1. Réalité psychique et souffrance dans les institutions

par René Kaës

I. Penser l’institution, dans le champ de la psychanalyse

1. Penser l’institution : quelques difficultés, notamment narcissiques

Une difficulté fondamentale s’oppose à nos efforts pour constituer l’institution comme objet de pensée. Cette difficulté tient, pour une part décisive, aux enjeux psychiques de notre rapport à l’institution. Je regrouperais volontiers ces enjeux dans trois grands ensembles de difficultés. Le premier concerne les fondements narcissiques et objectaux de notre position de sujets engagés dans l’institution : nous sommes, dans l’institution, mobilisés dans les relations d’objets partiels idéalisés et persécuteurs, nous éprouvons notre dépendance dans les identifications imaginaires et symboliques qui font tenir ensemble la chaîne institutionnelle et la trame de notre appartenance, nous sommes confrontés à la violence de l’origine et à l’imago de l’Ancêtre fondateur : nous sommes pris dans le réseau du langage de la tribu et souffrons de ne pas y faire reconnaître la singularité de notre parole. Les difficultés, qui affectent le rapport à l’institution d’une valence négative, entravent la pensée de ce qu’elle institue, rien moins que ceci : nous ne devenons des êtres parlants et désirants que parce qu’elle soutient la désignation de l’impossible : l’interdit de la possession de la mère-institution, l’interdit du retour à l’origine et de la fusion immédiate. Ce qui, dans le rapport à l’institution, demeure en souffrance doit au refoulement, au déni, au désaveu de demeurer impensé.

Le second ensemble de difficultés est d’une nature très différente : nous n’avons pas affaire ici à une résistance contre des contenus de la pensée, mais à un fond d’irreprésentable, en deçà du refoulement. Nous ne pouvons penser l’institution dans sa dimension d’arrière-fond de notre subjectivité que dans le temps consécutif à une expérience de rupture catastrophique du cadre immobile et muet qu’elle constitue pour la vie et le processus psychiques ; mais pour que cette pensée-là advienne, un cadre approprié et un appareil à penser sont requis, auxquels le sujet singulier contribue pour une part, à la condition que ce cadre soit déjà là, prêt à être inventé. C’est la fonction de métacadre qu’accomplissent la société et la culture, mais aussi certaines configurations du lien appropriées à un travail psychique, qui est ici concernée : par exemple le dispositif psychanalytique. Ce second niveau de la difficulté révèle une décentration radicale de la subjectivité. Ici nous sommes confrontés non seulement à la difficulté de penser ce qui, pour une part, nous pense et nous parle : l’institution nous précède, nous assigne et nous inscrit dans ses liens et dans ses discours ; mais avec cette pensée, qui bat en brèche l’illusion centriste de notre narcissisme secondaire, nous découvrons aussi que l’institution nous structure et que nous contractons avec elle des rapports qui soutiennent notre identité.

Plus radicalement, nous sommes confrontés avec la pensée qu’une partie de notre Soi est « hors de Soi », et que cela même qui est « hors de Soi », est le plus primitif, le plus indifférencié, le socle de notre être, c’est-à-dire aussi bien ce qui, à la lettre, nous expose à la folie et à la dépossession, à l’aliénation, que ce qui fomente notre capacité créatrice.

Il ne s’agit donc pas seulement de la confrontation avec la pensée de ce qui nous engendre, mais avec la pensée de ce qui, d’une manière impersonnelle et désubjectivisée, se disperse, se perd sans doute et germe dans un hors de nous qui est une partie de nous : cette externalisation d’un espace interne est notre rapport le plus anonyme, le plus violent et le plus puissant que nous entretenions avec les institutions. Elle est constituante des espaces psychiques communs qui sont coextensifs aux groupements de divers types. Le correspondant interne de cet espace extemalisé commun indifférencié est probablement une des composantes de l’inconscient et, à ce titre, il est à considérer comme l’arrière-fond irréductible à partir duquel s’organise la vie psychique. On pourrait rapprocher la position topique et fonctionnelle de cet espace psychique institutionnel interne-externe de celle de la pulsion. Ce sont là deux concepts-limites qui articulent par la voie de l’étayage l’espace psychique à ses deux bordures hétérogènes : la bordure biologique qu’actualise l’expérience corporelle, la bordure sociale qu’actualise l’expérience institutionnelle. Ces fondations ombilicales du sujet dans son corps et dans l’institution se perdent à sa pensée : elles soutiennent sa relation d’inconnu.

Le fantasme de la scène originaire est une tentative pour donner une scène et une position du sujet dans une origine à cet irreprésentable externalisé. L’invention du Parent originaire, de la figure de l’Ancêtre est un ancrage subjectivant, défensif contre cette perte de soi dans un espace qui, s’il vient à disparaître, nous confronte au chaos.

Dans les institutions, le travail psychique incessant est de ramener cette partie irreprésentable dans le réseau de sens du mythe, et de se défendre contre l'« on » institutionnel nécessaire et inconcevable.

Le troisième ensemble de difficultés ne concerne plus la pensée de l’institution comme objet ou comme non-soi dans le sujet, mais l’institution comme système de lien dans lequel le sujet est partie prenante et partie constituante. Penser l’institution requiert alors l’abandon de l’illusion monocentriste, l’acceptation qu’une part de nous-même ne nous appartient pas en propre, quand bien même « là où l’institution était, du Je peut advenir » dans les limites de notre nécessaire étayage sur ce qui, à partir d’elle, nous constitue. La difficulté spécifique que je souligne est plus complexe que celle des rapports bipolaires interne-externe, contenant-contenu, déterminant-déterminé, partie-ensemble ; nous sommes ici dans un système polynucléaire et emboîté, dans lequel, par exemple, le contenant (le groupe) du sujet est le contenu d’un méta-contenant (l’institution) ; ou bien encore, on a affaire à une organisation du discours qui se détermine en des réseaux de sens interférents, chacun sur un mode propre organisant les insistances du désir et les occultations de sa manifestation.

À cause de ces difficultés et des enjeux qui les soutiennent, un effort constant pour construire une représentation de l’institution est fourni dans les institutions. Mais la plupart des représentations sociales de l’institution, mythiques, savantes ou militantes, font l’économie de la pensée du rapport du sujet à l’institution. Leur rôle est de panser la blessure narcissique, de circonvenir l’angoisse du chaos, de justifier et de maintenir les coûts identificatoires, de soutenir les fonctions des idéaux et des idoles.

Ce travail collectif du penser accomplit une des fonctions capitales des institutions, qui est de fournir des représentations communes et des matrices identificatoires : donner un statut aux relations de la partie et de l’ensemble, lier les états non intégrés, proposer des objets de pensée qui ont un sens pour les sujets auxquels est destinée la représentation et qui génèrent des pensées sur le passé, le présent et l’avenir ; indiquer les limites et les transgressions, assurer l’identité, dramatiser les mouvements pulsionnels…

Nous entrons dans la crise de la modernité quand nous faisons l’expérience que les institutions n’accomplissent plus leur fonction principale de continuité et de régulation. Alors les choses ne vont plus de soi : l’arrière-fond imperceptible de notre vie psychique, jusqu’alors géré par les garants métaphysiques, sociaux et culturels de la continuité et du sens, fait violemment irruption dans la scène psychique et dans la scène sociale. Les sciences humaines naissent de la mise en cause de cette idée terrible, et peut-être suicidaire, que l’homme n’est plus la mesure de toute chose, mais qu’il est traversé et manipulé par des forces d’une plus grande envergure : l’économie, le langage, l’inconscient, l’institution. Ce qui culmine avec les mouvements corrélés et antagonistes du structuralisme et des éruptions vitalistes des années soixante, se prépare dans les deuils que la modernité de la fin du XIXe siècle impose : celle de Dieu, de l’Homme et des Civilisations. Comme toute modernité, notre modernité découvre et dénonce les accords tacites communs sur lesquels reposent la continuité des institutions et la matrice du sens.

Or pas plus que les civilisations qu’elles soutiennent, les institutions ne sont immortelles. L’ordre qu’elles imposent n’est pas immuable, les valeurs qu’elles proclament sont contradictoires et elles nient ce qui les fonde.

Une telle découverte n’est pas sans risque : nous en éprouvons les effets dans l’achoppement des fonctions métapsychiques des institutions et, devant leurs défaillances, nous les attaquons parce que nous sommes trahis, livrés au chaos, abandonnés par elles, dont nous n’apercevions même pas la silencieuse présence.

Le muet et l’immuable déposés en elles s’imposent, progressivement, à notre reconnaissance comme cette partie de nous-mêmes qui nous était étrangère et qui y était déposée. Mais cette reconnaissance s’effectue dans l’effraction traumatique, et sa violence paralyse notre capacité de pensée dans le moment même où de nouvelles structures institutionnelles sg cherchent et se mettent à l’épreuve.

Nous sommes donc toujours contraints de penser l’institution parce que l’institution ne s’impose plus contre l’irruption de l’impensé et du chaos ; parce que notre rapport pratique aux institutions a changé ; parce qu’elles se désacralisent et se resacralisent sans cesse. Dans ce marasme où pointent des îlots de création, tantôt soutenus par l’imaginaire utopique, tantôt rivés hors de l’histoire par la fonction de l’idéal, nous faisons l’expérience de la folie commune, de notre partie folle cachée dans les plis de l’institution : massivité des affects, ressasse-ment obnubilant et répétitif d’idées fixes, paralysie de la capacité de pensée, haines incontenables, attaque paradoxale contre l’innovation dans les moments d’innovation, confusion inextricable des niveaux et des ordres, syncrétisme et attaques groupées contre le processus de liaison et de différenciation, acting et somatisation violentes, la liste serait longue des émergences désorganisatrices que le dérèglement institutionnel provoque ; ces souffrances et cette pathologie sont un des passages vers notre connaissance moderne de la dimension psychique de l’institution. Elles nous confrontent d’abord à l’angoisse que suscite le surcroît d’énergie déliée et que la désagrégation de l’institution met en mouvement, quaerens quem devoret, révélant ainsi sa fonction de liaison. Nous ne pouvons pas penser ce niveau de la fonction psychique de l’institution hors de l’expérience affolante de sa faillite. Tel est le prix fort, cruel, de cette connaissance. La prime de reconnaissance est donnée dans le plaisir de l’invention de nouveaux espaces de liaison, dans l’émergence de nouvelles formes de liens et de pensée, dans l’usage de nouveaux dépôts et par la reconstitution des arrière-fonds psychiques.

Mais nous ne pouvons plus tout à fait y croire comme avant : nous voici déniaisés et cependant tout prêts à recommencer l’aventure et à y prendre la connaissance de cette partie toujours inconnue de nous qui va peut-être enfin se révéler dans sa vérité.

Dans ce difficile parcours, peut-être avons-nous découvert que nous avons oscillé entre deux illusions et que nous avons fait effort pour les inscrire dans l’histoire : la première est que l’institution est faite pour chacun de nous personnellement, telle la Providence ; la seconde qu’elle est la propriété d’un maître anonyme, muet et tout puissant, telle le Moloch. Récusons l’une et l’autre : c’est au total avec une quatrième blessure que l’institution nous confronte : c’est encore une blessure narcissique, après celles que les découvertes de Copernic, de Darwin et de Freud ont infligées à l’idée de l’homme, en le décentrant de sa position dans l’espace, dans l’espèce et dans sa conception de lui-même. Il nous a fallu admettre que la vie psychique n’est pas exclusivement centrée sur un inconscient personnel, qui serait comme une sorte de propriété privée du sujet singulier. Paradoxalement, une part de lui-même, qui le tient dans son identité même, et qui compose son inconscient, ne lui appartient pas en propre, mais aux institutions sur lesquelles il s’étaye et qui tiennent par cet étayage. Mais prenons garde de cultiver la blessure : la découverte de l’institution n’est pas seulement celle d’une blessure narcissique, c’est aussi celle des bénéfices narcissiques que nous savons tirer des institutions, à des prix variables, que nous commençons tout juste à évaluer.

