1. Organisateurs psychiques et socioculturels de la représentation du groupe

La construction du groupe comme objet s’effectue à travers deux systèmes de représentation : un système psychique dans lequel le groupe fonctionne comme représentant-représentation de la pulsion, et un système socioculturel dans lequel le groupe est figuré comme modèle de relation et d’expression.

Chacun de ces systèmes comporte des organisateurs spécifiques, soit des schèmes sous-jacents qui organisent la construction du groupe en tant qu’objet de représentation. Les organisateurs psychiques correspondent à une formation inconsciente proche du noyau imagé du rêve ; ils sont constitués par les objets plus ou moins scénarisés du désir infantile ; ils peuvent être communs à plusieurs individus et revêtir un caractère typique, au sens où Freud et Abraham parlaient de rêves typiques. Ils empruntent à l’expérience quotidienne et aux modèles sociaux de représentation du groupe le matériel « diurne » nécessaire à leur élaboration. Les organisateurs socioculturels résultent de la transformation par le travail groupal de ce noyau inconscient. Communs aux membres d’une aire socioculturelle donnée, éventuellement à plusieurs cultures, ils fonctionnent comme des codes enregistrant, tel le mythe, différents ordres de réalité : physique, psychique, sociale, politique, philosophique. Ils rendent possible l’élaboration symbolique du noyau inconscient de la représentation et la communication entre les membres d’une société. Ils opèrent ainsi dans la transition du rêve vers le mythe.

Il est probable que les organisateurs psychiques et socioculturels marquent certains stades critiques dans le développement de la personnalité et de la société, qu’ils révèlent des niveaux d’intégration que des schèmes spécifiques de représentation (Spitz parlerait d’indicateurs du comportement) permettraient d’identifier. Cette hypothèse ne peut être vérifiée que dans l’analyse du processus groupal dans son ensemble.

L’étude de ces organisateurs requiert une méthode appropriée, c’est-à-dire apte à faciliter leur émergence et leurs effets. Il conviendra, dans cette démarche, d’être attentif à l’hétérogénéité des champs où se manifeste la représentation du groupe, afin de distinguer les niveaux de structuration et de fonctionnement des organisateurs.

Les organisateurs psychiques de la représentation de l’objet-groupe. méthode d’analyse

Quatre organisateurs

Les organisateurs psychiques consistent dans des configurations inconscientes typiques de relations entre des objets. Leur propriété dominante est de posséder une structure groupale, c’est-à-dire de constituer des ensembles spécifiques relations entre des objets ordonnés à un but selon un schéma dramatique plus ou moins cohérent. Les organisateurs psychiques possèdent des propriétés figuratives, scénarisées et proactives : c’est dire qu’ils sont susceptibles de mobiliser de l’énergie psychique ou tout équivalent physique ou social de cette énergie.

Je distingue actuellement quatre principaux organisateurs psychiques de la représentation du groupe : l’image du corps ; la fantasmatique originaire ; les complexes familiaux et les imagos ; l’image globale de notre fonctionnement psychique, soit ce qui correspond notamment aux systèmes et instances de la topique, aux structures d’identification, et à l’intime perception de notre appareil psychique. Ces quatre organisateurs constituent les modalités dominantes de la structure psychique groupale d’un individu ou d’un ensemble d’individus. Si le nombre des organisateurs psychiques est probablement fini, leurs figures sont extrêmement variables d’un individu ou d’un groupe à un autre. Une typologie des groupes pourraient être effectuée sur cette base. Il serait aussi intéressant d’établir les relations d’implication entre les organisateurs : la fantasmatique originaire implique en effet l’image du corps dans son rapport au corps de l’autre, comme la figuration du moi psychique implique l’image corporelle. Il en est de même pour les structures identifica-toires dans leur rapport au narcissisme, aux fantasmes originaires, aux complexes familiaux et aux imagos.

L’hypothèse que je présente ne postule pas l’existence d’une pulsion groupale, comme Slavson avait tenté de l’imaginer. Il suffit de considérer qu’il existe des formations psychiques de l’inconscient qui présentent des caractéristiques groupales dans leur structure, et que la Gestalt groupe offre aux pulsions et à leurs émanations une bonne forme, économique en ce qu’elle permet de figurer des relations préobjectales et objectales établies dans le psychisme, et d’articuler la groupalité interne avec la groupalité sociale.

Représentation et projection de l’objet-groupe

La structure de la représentation, en tant que formation psychique, définit les conditions méthodologiques de son étude. Je me rallie à l’idée que toute situation projective contrôlée est appropriée à l’analyse de la représentation et de ses organisateurs, non seulement lorsqu’il s’agit de constructions subjectives, mais aussi de constructions collectives ou groupales. Cette méthode d’analyse suppose que soit établie une articulation clinique et théorique entre projection et représentation. L’exposé qui va suivre introduira en outre l’hypothèse présentée dans la seconde partie de cet ouvrage : la construction de l’appareil psychique groupal est le résultat d’une activité de représentation projective et introjective de l’objet-groupe ; une telle construction tend à ordonner le processus groupal en organisant la transition entre la groupalité endopsychique et la groupalité sociale.

Représentation et projection sont deux termes qui se rapportent à des univers différents et dont la psychanalyse a tenté d’établir les relations. Le terme de projection prend son origine dans la géométrie optique, celui de représentation est un héritage du vocabulaire de la philosophie classique. Laplanche et Pontalis (1967), établissant les diverses acceptions du concept de projection, notent que celle-ci désigne, dans le sens le plus courant, l’opération par laquelle certains objets sont jetés en avant : ils sont déplacés à l’extérieur, passant du centre à la périphérie, ou du sujet vers le monde environnant. Le sujet attribue et retrouve dans les autres des traits qui lui sont propres et, de ce fait, ne perçoit du monde et de ses objets que ce qu’il en a lui-même défini et construit. C’est en ce sens général que la notion de projection justifie l’usage de techniques projectives.

Dans la théorie psychanalytique, la projection est l’opération par laquelle le sujet expulse de soi et localise dans des personnes ou des choses, certaines des qualités, des sentiments, des désirs ou des craintes qu’il méconnaît ou refuse en lui. Ce que le sujet a expulsé à l’extérieur est « retrouvé » par lui dans le monde. Il s’agit là d’une défense très archaïque, qui consiste à chercher (et à trouver) à l’extérieur l’origine d’un déplaisir. En projetant à l’extérieur les représentations intolérables qui lui font retour sous forme de reproches, le paranoïaque justifie sa conduite face à cette perception extérieure dangereuse. Ayant repéré ce mécanisme dans l’analyse des cas pathologiques, Freud insiste à plusieurs reprises sur sa présence dans les modes de penser normaux, comme la superstition, l’animisme, la mythologie et les « conceptions de l’univers ».

Ce processus suppose qu’il existe chez le sujet une différence entre ce qui est interne et ce qui est externe, une « bipartition au sein de la personne et un rejet sur l’autre de la partie de soi qui est refusée » (Laplanche et Pontalis, p. 350). Dans la projection le sujet établit une découpe dans l’univers de telle sorte que ce qui lui est intolérable trouve sa place et sa cause dans le monde extérieur.

On peut cependant penser que la projection n’est pas toujours celle de l’objet mauvais. La projection des parties bonnes à l’extérieur s’effectue aussi pour sauvegarder ces dernières contre les attaques internes des objets persécuteurs. À propos de la projection inconsciente de l’hostilité sur les démons, Freud écrit dans Totem et Tabou (1912-1913) que « la projection n’est pas uniquement un moyen de défense ; on l’observe également dans les cas où il n’est pas question de conflit. La projection au dehors de perceptions intérieures est un mécanisme primitif auquel sont soumises également nos perceptions sensorielles, et joue par conséquent un rôle capital dans notre mode de représentation du monde extérieur… La projection externe des mauvaises tendances explique la conception animiste du monde, et peut-être aussi la superstition et toutes les croyances. Tous ces systèmes se sont formés par un mécanisme dont le prototype est constitué par ce que nous avons appelé “l’élaboration secondaire” des contenus des rêves. N’oublions pas, en outre, qu’à partir du moment où le système est formé, tout acte soumis au jugement de la conscience peut présenter une double orientation : une orientation systématique, une orientation réelle, mais inconsciente. Cette dernière vient de l’idée que les créations projetées des primitifs se rapprochent des personnifications par lesquelles le poète extériorise sous forme d’individualités autonomes les tendances opposées qui luttent en son âme. »11 Freud (1915) distingue deux types de représentations en établissant le point de vue topique qui les spécifie : les représentations de choses, essentiellement sensorielles, dérivent de la chose et caractérisent le système Ics. Elles sont dans le rapport le plus immédiat avec la chose et résultent de l’expérience de satisfaction primitive par laquelle le nourrisson hallucine l’objet de satisfaction en son absence : par cette re-présentation s’établit pour le nourrisson une équivalence avec l’objet primitif source de plaisir. Ce type de représentation vise à établir une identité de perception entre l’objet et son image substitutive. Commandés par la prévalence du principe de plaisir, les mécanismes du déplacement et de la condensation tendent à établir cette équivalence dans l’identité de perception. Une telle représentation fantasmatique (reproduction hallucinée de l’objet du désir) constitue pour le nourrisson le mécanisme de défense le plus archaïque du Moi en cours de construction ; il s’agit d’une défense contre l’angoisse destructrice, contre la frustration et la perte de l’objet. La représentation, en son origine, apparaît ainsi comme une solution de rééquilibrage temporaire, par l’investissement de l’énergie libidinale libre et en excès – donc anxiogène – sur des souvenirs sensoriels de la chose.

La formation du psychisme franchit une étape décisive par cet établissement de la représentation de chose comme protection du Moi contre les atteintes portées à son unité vitale. Dans cette étape de la constitution du

Moi-tout, les objets extérieurs sont investis comme appartenant au Moi ; le caractère de globalité du fantasme et des représentations qui en dérivent constitue en un tout indifférencié le sujet, l’objet, le monde interne et le monde externe. À ce stade du syncrétisme primaire, il n’y a donc pas, à proprement parler, de sujet ni d’objet. Progressivement les objets sont représentés subjectivement et le monde est construit.

