I. – Méthodes d’étude

A) Méthodes d’observation

Avant de considérer notre thèse essentielle, il peut être utile de faire une brève revue de certains principes méthodologiques fondamentaux qui nous fournissent la matière de nos conclusions sur la nature et la fonction du phantasme et qui sont illustrés à la fois dans les études cliniques (psychanalytiques) et dans un grand nombre des recherches récentes les plus fructueuses sur le développement de la conduite.

De multiples techniques pour l’étude des aspects particuliers du développement de l’enfant ont été mises au point ces dernières années. C’est un fait remarquable, que les recherches fondées sur l’observation du développement de la personnalité et des relations sociales, et en particulier celles qui essayent de comprendre les motivations et les processus psychiques généraux, tendent à tenir compte de plus en plus de certains principes méthodologiques, qu’on va maintenant examiner. Ces principes rapprochent ces recherches des études cliniques, et constituent ainsi un lien valable entre les méthodes d’observation et la technique analytique. Ils sont : a) De prêter attention aux détails ; b) D’observer le contexte ; c) D’étudier la continuité génétique.

a) Toutes les contributions sérieuses à la psychologie de l’enfant dans les dernières années pourraient être citées comme exemples de la conscience croissante de la nécessité de prêter attention aux détails précis de la conduite de l’enfant, quel que soit le domaine de recherche : les émotions, les attitudes sociales, les habiletés intellectuelles, motrices ou manuelles, la perception et le langage. Les recherches de Gesell, Shirley, Bayley et beaucoup d’autres sur le premier développement psychique illustrent ce principe. Les études expérimentales et l’observation du développement social, ou les recherches sur la conduite du bébé faites par D. W. Winnicott et M. P. Middlemore3, l’illustrent aussi. Le travail de Middlemore sur la conduite des bébés dans la situation d’allaitement, par exemple, montre la variété et la complexité que prennent même les toutes premières réponses des bébés quand elles sont notées et comparées en détail, et la façon extrêmement profonde dont les expériences de l’enfant, par exemple la manière de le prendre dans les bras et de lui donner la tétée, influencent les phases suivantes de ses sentiments et de ses phantasmes, et ses processus psychiques en général.

La plupart des progrès dans la technique d’observation et d’expérience ont été réalisés pour faciliter l’observation précise et l’annotation des détails de la conduite. Nous reviendrons ensuite sur la grande importance de ce principe dans le travail psychanalytique et sur la manière dont il nous aide à discerner le contenu des premiers phantasmes.

b) Le principe de remarquer et d’annoter le contexte des données observées est de la plus grande importance, qu’il s’agisse du cas d’un exemple ou d’un type particulier de conduite sociale, d’exemples particuliers de jeu, de questions posées par l’enfant, d’étapes dans le développement du langage – quelles que puissent être les données. On entend par « contexte », non seulement les exemples antérieurs et ultérieurs de la sorte de conduite considérée, mais le milieu immédiat de la conduite étudiée, dans ses dimensions sociales et émotionnelles. En ce qui concerne le phantasme, par exemple, nous devons noter le moment où l’enfant dit ceci ou cela, joue à tel jeu ou à tel autre, accomplit tel ou tel rituel, domine (ou perd) telle ou telle habileté, exige ou refuse une gratification particulière, montre des signes d’angoisse, de détresse, de triomphe, de joie, d’affection ou d’autres émotions ; quelles sont les personnes présentes – ou absentes – à ce moment-là ; quelle est son attitude émotionnelle générale ou son sentiment immédiat à l’égard de ces adultes ou de ces compagnons de jeu ; quelles pertes, quelles tensions, quelles satisfactions ont été ressenties récemment ou sont attendues à ce moment, etc.

L’importance de ce principe d’étudier le contexte psychologique des données particulières de la vie psychique a été reconnue de plus en plus par ceux qui étudient la conduite de l’enfant, quel que soit le processus psychique ou la fonction de comportement qui se trouve objet d’étude. On pourrait en donner beaucoup d’exemples : l’étude des crises de colère, par Florence Goodenough ; celle des fondements innés de la peur, par C. W. Valentine ; celle du développement du langage dans l’enfance, par M. M. Lewis ; celle du développement de la sympathie chez les jeunes enfants, par L. B. Murphy4

Le travail de Murphy, en particulier, a montré que ce principe est tout à fait indispensable dans l’étude des relations sociales, et qu’il se révèle à l’usage comme beaucoup plus fructueux que n’importe quelle manière purement quantitative ou statistique de traiter des types de conduite ou des traits de personnalité sans référence au contexte.