2. La question de l’institution dans le champ de la psychanalyse

Dans le même temps que les concepts et la pratique de la psychanalyse nous éclairent dans notre tentative pour penser les enjeux psychiques de l’institution, des obstacles spécifiques surgissent à élaborer le statut psychanalytique de la question de l’institution. Mon hypothèse est que les difficultés à concevoir psychanalytiquement l’institution psychanalytique elle-même ont partie liée avec celles qui apparaissent quand nous tentons d’articuler le rapport de l’institution avec les processus et les formations de l’inconscient, avec les subjectivités qui y correspondent, et avec les espaces psychiques communs qu’elle présuppose et qu’elle forme. Concevoir psychanalytiquement l’institution psychanalytique consiste à découvrir dans le champ du travail psychanalytique ce qui de l’inconscient et de ses effets est lié par les analystes dans l’institution qu’ils forment, et à en repérer les effets dans la pratique et dans la théorie.

À côté des difficultés communes dont je viens de parler et pour l’analyse desquelles certaines pratiques psychanalytiques apportent un éclairage non négligeable – par exemple, l’analyse des formations groupales et familiales, l’analyse des psychoses et l’approche psychanalytique de l’autisme, certains dispositifs de travail psychanalytique dans les institutions de soin psychique – il existe une difficulté spécifique à doter d’un statut théorique et méthodologique un objet dont la consistance ne s’éprouve pas dans le cadre paradigmatique de la cure-type. En conséquence, et légitimement, les concepts élaborés dans le cadre de la cure doivent être utilisés dans des conditions qui en maintiennent la pertinence lorsqu’ils s’appliquent à l’intelligibilité d’objets éprouvés et pensés dans un autre dispositif.

À quelles conditions une théorie et une pratique psychanalytique de l’institution peuvent-elles se constituer ? Question complexe et à plusieurs facettes' : à quelles conditions est-il soutenable que l’institution en tant que telle puisse être un objet théorique et concret de la psychanalyse ? Devra-t-on seulement admettre quelle peut être constituée comme un cadre ou un dispositif pour un travail d’inspiration psychanalytique avec des sujets singuliers ? Pour soutenir la première éventualité, il faut définir les caractéristiques d’un objet analysable et d’un dispositif apte à manifester les effets de l’inconscient à l’œuvre dans cet objet et capable de produire des effets d’analyse. Pour quelle demande ? Celle de l’institution en tant qu’ensemble (objet « analysable ») et/ou celle de ses constituants ? La même question se pose, dans des termes sensiblement identiques, pour l’analyse de la famille ou du groupe. Quelques psychanalystes ont tenté d’effectuer ce travail : F. Fomari et J.P. Vidal2 dans cet ouvrage en ouvrent quelques perspectives. La difficulté commune qu’ils soulignent est celle de spécifier quel statut y tiennent l’inconscient et son hypothétique sujet.

Quant à la seconde éventualité, que l’institution constitue un cadre possible pour un travail d’inspiration psychanalytique, la pratique l’a imposée, comme Freud lui-même l’avait souhaité et prédit, non sans que certains problèmes majeurs aient été suffisamment élaborés : celui des modalités spécifiques d’organisation du contre-transfert et du transfert, et donc des résistances, dans un tel espace psychanalytique contenu dans un espace hétérogène. Mais il s’agit là d’un ensemble de questions qui mériteraient une étude particulière3.

Une difficulté spécifique à inscrire l’institution comme objet possible dans le champ de la psychanalyse tient au fait qu’elle est par rapport à ce champ un objet hétérogène – comme dans leur ordre propre le mythe ou l’art – et qu’elle obéit aux lois propres à son ordre.

Une formation de la société et de la culture

L’institution est d’abord une formation de la société et de la cultures elle en suit la logique propre. Instituée par la divinité ou par les hommes, l’institution s’oppose à ce qui est établi par la nature.

L’institution est l’ensemble des formes et des structures sociales instituées par la loi et par la coutume : l’institution règle nos rapports, elle nous préexiste et s’impose à nous, elle s’inscrit dans la permanence. Chaque institution est dotée d’une finalité qui l’identifie et la distingue, et les différentes fonctions qui lui sont dévolues s’ordonnent grosso modo dans les trois grandes fonctions reconnues par G. Dumézil à la base des institutions indo-européennes : les fonctions juridico-religieuses, les fonctions défensives et d’attaque, les fonctions productrices-reproductrices. Si Jupiter, Mars et Quirinus incarnent pour la société romaine chacune de ces fonctions, on doit admettre qu’un nombre considérable d’institutions relèvent du patronage de l’ensemble de la trinité latine : les institutions de soin qui dans la culture moderne des thérapeutes tendent à devenir le paradigme de l’institution ont accompli et accomplissent encore bien évidemment des fonctions mixtes et complexes4. Mais alors que la plurifonctionnalité traditionnelle des institutions (par exemple, les institutions charitables ou éducatives de l’Eglise) intégrait des activités, des normes et des règles subsumées par des valeurs et des fonctions finalement religieuses, et qu’elle s’identifiait comme une expression de l’institution ecclésiale partie intégrante de l’ordre social et culturel, la plurifonctionnalité moderne n’a plus un réfèrent intégrateur que soutiendraient le consensus de la représentation mythique partagée, la fonction indiscutable de l’idéal, le processus implicite de régulation sociale. C’est sur ce tryp-tique que l’institution assure sa permanence et constitue pour ses sujets l’arrière-fond de continuité sur lequel s’inscrivent les mouvements de leur histoire et de leur vie psychique.

À cette présentation générale de l’institution comme formation sociale et culturelle, je voudrais apporter deux distinctions importantes. La première, établie par C. Castoriadis (1975), oppose et articule l’instituant et l’institué. Cette opposition prend sens dans le cadre d’une analyse où, au-delà du rôle socio-économique de l’institution, l’accent est placé sur la « manière d’être sous laquelle elle se donne, à savoir le symbolique », (op. cit., p. 162). L’imaginaire est la capacité originale de production et de mise en œuvre des symboles qui, dans l’ordre social, sont liés à l’histoire et évoluent. L’imaginaire est dans ce sens l’attribution de significations nouvelles à des symboles déjà existants. Castoriadis établit le caractère fondamentalement « bifide », social et individuel, de l’imaginaire.

L’imaginaire individuel (ou radical) « préexiste et préside à toute organisation*même la plus primitive, de la pulsion… C’est à un fonds de représentations originaires que la pulsion emprunte, « au départ », sa « délégation par représentation » (op. cit., p. 388). L’imaginaire social est, avec la nécessité de l’organisation et des fonctions, à la source de l’institution et à la base de l’aliénation : l’aliénation est le moment où l’institué domine l’instituant : « L’aliénation, c’est l’autonomisation et la dominance du moment imaginaire dans l’institution, qui entraîne l’autonomisation et la dominance de l’institution relativement à la société. Cette autonomisation de l’institution… suppose toujours aussi que la société vit ses rapports avec ses institutions sur le mode de l’imaginaire, autrement dit, ne reconnaît pas dans l’imaginaire des institutions son propre produit » (ibid., p. 184). L’imaginaire social n’est pas immuable, il est acteur et moteur de l’histoire. Le social-historique est un produit de l’imaginaire social.

La seconde distinction oppose et articule institution et organisation. C’est une catégorie familière aux psychosociologues (cf. G. Lapassade, 1974), et de nombreux psychanalystes intéressés par le fait institutionnel l’ont reprise en considération (J. Bleger, 1970, J.C. Rouchy, 1982 ; E. Enriquez, 1983, 1987). L’organisation aurait un caractère contingent et concret, elle disposerait non des finalités, mais des moyens pour les atteindre. Bleger propose de considérer l’organisation comme la disposition hiérarchique des fonctions dans un ensemble défini. On sera donc attentif à la synergie entre institution et organisation et à leur conflictualité potentielle. Bleger souligne cependant une tendance générale de l’organisation à marginaliser l’institution : par exemple, dans une institution de soin, le but thérapeutique de l’institution est tendanciellement subordonné aux finalités de l’organisation qui s’autonomise en tant que fonctionnement spécifique : la bureaucratisation s’installe, qui fait prévaloir l’interaction pour elle-même sur le processus thérapeutique, jusqu’à l’attaquer. On dira, dans le langage de C. Castoriadis, que l’institué supplante et réduit la fonction instituante de l’institution.

Je souligne ces distinctions capitales, car elles sont nécessaires à l’intelligence de l’ordre propre à l’institution : sur les processus qu’elles désignent s’articulent des fonctions psychiques remarquables ; le retournement de la finalité institutionnelle est une des figures analogue à celle du retournement psychique. Ce que l’on peut appeler la souffrance institutionnelle, en acceptant la polysémie de cet adjectif, s’y trouve noué.

Une formation psychique

L’institution n’est pas seulement une formation sociale et culturelle complexe. En accomplissant ses fonctions correspondantes, elle réalise des fonctions psychiques multiples pour les sujets singuliers, dans leur structure, leur dynamique et leur économie personnelle. Elle mobilise des investissements et des représentations qui contribuent à la régulation endopsychique et qui assurent les bases de l’identification du sujet à l’ensemble social ; elles constituent, comme je le soulignerai encore, l’arrière-fond de la vie psychique dans lequel peuvent être déposées et contenues certaines des parties de la psyché qui échappent à la réalité psychique. Les travaux décisifs et classiques d’E. Jaques (1955) et de I. Menzies (1960) ont montré quelles fonctions méta-défensives l’institution pouvait accomplir vis-à-vis des angoisses psychotiques (que pour une part elle mobilise et traite pour sa propre fin). Nous définissons ainsi un premier espace d’analyse et de travail psychanalytiques : il porte classiquement sur la relation d’objet à l’institution, sur la constitution des identifications imaginaires et symboliques, sur le rapport au cadre et à la loi, sur les transferts de fonctions. C’est là un point de vue, enrichi par l’approche des psychoses, des groupes et des familles, qui se centre sur le sujet singulier dans son rapport à l’institution, envisagée tantôt comme objet dans le champ psychique tantôt comme extension du cadre et bordure du champ psychique.

Un second espace d’analyse s’ouvre avec l’hypothèse que la vie psychique elle-même suppose l’institution et que celle-ci est une partie de notre psyché. Cette proposition centrale n’est pas un énoncé de notre modernité : celle-ci ne fait que la vérifier et la préciser. Freud le premier en énonce le principe et l’illustre dans plusieurs textes, notamment dans Totem et Tabou et dans Psychologie des masses et analyse du Moi : dans la conclusion du chapitre 2 et dans les dernières pages de Totem et Tabou, Freud soutient la thèse que l’inconscient est pour une part constitué par la transmission intergénérationnelle des formations et des processus psychiques. Il réaffirmera cette thèse en 1923. L’hypothèse de la psyché de masse (Massenpsyche, Volk-seele, Massenseele), rend compte non seulement de la continuité de la vie psychique, de la transmission des traces, mais de la formation même de l’inconscient : « Quelque forte que soit la répression, écrit-il, une tendance ne disparaît jamais au point de ne pas laisser après elle un substitut quelconque qui, à son tour, devient le point de départ de certaines réactions. Force nous est donc d’admettre qu’il n’y a pas de processus psychique plus ou moins important qu’une génération soit capable de dérober à celle qui la suit » (G.-W., IX, 191 ; trad. fr., p. 182). Freud postule que, pour que cette transmission s’effectue, chacun possède dans son inconscient un appareil à signifier/interpréter (ein Apparat zu deuteriypom redresser et corriger les déformations que les autres impriment à l’expression de leurs mouvements affectifs. Parallèlement, l’ouvrage montre comment se forme l’institution originaire de la société humaine : mémoire et mémorial du meurtre fondateur, structuration des liens d’appartenance par l’identification au totem, instauration du tabou, transmission du récit par la voie mythique et par l’appareil à interpréter et à signifier les mœurs, les cérémonies, les préceptes et les représentations construites après le meurtre originaire.