Comment ce rapport Moi-monde extérieur et Moi-Ça est-il conçu par Freud ? Dans le rapport Moi-extérieur, le Moi enverrait, dit-il, une sorte de pseudopode dans le milieu ambiant, prélèverait quelques échantillons de la réalité et tenterait de retrouver le représentant de la pulsion (soit le sein). La perception est ici doublée de la représentation. Dans le rapport Moi-Ça, le représentant de la pulsion dans le Moi devient objet de perception par un mouvement symétrique inverse, tant et si bien que l’on admettra que la pulsion, réalité interne, attire les perceptions provenant du corps ou du monde extérieur pour, les ayant investies et leur donnant ainsi un sens, s’en servir afin de se faire représenter par elles dans l’appareil psychique : « il n’est pas de représentation qui ne soit en même temps représentation d’une réalité interne et d’une réalité externe », écrit D. Anzieu (1974a). Dans le processus primaire, les représentations ne sont pas distinctes des perceptions : le processus psychique secondaire est toujours infiltré par le processus primaire. Pour s’affranchir du refoulement originaire, le Moi doit « inclure en lui ce qu’il rejette à l’extérieur » (Major, 1969). Le Moi ne peut en effet se satisfaire de représentations hallucinatoires, c’est-à-dire de représentations de l’objet manquant : il doit inclure en lui ce qui est rejeté, comme l’attestent aussi bien le jeu de la bobine que le processus de symbolisation. R. Major distingue deux temps dans ce processus : le premier est celui de la séparation de l’intérieur et de l’extérieur, le second celui de la réduplication du dedans et du dehors.

Les représentations de mot caractérisent le système Pcs-Cs régi par le processus secondaire. La représentation de mot est à rattacher à la conception freudienne qui lie la verbalisation et la prise de conscience : « c’est en s’associant à l’image verbale que l’image mnésique peut acquérir l’indice de qualité spécifiquement de la conscience », écrit Freud (1915). Cette conception permet de comprendre la relation et le passage entre les processus et contenus inconscients (processus primaire, indifférenciation spatio-temporelle, identité de perception, principe de plaisir) et les processus et contenus conscients (secondaires, différenciation, principe de réalité, identité des pensées entre elles).

Dans l’interprétation des rêves, Freud indique que l’identité de pensée est en relation avec l’identité de perception : d’une part, l’identité de pensée en constitue une modification, en ce qu’elle vise à libérer les processus et les contenus régis exclusivement par le principe de plaisir. D’autre part, cette modification tend à établir le principe logique d’identité. Toutefois, elle n’annule pas l’identité de perception ; bien au contraire, elle est à son service, tout comme le principe de réalité est au service du principe de plaisir puisqu’il établit le différé de la satisfaction immédiate en fonction des contraintes internes et externes.

Les représentations de mot, en associant l’image verbale à l’image mnési-que de la chose, établissent le lien entre la verbalisation et la prise de conscience. Pour que la prise de conscience se produise, un surinvestissement de la représentation de la chose est nécessaire. L’articulation dans le langage définit ce qui était innommable et qui cesse de l’être en parvenant à la conscience. On voit ainsi que le refoulement refuse sa traduction en mots, ou d’une manière plus générale, en signes, à une représentation inacceptable par la conscience. La verbalisation permet, par la prise de conscience, une action transformatrice et rationnelle dans la réalité ; mais elle constitue aussi la réalité elle-même du fait de son allégeance au fantasme inconscient.

La représentation n’est pas autre chose que cette articulation, que ce lieu de communication, que cette passe pour exprimer l’ineffable et l’invisible : mouvement entre le dedans et le dehors, l’intérieur et l’extérieur, l’inconscient et le conscient, le passé et l’avenir. La représentation est portée par le fantasme qui la dynamise, mais en elle s’associent les défenses que le sujet met en œuvre contre l’irruption du fantasme. Le noyau imageant de la représentation, en raison de sa position topique articulaire qui la constitue en formation de compromis, exprime le fantasme et suscite la résistance ; en ce qu’elle suscite la résistance l’image mobilise les forces mêmes du refoulement : ce contre quoi le Moi exerce ses forces de répulsion est cela même qui le menace et dont il a à se défendre : non seulement le retour du refoulé (le déplaisant, l’interdit, le désorganisant…), mais aussi l’assaut du processus primaire et, plus fondamentalement, la manifestation du désir dont témoigne l’insistance de l’imaginaire.

La représentation n’est donc pas seulement le contenu d’une activité de construction mentale du réel ; elle est aussi processus cognitif correspondant à cette activité. L’objet représenté est une image, résultat d’un travail psychique de représentification de ce qui, dans le temps et l’espace désormais cristallisés par l’image, a fait défaut au sujet.

L’image qu’analyse la phénoménologie (en terme d’intention imageante et de rapport imageant) apparaît dans sa position médiatrice, entre le sujet et l’objet, le passé et l’avenir, le concret et l’abstrait, l’inconscient et le conscient.

L’image est ainsi le support d’une recherche incessante : retrouver l’objet du désir dans le monde extérieur. C’est dans ce mouvement que l’image est préfiguration, anticipation : elle est ce qui tend et qui insiste à devenir réel. Chaque fois que nous nous trouvons en situation d’insécurité, de frustration, de manque, le recours à l’image exprime la recherche d’une réponse, d’un retour à l’unité, d’une réduction de la tension pour reconstituer l’équilibre interne. Mais l’image est aussi ce qui résiste : à admettre la perte de l’objet, à reconnaître l’objet du désir, à lever l’illusion de la coïncidence.

Comment établir le lien entre projection et représentation ? Doit-on dire que toute projection est une représentation, et inversement ?

La relation entre projection et représentation n’est pas à situer dans un même cadre théorique : en témoigne la théorie freudienne de l’hallucination et du rêve comme projection. Dans l’article qu’ils consacrent à la notion de projection, Laplanche et Pontalis (1967) posent la question : « Si c’est le déplaisant qui est projeté, comment expliquer la projection d’un accomplissement de désir ? » On sait que la réponse de Freud (1917) réside dans la distinction de la fonction du rêve et de son contenu : le rêve accomplit un désir agréable mais sa fonction primaire est défensive ; « un rêve est donc, entre autres choses, aussi une projection, une extériorisation d’un processus interne ». Mais le rêve est aussi une représentation qui, mettant en œuvre les processus de condensation, de déplacement et de symbolisation, trouve son objet sur le mode de l’hallucination primitive, assurant ainsi le fonctionnement psychique lui-même.

Par la projection, le sujet établit une découpe de l’univers de façon à placer dans le monde extérieur ce qui, en lui, est source de déplaisir. Doit-on dire alors que la projection serait une représentation de la frontière sujet-objet, puisque quelque chose du sujet est placé à l’extérieur, et que la représentation serait comme la carte, irriguée d’affects, du monde extérieur dans le sujet ? Cette symétrie révèle-t-elle une identité de mécanisme et d’effets ? Pour tenter de répondre à cette question, il nous faut revenir au processus de différenciation intérieur-extérieur c’est-à-dire à la construction du « je « et à l’opposition linguistique qui permet d’appréhender la différence sujet-monde. Nous avons vu qu’en l’état d’indifférenciation primitive, la représentation est investie au lieu et place de l’objet défaillant et qu’elle restaure ainsi l’unité vitale du Moi-tout. Le stade du miroir, en anticipant sur l’unité du corps propre, permet une première différenciation sujet-monde, et cette différenciation s’appuie sur le couple projection-intro-jection. Parallèlement, et à travers les étapes des identifications imaginaires, se développe l’acquisition du langage ; ainsi la possibilité de fabriquer des représentations de mot est contemporaine de la consolidation des systèmes Pcs et Cs, de la mise en place des identifications spéculaires, puis du dégagement de celles-ci.

La projection est une sorte de périphrase, elle manifeste un comportement de détour. Si la projection est bien l’acte d’expulsion hors de soi d’une chose déplaisante, cette chose exclue se retrouve dans le monde, sur autrui, sur tel objet, et donne lieu à une représentation, investie du même quantum d’affect qui motive la projection. Ce nouvel investissement « évite » le conflit ou le déplaisir initial. Le monde est alors stabilisé, comme il l’est dans la stéréoty-pie, la superstition, l’animisme ; comme il l’est, pour le paranoïaque ou le phobique, chez qui le refoulement de la représentation se maintient par le contre-investissement d’une représentation substitutive, qui s’étoffe et finit par s’étendre à tous les éléments d’une situation. Si c’est bien le principe de plaisir qui est à l’origine de la projection, dès que celle-ci est effectuée, le projeté est dans le réel extérieur, et il est aussitôt soumis au principe de réalité pour le sujet. Cette projection réintégrée sous forme d’une représentation investie et signifiante est déterminante dans la réalité des conduites. L’insertion des représentations dans la réalité constitue la culture, c’est-à-dire le réseau des représentations collectives ordonnées aux fonctions sociales de communication, d’échange, d’identification et de transformation.

On voit alors que les représentations interviennent à un autre niveau et dans d’autres fonctions que la projection. Elles constituent un élément fondamental de l’élaboration de la conduite individuelle et du processus d’individuation. La projection, mécanisme de défense, est reprise par la représentation qui l’intègre dans un processus de développement et d’adaptation stable. La projection est un fait de l’inconscient et elle est constituée par le langage en un langage qui manifeste, dans la représentation, le style du sujet. Toute projection s’objective ou se matérialise dans une représentation, mais ce qui fonde la projection n’est pas le produit, trace ou objet, c’est le processus interne de défense. Ceci est confirmé par les données génétiques sur la construction de la personnalité : la représentation est une structure de fonctionnement, alors que la projection est un mécanisme de défense. La difficulté de distinguer ces deux termes n’est pas étrangère au fait qu’au niveau du vécu synchronique nous ne voyons plus la différence, la projection semble inclue par la représentation.

Cet avant-propos théorique introduit à la présentation de la méthode. La représentation, en ce qu’elle re-présente, est à la fois tributaire de la réalité endopsychique – étayée sur le corps – et de la réalité externe avec laquelle elle entre en conflit ou compose. Il est possible de considérer que les représentations du groupe sont construites à partir des expériences infantiles dont les formulations psychiques les plus rudimentaires sont élaborées dans le travail du fantasme et dans celui des théories sexuelles infantiles : ces premières représentations psychiques de la réalité interne et externe (et d’abord la famille, les parents, la fratrie) régissent la représentation du groupe. L’étude des représentations, de leurs allégeances aux fantasmes et de leurs adhérences aux conflits infantiles, n’est possible qu’à la condition que s’effectue le passage de l’objet interne à sa représentation. Pour être appréhendé comme objet de représentation, le groupe doit s’être constitué en objet interne : le groupe représenté comporte alors des aspects de similitude avec son prototype inconscient, mais aussi des aspects de différence. Tant que les objets coïncident, ils ne peuvent en effet être élaborés en représentation. Une condition préalable est que la communication entre les instances psychiques différenciées soit possible : autrement dit que l’activité cognitive du Moi soit constituée et qu’elle ne soit pas barrée par des mécanismes de défense trop puissants contre les injonctions du Ça et du Surmoi.