Un des exemples frappants de la façon dont l’attention prêtée aux détails précis dans leur contexte global peut révéler la signification d’un fragment de conduite dans la vie psychique intérieure d’un enfant est l’observation par Freud du jeu d’un petit garçon de dix-huit mois. Ce petit garçon était un enfant normal, de développement intellectuel moyen et dont la conduite était, en général, satisfaisante. Freud écrit : « Il ne dérangeait pas ses parents la nuit, obéissait consciencieusement à l’interdiction de toucher à certains objets ou d’entrer dans certaines pièces et, surtout, il ne pleurait jamais pendant les absences de sa mère, absences qui duraient parfois des heures, bien qu’il lui fût très attaché, parce qu’elle l’a non seulement nourri au sein, mais l’a élevé et soigné seule, sans aucune aide étrangère. Cet excellent enfant avait cependant l’ennuyeuse habitude d’envoyer tous les petits objets qui lui tombaient sous la main dans le coin d’une pièce, sous un lit, etc., et ce n’était pas un travail facile que de rechercher ensuite et de réunir tout cet attirail du jeu. En jetant loin de lui les objets, il prononçait, avec un air d’intérêt et de satisfaction, le son prolongé o-o-o-o qui, d’après les jugements concordants de la mère et de l’observateur, n’était nullement une interjection, mais signifiait le mot « fort » (loin). Je me suis finalement aperçu que c’était là un jeu et que l’enfant n’utilisait ses jouets que pour « les jeter au loin ». Un jour je fis une observation qui confirma ma manière de voir. L’enfant avait une bobine de bois, entourée d’une ficelle. Pas une seule fois l’idée ne lui était venue de traîner cette bobine derrière lui, c’est-à-dire de jouer avec elle à la voiture ; mais tout en maintenant le fil, il lançait la bobine avec beaucoup d’adresse par-dessus le bord de son lit entouré d’un rideau, où elle disparaissait. Il prononçait alors son invariable o-o-o-o, retirait la bobine du lit et la saluait cette fois pas un joyeux « Da ! » (« Voilà ! »). Tel était le jeu complet, comportant une disparition et une réapparition, mais dont on ne voyait généralement que le premier acte lequel était répété inlassablement, bien qu’il fût évident que c’est le deuxième acte qui procurait à l’enfant le plus de plaisir.

« L’interprétation du jeu fut alors facile. Le grand effort que l’enfant s’imposait avait la signification d’un renoncement à un penchant (à la satisfaction d’un penchant) et lui permettait de supporter sans protestation le départ et l’absence de la mère. L’enfant se dédommageait pour ainsi dire de ce départ et de cette absence, en reproduisant, avec les objets qu’il avait sous la main, la scène de la disparition et de la réapparition »5.

Plus loin, Freud note un autre détail de la conduite de l’enfant : « Un jour, la mère rentrant à la maison après une absence de plusieurs heures, fut saluée par l’exclamation : « Bébé o-o-o-o » qui, tout d’abord, parut inintelligible. Mais on ne tarda pas à s’apercevoir que pendant cette longue absence de la mère l’enfant avait trouvé le moyen de se faire disparaître lui-même. Ayant aperçu son image dans une grande glace qui touchait presque le parquet, il s’était accroupi, ce qui faisait disparaître l’image. »

L’observation de ce détail des sons par lesquels le petit garçon fêtait le retour de sa mère a attiré l’attention sur le chaînon ultérieur. En faisant apparaître et disparaître sa propre image dans le miroir, l’enfant donnait la preuve de son succès dans le contrôle par le jeu de ses sentiments de perte et se consolait de l’absence de sa mère.

Freud a aussi compris l’influence sur le jeu du petit garçon avec sa bobine de bois d’autres faits plus lointains, dont beaucoup d’observateurs n’auraient pas pensé qu’ils eussent quelque rapport avec lui : la relation générale de l’enfant avec sa mère, son affection et son obéissance, son pouvoir de s’abstenir de la gêner et de lui permettre de s’absenter pendant des heures sans grogner ni protester. Freud est arrivé ainsi à comprendre une bonne partie de la signification du jeu de l’enfant dans sa vie sociale et émotionnelle, et à conclure que l’enfant, lorsqu’il éprouvait du plaisir à jeter loin de lui des objets matériels et à les récupérer, jouissait de la satisfaction phantasmatique de contrôler les allées et venues de sa mère. Grâce à cela, il pouvait tolérer qu’elle le laissât en réalité, et rester affectueux et obéissant.

