connaissance n’admet pas non plus aucune rigidité de ces définitions. Ainsi que le montre brillamment l’exemple de la physique, le contenu des « concepts fondamentaux » fixés en définitions se modifie aussi continuellement » (Freud, Les pulsions et leurs destins, trad. Marie Bonaparte, et Anne Bermann, pp. 25-26).

2 Au cours de la discussion de cet article à la Société britannique de Psychanalyse, en 1943, le Dr Ernest Jones a fait, au sujet de l’extension du sens du terme « phantasme » le commentaire suivant : « Je me rappelle une situation semblable, il y a des années, à propos du terme « sexualité ». Les critiques se plaignaient de ce que Freud changeait la signification de ce terme, et Freud lui-même a semblé une ou deux fois accepter cette manière de présenter les choses, mais j’ai toujours protesté du contraire : il n’a pas changé la signification du mot lui-même, il n’a fait qu’étendre le concept et, en lui donnant un contenu plus plein, le rendre plus compréhensif. Ce processus semblerait inévitable dans le travail psychanalytique, puisque beaucoup de concepts, par exemple celui de conscience, qui n’étaient connus antérieurement que dans leur sens conscient, doivent être élargis quand nous y ajoutons leur signification inconsciente. »