L’intérêt méthodologique des situations projectives pour l’étude des représentations

L’étude des représentations du groupe présente l’intérêt majeur de porter sur des formations psychiques moins soumises aux contraintes de la réalité externe que les relations groupales elles-mêmes.

Les représentations du groupe apparaîtront d’autant plus dans leur subordination à la réalité psychique inconsciente qu’elles pourront affleurer dans des conditions où la contrainte exercée par le processus secondaire et la réalité d’autrui sera amoindrie. L’intérêt méthodologique des situations projectives apparaît alors avec netteté : elles sont les plus aptes à faire apparaître le rapport de la représentation à l’objet représenté.

Le dessin du groupe et de la famille chez l’enfant

En étudiant, chez l’enfant, la représentation du groupe dans sa relation avec celle de la famille, il doit être possible de saisir ce rapport en son élaboration. Encore faut-il que l’expérience des groupes autres que le groupe familial vienne conférer à ce dernier une valeur différentielle, qui est aussi une valeur d’ancrage. Ainsi l’entrée à l’école constitue la première grande séparation sociale : elle est une rupture à bien des égards aussi problématique que celle du sevrage et elle préfigure et annonce les ruptures et les réaménagements de la postadolescence. Cependant, les relations groupales qui s’établissent à l’âge scolaire, puis dans les années de l’adolescence, sont toujours construites dans une référence plus ou moins prégnante au modèle primaire qu’est le groupe familial.

La représentation du groupe chez l’enfant est construite à partir de ces changements de référence qui présupposent une certaine évolution affective, intellectuelle et sociale. Une telle représentation n’est exprimable que lorsque les structures cognitives de l’enfant sont régies par les mécanismes des opérations concrètes ; ce qui implique qu’il a la possibilité de se représenter des relations entre des personnes distinctes, et que ces relations sont non seulement intelligibles mais d’abord représentables : ceci est fonction de l’assouplissement de la censure et du refoulement quant à ce qui est investi dans les termes de ces relations.

Le choix du dessin comme instrument d’expression de la représentation relève de ces propriétés projectives. Le dessin est un mode d’expression naturel et familier à l’enfant, au même titre que le jeu ou l’histoire racontée ou inventée. L’enfant éprouve un plaisir certain à son exécution : son imagination peut s’y manifester librement. De plus, par sa nature même, le dessin est une image. Il est la transcription graphique d’une image mentale construite par l’enfant à partir de perception du monde et de ses schèmes propres. Il est l’image d’une image, qui ne se confond ni avec la réalité interne ni avec le modèle externe.

Comme tout langage, l’image graphique constitue un système de signes organisant un rapport entre un signifié et un signifiant. Ce système possède des lois d’organisation, dont rend compte l’analyse structurale du dessin, et qui diffèrent de celles du langage oral ou écrit, du fait de l’organisation synchronique des signes qui le composent12 et de leur caractère non conventionnel13. La signification du contenu de l’image graphique s’établit à deux niveaux : celui de l’activité psychique consciente ou préconsciente, et la signification est directement accessible par une analyse réflexive ; celui de l’activité psychique inconsciente, et la signification latente est dégagée à partir d’une analyse déductive qui emprunte ses concepts et ses méthodes aux théories psychanalytiques : on admet alors que des formations et des processus de l’inconscient se projettent dans le système graphique de l’enfant ; le processus primaire y est à l’œuvre dans la figuration symbolique, dans le déplacement, grâce auquel une représentation peut passer à une autre avec toute sa charge d’investissement, et dans la condensation, par laquelle une représentation peut être chargée de l’investissement de plusieurs autres.

En ce sens, le langage graphique est à rapprocher du rêve diurne : il partage avec lui son caractère figuratif et allusif par le recours à la symbolisation. Grâce à l’élaboration plastique, le dessin fournit directement le compromis satisfaisant entre le mécanisme de défense et la réalisation fantasmatique. Mais le dessin n’est pas le rêve ; il est plutôt proche du mot d’esprit ou du récit du rêve. Le rêve est asocial, tandis que le dessin, comme le mot d’esprit, sont destinés à autrui. C’est cette idée qu’exprimait S. Morgenstern (1937) en écrivant que le dessin remplit une fonction de sublimation, qu’il est une tentative pour dépasser les exigences pulsionnelles en leur trouvant une issue dans une œuvre à visée sociale.

Mes recherches ont porté sur une population composée d’une centaine d’enfants et d’adolescents d’âge scolaire, garçons et filles, de 10 à 15 ans. Il a été demandé à ces enfants d’effectuer deux dessins : celui de leur famille et celui d’un groupe. Chacun des deux dessins était accompagné d’une enquête systématique et d’un entretien libre, apportant à ces productions une autre dimension, celle du récit et des associations d’idées. Des informations concernant la composition de la famille, l’appartenance à des groupes et certains aspects de la vie du sujet ont été recueillies. Dans certaines recherches, des tests projectifs ont été proposés. L’analyse des dessins a été effectuée selon les critères dégagés notamment par J. Coïn et J. Gomila (1953), et par L. Corman (1964) pour l’analyse du dessin de la famille, celle du dessin du groupe n’ayant donné lieu qu’à une seule recherche, à ma connaissance, celle de Hare et Hare (1956) qui, sur ce point, n’apportent aucun élément précis. La démarche a donc consisté à ramener l’inconnu au connu et à établir la comparaison au niveau du graphisme, de la forme et du contenu.

L’interprétation des dessins repose sur la méthode de la convergence des indices dans chaque dessin et entre les dessins ; les résultats sont confrontés avec les données obtenues par l’entretien, l’enquête et, dans certains cas, les autres tests projectifs. Cette perspective habituelle en psychologie clinique se double de celle que propose la compréhension kleinienne des élaborations fantasmatiques : l’attention accordée aux détails dans une représentation se justifie par le fait que le refoulé fait retour dans de tels humbles habillages, en dehors de toute récurrence le plus souvent. Seule ici la cohérence de l’hypothèse est garante de la validité de l’interprétation fondée sur une investigation à plusieurs niveaux.

La mise en correspondance des éléments significatifs permet de faire surgir ressemblances et dissemblances entre les deux productions graphiques quant à la nature des complexes, des imagos, des identifications, des mécanismes de défense, des relations figurées et commentées. Une analyse statistique et différentielle a porté sur l’évolution de la représentation selon l’âge, le sexe et certaines configurations du milieu familial, sur le rapport entre structures de personnalité et représentations du groupe et de la famille14.

La représentation du groupe dans les tests projectifs d’adultes

La méthodologie projective a été utilisée dans une autre série de recherches effectuées auprès d’adultes. J’ai fait porter l’investigation notamment sur le rôle du Moi dans l’administration des défenses et des relations avec le Ça, le Surmoi et la réalité externe, en raison de mes hypothèses théoriques sur la fonction de la projection dans la représentation.

J’ai eu recours à plusieurs tests : un test projectif structural (le test Z de H. Zulliger) complété par un entretien clinique individuel. À travers cette épreuve, le niveau de l’information visé est celui des forces, des formes et des contenus psychiques constitués antérieurement à la maîtrise du langage, notamment les investissements et les représentations du pré-Moi corporel ; ce sont les angoisses les plus archaïques et les mécanismes de défense correspondants qui sont sollicités et « captés » par ce type d’épreuve : ceux que, précisément, la situation de groupe dans le dispositif psychanalytique réactive.

Deux autres épreuves projectives ont été proposées : il s’agit de test thématiques, aptes à recueillir les discours relatifs à des situations figurant des situations interpersonnelles, groupales et familiales. L’étude des thèmes, l’analyse syntaxique et sémantique des discours permettent d’atteindre la représentation dans sa double référence aux organisateurs psychiques et aux organisateurs socioculturels. Les récits révèlent des scénarios inconscients et des relations d’objets, des fantasmes, des mécanismes de défense et des modes de pensée mobilisés dans les représentations du groupe.

Un test thématique inspiré du TAT et composé de trois planches en noir et blanc a été mis au point pour cette recherche h Une autre épreuve projective thématique a permis de préciser les informations relatives aux identifications apportées par le test des trois images. En outre, le test de complètement de phrases, adapté du Stein Sentence Completion, fut choisi en raison de la particularité qu’il offre de mettre en œuvre les identifications entre le sujet de la phrase à compléter et le sujet qui, recopiant cette dernière, la complète. Les phrases sélectionnées permettent d’évaluer les attitudes, les attentes et les conflits relatifs aux relations familiales et groupales. C’est précisément ce que G. Serraf (1965), dans la présentation qu’il fait du test de Stein, met en évidence : l’apport de ce test à l’analyse de la dimension sociale de la situation ainsi qu’à celle des zones positives et négatives du champ psychologique. J’ai trouvé l’occasion de mettre ici à l’épreuve mon hypothèse (Kaës, 1973b) selon laquelle la situation de groupe provoque une régression chrono – 15 logique, topique et formelle, mobilise les défenses des participants contre les angoisses archaïques, et unit ses membres grâce aux identifications projectives et introjectives15.

Enfin, l’exploration du champ sémantique des sujets, l’étude des connotations des significations nous ont conduit à utiliser le différenciateur sémantique d’Osgood dans une perspective qui autorise l’étude de la position de concepts ou de figures dans le champ émotionnel des sujets, l’analyse des relations entre ces figures, et enfin le repérage du système de défense utilisés par les sujets. L’originalité du différenciateur sémantique consiste dans le fait que, ne mettant pas en œuvre une syntaxe, il se situe d’emblée aux niveaux très élémentaires de la représentation et du discours, atteignant en cela les formes linguistiques utilisées par l’enfant au début de la deuxième année (ou par certains malades psychotiques) : le mot seul, sans article, est accompagné d’un adjectif. Confronté à d’autres données psychométriques et cliniques, le différenciateur sémantique s’est révélé fécond là même où son utilisation ne s’imposait pas de prime abord. Nous aurions pu effectivement recourir à des techniques ayant fait leurs preuves dans les recherches sur les représentations individuelles et collectives, comme le questionnaire et l’entretien. Dans une précédente recherche, j’y avais eu recours (Kaës, 1968) ; mais, déjà j’avais jugé utile de me servir, comme situations projectives, de montages photographiques et de récits libres.