Psychologie des masses et analyse du Moi va admettre sans justification l’institution comme une donnée primaire de l’identification et de la formation du Moi. Freud ne s’est pas trompé sur ce toujours déjà-là, primaire, c’est-à-dire pour l’inconscient immortel, de l’institution. 11 fonde son analyse des rapports entre les identifications et la formation du Moi sur l’étude de deux institutions fondamentales que sont l’Armée et l’Église. Freud n’analyse pas telle Armée, ou telle Église, mais la forme permanente et immortelle que prend pour l’inconscient l’Armée ou l’Église. Ces formes institutionnelles prototypiques ne sont pas démontrées, elles sont données.

On le sait, car aujourd’hui on le lit plus fréquemment qu’il y a quelques années, le texte de 1920-21 s’ouvre sur cette déclaration qui ne peut être prise pour un simple énoncé de psychanalyse appliquée : « L’opposition de la psychologie individuelle à la psychologie sociale ou psychologie des masses, qui peut nous paraître très significative à première vue, perd beaucoup de son acuité à un examen approfondi. La psychologie individuelle est, bien sûr, fondée sur l’homme singulier, et elle cherche à savoir par quelles voies celui-ci cherche à obtenir la satisfaction de ses motions pulsionnelles, mais en procédant ainsi, elle ne réussit que rarement, dans des conditions exceptionnelles, à faire abstraction des relations de ce sujet singulier (der Einzelne) avec les autres individus. Dans la vie psychique du sujet singulier, l’Autre intervient très régulièrement comme modèle, soutien et adversaire et c’est pourquoi la psychologie individuelle est dès le commencement et simultanément une psychologie sociale, en ce sens élargi mais tout à fait justifié » (G.-W., XIII, 73).

On pourrait évoquer ici d’autres textes fondamentaux. Tous ces textes soulignent le double statut de l’individu que Freud note dans son texte de 1914 Pour introduire le narcissisme : « L’individu effectivement mène une double existence, en tant qu’il est à lui-même sa propre fin et en tant qu’il est membre d’une chaîne à laquelle il est assujetti sinon contre sa volonté du moins sans la participation de celle-ci » (G.-W., X, 143). Freud montre constamment, dans ce texte et dans d’autres, que ces deux statuts communiquent : le narcissisme primaire s’appuie sur le narcissisme de la chaîne familiale, intergénérationnelle, institutionnelle (narcissisme de la petite différence). La question de l’étayage est ici centrale, du double étayage de la réalité psychique sur ses deux bordures, corporelle et institutionnelle5. Comme l’autre, l’institution précède l’individu singulier et l’introduit à l’ordre de sa subjectivité en prédisposant les structures de la symbolisation : par la présentation de la loi, par l’introduction au langage articulé, par la disposition et les procédures d’acquisition des repères indentificatoires.

Mais l’institution est aussi l’espace extrajecté d’une partie de la psyché : elle est à la fois dedans et dehors, dans le double statut psychique de l’incorporât et du dépôt, elle est à l’arrière-fond du processus, mais ne saurait être indifférente au processus lui-même. C’est par ces différents aspects que le sujet est sujet de l’institution et que l’institution consiste dans une double fonction psychique : de structuration et de réceptacle de l’indifférencié.

Une troisième aire de travail et de recherche est ouverte par la prise en considération de l’espace psychique propre à la vie institutionnelle. On admettra ici que, pour accomplir ses fonctions spécifiques, non psychiques, l’institution doit mobiliser des formations et des processus psychiques, et que notamment ceux qu’elle contribue à former ou qu’elle reçoit en dépôt (et qu’elle détermine ainsi) seront sollicités tout particulièrement. On admettra surtout que des formations psychiques originales sont produites et entretenues par la vie institutionnelle à ses propres fins : cela signifie qu’il s’agit de formations correspondant à la double nécessité de l’institution et des sujets qui en sont partie et constituante et prenante.

Ces formations originales, mixtes, n’ont pas nécessairement le statut de formations composites ou de formations de compromis, bien qu’elles puissent prendre cette valeur dans la dynamique et dans l’économie psychique partagée et commune qu’exige et que gère le fait institutionnel. Ces formations constituent la possibilité des espaces psychiques communs et partagés. Elles supposent la construction, l’utilisation où l’aménagement d’un appareil psychique de liaison, de transmission et de transformation dont j’ai élaboré le prototype dans le concept (auquel je tiens en raison de sa capacité métaphorique) d’appareil psychique groupai (ou du groupement). Le concept d’appareil psychique du groupement permet de penser l’agencement spécifique de la réalité psychique dans le rapport du sujet singulier à l’ensemble intersubjectif auquel il prend part et donne consistance. Deux niveaux logiques s’organisent dès lors, que l’analyse doit prendre en considération et dont elle doit rendre compte : celui de la réalité psychique du sujet singulier et celui de la réalité psychique émergente comme effet de groupement. Les formations originales qui se produisent dans ce rapport, et qu’une approche différentielle devant permettre de caractériser selon qu’il s’agit du groupement de familiers, du groupement d’étrangers ou de l’institution, ont toutes comme trait spécifique qu’elles articulent les espaces et les logiques en partie hétérogènes : ceux qui régissent la réalité psychique du sujet singulier et la réalité psychique produite par l’ensemble.

Ce que j’appelle appareil psychique du groupement, alliances inconscientes et chaîne associative groupale sont des constructions destinées à rendre compte de cette organisation spécifique des formations et des processus psychiques inconscients mobilisés dans la production du lien et du sens. On pourra mettre à l’épreuve la validité de cette hypothèse à propos de ce qui, dans les institutions, fonctionne comme l’organisateur psychique inconscient, comme le symptôme partagé ou comme le signifiant commun.

De telles formations assurent l’articulation entre l’économie, la dynamique et la topique du sujet singulier d’un côté, et de l’autre l’économie, la dynamique et la topique psychiques formées pour et par l’ensemble.

Freud nous a introduit à cette démarche à plus d’une reprise ; j’en soulignerai deux qui éclairent mon propos. La première en 1914, dans le texte sur le narcissisme : la conception qu’il propose de l’idéal du Moi est précisément celle d’une de ces formations intermédiaires ou bifaces qui retiennent mon attention. Il écrit : « L’Idéal du Moi ouvre d’importantes perspectives pour la compréhension de la psychologie des foules. En plus de son aspect individuel, cet Idéal a un aspect social : il est l’idéal qui réunit une famille, une classe, une nation ». La seconde est donnée, dans Psychologie des masses et analyse du Moi, lorsqu’il nous propose le paradigme du symptôme partagé et du signifiant commun qui fournit la base des identifications hystériques dans l’institution de jeunes filles. De telles formations ont pour effet le renforcement narcissique de la partie et de l’ensemble, ils fournissent les repères identificatoires et le trait commun (der einziger Zug) des identifications imaginaires mutuelles.

Je voudrais souligner que la perspective que je trace n’oppose pas par principe l’individu et l’institution (ou le groupe), comme l’élément et l’ensemble. Elle vise plutôt à en rechercher les articulations dans les espaces psychiques et à y repérer les effets de l’inconscient. Ceci revient à ne pas localiser l’inconscient dans le seul espace du sujet singulier (ou de l’individu en tant que tel, pour reprendre la formule freudienne), mais dans les lieux liminaires où se produisent les passages constitutifs de la réalité psychique : donc, et pour une part encore inconnue, dans les formations du lien inter et transsubjectif, ou dans les espaces a-subjectifs du cadre institutionnel.

Si je me place du point de vue du sujet singulier, l’opposition de l’élément et de l’ensemble constitue, et éventuellement divise, son espace psychique. Chaque sujet singulier parvient plus ou moins à faire coexister et à satisfaire les exigences économiques, dynamiques et topiques des logiques croisées de l’individu poursuivant sa propre fin et de la chaîne à laquelle il est assujetti.

Des formations et des processus hétérogènes

L’institution lie, rassemble et gère des formations et des processus hétérogènes : sociaux, politiques, culturels, économiques, psychiques. Des logiques différentes y fonctionnent dans des espaces qui communiquent et interfèrent. C’est pourquoi peuvent s’immiscer et prévaloir, dans la logique sociale de l’institution, des questions et des solutions relevant du niveau et de la logique psychiques. Encore celle-ci est-elle le lieu d’un double rapport : du sujet singulier à l’institution, et d’un ensemble de sujets liés par et dans l’institution.

En ce sens, s’il me semble légitime de considérer que toute émergence psychique possède a priori une valeur de symptôme significatif pour l’ensemble institutionnel, il me paraît que le niveau où elle s’origine et la fonction non psychique qu’elle accomplit reste toujours à établir comme une question ouverte. Il est possible que des problèmes politiques s’expriment dans le registre du symptôme psychique. Mais il serait risqué de méconnaître que c’est précisément un travail des ensembles hétérogènes dotés d’espaces psychiques communs que de réduire l’hétérogène au profit de l’homogène, de soutenir le principe de la cause unique et la fonction de l’idéal, de réduire l’écart et la dissonance cognitive, de privilégier les fonctionnements métonymiques dans les rapports de la partie et du tout, de l’élément et de l’ensemble, de ramener les enchevêtrements de l’hétérotopie à l’espace uniforme de l’utopie. Dans ce travail, tous les processus producteurs d’indifférenciation et d’homogénéisation sont utilisés, et l’œil averti apprend à reconnaître les éléments hétéroclites conglomérés ou juxtaposés comme ce qu’en architecture on nomme les remplois, traces de monuments désagrégés et utilisés dans l’édification nouvelle. Ainsi, dans les institutions une partie considérable des investissements psychiques est destinée à faire coïncider dans une unité imaginaire ces ordres logiques différents et complémentaires, afin de faire disparaître la conflictualité qu’elles contiennent. Les institutions encouragent la synergie de tous ces investissements et de toutes les formations qui produisent l’illusion de la coïncidence et maintiennent la relation isomorphique entre les individus et leur groupe, jusqu’à ce que l’irruption violente du refoulé ou du négatif fasse voler en éclats les pactes inconscients qui scellent le consensus et, dissociant l’appareillage du groupement, révèle les logiques distinctes qui s’étaient dissimulées dans les formations communes aussi nécessaires au sujet singulier qu’à l’ensemble dont il procède et qu’il compose.

Au contraire, la capacité des institutions de tolérer le fonctionnement de niveaux relativement hétérogènes, d’accepter les interférences de logiques différentes constitue la base de sa fonction métaphorique. Cette capacité rend possible la constitution d’un espace psychique différencié ; elle restitue la perspective et l’épaisseur d’une histoire dont les acteurs sont eux aussi d’ordre différent, comme un texte palimpseste inscrit sans les effacer totalement les traces des écritures successives.

Le travail psychanalytique avec les institutions peut avoir pour objectif, et quelquefois comme effet, de rétablir cette capacité métaphorique. Ces quelques propositions auront, je l’espère, suffisamment mis en évidence la surdétermination, la plurifonctionnalité, la diversité de scènes psychiques que l’institution fait fonctionner. L’institution est un polytope, un multiple à plusieurs espaces hétérogènes qu’elle tient ensemble d’une manière souvent inextricable.

La multiplicité des niveaux logiques, des économies et des dynamiques qui s’y développent produit différents effets : ainsi, des effets de gérance ou de transfert entre, par exemple, le niveau du sujet singulier et celui de l’ensemble, cet ensemble pouvant à son tour comporter des emboîtements de formation (groupe ; institution) ou des montages parallèles (famille ; institution) ; des effets de conflictualité ou de réduction d’écart entre les objectifs ou les moyens des instances constitutives de l’ensemble (institution ; organisation ; groupe de sujets ; sujet singulier) ; ou des effets de synergie et d’emboîtement ordonnés ou renversés des niveaux.