Le principe d’observation du contexte comme celui de prêter attention aux détails est un élément essentiel de la technique de la psychanalyse, chez les adultes aussi bien que chez les enfants.

c) Le troisième principe fondamental, qui a sa valeur aussi bien dans les études fondées sur l’observation que dans les études analytiques, est le principe de continuité génétique6.

L’expérience a déjà prouvé qu’à travers chaque aspect du développement psychique (aussi bien que physique), qu’il s’agisse de la posture, de l’habileté locomotrice ou manuelle, de la perception, de l’imagination, du langage ou de la logique primitive, toute phase donnée se développe par degrés à partir des phases précédentes d’une façon qui peut être connue à la fois dans sa ligne générale et dans ses détails spécifiques. Cette vérité générale établie sert de guide et d’indicateur pour les observations ultérieures. Toute étude des étapes du développement (comme celles de Gesell et Shirley) repose sur ce principe.

Cela ne signifie pas que le développement progresse tout au long d’un même pas. Il y a des crises de croissance déterminées, des intégrations qui, par leur nature, apportent des transformations radicales dans l’expérience et dans les conquêtes ultérieures. Apprendre à marcher, par exemple, est l’une de ces crises, mais, aussi dramatique qu’elle puisse être par les changements qu’elle introduit dans le monde de l’enfant, la marche effective n’est que la phase finale d’une longue série de coordinations en développement. Apprendre à parler est une autre de ces crises ; mais elle est aussi préparée, préfigurée dans tous ses détails avant que le langage soit acquis. Cela est si vrai que la définition du parler est une affaire purement conventionnelle. D’ordinaire on entend par là l’usage de deux mots, règle arbitraire utile à des fins de comparaison, mais non destinée à masquer le cours continu du développement. Le développement du langage commence, on l’a souvent montré, avec les sons produits par l’enfant quand il a faim ou quand il mange pendant les toutes premières semaines de sa vie ; et, d’un autre côté, les transformations qui se produisent après que la maîtrise des premiers mots ait été obtenue sont aussi continues et aussi variées et complexes que celles qui se produisent avant ce moment.

Un aspect du développement du langage, qui a une importance spéciale pour les problèmes qui nous occupent, est le fait que la compréhension des mots précède de beaucoup leur usage. La période de temps effectif où l’enfant montre qu’il comprend une grande partie de ce qu’on dit, à lui ou en sa présence, sans qu’il soit encore arrivé au moment d’utiliser lui-même aucun mot, varie beaucoup d’un enfant à l’autre. Chez quelques enfants très intelligents, l’intervalle entre la compréhension et l’usage des mots peut atteindre une année. Ce retard de l’usage sur la compréhension s’observe en général pendant toute l’enfance. De même, bien d’autres processus intellectuels s’expriment par les actes longtemps avant de pouvoir être formulés en mots.7

Des exemples d’une pensée rudimentaire qui surgit dans l’action et dans la parole à partir de la seconde année sont donnés dans les études de M. M. Lewis sur le développement de la parole. Les études expérimentales de Hazlitt et d’autres sur le développement de la pensée logique, montrent le même principe à l’œuvre dans les années ultérieures.8

Ce fait général de la continuité génétique, et son illustration particulière dans le développement du langage, ont une incidence spéciale sur une question importante : les phantasmes sont-ils actifs chez l’enfant au moment où les pulsions correspondantes dominent pour la première fois sa conduite et son expérience, ou semblent-ils seulement le devenir de façon rétrospective lorsqu’il peut formuler son expérience ? Les faits suggèrent clairement que les phantasmes entrent en action côte à côte avec les pulsions dont ils surgissent9.

La continuité génétique caractérise ainsi chaque aspect du développement à tous les âges. Il n’y a aucune raison de douter que cela reste vrai du phantasme aussi bien que de la conduite manifeste et de la pensée logique. N’est-ce pas vraiment une des plus grandes conquêtes de la psychanalyse que d’avoir montré que le développement de la vie pulsionnelle, par exemple, avait une continuité qu’on n’avait jamais comprise avant les travaux de Freud ? L’essence de la théorie de Freud sur la sexualité réside juste dans ce fait : la continuité détaillée du développement.