Pour la présente recherche, j’ai été dissuadé de donner une place trop considérable au questionnaire et à l’entretien non directif, et ceci pour deux raisons essentielles : la première tient à la lecture des résultats de la première enquête effectuée sur ce thème, celle que les chercheurs de l’Association française pour l’accroissement de la productivité réalisèrent dans les années 1958-1960 (Afap, 1961). Je me suis demandé si le fait que, pour la plupart des sujets, la notion de groupe apparaissait comme inexistante ne tenait pas à 16 la nature des instruments utilisés, qui faisaient largement appel aux capacités de verbalisation des personnes interrogées. Mettant à l’épreuve moi-même ces techniques lors d’une pré-enquête, j’ai été frappé par la similitude de mes résultats avec ceux obtenus par les chercheurs de l’Afap. Par la suite, la réflexion théorique sur l’objet-groupe et sur la stratégie d’étude de la représentation m’a conduit vers d’autres modalités d’investigation : c’est là une seconde raison. Il m’a semblé que le questionnaire et l’entretien n’atteignent que les formes stéréotypées et hautement socialisées de la représentation du groupe, alors que les instruments projectifs facilitent le passage des formes inconscientes de la représentation individuelle vers une formulation précons-ciente-consciente. Dans le premier cas, nous avons affaire à une élaboration que je qualifierais volontiers d’idéologique, dans le second à une expression plus proche de l’association libre, du récit du songe ou du mythe personnel. Dans la mesure où l’objet-groupe est fortement connecté aux représentations, aux imagos et aux fantasmes inconscients les plus archaïques, ils sont soumis au refoulement intense de ces représentations et à la répression des affects qui y sont associés. En conséquence, les instruments aptes à en recevoir l’image doivent présenter les caractéristiques conformes à ceux du processus primaire, ou s’en rapprocher au maximum.

Les organisateurs socioculturels de la représentation de l’objet-groupe. méthode d’analyse

Les organisateurs socioculturels de la représentation du groupe consistent dans des figurations de modèles, pratiques ou théoriques, de relations groupales et collectives. Ces figurations ont valeur de référence dans les relations sociales. Leur propriété majeure est de fournir des images collectives mythiques, prophétiques, et proactives pour organiser ces relations, pour en désigner des lieux, en définir les valeurs, l’origine et la fin.

Les organisateurs socioculturels de la représentation résultent de l’élaboration sociale de l’expérience des différentes formes de groupalité. Ils sont, de ce fait, infiltrés par les organisateurs psychiques. C’est pourquoi l’étude des représentations sociales du groupe, dans ses différentes modalités expressives (mythes, idéologies, romans, iconographies, etc.) porte sur la transformation de l’expérience groupale intrapsychique en un système social de représentation. Une des fonctions majeures de ce système est de rendre intelligible un ordre de relations intersubjectives et de rassembler les conditions de la communication à son propos.

Un tel système définit la culture, c’est-à-dire le code commun à tous les membres d’une formation collective organisée ; ce code est composé non seulement des systèmes de représentations (les mythes, les idéologies, les conceptions de l’univers, les doctrines philosophiques, les théories scientifiques), il comporte des pratiques sociales tels que les rites de passage (adhésion, admission, exclusion, rejet).

Le système des représentations sociales du groupe comporte deux caractéristiques essentielles à notre propos :

• il enregistre des représentations de réalité d’ordre varié : psychique, social, religieux, cosmique, physique, etc. Il permet ainsi d’établir un lien entre des représentations singulières de choses encore inarticulées et des représentations de mots gérées par le sens commun, et socialement admises. Il articule la formation inconsciente à un « déjà dit », un déjà représenté ;

• ses constituants supportent des variations plus ou moins amples en fonction de l’état des rapports sociaux et des besoins psychologiques des différents membres de cette formation. L’étude des contenus des représentations est, de ce fait, de moindre intérêt que celle du processus de leur organisation propre et de leurs fonctions psychiques et sociales.

Dans cette perspective, comme l’a souligné S. Moscovici (1961), la représentation apparaît non plus comme la reproduction d’un état mental ou d’un état social dont elle serait le reflet, mais comme un processus d’organisation des rapports psychosociaux. J’ai eu l’occasion de mettre en évidence comment les systèmes de représentations de la culture chez les ouvriers français fonctionnaient comme des régulateurs dans les conflits d’identification, et comment ils constituaient des repères identificatoires pour les membres d’un groupe, d’une catégorie ou d’une classe sociale (Kaës, 1968). Il n’y a pas lieu de revenir ici sur les principales dimensions de la représentation sociale, puisque le projet de ce travail est surtout de rechercher quels statuts de représentant psychique l’objet groupe est en mesure de prendre dans les représentations collectives.

Les hypothèses qui sous-tendant cette démarche sont les suivantes : aucune représentation du groupe n’est efficace dans le processus groupal si elle n’est pas en mesure d’être doublement référée à des organisateurs psychiques et à des organisateurs socioculturels ; les représentations sociales du groupe comportent des élaborations collectives de la réalité psychique interne ; les représentations sont investies par le Moi et contribuent à l’édification des modèles idéaux de l’objet-groupe dans le psychisme. Les œuvres culturelles (tableaux, photographies, images publicitaires, romans, mythes, contes), le vocabulaire et la langue constituent ces systèmes de représentation à double encodage, comme Freud l’avait pressenti (dès 1901) dans Psychopathologie de la vie quotidienne, lorsqu’il écrivait que la consistance des mythes et des conceptions de l’univers tient à « cette obscure connaissance des facteurs psychiques et de ce qui se passe dans l’inconscient ». C’est de ce double arrimage psychique et social que la représentation tient sa force et sa valeur.

Les représentations du groupe dans la photographie, la peinture et la publicité

Trois enquêtes : l’une sur les photographies de groupe, l’autre sur les portraits de groupe peints durant le grand siècle de la peinture hollandaise, la dernière sur l’image publicitaire utilisant le groupe comme argument d’adhésion à un produit. Trois représentations de l’objet-groupe saisies à travers la figuration imagée, iconique, d’un groupe, et créée à des fins sociales. Ces trois versions de la représentation sociale du groupe présentent un intérêt majeur : portraits de groupe, images publicitaires du groupe, photographies du groupe, constituent en effet des structures d’accueil privilégiées de l’imaginaire et des formes symboliques dont le groupe est l’objet.

Comme figurations d’objets ou de relations socialement valorisées, les images sociales accomplissent des fonctions identifiantes, elles proposent de repères identificatoires aux membres d’un groupe. Elles ont des fonctions anticipatrices, et proactives, elles constituent une « cristallisation sociale du savoir » (G. Simondon). Mais ces images sont aussi résistance au savoir, « conserves culturelles » et stéréotypes : elles maintiennent présentes et actives certaines traces du passé, elles protègent contre les menaces de changement, servent à la commémoration des états, des événements et des émotions marquants pour un individu et pour un groupe. La commémoration actualise et renforce le sentiment continu de l’existence, la permanence et la cohésion du soi et du groupe. L’image, notamment le portrait de groupe et la photographie de groupe, exprime ainsi l’affirmation d’un groupe face à d’autres groupes. Nous dirions volontiers que l’image sociale du groupe, à l’instar de celle du corps dans la genèse de l’identification spéculaire, constitue la composante narcissique de l’identification au groupe. Le portrait et la photographie notamment assurent une fonction de lutte contre l’angoisse de démembrement groupal et une fonction d’instauration d’un idéal partagé dans une forme de lien chargé de hautes valeurs narcissiques : celle de « ce »groupe, précisément.

Les photographies de groupe

L’étude de ces productions requiert un corpus adéquat, si l’on se donne comme objectif d’analyser leurs fonctions psychologiques et sociales. Or il existe un magazine de corporation, le Supplément mensuel de la Vie du rail, exclusivement adressé aux abonnés cheminots et rédigé par des journalistes de la SNCF ; ce magazine diffuse 120 photographies de groupe par livraison, soit en moyenne trois photographies par page. Une telle densité est tout à fait remarquable. Les photographies sont prises à l’occasion d’événements fort divers. Elles représentent toute la gamme des activités des cheminots et toutes les organisations hiérarchiques. L’impression visuelle que l’on ressent à feuilleter ce magazine est confirmé par le dépouillement statistique : celle d’une véritable galerie de portraits, une sorte d’album de famille des cheminots. Quinze personnes en moyenne sont représentées dans chacune des trois photographies que comporte une page, et chacune de ces personnes y est nommée dans la légende. Les plans moyens, qui permettent aux photographiés de reconnaître leur visage, contribuent à donner cette impression de masse. Une autre impression est celle de la conformité du style des photographies et des attitudes des photographiés.

Deux séries de photographies prédominent : celle des départs en retraite et celle des remises de médailles. Ce sont ces deux types de photographies qui ont fait l’objet de l’étude d’un échantillon de 50 photographies de départ à la retraite et de 50 photographies de remises de médailles, prélevées sur huit livraisons du Supplément de la Vie du Rail.

L’analyse a porté sur la structure de la photographie : celles des remises de médailles sont des rectangles horizontaux présentant un groupe de médaillés debout, alignés, de face. Les limites du groupe et de son environnement sont nettement marquées, le rapport forme-fond est accentué. Au contraire, les photographies de retraités présentent dans un rectangle un groupe plus restreint, de face, assis ou debout autour d’une table garnie de bouteilles et de cadeaux ; ici les photographies ont rarement un bord dégageant un fond. Les photos de remise de médaille évoquent des photos scolaires ou sportives, celles qui commémorent le départ à la retraite des photos de famille. Les médaillés sont groupés au centre, le chef occupe une place périphérique. Les retraités sont placés au centre, entourés par le groupe des cheminots et, à la périphérie, par les membres de la famille : une transition vers la sortie de la vie active et vers le retour à la famille est ainsi figurée.