Dans le travail avec les institutions, nous sommes confrontés à cette surdétermination, à cette plurifonctionnalité, à cette polytopie, à ces formations psychiques originales, dont je vais maintenant exposer certains aspects. Une part essentielle du travail sur la souffrance psychique qui dérive de la vie institutionnelle porte sur la mise en place d’un dispositif apte à neutraliser certains de ces espaces, afin que les effets de résistance, par déplacement dans le polytope, par remploi des énoncés caduques, par confusion des niveaux logiques, puissent être repérés et produisent des effets d’analyse.

II. Formations intermédiaires et espaces communs de la réalité psychique

J’essaierai donc d’analyser, dans les termes des rapports croisés que je suppose entre des espaces psychiques partiellement hétérogènes (si le groupe est comme un rêve, le rêve n’est pas le groupe, ni le groupe un rêve) et entre des espaces psychiques et des espaces non psychiques (l’institution est traversée par des ordres différents auxquels correspondent des logiques différentes : sociaux, politiques, psychiques), la double articulation entre ces espaces interférants que lie le fait institutionnel. Toutefois, mon travail se centrera davantage sur les formations et les espaces psychiques communs que l’institution fomente, produit et gère, à partir des contributions et des investissements qu’elle exige de ses sujets. En retour, les intérêts et les bénéfices qu’ils y trouvent, la jouissance et la souffrance qu’ils y éprouvent devront être également évalués.

On pourrait développer cette analyse dans les termes des stratégies de détournement des investissements psychiques et des moyens institutionnels pour le bénéfice de certains de ses composants, ou pour l’institution considérée comme un tout. Ce serait rendre compte des dérives et des retournements qui composent, non sans enjeux pervers, certains aspects de la dynamique institutionnelle. Ce serait rendre compte des forces contraires qui travaillent l’institution : les unes œuvrent à unifier, essentiellement grâce au développement de la fonction de l’idéal, des représentations de la cause unique, des synergies d’investissement libidinal ; les autres travaillent à la différenciation et à l’intégration des éléments distincts dans des unités de plus en plus grandes ; d’autres au contraire sont vouées au retour à l’indifférencié, à la réduction des tensions ; d’autres encore à la destruction et à l’attaque. Mais une telle analyse, qui éclaire des aspects fondamentaux de la vie psychique dans l’institution, risque de laisser de côté l’économie croisée des investissements psychiques qui lient, dans le groupement institutionnel, l’intérêt des parties et celle de l’ensemble qu’elles constituent, et dont elles tirent leur existence, ou du moins des aspects fondamentaux de leur existence.

Des formations psychiques intermédiaires entre le sujet singulier et les autres

Je procéderai à cette analyse en utilisant un nombre restreint de concepts qui ont en commun de désigner des formations intermédiaires entre l’espace psychique du sujet singulier et l’espace psychique constitué par leur groupement dans l’institution. De telles formations, dont l’exploration est à peine commencée, sont ces formations psychiques originales, qui n’appartiennent en propre ni au sujet singulier, ni au groupement, mais à leur relation : on en aura un exemple dans ce que Freud désigne, de 1913 (Totem et Tabou) à 1921 (Psychologie des masses et Analyse du Moi) comme le Millier ou le Vermittler : ministre, chef, meneur, leader, accomplissent des fonctions psychiques intermédiaires et incarnent cette fonction6. De même le porte-parole ou le porte-voix (E. Pichon-Rivière).

Un trait constant et déterminant de ces formations est leur caractère biface, la réciprocité qu’ils induisent entre les éléments qu’ils lient, la communauté qu’ils scellent à travers pactes, contrats et consensus inconscients ; ils articulent ainsi les rapports de l’élément et de l’ensemble en des figures diverses : d ! emboîtement, d’inclusion mutuelle, de co-inhérence, ou de retournement continu (sur le modèle de la bande de Moebius).

En procédant de cette manière, je limiterai provisoirement le champ de mon travail, espérant que les fonctions psychiques de l’institution et la partie institutionnelle de notre psychisme en seront indirectement éclairées. Certaines fonctions psychiques qui semblaient n’appartenir qu’à un terme de l’ensemble (par exemple la fonction du cadre ou du conteneur, dans une institution de soin, attribuée à l’équipe thérapeutique) apparaîtront comme une formation commune intermédiaire, à l’élaboration et au maintien de laquelle l’ensemble des éléments contribue directement ou indirectement, selon les nécessités et les vicissitudes de leur emplacement dans la structure de l’institution et leur configuration psychique propre. Reprenons l’exemple du cadre7 et du conteneur : leur existence suppose la réciprocité de fonctionnement avec d’autres cadres ou d’autres conteneurs, ou l’emboîtement de leurs rapports. Le cadre du groupe thérapeutique est dans un rapport d’emboîtement et de réciprocité avec le cadre de l’institution elle-même, et avec le cadre interne (y compris théorique) du thérapeute. Chacun à sa manière – y compris les soignants – participe au maintien et à la réciprocité des cadres, alors que leurs rapports sont antagonistes (cadre administratif de l’institution contre cadre thérapeutique) et complémentaires. Lorsque le cadre est attaqué, à quelque niveau que ce soit, les effets se répercutent dans les différents éléments que le cadre relie : nous avons l’habitude d’être attentifs à ses effets catastrophiques pour le sujet singulier ; nous devons en envisager les conséquences dans les modifications structurales qui affectent la base psychique du fait institutionnel, et qui confrontent l’ensemble de ses composants au retour désagrégateur des parties indifférenciées et non intégrées déposées en différents lieux du cadre. C’est pourquoi je soutiens ce point de vue que certaines fonctions psychiques qui sont dévolues de manière statique à un élément d’un ensemble ou à l’ensemble doivent être traitées dans leurs rapports réciproques.

Les quelques formations intermédiaires que je voudrais présenter contribuent au fondement psychique des ensembles sociaux en même temps qu’ils forment les socles de notre psyché. Ils concernent le partage du plaisir et des moyens mis en commun par la réalisation du désir ; le renoncement pulsionnel exigé par l’avènement de la communauté et la sécurité de ses sujets ; la réciprocité des investissements narcissiques et des représentations qui assurent la continuité de l’arrière-fond collectif sur lequel s’étaie l’appartenance et l’identité ; enfin l’accord inconscient sur ce qui doit être maintenu dans le refoulement ou hors de toute représentation pour que les conditions psychiques et sociales du lien se maintiennent dans la forme de groupement qui l’a constitué. Chacune de ces formations assure, solidairement avec les autres, les conditions psychiques de l’existence et de la vie de l’institution. Elles contribuent à sa permanence et à sa capacité d’engendrer la continuité ; à sa structure et à sa capacité structurante ; à la réalisation de sa tâche primaire, (I. Menzies, 1960), et par conséquent à la définition de son identité.

Toute crise, toute faille dans ces formations intermédiaires met en cause l’institution et le rapport de chacun à l’institution, descelle les contrats, pactes, accords et consensus inconscients, libère des énergies maintenues dans leurs rêts, ou paralyse toute invention vitale de nouveaux rapports. La logique de la crise et des dépassements inclut donc des niveaux différents8 et une analyse multifocale.

Ce qui nous préoccupe ici et qui appelle notre travail dans les institutions – la souffrance psychique liée au fait institutionnel et le dégagement des potentialités qui contribuent à la réalisation de la tâche primaire de l’institution (soigner, enseigner, produire) –, pourra peut-être ainsi apparaître dans sa singularité.

Exemple clinique : la collusion des temps dans une institution de soin

Une situation clinique servira de référence empirique et de soutien critique à la présentation de ces formations intermédiaires. Il s’agit d’une situation relativement fréquente dans les institutions de soin dont la fondation correspond à une innovation dans le projet et les modalités psychothérapeutiques. C’est pourquoi nous la rencontrons souvent dans certains hôpitaux de jour ou dans toute autre structure, lorsque le temps du départ des premiers malades vient à l’ordre du jour. Un tel événement fait apparaître, d’une manière critique, la plupart des formations intermédiaires qui lient l’espace psychique singulier des sujets à l’espace psychique commun de l’institution ; elles l’affectent donc dans des aspects fondamentaux de leur vie. Le fragment que je présente a fait l’objet d’une analyse qui a tenté de mettre en évidence l’intrication et la déliaison des temporalités individuelles, groupales et institutionnelles en cette circonstance9.

« Pendant sept ans, j’ai rencontré régulièrement les membres de l’équipe soignante d’un hôpital de jour pour tenter d’analyser son fonctionnement groupai et institutionnel. Le travail a été effectué à partir de ce qui en a été dit par chacun d’entre eux.

« Le terme de mon intervention était mis en jeu chaque année, et à une certaine échéance nous avions convenu, sur ma proposition, de la date de la dernière séance. Parmi les critères que je m’étais donnés pour envisager la fin de mon intervention, j’avais notamment retenu l’élaboration de quelques départs de soignants ou de malades importants pour les membres de l’équipe, l’élaboration de la crise de leur projet thérapeutique et, corrélativement, la restructuration de leur “roman institutionnel” et de ses rejetons idéologiques ; j’avais compté aussi sur le travail de déliement transférentiel et contre-transférentiel, sur leur capacité de mettre en place un dispositif de travail de dégagement vis-à-vis des mécanismes répétitifs qui, dans leur cas comme dans d’autres, spécifient le fonctionnement groupai et institutionnel. Une fois fixée, la date du terme de mon intervention fut aussitôt oubliée et à plusieurs reprises déniée.

« Au cours des derniers mois, une partie considérable du travail de l’équipe a porté sur la difficulté actuelle qu’elle rencontrait à se séparer de certains malades entrés à l’hôpital de jour dès sa fondation. Ils étaient là à l’origine, comme la plupart des soignants et, à un léger décalage près dans le temps objectif, comme moi. Le temps subjectif des soignants coïncidait avec celui des malades et de l’institution elle-même, et il n’est pas étonnant que ma propre présence ait été ramenée à cette coïncidence dans l’imaginaire uchronique des origines : dans d’autres institutions comparables, lorsqu’il m’était demandé d’intervenir après plusieurs années de fonctionnement, j’étais toujours fantasmatiquement présent déjà là, donc après-coup, à l’origine de l’hôpital de jour. En effet, l’analyste est demandé soit pour refonder l’institution imaginaire, soit pour être délégué comme témoin dans la scène originaire qui la fonde, afin d’y assurer rétroactivement qu’il n’y a eu ni violence sexuelle ni meurtre ou bien, puisqu’il y a eu meurtre et violence sexuelle, pour en désigner les coupables et les victimes. C’est évidemment sur cette demande que se constitue la résistance, c’est-à-dire le transfert. Et le contre-transfert.

« Laisser partir les malades originaires (“co-fondateurs” et “co-fondés”) au moment où l’annonce de mon départ modifiait radicalement le régime de la temporalité dans le groupe, c’était pour les soignants lâcher prise sur cette partie d’eux-mêmes narcissisée et aliénée dans l’origine grandiose de leur fondation. Autant quitter de son propre gré l’institution : telle fut la fantaisie qui circula durant quelques mois, reprise plus aiguë d’un fantasme plus ancien : celui d’être absorbé ou asséché par l’institution, de ne plus avoir de temps pour soi.

« Dans ces conditions, le travail des derniers mois a porté sur la différenciation des temps subjectifs, sur les fantasmes, repérables dans le transfert, d’abandon, de captation et de rétention, sur le lien originaire fondateur. Le scalpel a passé entre ces temps confondus, et leur réarticulation a fait revenir, dans la dépression, le temps immobile du mythe héroïque du groupe originaire : être à l’avant-garde des nouveaux soins psychiatriques. Le fantasme de scène originaire dans laquelle ils se fondaient (fusion et fondation) mutuellement a pu être dégagé et en partie analysé, par rapport aux malades et dans le transfert.