Il est probable qu’aucun psychanalyste ne mettrait le principe abstrait en question, mais on ne comprend pas toujours qu’il est beaucoup plus que cela. Le principe admis de continuité génétique est un instrument concret de connaissance. Il nous enjoint de n’accepter aucun fait particulier de conduite ou processus psychique comme sui generis, tout fait, ou surgissant brusquement, mais de les considérer comme des échelons dans une série en développement. Nous essayons de les faire remonter à travers leurs stades antérieurs et plus rudimentaires jusqu’à leurs formes les plus embryonnaires ; de même, nous sommes obligés de considérer les faits comme des manifestations d’un processus de croissance qui doit être suivi jusqu’à ses formes ultérieures et plus développées. Il n’est pas seulement nécessaire d’étudier le gland pour comprendre le chêne, mais aussi de connaître le chêne pour comprendre le gland.10

B) La méthode de la psychanalyse

Ces trois moyens de découvrir des preuves au sujet de la nature des processus psychiques à partir de l’observation de la conduite – noter le contexte, observer les détails et considérer toute donnée particulière comme partie d’un processus de développement – sont des aspects essentiels de la méthode psychanalytique et y reçoivent une pleine illustration. Ils sont véritablement son essence vitale. Ils servent à élucider la nature et la fonction du phantasme, et également d’autres phénomènes psychiques.

L’observation du détail et celle du contexte sont liées si intimement dans le travail analytique, qu’on peut les traiter rapidement et ensemble. Avec des patients adultes aussi bien qu’avec des enfants, l’analyste non seulement écoute tous les détails du contenu réel des remarques et des associations du patient, en y comprenant ce qui n’est pas dit aussi bien que ce qui l’est, mais il note aussi où l’accent est mis et s’il semble mis de façon appropriée. La répétition de ce qui a déjà été dit ou remarqué, dans son contexte immédiat affectif et associatif ; les changements qui se produisent dans le récit que fait le patient des événements de sa vie antérieure et dans le portrait qu’il trace des personnes de son entourage à mesure que le travail progresse ; les changements d’un moment à un autre dans sa façon de se référer aux situations et aux personnes (y compris dans les noms qu’il leur donne), tout sert à indiquer le caractère et l’activité des phantasmes qui opèrent dans son psychisme. Il en va de même de ses particularités de langage, ou de ses phrases, de ses façons de décrire, de ses métaphores et de son style verbal en général. D’autres données nous sont fournies par la façon dont le patient sélectionne les aspects d’un épisode global, et par ses dénis (par exemple, de choses qu’il a dites antérieurement, d’états d’esprit qui seraient appropriés au contenu de ce qu’il est en train de dire, d’objets réels vus dans le cabinet d’analyse, ou d’incidents qui s’y passent, de faits de sa propre vie qu’on peut déduire avec certitude du reste du contenu déjà connu de sa vie ou de son histoire familiale, ou de faits connus par le patient au sujet de l’analyste, ou d’événements du domaine public – comme la guerre ou les bombardements). L’analyste note les gestes et la conduite du patient quand il entre dans le cabinet d’analyse et quand il en sort, quand il salue l’analyste ou se sépare de lui, ou pendant qu’il est sur le divan ; y compris tous les détails des gestes ou du ton de voix, son rythme d’élocution, et ses variations, sa routine idiosyncrasique ou ses changements particuliers dans son mode d’expression, les changements d’humeur, tout signe d’affect ou de déni de l’affect, dans sa nature et son intensité particulières et dans son contexte associatif précis. Tout cela, et de nombreuses autres sortes de détails de ce genre, pris comme contexte des rêves et des associations du patient, nous aide à révéler ses phantasmes inconscients (entre autres faits psychiques). La situation particulière de la vie intérieure du patient au moment considéré s’éclaire peu à peu et la relation de son problème immédiat avec des situations antérieures et des situations réelles de son histoire devient graduellement intelligible.

Le troisième principe, celui de continuité génétique, est inhérent à l’approche globale et au travail analytique pris dans chacun de ses instants.

La découverte par Freud des phases successives du développement libidinal et de la continuité des diverses manifestations des désirs sexuels depuis l’enfance jusqu’à la maturité n’a pas seulement été confirmée par l’analyse de chaque patient, mais, comme c’est le cas pour toute généralisation valable de faits observés, s’est révélée comme un instrument sûr pour étendre la compréhension à des données nouvelles.

L’observation dans le domaine analytique du développement du phantasme et de l’interaction continue et progressive entre la réalité psychique et la connaissance du monde extérieur est tout à fait en accord avec les données et les généralisations au sujet du développement auxquelles on arrive dans d’autres domaines, tels que les aptitudes corporelles, les perceptions, le langage et la pensée logique. Dans le développement du phantasme comme dans les faits de conduite extérieure, nous devons considérer chaque manifestation à un moment donné et dans une situation donnée comme un membre d’une série en développement dont les débuts rudimentaires doivent être recherchés dans le passé et dont les formes ultérieures, plus évoluées, peuvent être suivies dans l’avenir. La conscience de la manière dont le contenu et la forme du phantasme à tout moment donné sont liés aux phases successives du développement pulsionnel et de la croissance du moi, est toujours présente à l’esprit de l’analyste. Rendre cette conscience accessible (dans ses détails concrets) au patient est une partie intégrante du travail analytique.