Les légendes et les commentaires qui accompagnent les photographies précisent et répètent d’ailleurs ce que l’image visuelle suggère : le droit du retraité, dont on fait l’éloge, à un repos bien mérité, le regret que suscite son départ ; toutefois le climat de détente, le repas pris en commun, la remise de cadeaux et l’atmosphère chaleureuse qui se dégage du groupe « complet » qui entoure le retraité permettent de vivre cette séparation comme une épreuve joyeuse. De telles cérémonies, avec ses rituels et ses formulaires, jouent un rôle capital dans l’élaboration personnelle et collective du deuil. La photographie, marque toujours disponible de cette perte, mais aussi rappel de la façon dont celle-ci a été vécue et surmontée, fonctionne comme une relique ; elle fait persister par-delà la mort sociale et groupale qu’est la retraite, la présence de l’idéal sécurisant et consolateur : l’identité n’est plus menacée d’être perdue.

D’un autre registre sont les thèmes des légendes pour les remises de médailles : on insiste ici sur le devoir accompli et récompensé, sur les qualités de virilité et de courage des héros, sur les sacrifices et le don de soi qu’ils ont consenti au « Rail ». Ces textes stimulent l’esprit de corps, l’émulation dans la réalisation de la tâche commune, les qualités héroïques des cheminots, « témoins d’un esprit envié par les autres corporations ». Les photographies sont des marques répétées de ce qu’il convient justement d’appeler la « légende » de la SNCF ; elle trace le destin idéal de ses membres. En effet, une carrière, c’est au mieux trois médailles et une cérémonie de retraite, ultime cadeau. La photographie anticipe, promet, « réalise » par l’identification à cet idéal, le cursus de conformité qui incorpore chacun comme un vaillant et bon fils de la grande famille du chemin de fer.

La photographie commémore, elle porte trace d’un moment crucial, émotionnellement chargé ; elle y apporte un apaisement, à la fois dans son contenu et par son pouvoir de répéter le plaisir de se voir et celui d’être vu. La nécessité psychologique et sociale que la conformité soit un trait majeur de la photographie et du texte s’éclaire à partir de cette fonction rituelle. Conformité des attitudes, de l’expression, du regard et de la pose : graves, endimanchées, rigoureusement codifiées pour les médaillés ; souriantes, festives, détendues pour les départs en retraite. Conformité des légendes à leur objet, invariabilité des commentaires ; similarité des cadeaux et des médailles.

Cette présentation du matériel fait apparaître que l’analyse des photographies de groupe ne saurait se limiter en fait à la seule procédure de description de l’image et du texte. Le décodage et l’interprétation doivent se référer à un système d’analyse plus large, qui concerne la place de la photographie dans la structure de l’entreprise. Toutefois, dans cette analyse, j’ai centré mon attention sur le repérage de l’objet-groupe, en tant que représentant psychique du groupe, représenté et mis en scène dans la fonction sociale de la photographie.

Le groupe dans l’image publicitaire

Entreprendre cette étude m’a paru présenter un double intérêt. Le premier est lié au statut de l’objet dans la stratégie publicitaire. Celle-ci doit en effet répondre à plusieurs sortes de nécessités : satisfaire réellement aux besoins du consommateur par les qualités du produit ; fournir une satisfaction imaginaire du désir inconscient associé à l’objet ; lever les obstacles de la censure et de la culpabilité à la mise en acte de l’achat. Plusieurs conséquences en dérivent pour l’analyse des processus et des contenus psychiques mobilisés par l’objet de l’image publicitaire :

• Au désir figuré dans la scène de l’image est donné pour objet un leurre, le produit qui, dans sa forme imagée, apparaît comme une formation substitutive : l’image apporte à la fois et contradictoirement un apaisement (« l’objet existe ») et une insatisfaction (« je dois me le procurer »). L’image publicitaire, comme l’a montré R. Barthes (1964) a pour caractère de proposer immédiatement une réponse univoque au questionnement du désir. C’est dire qu’elle ferme toute autre possibilité de satisfaction en ramenant l’objet représenté à un objet pour le besoin. Au contraire de l’œuvre d’art, « ouverte » sur le symbolique (Eco, 1965), l’image publicitaire clôt illusoirement le désir sur un objet vrai-semblable, ni vrai par rapport à son référent réel, ni semblable à son prototype inconscient. Elle entretient la quête répétitive de l’objet introuvable.

• L’objet représenté doit en outre, dans ses connotations et dénotations, être conforme aux normes sociales en vigueur, et s’ajuster aux significations symboliques qui composent le code culturel commun d’une société.

• L’objet, comme vrai-semblable, doit donc s’articuler sur un fantasme inconscient et se justifier par un mythe ; seule cette double référence est en mesure d’éteindre temporairement la demande, en rendant légitime la réalisation de l’acte de consommation ou d’adhésion. Le mythe de référence donne au fantasme une forme acceptable par le conscient, un objet suffisamment semblable à l’objet fantasmatique, un sens communément admis par une société, un « déjà dit ».

Le second intérêt de cette étude réside dans le fait que le groupe, comme objet, soit associé aux qualités spécifiques d’un produit, biens ou services, à promouvoir vers un acte de consommation. Utilisé comme argument publicitaire, le groupe est sans doute doté d’un effet positif sur l’acte d’adhésion ou d’achat. Mais, au regard de notre recherche, là n’est pas l’essentiel : par cette liaison associative, le groupe devient lui-même un objet offert à la consommation.

L’utilisation du groupe dans l’argumentaire de la publicité est récente : elle témoigne du statut acquis par l’objet-groupe dans l’ensemble des représentations collectives contemporaines : rien n’advient qui ne soit soumis à la puissance du groupe. Dans la mesure où l’argumentation publicitaire sélectionne certaines figurations de l’objet-groupe et associe certains produits à des types particuliers de groupes, et pour autant que la publicité est une stratégie de captation de la demande par une offre imposée comme adéquate à son objet, il est possible de repérer quel est l’objet du désir représenté par le groupe « désirant ». Les mécanismes d’identification aux membres du groupe, au groupe lui-même, n’ont de sens à être sollicités que pour rendre identique l’objet représenté à l’objet du besoin. Dans cet échange, le groupe n’existe qu’en fonction du produit qui l’emblématise. Séduit par l’objet, le groupe devient objet de la séduction du consommateur : le cercle imaginaire est bouclé. Ce qui est projeté, par le publicitaire, sur l’image de l’objet-groupe doit être introjecté intégralement par le consommateur. Tout se passe comme si l’on disait : « j’ai exactement ce qu’il vous faut, mais vous ne l’obtiendrez qu’en adhérant au groupe et à son idéal, qui sont les vôtres ». Le groupe publicitaire accomplit ainsi des fonctions de déculpabilisation en restaurant la participation mythique.

J’ai déjà eu l’occasion de mettre à l’épreuve l’intérêt théorique de l’analyse des motifs publicitaires dans une recherche précédente sur l’image de la culture (Kaës, 1968, pp. 233-302). La méthode d’analyse alors utilisée a été perfectionnée pour la présente étude.

Quelques caractéristiques formelles de le publicité sont à rappeler. La publicité est une surface de papier achetée et aménagée par le vendeur d’une marque. L’annonce localisée sur un support (journal, revue, panneaux…) est généralement composée de deux éléments essentiels : le texte et la représentation imagée du produit. L’image publicitaire peut revêtir deux aspects essentiels : ou bien la seule image est celle du produit, ou bien s’y trouvent associées d’autres représentations imagées : ce sont des objets qui définissent l’univers connotatif ou dénotatif du produit ; celui-ci peut ainsi n’être pas directement figuré. Les images publicitaires retenues dans le cadre de cette étude comportent toujours un groupe de personnes dénotant ou connotant le produit.

Des critères formels ont été utilisés pour définir les groupes sélectionnés pour cette recherche : le groupe se présente comme la réunion d’un nombre restreint de personnes dans un même lieu, participant à la même action dans une relation mutuelle. Cette définition écarte donc les collections, les rassemblements ou les séries d’individus non interdépendants ou formant une foule.

Les supports publicitaires choisis furent des magazines périodiques, mensuels ou hebdomadaires présentant les caractéristiques suivantes : audience élevée, catégories socioprofessionnelles variées, forte fréquence d’annonces publicitaires. Le comptage statistique des occurrences des publicités de groupe par rapport à l’ensemble des annonces publicitaires illustrées donne un taux moyen de 10 % ; ce taux varie selon les supports et les périodes de l’année. Les types de groupes représentés constituent quatre grandes catégories : les groupes d’amis (48 %), le groupe familial (28 %), les groupes de travail (12 %), les groupes d’enfants (12 %). Quant à l’association du groupe à des classes de produits, l’analyse statistique fait apparaître la prévalence des produits alimentaires (25 %) sur les produits ménagers (20 %), les vêtements (16 %), les voyages et les loisirs (l4 %), les produits de beauté et d’hygiène (12 %), les outils de travail (12 %), l’automobile (12 %).

Le groupe apparaît ainsi comme un argument publicitaire pour une gamme variée de produits ; il existe cependant des associations plus fréquentes entre certains types de groupes et avec certains produits : ainsi le groupe d’amis et le groupe familial sont fréquemment associés aux produits alimentaires, le groupe d’enfants aux produits vestimentaires… Si les tests statistiques indique que la fréquence de ces associations est significative, ils n’informent certainement pas sur les raisons de ces affinités. Une analyse formelle des messages est donc nécessaire. La méthode que nous avons retenue dérive du statut de l’image publicitaire et de la fonction de l’objet-groupe représenté en celle-ci. L’analyse a porté sur la composition formelle de l’image, la disposition topologique des produits et du groupe, les caractéristiques formelles du groupe comme faire-valoir du produit. L’étude de ces éléments et de leurs liens est assez proche de celle du dessin : nous avons à traiter une chaîne associative dont les maillons sont à repérer, non dans la libre association diachronique17, mais dans la réitération synchronique de structures identiques ou analogues au sein d’un corpus homogène. Il est alors possible de déterminer quelles représentations de l’objet-groupe sont mises en scène dans leur association au produit. Ces représentations sont subordonnées aux conditions psychiques et sociales de la mise en scène du désir inconscient : celui-ci ne peut se manifester qu’à travers les aménagements que lui imposent la censure, les exigences du processus secondaire, de la déculpabilisation et de la réduction sémiotique.

Les portraits de groupe dans la peinture

Le portrait de groupe est sans doute la forme la plus ancienne de la publicité groupale, dans la mesure où il s’agit de promouvoir une image de marque ou une emblématique groupale. Le portrait est aussi l’ancêtre de la photographie de groupe, puisqu’il s’agit dans l’un et l’autre cas de commémorer un moment groupal et de fabriquer une relique de l’objet-groupe.