« Ce travail de différenciation des temporalités suscite une angoisse considérable dans tous les groupes, et davantage encore dans toutes les institutions, y compris la famille, notamment aux moments de la naissance, de leur adolescence, et de la mort des parents. Dans l’institution, chacun est menacé par l’équivalence fantasmatique entre la différenciation temporelle et la dislocation du cadre. L’espace ici exprime régressivement le temps : tout se passe comme si conserver les parents – objets de l’origine – c’était maintenir dans l’espace de l’Unité de jour le temps narcissique de la fondation. Comme l’inconscient, l’institution est immortelle dans le fantasme de ses sujets. »

1. Le groupement comme communauté d’accomplissement du désir et de la défense

Rappelons d’emblée la fondation freudienne d’une pensée psychanalytique sur l’institution : elle pose l’identification comme cette formation intermédiaire qui fait tenir ensemble les sujets de l’institution (l’Armée, l’Église, – il manque l’Entreprise et l’Université) et l’institution elle-même. Elle indique avec une netteté remarquable ce qui pour le sujet se perd et se gagne dans ce processus, et ce qui en résulte dans l’ensemble qui se forme ainsi.

Soulignons ensuite ce que le travail de D. Anzieu a rendu évident, une fois surmontées les résistances à le reconnaître : le groupement est, à l’instar du rêve, une modalité majeure d’accomplissement du désir inconscient. Les vingt années qui ont suivi cette thèse n’ont fait qu’en confirmer le bien fondé et ont éclairé rétrospectivement plus d’un texte de Freud. Deux ans avant 1968, D. Anzieu disait que le groupe était un lieu pour réaliser des désirs, pour se défendre contre leur réalisation. 1968 manifestait, à l’échelle de la société, des institutions, des groupes et des groupuscules, les forces en œuvre dans le groupement. D’un côté la célébration, par le groupe instituant et se désinstituant sans cesse, de la fonction créatrice de l’imaginaire social et de la réalisation des désirs « individuels » dans des institutions différentes, qui ne conserveraient que leur pouvoir instituant ; d’un autre côté la dénonciation de l’institution instituée, aliénante et pérennisant la rigidification du mouvement social, la permanence des pouvoirs coercitifs et la hiérarchie des valeurs opposables à la satisfaction du désir. Célébration et dénonciation simultanées, au moment où les modalités groupâtes d’accomplissement du désir individuel révèlent la structure mixte paradoxale des formations intermédiaires, les logiques croisées, des ordres différents. Désordre.

Le groupement assure la communauté d’accomplissement du désir et de la défense contre le désir, parce qu’il existe plus d’une analogie, mais non une identité, entre la scène et les processus du rêve et la scène et les processus du groupement. D. Anzieu a surtout souligné les aspects topiques et dynamiques de ces rapports : mise en scène et dramatisation de désirs interdits et refoulés, fonctionnement de la censure. J’ai été attentif de mon côté aux mécanismes de production communs du rêve et du groupement : condensation et formation des personnes-conglomérat, identifications narcissiques et objectales, déplacement, diffraction et multiplication de l’identique (R. Kaës, 1985d).

Ces travaux ont été l’occasion d’une réélaboration, dans la perspective de l’analyse des fondements psychiques du groupement, des analyses freudiennes sur les identifications hystériques et la communauté des symptômes, la contagion mentale et la transmission psychique ; ainsi la transmission intersubjective est une modalité d’accomplissement du désir, non seulement dans la mesure où le sujet s’identifie avec le désir ou avec le symptôme de l’autre, mais parce que c’est là un désir partagé : le désir du désir de l’autre, ou le désir d’une défense commune contre le désir.

Au chapitre 7 de Psychologie des masses et Analyse du Moi, Freud développe cette analyse : l’identification est ce qui est commun entre deux ou plusieurs sujets : c’est ce qui se place et ce qui se déplace de l’un dans l’autre. Il s’appuie sur la référence princeps de « Totem et Tabou ». Ce que se transmettent les frères après le meurtre du père originaire, c’est ce qu’ils ont en commun ; cela même qu’ils transmettent à leur génération par le processus de l’identification : l’interdit de tuer l’animal totémique en tant qu’il représente le père. Puis il reprend l’analyse de la formation du symptôme névrotique pour montrer comment la communauté des symptômes entre Dora et son père, et les identifications qui la soutiennent expriment la forme la plus précoce et la plus originelle du lien affectif. Dans les conditions propres à la formation du symptôme et à la suprématie des mécanismes de l’inconscient, le choix d’objet devient identification en s’appropriant des qualités de l’objet. Le symptôme permet de retrouver par identification le lien avec la personne aimée. Mais il va montrer aussi comment l’identification fait abstraction du rapport objectai à la personne copiée. Et il donne cet exemple significatif qui impose l’institution comme un lieu de travail des processus psychiques fondamentaux :

« L’une des jeunes filles d’un pensionnat vient de recevoir, de celui qu’elle aime en secret, une lettre qui suscite sa jalousie et à laquelle elle réagit par une crise d’hystérie ; quelques-unes de ses amies au courant du fait vont alors attraper cette crise, comme nous le disons, par la voie de la contagion psychique. Le mécanisme est celui d’une identification fondée sur la capacité ou la volonté de se mettre dans une situation identique. Les autres aimeraient aussi avoir un rapport amoureux secret et sous l’influence de la conscience de la culpabilité, elles acceptent aussi la souffrance qui s’y rattache. Il ne serait pas juste d’affirmer qu’elles s’approprient le symptôme par compassion. Au contraire, la compassion naît seulement de l’identification, et la preuve en est qu’une telle contagion ou imitation s’instaure également dans des circonstances où l’on admet, entre deux personnes, une sympathie préexistante bien moindre que celle qui s’établit habituellement chez des amies en pension. L’un des moi a aperçu chez l’autre une analogie significative en un point, dans notre exemple, la même disponibilité affective ; il se forme là-dessus une identification en ce point et, sous l’influence de la situation pathogène, cette identification se déplace sur le symptôme que l’un des moi a produit. L’identification par le symptôme devient ainsi l’indice d’un lieu de coïncidence des deux moi, lieu qui doit être maintenu refoulé » (G.W., 118 ; trad. fr. p. 170).

Le groupement – en tant que formation psychique intermédiaire – est ce qui dans l’institution lie, dans une réalisation de type onirique et par la communauté des symptômes, des fantasmes et des identifications, les sujets de l’institution entre eux, de telle sorte qu’ils puissent y investir leurs désirs refoulés et trouver les moyens déformés, détournés, travestis, de les réaliser ou de s’en défendre. Par là, ils se lient à l’institution, à son idéal, à son projet, à son espace.

Fonder une institution, la faire fonctionner, la transmettre ne peuvent être soutenus que par des organisateurs inconscients dans lesquels se trouvent pris des désirs que l’institution permet de réaliser. L’exemple clinique que j’ai proposé nous oriente dans cette voie : ce que révèle l’approche du départ des malades « co-fondateurs », c’est le réseau des identifications solidaires à la base du groupement dans l’institution. Leur départ correspond à la perte des parties du Moi sacrifiés au lien libidinal que l’identification soutient.

2. « L’échange d’une part de bonheur possible contre une part de sécurité » : renoncement pulsionnel et avènement de la communauté civilisée

En 1929, Freud poursuit sa longue réflexion sur le bonheur. Pourquoi, se demande-t-il, pourquoi est-il si difficile aux hommes d’être heureux ? À cette question complexe, il répond d’abord par la prise en considération de la vie psychique. S’il y a chez l’homme du malaise et du mal-être, cela tient d’abord à la structure de la psyché : à l’opposition du Moi hédonique primitif et de l’objet. Il rappelle comment se forme le Moi-plaisir. Le Maître absolu, le principe de plaisir, exige que l’on évite les sensations de douleur et de souffrance, et que l’on expulse hors du Moi tout ce qui pourrait constituer une source de déplaisir.

L’avènement du principe de réalité assure la distinction entre l’interne et l’externe, c’est-à-dire entre ce qui se rapporte au Moi et ce qui provient du Monde extérieur. Il permet ainsi la défense contre les sensations pénibles ou menaçantes. Mais à l’encontre du principe de réalité et de cette distinction salutaire, l’homme invente des dispositifs de représentation providentielle. Il reconstitue sa position vis-à-vis d’un père qui connaîtrait tous ses besoins et apporterait aux difficultés de la vie des satisfactions substitutives, d’ailleurs psychiquement efficaces grâce au rôle de l’imagination. C’est en cela qu’il y a un avenir pour l’illusion, qu’elle se nomme religion, art ou science. Nous saurons ultérieurement que le groupe et l’institution peuvent y pourvoir. Puis Freud va s’interroger sur les sources d’où découle la souffrance humaine. Il en signale trois : la première est la puissance écrasante de la nature, la seconde la caducité de notre propre corps, la troisième l’insuffisance des mesures destinées à régler les rapports des hommes entre eux au sein de la famille, de l’Etat ou de la société.

Or, constate Freud, alors que nous cherchons les moyens de nous défendre contre les deux premières sources de notre souffrance, nous adoptons une attitude différente envers la troisième, la souffrance d’origine sociale (die soziale Leidensquelle). Il écrit : « Nous ne pouvons saisir pourquoi les institutions (die Einrichtungen) que nous avons nous-mêmes édifiées ne nous dispenseraient pas à tous protection et bienfaits. De toute façon, si nous réfléchissons au déplorable échec, dans ce domaine précisément, de nos mesures de préservation contre la souffrance, nous nous prenons à soupçonner qu’ici encore se dissimule quelque loi de la nature invincible, et qu’il s’agit cette fois-ci de notre propre constitution psychique » (Malaise dans la Civilisation, trad.fr. p. 32-33). Cependant l’opinion la plus répandue est que la civilisation est responsable de notre misère et que nous devrions l’abandonner pour revenir à l’état primitif qui nous assurerait davantage de bonheur ; et Freud se demande pourquoi se développe ce point de vue hostile à la civilisation et à ses institutions. Avant de répondre à cette question, il va caractériser ce qu’est une civilisation. Elle se forme tout d’abord dans la capacité de l’homme d’assujettir et de cultiver la terre à son service, d’instaurer la propreté, l’hygiène et l’ordre. Une civilisation se reconnaît ensuite à ce qu’elle valorise les productions intellectuelles, scientifiques et artistiques, y compris la religion en tant qu’elle constitue un ensemble de formations idéales. Une civilisation se caractérise enfin par la manière dont sont réglés les rapports des hommes entre eux : ces rapports sont multiples et variés et la question est de définir a minima ce qu’est un rapport civilisé. Freud avance alors l’hypothèse suivante : « L’élément civilisé (das /culturelle Element) serait donné par la première tentative de réglementation des rapports sociaux. Si une telle tentative faisait défaut, ceux-ci seraient soumis à l’arbitraire de l’individu singulier, autrement dit à l’individu physiquement le plus fort qui les réglerait dans le sens de son propre intérêt et de ses pulsions instinctives. Rien ne serait changé si de son côté ce plus fort trouvait plus fort que lui. La vie en commun des hommes ne devient possible que lorsqu’une pluralité parvient à se réunir en un ensemble plus puissant que chaque individu particulier et tient ensemble face à tout individu singulier » (Malaise dans la Civilisation, G.-W., XIV, 455, je souligne).

Comme souvent dans Malaise, Freud reprend et développe une question déjà élaborée dans d’autres ouvrages. Il s’est déjà demandé comment une pluralité vient à former non pas un groupe, mais un groupement institutionnel et une institution. Totem et Tabou soutient l’hypothèse que le meurtre du père originaire et l’instauration consécutive du contrat fraternel donnent consistance et limite au groupement ; par l’énoncé du tabou et par l’érection du totem, ils fondent les institutions sociales. Psychologie des masses et analyse du Moi apporte une autre dimension : sur le modèle des institutions de base (des foules conventionnelles que sont l’Armée et l’Église) le groupement par lequel s’effectue le passage de l’un au multiple et de la pluralité à l’ensemble, repose sur l’identification de chacun au chef, et secondairement de chacun des membres du groupe entre eux.