Ce fut en prêtant attention aux détails et au contexte de l’expression verbale et de l’attitude du patient, aussi bien que de ses rêves et de ses associations que Freud a découvert à la fois les tendances pulsionnelles fondamentales de la vie psychique et les divers processus – qu’on appelle mécanismes psychiques – grâce auxquels les pulsions et les sentiments sont contrôlés et exprimés, l’équilibre intérieur maintenu, et l’adaptation au monde extérieur obtenue. Ces « mécanismes » sont de types très variés et beaucoup d’entre eux ont été l’objet d’une étude serrée. À l’avis des auteurs de ce livre, tous ces mécanismes divers sont liés intimement à des sortes particulières de phantasmes, et nous pénétrerons ensuite le caractère de cette relation.

Les découvertes de Freud ont été faites presque entièrement à partir de l’analyse d’adultes, à laquelle s’ajoutaient certaines observations d’enfants. Mélanie Klein, dans son travail analytique direct avec des enfants à partir de deux ans, a développé plus pleinement les ressources de la technique analytique en utilisant le jeu des enfants avec des objets matériels, leur jeu et leurs attitudes corporelles à l’égard de l’analyste, aussi bien que leur expression verbale de ce qu’ils sont en train de faire ou de sentir, ou des événements de leur vie extérieure. Le jeu imaginatif et le jeu de manipulation des jeunes enfants illustrent les divers processus psychiques (et, par conséquent, nous le verrons, les phantasmes) qui ont été découverts d’abord par Freud dans la vie onirique des adultes et dans leurs symptômes névrotiques. Dans la relation de l’enfant avec l’analyste, tout comme chez l’adulte, les phantasmes qui prennent naissance dans les situations les plus primitives de la vie sont répétés et exprimés en actes de la manière la plus claire et la plus dramatique, avec une grande richesse de détails vivants.

La situation de transfert

C’est tout spécialement dans la relation émotionnelle du patient avec l’analyste que l’étude du contexte, des détails et de la continuité du développement révèle son utilité pour la compréhension du phantasme. On n’ignore pas que Freud a découvert très tôt que les patients répètent à l’égard de leur analyste des situations, des sentiments et des pulsions, et des processus psychiques en général qu’ils ont vécus antérieurement dans leurs relations avec des personnes dans leur vie extérieure et dans leur histoire personnelle. Ce transfert sur l’analyste de désirs primitifs, de pulsions agressives, de craintes et d’autres émotions est confirmé par chaque analyste.

La personnalité, les attitudes, les intentions, et même les caractéristiques extérieures et le sexe de l’analyste, tels qu’ils sont vus et sentis dans le psychisme du patient se transforment de jour en jour (et même de moment en moment) selon les transformations de la vie intérieure du patient (que celles-ci soient produites par les commentaires de l’analyste ou par des événements extérieurs). C’est-à-dire que la relation du patient avec son analyste est presque entièrement une relation fondée sur le phantasme inconscient. Non seulement le phénomène de « transfert » pris comme un tout est la preuve de l’existence et de l’activité du phantasme dans toute personne en analyse, enfant ou adulte, malade ou en bonne santé, mais si on les observe en détail, ces changements nous permettent aussi de déchiffrer le caractère particulier des phantasmes qui agissent dans les situations particulières et leur influence sur les autres processus psychiques. Le « transfert » est arrivé à être l’instrument essentiel pour apprendre ce qui se passe dans le psychisme du patient, aussi bien que pour découvrir ou reconstruire son histoire primitive. La découverte des phantasmes de transfert et l’établissement de leurs relations avec les expériences primitives et les situations actuelles constituent l’instrument essentiel de la cure.

La répétition des situations primitives et leur expression par les actes dans le transfert nous ramènent bien avant les premiers souvenirs conscients ; le patient (enfant ou adulte) nous montre souvent, avec les détails les plus vivants et les plus dramatiques, les sentiments, les pulsions et les attitudes propres non seulement à des situations de l’enfance, mais aussi à celles des tout premiers mois de la vie du bébé. Dans ses phantasmes à l’égard de l’analyste, le patient est revenu à ses premiers jours, et suivre ces phantasmes dans leur contexte et les comprendre en détail c’est acquérir une connaissance solide de ce qui s’est réellement passé en lui quand il était bébé.