Le portrait individuel ou de groupe résulte d’un commerce particulier du peintre avec le commanditaire et avec la peinture. La demande du client commande d’une certaine manière le travail du peintre. Il est probable que, du point de vue de la signification psychologique et sociale du portrait, il ne soit pas possible de traiter sur le même plan les représentations picturales de scènes de groupe non commanditées : les portraits des régents et des régentes de Frans Hals, les groupes de paysans peints par Louis Le Nain ou par Claude Le Lorrain, l’iconographie religieuse (la Cène, la Crucifixion, la Mise au tombeau, Pentecôte, le Compagnonnage des Martyrs et des Saints), a fortiori les représentations contemporaines non figuratives du groupe (Niki de Saint-Phalle, J. Van den Bussche, J. Dubuffet) relèvent de genres différents.

Notre enquête s’est donné pour but d’explorer toute la gamme des représentations picturales du groupe afin de constituer un corpus le plus large possible. L’analyse a porté essentiellement sur un genre et sur une époque : la peinture hollandaise, qui fut pendant plus d’un siècle dominée par les portraits de groupe. Dès le début du XVIe et tout au long du XVIIe siècle, Hals, Van Der Helst, de Keyser, Pot, J. de Bray, Rembrandt, Van Der Valkert, et bien d’autres, peignent des portraits civiques : gardes civiques, banquets de milice, conseils de ville et syndics de corporation ou de guide ; des leçons d’anatomie ; des notables : régentes et régents des institutions charitables. Cet essor du portrait – personnel et de groupe – dans la Hollande des XVIe-XVIIe siècles, est étroitement lié à la pénétration de la Réforme, tolérante à l’égard de la peinture laïque et iconoclaste vis-à-vis du tableau religieux. Il est aussi lié au développement social et culturel de Provinces Unies après la guerre d’Indépendance, et aux formes politiques données par le calvinisme à l’économie néerlandaise.

C’est à explorer ces rapports entre la représentation picturale des groupes et le fait social global que se découvre l’importance de la détermination sociale de la représentation, comme de nos jours la publicité groupale le signale à notre attention. L’homogénéité du corpus, son abondance, son rapport avec les mouvements sociaux, religieux et politiques qui organisent la vie hollandaise au cours de cette période, nous conduisent à accorder un intérêt particulier à ces représentations picturales.

L’étude a porté sur deux types de tableaux : ceux des gardes civiques (première moitié du XVIIe siècle) représentés en situation ou de banquet ou de prises d’armes ; ces portraits collectifs forment la catégorie la plus ancienne des tableaux civiques, nés vers 1530. Ceux qui ont été retenus pour l’analyse datent de la période d’extinction du genre, qui est aussi son acmé : ce fait peut être mis en rapport avec la promulgation d’une Ordonnance en 1630 qui restreignait l’importance des banquets des milices, en raison des excès de table et des licences de mœurs auxquels ils donnaient lieu. En outre, les milices bourgeoises, associations de volontaires issues des anciennes guildes marchandes et des fraternités médiévales, et par conséquent de structures sociales et économiques en voie de déstructuration, ne remplissent plus au milieu du siècle une fonction de défense militaire, mais une fonction symbolique qui se manifeste sur le mode de la parade (prises d’armes) et du banquet (réunion commémorative).

Les portraits des régentes et régents des institutions charitables sont de tradition plus récente que les portraits civiques. Ils apparaissent au début du XVIIe siècle, s’épanouissent dans la seconde moitié du siècle et sont encore peints à la fin du XIXe siècle. Alors que les portraits de miliciens correspondent à l’extinction d’un genre et d’un groupe, ceux des régents marquent au contraire l’avènement d’une nouvelle catégorie sociale et d’une nouvelle forme de pouvoir. Élus par le Parti des régents auquel ils appartiennent, les administrateurs forment la caste des gouvernants. Tout au long du XVIIe siècle, ils s’opposent aux Orangistes que le peuple soutient, et dont ils triomphent en 1648, assurant ainsi la domination politique et religieuse du calvinisme libéral. Leur pouvoir repose sur un crédit moral irréprochable, une réputation d’austérité et d’honnêteté incorruptible, un système strict de cooptation ; il s’étaye sur l’institutionnalisation de la charité ; hôpitaux, hospices, orphelinats et asiles servent à accueillir les démunis, mais aussi à réprimer le vagabondage et à maintenir l’ordre toujours menacé de désintégration.

Le tableau joue alors un rôle d’image de marque pour un groupe qui cherche à consolider son pouvoir politique et religieux. Régentes et régents se font systématiquement faire le portrait, se présentent au jugement du Surmoi et à la sentence du peuple dans des positions rigoureusement conformes et similaires. Le peintre les saisit au moment de rendre compte, de justifier la responsabilité reçue et la dignité conférée, c’est-à-dire de les revendiquer et de s’en déculpabiliser1. 18

L’étude des portraits de groupe confirme ce que nous a fait découvrir l’analyse des photographies et des images publicitaires : la fonction identifi-catoire imaginaire et emblématique de la représentation du groupe, pour ceux qui y sont figurés et pour le spectateur. Le groupe s’identifie et se constitue par l’image de marque avec laquelle il s’autoreprésente sans cesse : pour les autres, les étrangers, cette image prend la valeur d’un appel à l’adhésion ou à la reconnaissance.

Les représentations du groupe dans les œuvres culturelles écrites et filmées

Le roman, les contes, les légendes et les mythes, le lexique, mais aussi le théâtre et le cinéma ont constitué d’autres matériaux dans lesquels s’inscrivent les représentations du groupe.

Les conditions requises pour l’investigation psychanalytique de textes diffèrent de celles qu’exige une écoute psychanalytique des discours associatifs et des manifestations de l’affect dans le transfert. Autre chose est encore l’analyse d’un texte référé et investi dans une situation de rencontre intersubjective, dans la cure ou dans une situation de groupe, par exemple la référence des participants au poème de Prévert dans le « groupe de la Baleine » (Pagès, 1968) ou à un mythe, celui du Paradis dans le « groupe du Paradis perdu » (Kaës, en coll. avec Anzieu, 1976c). Dans ces deux derniers cas, l’analyste est un élément de la situation, il entend le texte dans les associations et les transferts, il intervient dans le cours des échanges. Dans le premier cas, l’analyste ne peut intervenir que sur un matériel constitué hors de toute relation avec lui. Dans ce cas, le texte à lire ou à dire est un donné à déchiffrer, l’analyste est un épigraphe : une autre démarche d’analyse est requise.

La méthode que propose P. Mathieu (1967) dans son essai d’interprétation psychanalytique du mythe celtique constitué par le Cycle des Lais de Marie de France est transposable à l’analyse de tout texte achevé et fermé, analogue au récit mythique. De tels récits ne s’ouvrent pas à une vérification dans le réel comme le récit scientifique ou à une chaîne associative autorisant l’interprétation, comme le récit du rêve. Le récit mythique comprend, d’une part, un nombre défini de thèmes articulables en une structure, d’autre part, des symboles à interpréter en fonction de la structure thématique. Le problème méthodologique de l’interprétation psychanalytique du récit mythique apparaît par comparaison avec celui de l’interprétation du rêve dans la situation de la cure analytique. Cette comparaison fait apparaître mieux qu’aucune autre ce qui fait la différence dans le rapport de l’analyste au texte et au discours associatif.

Pour interpréter le rêve, l’analyste et le patient se réfèrent à la règle fondamentale de la cure : celle-ci a pour objectif d’amener le rêveur à livrer assez d’associations à propos de chacun des éléments qui constituent le récit du rêve – le contenu manifeste – pour que l’on puisse en inférer le contenu latent, c’est-à-dire la reconnaissance du désir inconscient qui y a trouvé sa satisfaction. Les associations permettent de repérer les lieux et places où ont joué les mécanismes de l’inconscient : la condensation, le déplacement, la symbolisation.

Or le mythe est comme un rêve19 pour lequel nous ne disposons pas d’associations. Est-il donc vain d’interpréter le récit mythique ? Pour répondre à cette question, P. Mathieu envisage quatre solutions :

• Prêter aux symboles les significations couramment attribuées aux symboles du rêve. Les objections à cette solution tiennent à l’impossibilité d’établir un catalogue exhaustif et opératoire des significations établies pour les symboles du rêve. Outre que ce procédé fait abstraction de tout déterminisme culturel ou historique dans la formation du symbole, il aboutit à établir des significations univoques incompatibles avec une analyse structurale, comme l’a montré E. Ortigues.

• On peut alors songer à établir les relations entre le mythe et des faits culturels ou historiques, selon l’hypothèse qu’un mythe traduit certains événements historiques ou culturels : s’il est par exemple question de déesse dans un mythe, c’est alors que la culture qui le véhicule a connu une phase matriarcale. Cette solution s’avère simpliste et méconnaît, d’une part, que le symbole n’origine pas de l’histoire, mais qu’il prétend au contraire lui donner un sens ; d’autre part, elle ne tient pas compte des règles de la structuration interne propre au mythe.

• Considérer le récit mythique sous l’angle de sa structure interne est alors une démarche qui tend à dégager la logique qui préside à sa construction et à son organisation. Cette solution, illustrée par les travaux de Lévi-Strauss, est en effet appropriée à l’investigation structurale du récit. Toutefois, elle comporte le risque insigne de conduire à un pur formalisme, c’est-à-dire à une analyse qui tend à se suffire à elle-même et à négliger le registre des désirs inconscients, en dégageant des structures qui n’ouvrent la voie à aucune interprétation possible de l’inconscient.

• La dernière solution que signale Mathieu, celle qu’il adopte, consiste à considérer le récit mythique sous le double registre de son élaboration interne – celui de la manifestation des désirs inconscients –, et de sa structure en tant que récit manifeste. La structure d’un récit est, dans cette perspective, l’agencement de ses éléments ou de ses thèmes, et la façon dont l’inconscient s’en sert pour procurer une satisfaction aux désirs refoulés. C’est le recours à ce double registre qui permettrait de fonder valablement le travail d’interprétation psychanalytique du récit.

Le registre de l’agencement structural est défini par l’ensemble des thèmes qui parsèment le décours d’un récit et qui, dans un cycle de mythes, y sont récurrents. On voit donc que le caractère de récurrence peut seul garantir que la présence d’un thème exerce une fonction particulière et qu’il est relié aux autres par des liens structuraux.