Dans toutes ces réponses se dessine la nécessité du renoncement (der Verzicht). C’est là un postulat énoncé dès 1908 dans la Morale sexuelle civilisée ; notre civilisation est construite sur la répression des pulsions et sur le renoncement : « Chaque individu a cédé un morceau de sa propriété, de son pouvoir de souverain, des tendances agressives et vindicatives de sa personnalité. C’est de ces apports que provient la propriété culturelle commune des biens matériels et des biens idéels. En dehors des exigences de la vie, ce sont les sentiments familiaux découlant de l’érotisme qui ont poussé les individus pris isolément à ce renoncement ».

Malaise dans la Civilisation met en évidence une seconde ligne de réflexion. Elle concerne les compensations et le contrat obtenus en échange de la contrainte et du renoncement. « L’homme civilisé a fait l’échange d’une part de bonheur possible, contre une part de sécurité ». Dans cet échange, le passage de la pluralité au groupement est décisif. Il forme la base de la vie en commun. Freud écrit : « La puissance de cette communauté en tant que droit s’oppose à celle de l’individu flétri du nom de force brutale. En opérant cette substitution de la puissance collective à la force individuelle, la civilisation a fait un pas décisif. Son caractère essentiel réside en ceci que les membres de la communauté limitent leurs possibilités de plaisir alors que l’individu isolé ignorait toute restriction de ce genre » (p. 44). Plus loin, il écrit : « Le résultat final doit être l’édification d’un droit auquel tous, ou du moins tous les membres susceptibles d’adhérer à la communauté aient contribué en sacrifiant leur impulsion instinctive personnelle, et qui, d’autre part, ne laissent aucun d’entre eux devenir la victime de la force brutale à l’exception de ceux qui n’y ont point adhéré ».

Cette ligne de réflexion sur le contrat et sur la communauté en tant que droit est – elle aussi – ancienne chez Freud ; elle est déjà esquissée dans Totem et Tabou, comme il le rappelle dans Malaise : « Par leur victoire sur le père, les frères alliés entre eux avaient fait l’expérience qu’une fédération peut être plus forte que l’individu isolé. La civilisation totémique est basée sur les restrictions qu’ils durent s’imposer pour maintenir ce nouvel état de choses. Les règles du tabou constituèrent le premier code de droit ; la vie en commun des humains avait donc pour fondement : premièrement la contrainte au travail (der Zwang zur Arbeit) créée par la nécessité extérieure et, secondairement, la puissance de l’amour, ce dernier exigeant que ne fussent privés ni l’homme de la femme, son objet sexuel, ni la femme de cette partie séparée d’elle-même qu’était l’enfant. Eros et Ananké sont ainsi devenus les parents de la civilisation humaine dont le premier succès fut qu’un plus grand nombre d’êtres purent rester et vivre en commun ».

Ainsi la communauté en tant que droit protège contre la violence de l’individu, impose la nécessité et rend possible l’amour. Ce que Freud décrit est un biface : renoncement pulsionnel et avènement de la communauté de droit ont une fonction et une signification dans l’espace psychique singulier et dans l’espace psychique du groupement institutionnel. Il nous décrit tout à la fois l’assise psychique de la fondation juridique de l’institution et de l’affiliation légitime de ses sujets. Toutes les institutions sont dotées d’un système interprétatif de la loi fondamentale, à travers lequel sont posés et résolus certains des rapports entre les exigences pulsionnelles des individus et la sauvegarde de l’intérêt commun, entre la violence de l’abus du pouvoir communautaire et l’exigence de la réalisation de certains désirs inconscients. La loi locale de l’institution est l’ensemble des énoncés interprétatifs de la loi fondamentale de composition. L’écart entre ces deux aspects de la loi conflictualise les rapports du désir et de l’interdit ; il renvoie, en définitive, à la loi sur l’homicide et l’exogamie qui règle les rapports des sexes et des générations, et trace les limites de la communauté locale dans la communauté des humains (et donc le rapport avec la troisième différence : celle que manifeste la présence de l’étranger).

On pourrait reprendre dans cette perspective l’analyse de la situation de l’hôpital de jour lors de cette séquence critique au moment du départ des premiers malades. Les soignants se trouvent confrontés à la loi fondamentale : ils doivent se séparer des malades qu’ils rendent au monde, et cette séparation réveille le désir impossible de se maintenir dans la mère-institution immortelle et de faire retour à l’origine. La loi locale qui régit les critères du départ interprète contre la loi fondamentale les conditions de la séparation : « S’ils ne sont pas encore guéris, à preuve nos critères, alors nous pourrons les garder et nous préserver du deuil de notre propre départ ». C’est contre cette violence de la pulsion d’emprise que la communauté de droit exige le renoncement.

3. La permanence, l’affiliation et le soutien du sujet singulier dans l’être-ensemble : le contrat narcissique

L’institution doit être permanente : par là elle assure des fonctions stables nécessaires à la vie sociale et à la vie psychique. Pour le psychisme, l’institution est, comme la mère, à l’arrière-fond des mouvements de discontinuité qu’instaure le jeu du rythme pulsionnel et de la satisfaction. Elle se confond avec l’expérience même de la satisfaction. C’est une des raisons de la valeur idéale et – nécessairement – persécutoire qu’elle prend si facilement.

Non seulement l’institution doit être stable, mais l’échange social et les mouvements qui l’accompagnent exigent de sa fonction qu’elle le stabilise. C’est la fonction de l’institué. Les deux formations psychiques intermédiaires mixtes contribuent à cette permanence ; le droit a toujours réglé les rapports de violence inhérents aux enjeux pulsionnels, aux mouvements de désir et aux intérêts des groupes. L’imaginaire social et individuel a toujours recherché un garant métasocial et méta-psychique au droit, ce n’est pas sans raison qu’il soutient l’origine divine de l’institution. Pour l’inconscient, en effet, l’institution s’inscrit dans l’espace du sacré. Cet espace de la terreur est celui du commencement, de la fondation : c’est l’espace du sacrum. L’origine divine de l’institution lui assure puissance, légitimité, permanence absolue. L’institution est de droit divin. À l’origine des sociétés, pour ses sujets, pour l’inconscient, l’institution est immortelle. Chacun participe ainsi à la divinité qui, contre la mort et son travail de déliaison, assure l’attache narcissique de chacun à l’ensemble et l’emblématise.

On aura remarqué l’acuité cruelle de l’analyse de Freud à propos des limites de la protection que par le droit la communauté accorde, en échange d’une part de bonheur possible, à ses sujets : elle n’assure à chacun la sécurité de la loi que pour autant qu’il y prend sa place et qu’il contribue à son maintien et à son développement. Celui qui y est étranger peut être soumis à la force brutale : il est, à la lettre, hors la loi.

On découvrira le socle narcissique de ce contrat dans les prémisses qu’en énonce Freud à propos du narcissisme en 1914. Il écrit que la reconnaissance des acquisitions de la civilisation est extorquée, avec quelle peine, au narcissisme. Nous ne renonçons jamais au narcissisme et c’est ce qui assure la continuité des générations et des groupes, fonde l’identité de filiation et d’affiliation. Ainsi, devant leur enfant, les parents tendres renouvellent à son sujet « la revendication de privilèges depuis longtemps abandonnés. Aucun renoncement, aucune restriction ne prévaudront contre ce qui est le renouvellement de ce propre narcissisme, une part de leur immortalité, his Majesty the Baby ».

C’est dans ce même texte, je l’ai rappelé, et dans ce contexte, que Freud souligne la double existence de l’individu : en tant qu’il poursuit sa propre fin et en tant qu’il est membre d’une chaîne à laquelle il est assujetti sans l’intervention de sa volonté. On notera ici encore que ce double statut narcissique ne définit pas d’abord une relation (d’accord ou d’opposition) entre l’intrapsychique et le groupai, mais une bipolarité interne qui dessine la possible division de ce qui, en chacun de nous, est singularité et groupalité. L’institution se fonde sur ce double statut du narcissisme et sur ces formations intermédiaires qu’il faut bien appeler trans-psychiques dans la mesure où elles soutiennent le rapport nécessaire entre le sujet singulier et l’ensemble : l’identification, la communauté des symptômes, des défenses et des idéaux, le co-étayage constituent une partie de ces formations. Mais aussi le contrat narcissique et le pacte dénégatif.

Le concept de contrat narcissique (P. Castoriadis-Aulagnier, 1975) me paraît pouvoir s’inscrire dans la continuité des propositions formulées par Freud dans l’article de 1914 sur le narcissisme.

Trois idées sont à retenir : la première est que l’individu est à lui-même sa propre fin et qu’il est en même temps membre d’une chaîne à laquelle il est assujeti. La seconde idée est que les parents constituent l’enfant comme le porteur de leurs rêves de désir non réalisés et que le narcissime primaire de celui-ci s’étaye sur celui des parents, tout comme c’est à travers eux que le désir et le narcissisme des générations qui les ont précédées ont soutenu, positivement ou négativement, leur venue au monde. Autrement dit, chaque nouveau-né est investi de cette mission d’avoir à assurer la continuité narcissique de la génération. Un an auparavant, Freud avait insisté sur la transmission de la culpabilité à travers les générations ; il souligne maintenant la transmission narcissique. La troisième idée est que l’idéal du Moi est une formation commune à la psyché singulière et aux ensembles sociaux (famille, institutions, nations).

Le concept de contrat narcissique généralise ces propositions et rend compte, sous cet aspect, des rapports corrélatifs de l’individu et de l’ensemble social : chaque nouveau venu doit investir l’ensemble comme porteur de la continuité et réciproquement, à cette condition, l’ensemble soutient une place pour l’élément nouveau. Tels sont, schématiquement, les termes du contrat narcissique : il exige que chaque sujet singulier prenne une certaine place offerte par le groupe et signifiée par l’ensemble des voix qui, avant chaque sujet, a tenu un certain discours conforme au mythe fondateur du groupe. Ce discours, chaque sujet d’une certaine manière doit le reprendre. C’est par lui qu’il est relié à l’Ancêtre fondateur.

Le contrat narcissique est impliqué en effet dans la fondation, c’est-à-dire dans la mort. Je voudrais souligner cet aspect qui concerne l’immuable. L’écart au contrat fait l’histoire, d’abord le héros, et l’origine de toute autre institution : à partir de celle qui nous fonde. Toute fondation institutionnelle contient, cachés, la continuité d’un mandat et sa rupture – le meurtre et la filiation —. On pourra mettre cette proposition à l’épreuve aussi bien à propos de l’institution des cités (cf. M. Serres et sa méditation sur la fondation de Rome), qu’à propos des institutions culturelles (cf. M. Krüll et l’invention de la psychanalyse à travers le rapport entre Sigmund et Jakob Freud).

Les églises romanes majeures sont fondées sur la relique d’un saint. Le mort idéalisé soutient l’édifice dans sa permanence et sa continuité. Mais réciproquement l’édifice soutient le mort, le rend présent à travers l’histoire, ordonne celle-ci à sa mesure. L’institution s’y représente immortelle, comme le mort. Mais, inévitablement, elle est faite, comme l’édifice qui la matérialise, de matériaux divers, croyances et représentations, qui ont déjà eu un emploi et qui se trouvent intégrés dans le nouvel ensemble avec une valeur différente. La fondation d’une institution ne contient pas seulement la relique d’un mort idéalisé, totem érigé en mémorial du meurtre originaire et de l’Ancêtre fondateur, mais aussi les matériaux d’anciennes constructions abolies. L’architecture et le ciment psychiques de l’institution peuvent être reconnus à travers cette métaphore : le contrat narcissique – le pacte dénégatif – fait tenir ensemble les remplois de ces éléments disparates, les naturalise dans son espace propre. C’est ce que dit le mythe. Le mythe dit l’origine, il fournit une matrice identificatoire, et un code, si précaire soit-il, pour affronter la relation d’inconnu. Il permet de panser – et de commencer à penser – l’horreur primordiale et le chaos dont l’institution – pour autant qu’elle est la nôtre – nous protège. Le mythe porte trace des cicatrices et prédispose la mémoire de l’après-coup. La fonction mythopoétique est ainsi toujours ordonnée à la maintenance du contrat narcissique, ou à son inauguration dans une nouvelle lignée. La fondation invariablement met le fondateur en position de défaire une institution pour en fonder une autre.