La vie psychique avant l’age de deux ans

Pour comprendre le phantasme et les autres processus psychiques chez les enfants à partir de deux ans, nous n’avons pas seulement toutes les données fournies par l’observation du comportement dans la vie ordinaire, mais aussi toutes les ressources de la méthode analytique utilisée directement.

Lorsque nous considérons les enfants au-dessous de deux ans, nous apportons à l’étude de leurs réponses aux stimuli, de leurs activités spontanées, de leurs signes d’affect, de leurs jeux avec les personnes et avec les objets matériels et de tous les multiples aspects de leur conduite certains instruments de compréhension éprouvés. Nous disposons d’abord de ces principes d’observation que nous avons déjà énoncés – la valeur de l’observation du contexte, de la notation des détails précis et de la compréhension des données observées à chaque moment comme membres de séries qu’on peut remonter vers le passé jusqu’à leurs débuts rudimentaires et suivre vers l’avenir jusqu’à leurs formes plus évoluées. Ensuite nous disposons de l’insight que permet l’expérience analytique directe des processus psychiques qui s’expriment si clairement dans des types de conduite similaires (en continuité avec ces formes plus primitives) chez des enfants de plus de deux ans, et nous disposons surtout des preuves fournies par la répétition de situations, d’émotions, d’attitudes et de phantasmes dans le « transfert » au cours des analyses d’enfants plus âgés et d’adultes.

L’usage de ces instruments nous permet de formuler certaines hypothèses sur les phases les plus primitives du phantasme, de l’apprentissage, et du développement psychique en général, qui peuvent prétendre à un haut degré de probabilité. Il y a des lacunes dans notre compréhension, et, étant donné la nature du problème, elles peuvent être longues à éliminer. Nos déductions ne sont pas non plus aussi certaines que celles qui concernent le développement ultérieur. Mais beaucoup de choses ont été définitivement éclaircies et d’autres bien plus nombreuses n’attendent que de nouvelles observations détaillées, ou l’établissement plus patient de corrélations entre les faits observables, pour fournir un haut degré de compréhension.


3 J’inclus dans cette note de chapitre toutes mes références à la littérature sur le développement psychique primitif, aux études et observations sur le comportement du bébé, etc., en même temps que des commentaires sur une partie de ces références, et quelques remarques sur certains exemples de comportements d’enfants que j’ai observés ou qui m’ont été rapportés.

A. Gesell : 1) Infancy and Human Growth (La première enfance et la croissance humaine), Macmillan, 1928 ; 2) Biographies of Child Development (Biographies du développement enfantin), Hamish Hamilton, 1939 ; 3) The First Five Years of Life, (Les cinq premières années de la vie), Methuen, 1940.

M. Shiri.ey, The First Two Years (Les deux premières années), vol. I, II et III, University of Minnesota Press, 1933. (Étude du développement de vingt-cinq enfants normaux.)

N. Bayley, The Californian Infant Scale of Motor Development (Échelle du développement moteur des bébés californiens), University of California Press, 1936.

D. W. Winnicott, The Observation of Infants in a Set Situation (L’observation des bébés dans une situation de groupe), I. J. Ps.-A., XXII, 1941, pp. 229-49.

Merell P. Middlemore, The Nursing Couple (Le couple mère-nourrisson), Hamish Hamilton, 1941.

Florence Goodenough, Anger in Young Children (La colère chez les jeunes enfants), University of Minnesota Press, 1931. Goodenough a formé ses observateurs à noter non seulement la fréquence et la distribution temporelle des colères, mais aussi le contexte des situations sociales et émotionnelles et des conditions physiologiques où elles se produisent. De cette façon, elle était susceptible d’élucider, dans une mesure qui n’avait pas été atteinte jusque-là, la nature des situations qui donnaient naissance aux colères des jeunes enfants.

C. W. Valentine, The Innate Bases of Fear (Les bases innées de la peur), Journal of Genetic Psychology, vol. XXXVII. En répétant le travail de Watson au sujet des peurs innées, Valentine a fait porter son attention sur la situation totale dans laquelle l’enfant était mis, aussi bien que sur la nature précise des stimuli appliqués. Il est arrivé à la conclusion que le milieu immédiat est toujours un facteur très important dans le déterminisme de la réponse particulière de l’enfant à un stimulus particulier. C’est une situation totale qui affecte l’enfant, et non un simple stimulus. La présence ou l’absence de la mère, par exemple, produit une différence radicale dans la réponse réelle de l’enfant.