Ce premier postulat défini, il est alors possible d’avoir accès à l’autre registre, celui des processus d’élaboration et des formations de l’inconscient : il convient pour cela de reconnaître le lieu d’apparition d’un thème dans le récit, et de le situer par rapport aux autres thèmes. Le dégagement de la structure thématique est celle de la configuration structurale du récit ; on peut alors repérer les emplacements des matériaux à interpréter et qui figurent, à travers les mécanismes de condensation et de déplacement, le désir inconscient. Les variations observables d’un récit à l’autre sont à comprendre comme les possibilités offertes par la structure thématique de faire apparaître une multitude de « surfaces » et de positions autour de la structure.

En résumé, le fondement de la méthode proposée par P. Mathieu peut être énoncé de la manière suivante : le système thématique d’un cycle de mythes (ou de romans, ou de tout autre produit fini, réalisé par et pour une unité de production relativement homogène) « ouvre la voie à l’interprétation psychanalytique de la même façon que les associations ouvrent la voie à l’interprétation du rêve », à partir du récit qu’en livre le rêveur. La procédure technique consiste à relever, à travers la diversité des récits, la répétition de quelques thèmes listés dans des classes d’équivalence, en ne conservant que ceux présents dans chaque récit du cycle.

Ce critère de récurrence élimine un grand nombre de thèmes ; ceux qui y résistent peuvent être tenus comme essentiels à l’économie d’un type de récit. La présence d’un thème non récurrent n’affecte donc en rien, selon Mathieu, la structure de base du récit. Celle-ci définit le code génétique du récit, c’est-à-dire ce qui est susceptible de lui donner un sens et une signification. Nous pouvons la tenir pour ce que Freud appelle représentation-but, en ce qu’elle oriente et organise le cours et le contenu des pensées inconscientes. C’est donc à l’existence de cette structure que l’interprétation doit sa possibilité et son efficacité ; l’interprétation n’a de valeur que par cette référence au code génétique du récit qui définit ainsi le champ de son application. En effet si la structure consiste dans l’ensemble des thèmes récurrents qui définissent un type précis de relation à des objets, chaque cycle de récits comprend vraisemblablement une structure thématique spécifique et ne commande pas, en conséquence, les mêmes interprétations.

La proposition méthodologique de P. Mathieu me paraît féconde, sauf sur un point : l’importance à mon avis trop exclusive accordée à la récurrence. À propos d’une étude d’un conte de Grimm, Les Sept Souabes, récit des aventures héroïques d’un groupe embroché sur un gigantesque pénis, j’ai adopté une méthode d’investigation et d’interprétation fondée sur la compréhension klei-nienne du fantasme. Le récit est considéré comme une élaboration du fantasme, ou encore comme une représentation fantasmatique d’un objet structuré dans l’après-coup, selon les lois du processus secondaire et selon les exigences syntaxiques et sémantiques de la communication. Le récit est, comme l’image, dans un rapport d’allégeance et de rupture vis-à-vis du flux fantasmatique. L’enchaînement des thèmes, leur ordre et leur place sont à repérer comme tributaires de ce double rapport au fantasme. L’analyse klei-nienne du fantasme porte l’attention non seulement aux associations des thèmes en grappes, aux relations de contiguïté, d’oppositions et de similitudes entre ceux-ci, aux répétitions symptomatiques, c’est-à-dire aux signes et aux masques d’un conflit, mais aussi aux détails et aux bizarreries qui signalent l’irruption du refoulé lorsqu’il a réussi à apprivoiser la censure, après avoir mis à profit toutes les ressources de l’insistance répétitive. Les détails sont, dans le texte, des manifestations de l’inconscient irréductibles par l’usure du mécanisme de récurrence et par le processus secondaire.

Le groupe tel qu’on le parle

Cette chose que nous appelons groupe peut-elle se dévoiler en ses significations si nous interrogeons ce que les mots mêmes qui les désignent expriment et recouvrent ? C’est ce que j’ai espéré, et cet espoir m’a paru fondé sur les deux hypothèses formulées pour ce travail d’analyse sémantique.

Le mot, tel qu’il est formé et utilisé, se prête au jeu de sens où se reflète cette « obscure connaissance des facteurs psychiques et de ce qui se passe dans l’inconscient » que Freud (1901) rendait responsable des constructions plus complexes que sont les croyances et les mythes. La chose que le mot désigne est d’abord modelée selon les lois de la « perception endopsychique des facteurs et des faits de l’inconscient ». Le mot, en tant que représentation, réalise certes une certaine économie de la chose, mais le lien avec la chose persiste, quoique occulté, dans ce procès de symbolisation. C’est à travers les variations de la dénomination, comme à travers les utilisations symptomatiques ou accidentelles du mot, que se manifestent l’expression – incomplète – des tendances refoulées et la signification inconsciente attachée à la chose.

De cette obscure connaissance, certains mots portent trace et témoignage. Pour la quête de la vérité quant à « ce chapitre censuré qu’est l’inconscient » (Lacan, 1956), de tels témoignages ne sont pas à dédaigner20. Qu’il s’agisse du chapitre de l’histoire personnelle – chapitre singulier d’une histoire singulière –, ou de ce chapitre communément oublié, désaffecté, d’une histoire commune aux hommes d’une même collectivité, l’inconscient déjoue les ruses de la censure pour frayer sa voie et produire ses effets de sens.

L’investigation étymologique et sémantique serait donc susceptible de contribuer utilement à notre recherche si nous apprenions par elle comment l’évolution du sens et les modalités de l’usage d’un mot jalonnent les processus de la transformation, de la couverture et de la découverte des contenus inconscients. Il serait possible de suivre comment, dans ce jeu des mots avec la chose, se noue un conflit entre des significations différentes, voire opposées, et quelles solutions sont adoptées pour le résoudre : le plus souvent, l’issue résulte de ces mouvements de dévoilement et d’occultation de la signification inconsciente, et le mot fonctionne alors comme un symptôme. Cette proposition prend appui sur les découvertes freudiennes à propos des lapsus, des jeux de mots, des locutions populaires et des mots d’esprit ; elle indique en outre que certains mots sont particulièrement aptes à donner satisfaction, dans la même formation linguistique, à des tendances psychiques contraires et conflictuelles, dont l’étymologie et l’évolution sémantique portent trace.

L’expérience de la psychanalyse, celle des jeunes enfants en particulier a permis d’entendre et de répéter dans des locutions métaphoriques comme « éclater de rage » ou dans des mots comme « remords » des représentations verbales des pulsions destructrices. Des travaux récents ont mis en évidence les bases pulsionnelles de la phonation (Fonagy, 1970) et les investissements pulsionnels de l’acte de parole (Gori, 1972-1973). Adopter une telle écoute permet d’entendre les mots – soit ici le mot groupe – d’une oreille autrement sensible à la surdétermination de sens qui en eux se condensent ou qui à travers eux se déplacent. Il suffit d’écouter les locutions du langage commun ou de lire dans les dictionnaires et les journaux pour entendre, sans préjuger d’un sens unique (attendu), d’autres voix et jusqu’à celles qui apparemment se sont tues. Le mot apparaît alors dans l’épaisseur de la sédimentation de plusieurs couches de sens, dont un seul a pu se fixer pour un temps dans un usage particulier. Tout se passe comme si les autres sens avaient été refoulés ou étaient tombés en désuétude.

Redécouvrir ces sens oubliés, chus hors de l’usage, c’est rendre le mot-symptôme à sa coalescence : c’est dégager ce que la chose, pour être nommée, requérait de masques et de couvertures, tirant ses effets de sens de toutes les ambiguïtés, distances et distorsions dont le mot est déclaré responsable, tant que l’énonciateur n’y reconnaît pas son propre jeu avec elle.

Les problèmes théoriques et méthodologiques posés par la connaissance du « vrai sens » des mots (l’étymologie) tels que dans leurs formes se découvre la relation entre le nom et la chose nommée, ont été signalés par de nombreux linguistes, et plus particulièrement par P. Guiraud (1964) et par E. Benveniste (1956). P. Guiraud distingue dans la démarche étymologique deux approches complémentaires qui se fournissent un appui mutuel : l’une est d’étudier la nature des choses par une interprétation du langage ; l’autre est, à l’inverse, de tirer une interprétation du langage de l’étude de la réalité qu’il exprime. Cette double démarche est encore celle de l’étymologie moderne, dont l’objet est d’étudier la formation des mots, la chronologie et la relation entre la forme primitive du mot et son dérivé morphologique ou sémantique, sa place au sein du système linguistique, dans le cadre de la situation historique qui détermine sa fonction.

Les linguistes ici multiplient les mises en garde et dénoncent les illusions qu’encourt la recherche étymologique. Ainsi J. Vendryès (1950, pp. 206209), lorsqu’il écrit que « l’étymologie donne une idée fausse de la nature d’un vocabulaire ; elle n’a d’intérêt que pour montrer comment un vocabulaire s’est formé. Les mots ne sont pas employés dans l’usage d’après leur valeur historique. L’esprit oublie – à supposer qu’il l’ait jamais su – par quelles évolutions sémantiques ils ont passé. Les mots ont toujours une valeur actuelle, c’est-à-dire limitée au moment où on les emploie, et singulière, c’est-à-dire relative à l’emploi momentanée qui en est fait ». Les exemples que propose J. Vendryès étayent sa thèse selon laquelle c’est tout à fait un hasard si le même groupe de sons sert dans une même langue – soit le français – à désigner un calcul mental et un calcul rénal. Du point de vue étymologique, il s’agit du même mot : « L’homonymie, écrit-il, existe indépendamment des rapports historiques que les mots ont entre eux…, quand nous disons qu’un même mot a plusieurs sens à la fois, nous sommes dans une certaine mesure, dupes d’une illusion. Entre les divers sens d’un mot, seul émerge à la conscience celui qui est déterminé par le contexte. Tous les autres sont abolis, éteints, n’existent pas. » Et J. Vendryès de conclure que « s’il était vrai qu’un mot se présentât toujours avec tous ses sens à la fois, on éprouverait sans cesse dans la conversation l’impression agaçante que produit une série de jeux de mots ».