Cette représentation est récurrente, à l’état natif, dans toutes les institutions novatrices dans le champ de la santé mentale. Le fondateur est un meurtrier et il acquiert le statut de fondateur pour autant qu’il contient et ordonne le chaos que sa création a d’abord provoqué. Le mythe fixe le récit de ce temps des origines et définit le rapport de chacun à l’Ancêtre fondateur et à la généalogie affiliative qui en découle. Dans le cas de l’hôpital de jour, dans cette période de descellement des adhérences narcissiques à la fondation, les fantaisies que l’institution même serait détruite ont pu se communiquer quand vint le temps de se représenter l’origine et l’équivalent local du meurtre de fondation. L’ancrage de l’imaginaire cherchait crédit dans la pré-histoire de l’institution : des séparations violentes et des suicides étaient rapportés à ce temps-là.

Quand l’institution ne soutient plus le narcissisme de ses sujets – quand par exemple la tâche primaire de l’institution les expose à des attaques et à des dangers violents – en retour l’institution est attaquée. Dans l’une de ces institutions novatrices, où chacun était mobilisé comme « chevau-léger héroïque de la psychiatrie de demain », l’inévitable mise en échec narcissique des héros n’a pas manqué de produire deux sortes d’effets conjugués : une attaque contre l’institution, une attaque contre la fonction soignante. L’analyse de la crise et la prise en considération de la souffrance narcissique qui l’accompagne a révélé la solidarité de ces deux versants du narcissisme : celui qui concerne le sujet dans sa singularité, celui qui concerne l’ensemble dont il est partie prenante. Dans ce cas, comme dans bien d’autres, il arrive que la crise prenne cette signification d’une menace du lien avec l’ensemble, dans la mesure où le sujet pourrait n’y plus tenir tout à fait sa place et, par conséquent, mettre en cause l’ordre commun sur lequel s’est fondée narcissiquement sa propre continuité.

L’adhérence narcissique à l’objet institutionnel commun concerne l’origine commune des sujets liés dans le fantasme familial9.

Cette adhérence a pour effet que chacun est supposé capable de mettre en péril l’objet commun partagé, dès lors qu’il s’en approprie une partie, qui de ce fait est dérobée à la communauté. Le modèle psychique sous-jacent peut être celui du rapport des frères et sœurs au corps de la mère ; lorsque, de narcissique, l’objet commun s’objectalise, la transformation menace le rapport de chacun dans le contrat narcissique. On en connaît les péripéties quotidiennes dans les institutions d’enseignement ou de formation quand il s’agit de reformer les programmes, ou les techniques de soin dans les institutions thérapeutiques. L’objet narcissique commun, parce qu’il scelle le contrat de fondation du lien, risque s’il se privatise de détruire la communauté. L’écart qui se manifeste dangereusement est celui du rapport aux énoncés fondateurs : reformer, c’est refonder, et donc détruire, dans le fantasme, la communauté institutionnelle. Dans cet écart que la vie ne peut éviter, les signifiants nouveaux ne sont pas encore disponibles et ne reçoivent pas encore l’investissement nécessaire à l’investiture du nouveau contrat. Dans ces situations indécises deux issues sont fréquemment utilisées : le recours à l’agir psychosomatique, ou à l’agir idéologique, l’un venant généralement en défaut de l’autre.

t. Le lecteur pourra trouver un écho davantage développé de cette idée dans la présente contribution de J.P. Vidal, et dans une étude que j’ai consacrée à la tension entre filiation et affiliation dans les familles, les groupes et les institutions (R. Kaës, 1985a).

D’autres sources de souffrances découlent du contrat narcissique : dans telle école de formation, un(e) élève ou toute une promotion prennent pour les formateurs le statut fantasmatique du « vilain petit canard », avec quelques conséquences douloureuses dans le processus des identifications affiliatives, et dans la vie quotidienne : rejet, attaque contre les canards boiteux dénarcissisants (et dénarcissisés) : l’effet Pygmalion est un paradigme de cette situation. Dans tel service de psychiatrie, la tentative de suicide d’un soignant est ressentie par les autres membres de l’équipe comme une attaque sur le lien narcissique.

4. Les trappes de l’institution : pacte dénégatif, « passe sous silence », et colmatage du négatif

Le parcours de l’architecture mentale de l’institution nous conduit vers les espaces d’enfouissement, de dépôt ou de clôture qui ont valeur et fonction à la fois dans l’espace du sujet et dans celui du groupement. 11 semble que le groupement humain ne peut se former qu’en maintenant des zones d’obscurité profonde, des no man's land communs négatifs de l’espace psychique partagé, dont la formule culturelle est l’utopie, le lieu de nulle part, et le non-lieu du lien. Le groupement gère ainsi une partie du refoulement de chaque sujet et par là certaines des formations de l’inconscient. J’appelle pacte dénégatif10 la formation intermédiaire générique qui, dans tout lien – qu’il s’agisse d’un couple, d’un groupe, d’une famille ou d’une institution –, voue au destin du refoulement, de déni, ou du désaveu, ou encore maintient dans l’irreprésenté et dans l’imperceptible, ce qui viendrait mettre en cause la formation et le maintien de ce lien et des investissements dont il est l’objet. On peut donc tenir le pacte dénégatif comme un des corrélats du contrat de renoncement, et de la communauté d’accomplissement de désir, et du contrat narcissique. Il en est la contreface et le complémentaire. Il s’agit d’un pacte inconscient, d’un accord entre les sujets concernés par l’établissement d’un consensus destiné à assurer la continuité des investissements et des bénéfices liés à la structure du lien (couple, institution,…), et à maintenir les espaces psychiques communs nécessaires à la subsistance de certaines fonctions ancrées dans l’intersubjectivité ou dans des formes de groupement plus spécifiques : fonction de l’idéal, organisation collective de mécanismes de défense.

Cette recherche de la concorde apparaît donc comme la négativisation de la violence, de la division et de la différence que comporte tout lien : le pacte fait taire les différents ; c’est pourquoi il s’agit d’un pacte dont l’énoncé, comme tel, n’est jamais formulé. Accord tacite sur un dire divisant, il est et doit demeurer inconscient. Le pacte lui-même est refoulé. Redoublement du silence : le prix du lien est ce dont il ne saurait être question entre ceux qu’il lie, dans leur intérêt mutuel, pour satisfaire à la double logique croisée du sujet singulier et de la chaîne. Cette notion peut être confrontée à celle de communauté du déni proposée par M. Fain (1981). Elle rend compte d’une modalité de l’identification de l’enfant à sa mère lorsque celle-ci ne parvenant pas à se dégager de lui pour désigner, en un autre lieu que l’enfant, un objet de désir, le déni de l’existence du désir du père est à la fois le fait de l’enfant et celui de la mère. La communauté du déni entre la mère et l’enfant maintient ainsi leur non-séparation. Un pacte dénégatif de cette sorte est à la base des liens que certains soignants reproduisent avec les premiers patients de l’hôpital de jour : ces derniers sont mis en place de l’objet du désir des premiers, en position de co-fondateur, au lieu de l’instance instituante.

L’accomplissement du pacte dénégatif, comme celui du contrat narcissique repose sur une identification des éléments liés entre eux par un trait complémentaire commun. Dans une institution de formation, une femme qui sur le tard avait eu un enfant unique et l’avait perdu, ne pouvait supporter l’attention et le soin que la directrice apportait à l’organisation de la tâche de l’institution, et elle attaquait l’une et l’autre : il ne pouvait être question entre elles de ces attaques dont les conséquences étaient déniées ; au contraire, l’identification croisée de l’une au silence de l’autre, s’entretenait de ce pacte : il maintenait l’économie singulière de leurs positions liées et assignées dans le fantasme de l’attaque-renaissance du bébé-institution. L’une et l’autre tenaient à ce lien, dont le négatif apparaissait dans des effets de couloir (rumeurs) ou dans des mises en acte.

Les institutions se fondent ainsi sur des organisateurs inconscients et sur des formations mixtes qui assurent, pour les sujets et pour leurs liens, les investissements, les représentations, les satisfactions de désir et les défenses dont ils ont, dans ce rapport, besoin. Elles se fondent sur un pacte dénégatif, et donc sur un « laisser de côté », sur un reste qui peut suivre différents destins, celui de poches d’intoxication, de dépôts ou d’espaces-poubelles1.

Elles se fondent aussi sur de l’irreprésenté et sur du silence radical – qui ne se confond pas avec le non-dit. Elle se fonde, en creux, sur les maillons manquants à la chaîne des représentations et des emplacements qu’elle organise et qui forment son relief. Le « passé sous silence », selon l’expression de J.-C. Rouchy, dérive de deux sources : l’une émane de l’irreprésenté et du négatif de chaque sujet singulier. L’institution a pour lui cette fonction de maintenir une partie de cet irreprésenté en le masquant par les systèmes de signification et de sens qu’elle produit et qu’elle impose, en mettant à la disposition de chacun un corps de représentations connues partagées et partageables, en proposant ou en imposant la représentation de la cause unique : c’est la fonction psychique qu’accomplissent pour l’institution et pour chaque sujet, selon leurs modalités spécifiques, le mythe, la théorie, l’idéologie. L’institution ne saurait s’en passer ou en priver ses sujets.

En effet, l’autre source du silence radical émane de l’impossibilité dans l’institution, à cause de l’institution et de la positivité qu’elle constitue, d’épuiser l’irreprésentable de sa propre histoire, et d’abord de sa propre origine : c’est ce que les récits de l’origine, le mythe et le roman institutionnel tentent de saturer, et c’est le sens qu’elle impose au réel, au besoin par la fonction de « l’histoire officielle ». Mais il demeure un reste qui persiste dans la non-représentation et dans la non-perception, qui n’accède pas au refoulement et, à l’occasion, à la conscience.

On voit ici qu’il ne s’agit pas tout à fait d’un pacte dénégatif, mais d’une protection contre le négatif. Cette protection implique une coopération élémentaire : la présence de l’institution, par la positivité de ses constituants, de sa tâche primaire, de ses dispositifs destinés à assurer la permanence, le droit et l’ordre, est en soi une protection contre le négatif pour ses sujets et pour elle-même. Pour elle-même : elle se prouve en s’entretenant de la vie de ses sujets. C’est pourquoi l’exclusion de l’institution ou la destruction de l’institution nous confronte à la mort.

5. La structure psychique inconsciente de l’institution

La structure psychique inconsciente de l’institution est le résultat de l’agencement de ces formations bifaces qui font tenir ensemble les sujets de l’institution et déterminent, selon le mode de causalité propre à l’inconscient, les processus psychiques spécifiques qui s’y développent.

En fait, cette structure précède chaque sujet singulier et chaque institution singulière s’étaye sur la structure inconsciente d’une autre institution. Cette double généalogie de l’inconscient méritera, dans un travail ultérieur, un développement plus approfondi. Elle commande en effet l’organisation chaque fois particulière du refoulement, du refoulé et de ses rejetons dans le topique intra-psychique et dans le topique transsubjectif.

C’est contre l’émergence de ce refoulé, et contre la reconnaissance de cet inconscient qui pour le sentiment du Moi est externalisé sur un mode aliénant dans l’institué, que s’établissent les défenses propres à l’existence institutionnelle et que se maintient la méconnaissance de ses enjeux. La souffrance de et dans l’institution y prend source.