M. M. Lewis, Infant Speech (La parole chez le bébé), Kegan Paul, 1936. Lewis n’a pas seulement dressé un compte rendu phonétique complet du développement du langage chez un bébé depuis sa naissance, mais il a aussi noté les situations sociales et émotionnelles dans lesquelles apparaissent chaque son nouveau, chaque forme nouvelle, nous permettant ainsi d’inférer certaines des sources émotionnelles qui amènent au développement du langage.

Lois Barclay Murphy a fait un apport considérable à la solution du problème du développement social, dans une série d’études minutieuses de la personnalité de jeunes enfants et de leurs relations sociales : Social Behavior and Child Personnality (Conduite sociale et personnalité enfantine), Columbia University Press, 1937, p. 191. Elle a montré qu’il est inutile d’essayer soit une évaluation de la personnalité comme tout, soit celle d’un trait en particulier, comme la sympathie, sans tenir compte constamment du contexte du comportement étudié. Le comportement social des jeunes enfants et leurs caractéristiques personnelles varient selon le contexte social spécifique. Par exemple, un petit garçon se montre excité et agressif quand un autre petit garçon déterminé est présent, mais non quand il est absent. Le travail de Murphy nous donne beaucoup d’aperçus sur les sentiments et les motifs qui entrent dans le développement des traits de personnalité de l’enfant. Elle résume ainsi son étude du « comportement de sympathie » chez de jeunes enfants jouant en groupe : « … Le comportement qui constitue ce trait dépend de la relation fonctionnelle de l’enfant avec chaque situation, et quand des changements de statuts permettent une autre interprétation de la situation dans laquelle l’enfant se trouve, il se produit un changement de comportement. Une bonne part des variations dans le comportement d’un enfant que nous avons examinées sont liées à la sécurité de l’enfant en tant qu’elle est affectée par les relations de compétition avec les autres enfants, la désapprobation de la part des adultes, la culpabilité et l’auto-accusation provoquées par un mal fait à un autre enfant… » Elle met ainsi l’accent sur le fait que le comportement de sympathie (en tant qu’un aspect de la personnalité) ne peut être compris séparé des variations du contexte dans lequel il se manifeste.

Un exemple de la valeur de l’observation du contexte du comportement m’a été rapporté par une directrice d’école maternelle (Mlle D. E. May). Celle-ci a observé que, dans beaucoup de cas où un enfant de deux ans était laissé pour la première fois à l’école maternelle et se sentait seul et anxieux à cause de la séparation d’avec sa mère et du monde étranger qui l’entourait, le jouet qui le réconfortait le plus vite était « la boîte à lettres », une boîte dans laquelle il pouvait laisser tomber, par des trous ménagés à cet effet dans le couvercle, un certain nombre de petits cubes. On enlevait alors le couvercle et on pouvait retrouver les objets à l’intérieur. L’enfant semblait ainsi pouvoir surmonter son sentiment de perte de sa mère au moyen de ce jeu, dans lequel il perdait et retrouvait les objets à sa propre guise – jeu du même type que celui que Freud a décrit.

Un autre exemple pris dans la même école maternelle est celui d’un petit garçon de deux ans et quatre mois, qui était terrifié et complètement désemparé à son second jour d’école. Il se tenait près de l’observatrice, tenant sa main, sanglotant au début, et demandait de temps en temps : « Maman vient ?, Maman vient ? » Une tour de petits cubes était placée sur une chaise à côté de lui. D’abord il fit comme si ces cubes n’existaient pas, mais quand un autre enfant plaça sa boîte de cubes près de là, il emporta vivement jusqu’à sa boîte tous ses cubes sauf deux. Il plaça les deux cubes restants, un petit cube et un plus grand de forme triangulaire, sur la chaise, en contact l’un avec l’autre, dans une position semblable à celle qu’avaient lui-même et l’observatrice qui était assise à son côté. Il revint alors et reprit la main de l’adulte. Il put alors cesser de pleurer, et parut beaucoup plus calme. Quand un autre enfant survint et remua les cubes, il alla les rechercher et les remit dans leur position, approchant de la main le petit cube du grand d’une façon gentille et avec satisfaction puis il reprit la main de l’observatrice et regarda tranquillement les autres enfants autour de lui.

Nous voyons encore ici un enfant qui se rassure et surmonte ses sentiments de perte et de terreur par un acte symbolique accompli avec deux objets matériels. Il montrait que s’il lui était permis de mettre deux objets (les deux cubes) tout près l’un de l’autre, comme il voulait être tout près de sa mère, il réussissait à contrôler sa détresse et se sentait content et confiant avec un autre adulte, parce qu’il croyait qu’il pouvait retrouver sa mère.