L’impression agaçante dont Vendryès se défend si vigoureusement atteste bien que la série des jeux de mots met précisément en œuvre ce qu’il s’évertue à repousser : l’idée qu’un mot puisse se présenter quelquefois avec tous ses sens qui, dans le discours secondarisé et contrôlé, loin d’être abolis, éteints ou inexistants, sont seulement réprimés. La convention sociale que garantissent le dictionnaire, le bon sens et le bon usage autant que les exigences logiques du discours secondaire, s’établit en effet pour que les mots aient, si possible et le plus souvent, non toujours, une valeur actuelle et singulière. Que l’esprit oublie par quelles évolutions sémantiques les mots ont passé donnerait plutôt à entendre qu’il l’a su et qu’il le sait encore. À la restriction que suggère Vendryès, il peut être objecté qu’il s’agit là précisément de cette « connaissance obscure » dont parle Freud, connaissance disponible à un réinvestissement dans le stock et les acceptions du vocabulaire.

Un autre linguiste, A. Meillet (1938, p. 88-89), formule une thèse plus proche de celle qui nous guide : « Les langues, écrit-il, ont une inertie qui leur permet de conserver des catégories et des formes dont le sens n’est plus perceptible. ; les données linguistiques ne donnent pas à elles seules le droit de conclure à l’existence chez les sujets qui parlent une langue de telles ou telles conceptions : les faits de langue peuvent toujours être des survivances. »

Oublis, survivances, émergence d’un sens mais inhibition des autres sens d’un même mot, autant de phénomènes repérés par les linguistes, mais dont certains ne rendent compte qu’en sous-estimant l’économie psychique des investissements de l’inconscient dans le langage et dans la langue.

L’analyse de Benveniste (1956) sur le symbolisme linguistique et le symbolisme de l’inconscient précise les conditions méthodologiques d’une étude de leurs rapports. Il faut partir ici du terme de comparaison qu’il propose : les procédés stylistiques du discours et la « rhétorique » de l’inconscient. La première constatation qui s’impose est que si les symboles de l’inconscient tirent leur sens d’une conversion métaphorique, il en va de même pour certains symboles linguistiques (soit le mot groupe) qui ne tirent leurs différents sens que l’une telle opération, à laquelle il convient d’ajouter les conversions de la métonymie (contenant pour contenu) et de la synecdoque (partie pour le tout). Que la symbolique de l’inconscient comporte de nombreuses variantes individuelles ne doit pas masquer le fait que son expression est subordonnée à l’apprentissage de la langue et d’un langage. Le « recours au domaine commun de la culture » est susceptible autant d’accroître ces variations que de les réduire, pour une aire culturelle définie. On est alors en droit de penser que ces variantes sont en mesure de se fixer et d’évoluer dans ce que le stock commun du vocabulaire appris et transmis rend disponible ou voile au sujet : et nous ne prenons en considération que l’aspect sémantique de la langue, dans ses rapports avec les procédés stylistiques qui constituent les dérivations de sens. On trouve bien ici, « de part et d’autre, tous les procédés de substitution engendrés par le tabou ».

Il est alors possible d’entreprendre l’étude des acceptions d’un terme référant, à travers ses variations et ses variantes, au même signifié inconscient, du même point de vue qui justifie la possibilité de retrouver la symbolique de l’inconscient dans le folklore, les mythes, les légendes, les dictons, les proverbes et les jeux de mots courants. Nous postulerons ainsi que l’utilisation par cette symbolique de signes (supralinguistiques) extrêmement condensés n’est possible que par le fait que certains mots, locutions, mythes sont, à un moment de l’histoire, constitués, transmis, appris et repris, appropriés et transformés, oubliés et retrouvés par le sujet comme signifiants aptes à s’établir dans une relation avec un signifié. Certains mots sont ainsi, dans la langue, des monuments, des archives, des traditions et des traces où, de l’inconscient, vient s’inscrire le symbolisme.

Les représentations de l’objet-groupe en situation de groupe

L’investigation conduite selon les deux précédentes méthodes devrait permettre de dégager la structure et les processus de construction des représentations du groupe. J’ai tenté de cerner cette construction dans ses références psychiques et socioculturelles en proposant la notion d’une double série d’organisateurs. Il est à noter que, jusqu’à présent, de telles analyses ne donnent accès qu’à des produits finis, appréhendés hors de toute situation proprement groupale. La voie à suivre pour comprendre comment de telles représentations sont créées et activées, comment elles fonctionnent et se modifient passe par l’analyse de situations de groupe h

Toute situation de groupe actualise en effet certains processus et contenus de représentations antérieurement acquises, qui sont soumises à un destin propre dès lors qu’interviennent les facteurs de la vie groupale. On admettra que tout groupe se constitue, s’organise et évolue selon la configuration que revêt le système de représentation de ses membres, de la tâche, du groupe lui-même et de son environnement.

Commentaires

La présentation méthodologique que je viens de faire aura sans doute précisé le champ, la démarche et les techniques de cette recherche. J’ai tenté de montrer l’intérêt théorique d’une étude des différents supports et des différentes modalités d’élaboration de la représentation de l’objet-groupe. Mon hypothèse selon laquelle la représentation est organisée par deux séries d’organisateurs, dont les fonctions sont spécifiques, et dont le statut est relativement autonome n’exclut pas une interrelation entre eux. Elle n’admet pas la théorie du reflet du psychisme dans le social, et réciproquement.

Cette théorie ouvre la voie à tous les pièges du réductionnisme et aux explications uniques « en dernière instance », par l’inconscient ou par le social ou l’économie. Ma position admet des ordres de réalité différents, obéissant à des déterminations intrinsèques. En interrogeant les rapports entre ces deux séries d’organisateurs, je cherche à établir les conditions et, si possible, les principes de leur articulation.

Si les organisateurs psychiques de la représentation du groupe sont des configurations originales mises en place au cours des étapes du développement psychique, ils ne doivent rien, dans leur structure invariante, à tel modèle social de groupalité, ni à tel système de représentation collective, dont l’élaboration relève de principes et de processus spécifiques. Les propriétés groupales de ces organisateurs définissent leur capacité mobilisa – 21 trice (d’énergie, d’investissement) distributrice et permutative (de place, de relations) pour les membres d’un groupe et pour les rapports entre les groupes. Les contenus concrets de ces représentations, leurs structures et leurs fonctions particulières sont dévoilés et mis en œuvre dans des situations groupales qu’un dispositif ad hoc permet de traiter.

Je rappelle que les organisateurs sociaux de la représentation sont des modèles de groupement et de relations proposés par les œuvres culturelles. Ces organisateurs fonctionnent comme un code culturel propre à une société ; ils assument des fonctions sociales dans la mesure où ils organisent l’internalisation collective des modèles de référence groupaux assurant et réglant les échanges sociaux et interpersonnels. Ils remplissent aussi des fonctions psychiques, notamment en fournissant des modèles identificatoires et en assurant l’acheminement vers le codage social des représentations psychiques inconscientes, par projection et introjection. La perspective dans laquelle nous nous tenons, c’est-à-dire l’étude des représentations sociales comme codage des représentations inconscientes, donne accès à ces dernières. Une fois constituées, ou référées, les représentations sociales du groupe fonctionnent comme des objets qui possèdent des propriétés analogues à celles de l’objet transitionnel décrit par Winnicott, soit un objet trouvé-créé définissant un espace de communication, de médiation et de créativité. Dans cet espace, un jeu plus ou moins libre s’établit entre les représentations inconscientes et les représentations sociales, le pôle extrême de la contrainte pouvant être atteint par l’« empiétement » de l’espace de représentation par l’idéologie, génératrice de la réduction symbolique et de l’illusion de la détermination unique. Les représentations sociales, par leur caractère collectif et leur statut d’antériorité qui les localisent dans l’expérience culturelle, constituent un cadre, un code et un contenu trouvé-créé, disponible et nécessaire pour l’élaboration de la réalité psychique interne. Les représentations sociales du groupe constituent donc à la fois des modèles de référence et des points de rupture pour la symbolisation des représentations inconscientes, et elles sont en mesure d’être investies comme des représentants psychiques.

La perspective que je propose, je l’indiquais au début de ce chapitre, est d’analyser les représentations de l’objet-groupe comme organisatrices du processus groupal lui-même : aucun groupe humain ne fonctionne si ne s’effectue une conjonction suffisante, mais aussi une certaine tension entre une représentation sociale et une représentation inconsciente du groupe. Le processus groupal peut être envisagé sous l’angle de la recherche de cette adéquation et de cette tension complémentaire entre ces deux séries d’organisateurs.

Cette telle perspective est néanmoins partielle et incomplète pour l’étude du processus groupal. Il convient de prendre en considération les relations de ces représentations avec les variables proprement sociologiques et avec les nécessités imposées par les conditions matérielles de la réalisation d’une tâche. Un groupe de travail, une équipe sportive, une équipe de formateurs ne peuvent fonctionner que dans la tension et les conflits engendrés par les polarités contradictoires des représentations sociales, des représentations inconscientes et des structures de la tâche qu’ils ont à accomplir. Ces systèmes sont relativement autonomes dans leurs origines, leur fonctionnement et leurs finalités, mais ils doivent entrer en composition dans le processus groupal. Un conseil d’administration, un commando, une équipe sportive, une classe scolaire, ne sauraient être compris selon l’unique dimension de la fantasmatique qui en anime les enjeux inconscients.

Dans tous les cas où s’estompe ce qui constitue la spécificité sociale, économique, militaire de ces groupes prévaut un rapport imaginaire à l’expérience, qui dénie la réalité sociale dans ses aspects insupportables et qui maintient la représentation du groupe dans son statut d’objet unifié et comblant. Les représentations sociales tendent alors à collusionner avec les représentations issues des organisateurs psychiques.

Cet estompage de toute différence entre les unes et les autres ou la réduction des unes aux autres, entretient l’illusion isomorphique ; elle confère sa toute-puissance au système de représentations uniques dans lequel coïncident le fantasme et le mythe. Alors le groupe est un rêve, et tout groupe est de rêve.

Le troisième terme introduit par la réalité sociale et matérielle du groupe appelle ainsi à ne pas le considérer seulement comme un objet de représentations, mais aussi comme un cadre social, un support matériel, un espace d’échange symbolique, une forme pratique d’instrumentation définis par sa place et ses fonctions dans la réalité sociale : fonctions de production, de conservation, d’échange, de défense et de cognition. Son organisation et ses processus internes sont codéterminés par ces places et par ces fonctions sociales.