Ces exemples illustrent le fait qu’un certain degré de compréhension des sentiments et des phantasmes de l’enfant peut être acquis au moyen de l’observation dans la vie ordinaire, à condition que nous tenions compte des détails et du contexte social et émotionnel des données particulières.

Hazlitt, dans son chapitre sur « La rétention, la continuité, la reconnaissance et la mémoire », dans The Psychology of Infancy (La psychologie de la première enfance), p. 78, dit : « Le jeu favori du « coucou, le voilà ! », dont l’enfant peut jouir véritablement dès à peu près le troisième mois prouve la continuité et la capacité de retenir du psychisme d’un enfant très petit. Si des impressions s’évanouissaient immédiatement et si la vie consciente de l’enfant était faite d’une quantité de moments totalement sans connexion, ce jeu ne pourrait avoir pour lui aucun charme. Mais il est bien évident qu’à un moment donné, il est conscient du changement dans son expérience et nous pouvons le voir chercher du regard ce qui vient d’avoir été présent et a disparu. »

L’orientation générale de Hazlitt sur ce problème suit l’idée que la mémoire explicite naît de la première reconnaissance, c’est-à-dire de « tout processus de perception qui produit un sentiment de familiarité ». Elle continue : « En parlant de la réaction de succion d’un enfant d’un mois au son de la voix humaine, nous n’avons pas supposé que l’enfant reconnaît la voix, qu’il y a une expérience consciente correspondant à l’idée « les voix sont là de nouveau ». Il peut y avoir ou non une telle expérience… Mais cependant, à mesure que les semaines s’écoulent, il se produit d’innombrables exemples de reconnaissance, dans lesquels l’expression et le comportement général de l’enfant font un tableau si semblable à celui qui accompagne l’expérience consciente de la reconnaissance aux stades ultérieurs, qu’on peut difficilement se retenir de déduire que l’enfant est en train de reconnaître au sens strict du terme. Les comptes rendus rapportent l’exemple d’enfants à partir de huit semaines qui semblent désemparés à la vue de figures étrangères, et rassurés à la vue de figures familières. »

Hazlitt adopte aussi l’idée que le jugement lui-même est présent depuis un moment très précoce, par exemple, dans les réponses adaptatives de l’enfant aux troisième et quatrième mois. Hazlitt ne doute pas que les toutes premières réponses du bébé présentent les qualités rudimentaires à partir desquelles se développent la mémoire, l’imagination, la pensée, etc. Elle dit : « Un autre argument en faveur de l’idée que j’adopte ici – que le jugement est présent depuis un moment très primitif – est que l’expression de surprise en face de stimuli qui ne sont pas surprenants de par leur intensité, mais par quelque changement dans leur apparence habituelle, est très commune vers six mois et se présente occasionnellement bien avant cet âge. »

Cette loi de continuité génétique se manifeste dans un autre domaine important : celui des relations logiques. Les études expérimentales de Hazlitt (Children's Thinking (La pensée de l’enfant), 1930) et d’autres, ont montré que l’enfant peut comprendre certaines relations logiques (comme l’identité, l’exception, la généralisation, etc.), et agir à partir d’elles, bien avant de pouvoir les exprimer par des mots. Il peut les comprendre en termes simples et concrets avant de pouvoir les apprécier sous une forme plus abstraite. Par exemple il peut agir selon les mots « tous – mais pas… » avant de pouvoir comprendre le mot « excepté » ; ensuite, il peut comprendre le mot « excepté », et agir en conséquence, avant de pouvoir utiliser le mot lui-même.

M. M. Lewis, The Biginning of Référencé to Past and Future in a Child’s Speech (Le début de la référence au passé et à l’avenir dans le langage d’un enfant),

B. J. Ed. Psy., VII, 1937, et The Beginning and Early Functions of Questions in a Child’s Speech (Le début et les premières fonctions des questions dans le langage d’un enfant), B. J. Ed. Psy., VIII, 1938.

Baldwin, Canons of Genetic Logic (Canons de la logique génétique), Thought and Things, or Genetic Logic (La pensée et les choses, ou la logique génétique).

4 Op. cit.

5 Au-delà du principe du plaisir (1920), trad. Jankélévitch, p. 14.

6 Cf. chap. II, p. 38.

7 Voir note 3.

8 Idem.

9 Cette question est liée avec le problème de la régression qui est examiné au chapitre V.

10 Voir note 3.