III. Souffrance et psychopathologie dans les institutions

Ces quelques concepts nous auront été nécessaires pour penser les formations psychiques du lien, bifaces constitutifs à la fois de la réalité psychique du sujet singulier et de l’ensemble institutionnel auquel il participe : il a été possible d’établir ainsi ce que l’institution exige de ses sujets et ce qu’elle leur propose en échange, quels aspects de la réalité psychique sont investis dans l’institution, et comment des espaces nouveaux peuvent être induits de cettre manière.

1. Souffrances de/dans les institutions

C’est par la souffrance et par la psychopathologie qui se développent dans les institutions que nous avons connaissance de ces processus et de ces formations. Trois sources de souffrance peuvent être distinguées par l’analyse, alors qu’elles apparaissent intriquées dans la plainte ou dans la désignation de la cause : l’une est inhérente au fait institutionnel lui-même ; l’autre à telle institution particulière, à sa structure sociale et à sa structure inconsciente propre ; la troisième à la configuration psychique du sujet singulier.

Distinguons encore la souffrance liée à la vie elle-même : elle est la conséquence des restrictions, des contraintes, des désillusions qui accompagnent l’être-ensemble ; elle est inhérente à la division du sujet lui-même, à l’écart entre l’objet et le désir, à l’angoisse, au rapport du sujet à la vérité. L’expérience du déchirement par laquelle elle s’éprouve dans l’organe psychique est celle de cet écart qui rend le sujet à une partie de lui-même étranger, et menacé par ce qui en lui-même est autre, et descelle son intégrité. Cette souffrance conduit à un travail psychique, notamment par le développement de mécanismes de défense et par la recherche de réalisation de satisfactions supérieures : les œuvres de l’esprit ont cette double origine. Le défaut des mécanismes de défense et de sublimation aboutit, au contraire, à la destruction du sujet – dans son corps ou dans sa vie psychique – et à la destruction de l’objet et du lien. Cette souffrance, fondée sur un développement incontrôlé de l’angoisse, est pathologique : dans les institutions comme ailleurs, elle paralyse et détériore d’abord l’espace psychique interne, propre au sujet singulier, et les espaces communs et partagés des sujets associés dans les différentes configurations du lien.

Toutefois, l’expression d’une déchirure ou d’une division ne trouve pas nécessairement sa voie dans l’expression de la souffrance. Il existe des troubles graves qui ne s’expriment par aucune souffrance accessible au sujet. Les mécanismes de défense contre la souffrance sont tels qu’ils tiennent le plus longtemps possible hors du champ de son expérience. Les institutions disposent précisément de mécanismes de défense de cette sorte qui forment un appui aux défenses des sujets singuliers pour leur éviter toute souffrance, y compris celle qui s’origine-rait dans l’institution elle-même. De tels mécanismes sont associés aux fonctions du pacte dénégatif et aux dispositions contractuelles de protection contre le négatif et dont l’effet est la non-inscription psychique des expériences douloureuses. De telles modalités ont des conséquences opposées : les unes soutiennent, en creux, le travail de la pensée ; les autres le rendent impossible, elles le vident de tout objet.

Cette intrication de plusieurs sources de souffrance dans l’institution, cette interférence entre les moyens de s’en défendre et qui obéissent à des logiques différentes, si elles ne simplifient ni notre pratique ni notre effort de théorisation nous ont mis cependant sur la voie d’une recherche sur ce qui serait une souffrance « institutionnelle ». Lorsque je dis de cette souffrance qu’elle est institutionnelle, je ne prétends pas me situer d’un point de vue où j’en énoncerais la cause. Il importe plutôt à mon propos de rendre compte de l’émergence et de la reconnaissance de souffrances qui se produisent à l’occasion de la vie institutionnelle. Certaines de ces souffrances sont liées à l’être-ensemble, mais l’espace institutionnel est aussi la scène de souffrances propres aux sujets dans leur singularité, et que peut-être l’institution révèle ou qu’elle jugule. Dans notre pratique, nous devons avoir cette distinction à l’esprit, car la manifestation même de la souffrance et le discours tenu sur son origine et sur son sens par les sujets qui souffrent exigent d’abord du psychanalyste qu’il suspende toute recherche de détermination causale. Tant que nous sommes hantés par la question de la cause, nous méconnaissons deux choses importantes : que l’institution est gestionnaire d’autres souffrances que celles qui sont immanquablement suscitées par le lien même qu’elle organise et par les investissements qu’elle requiert : c’est pour ses sujets une de ses raisons d’être ; que toute souffrance psychique qui s’y manifeste n’a pas ipso facto valeur et sens de symptôme pour le fonctionnement institutionnel alors même que cette souffrance peut être rapportée, dans son discours, à ses propres fins et être traitée à son niveau propre. Nous ne pouvons pas nous satisfaire d’une analyse qui traiterait systématiquement la souffrance institutionnelle comme s’il s’agissait d’une causalité ancrée dans la seule histoire personnelle : la souffrance actuelle ne se résout pas toujours dans l’histoire singulière, alors qu’elle s’ancre dans le réseau du lien. La question de la cause doit donc demeurer suffisamment en suspens pour qu’afflue la diversité de ses versions, et que se manifeste sa surdétermination.

Qui est le sujet de la souffrance institutionnelle ? Postuler l’institution comme sujet de la souffrance ne peut s’entendre que comme la forme d’un discours dans lequel opèrent, sur les termes du rapport entre l’élément et l’ensemble, entre la partie et le tout, des déplacements, des condensations, des renversements : ce qui se laisse repérer dans les figures rhétoriques du discours et, pour autant qu’une situation psychanalytique adéquate soit maintenue, dans les mouvements du transfert. L’institution est un objet psychique commun : à proprement parler elle ne souffre pas. Nous souffrons de notre rapport à l’institution, dans ce rapport ; parler de la souffrance de l’institution est une manière de désigner ce rapport en nous en évacuant comme sujet, passif ou actif. Nous désignons ainsi, par projection, ce qui est en souffrance chez les sujets de l’institution : c’est l’institution en nous, ce qui en nous est institution, qui se trouve en souffrance. C’est à cette souffrance et à cette difficulté spécifique à la reconnaître, que le psychanalyste peut être attentif.

Nous souffrons du fait institutionnel lui-même, immanquablement : en raison des contrats, pactes, communauté, et accord inconscients ou non, qui nous lient réciproquement, dans une relation asymétrique, inégale, où s’exerce nécessairement la violence, où s’éprouve nécessairement l’écart entre l’exigence (la restriction pulsionnelle, le sacrifice des intérêts du Moi, les entraves au penser) et les bénéfices escomptés. Nous souffrons de l’excès de l’institution, nous souffrons aussi de son défaut, de sa défaillance à garantir les termes des contrats et des pactes, à rendre possible la réalisation de la tâche primaire qui motive la place de ses sujets en son sein.

Mais nous souffrons aussi, dans l’institution, de ne pas comprendre la cause, l’objet, le sens et le sujet même de la souffrance que nous y éprouvons. C’est peut-être là un trait spécifique de la souffrance institutionnelle et je le crois tributaire de cet état particulier du lien qui correspond à l’indifférenciation foncière des espaces psychiques communs. Ceci correspond en partie à ce que J. Bleger11 nomme la sociabilité syncrétique, c’est-à-dire un type de relation qui, paradoxalement, est une non-relation, c’est-à-dire une non-individuation ; la sociabilité syncrétique se fonde sur une immobilisation des parties non différenciées du psychisme. Dans une démarche différente de celle de Bleger, j’avais décrit cet état du lien comme celui qui soutient le rapport isomorphique entre le sujet et le groupe. L’isomorphie est la conséquence de l’indifférenciation entre corps et espace, entre moi et autrui. De tels états rendent indiscernables les limites du sujet et de l’institution et ce qui est en souffrance dans ce lien est la tentative, accompagnée d’angoisse, de faire émerger ces limites.

C’est sur cet engagement de l’indifférencié, qui fonde une partie du plaisir d’être ensemble sans l’autre, que prend corps le motif central de la souffrance institutionnelle, alors même que la plainte concerne les excès ou les défauts des formations contractuelles intermédiaires qui, elles, impliquent une structure de relation et une conflictualité. La souffrance radicale naît de l’effort pour se dégager de l’indifférencié et des angoisses de dissolution. Des souffrances plus élaborées, liées à la relation d’objet partiel, apparaissent en arrière-fond avec l’angoisse d’être détruit par la machine institutionnelle, d’être vidé de sa substance. L’exemple clinique que j’ai proposé manifeste ces différentes natures de la souffrance institutionnelle.

2. Souffrance de l’inextricable, et pathologie institutionnelle

Nous sommes dans l’inextricable dans toutes les situations où prévaut la confusion des éléments ou l’indifférenciation de l’élément et de l’ensemble ; chaque fois que se constituent un espace psychique indifférencié, une confusion des formations, des processus et des effets de sens, grâce à une abolition des limites du Soi, une évanescence du sujet, une transversalité de la subjectivité. Nous sommes alors confrontés à nos noyaux indifférenciés, à l’angoisse devant ce qu’ils représentent pour nous de dangereusement inconnu, de non-identité. Ce niveau des espaces psychiques communs syncrétiques ou isomorphes sont inextricables par nécessité de désubjectivisation ; ils forment l’arrière-fond des liens différenciés. Un des problèmes institutionnels – qui n’est pas propre à l’institution – est de mettre en place un dispositif capable à la fois de sauvegarder ce mode de lien nécessaire au lien, et d’éviter que sa prévalence n’entraîne une paralysie et une attaque contre les formes différenciées du lien.

Un autre aspect de la pathologie institutionnelle est le développement des états passionnels qui s’y produisent, ce qui n’est pas sans rapport avec l’inextricable. Le terme de passion décrit assez bien l’intense souffrance psychique, proche d’états psychotiques, qui s’y éprouve, et le débordement hors de soi de la capacité de contenir et d’être contenu ; la capacité de former des pensées est paralysée et attaquée : le ressassement, l’obnubilation servent de couverture à des haines ravageuses, contre lesquelles se mettent en place des défenses par fragmentation, décrites par Springmann comme l’évitement de créer des liaisons qui ne pourraient qu’accroître la violence destructrice et la désintégration. L’espace psychique, le jeu des possibles qu’il permet, est anéanti : il n’y plus d’alternative, mais seulement de l’inéluctable, seul rempart idéologique contre l’angoisse catastrophique. Alors la passion peut déchirer jusqu’au point d’unifier dans cet emportement indifférencié. Il y a là comme un orgasme institutionnel, rempart de la jouissance terrible et panique contre l’angoisse d’anéantissement. L’institution devient foule : la transmission directe des affects se propage sans rencontrer la butée des médiations et des espaces intermédiaires.

Ce qui provoque de tels états de souffrance pathologique peut être presque constamment rapporté à un changement/ou à une menace de changement dans l’assise institutionnelle, dans son cadre qui reçoit en dépôt les parties non différenciées et non intégrées de psychisme. Toutes les formations psychiques intermédiaires qui forment la structure inconsciente de l’institution sont alors simultanément menacées, et elles affectent les sujets de l’institution bien en deçà de leurs liens actuels dans l’espace psychique institutionnel : elles les concernent dans des strates fondamentales de leur être.

Dans ce qu’elle a de générique, la souffrance institutionnelle – celle des sujets de l’institution souffrant de leur rapport à l’institution et de l’institution en eux – s’ancre « normalement » dans deux niveaux psychiques de la vie institutionnelle : celui de l’inextricable, du syncrétisme et de l’indifférencié ; celui du contractuel qui structure les formations bifaces du lien.

J’examinerai maintenant trois aspects particuliers de la souffrance institutionnelle en relation avec certains dysfonctionnements de l’institution elle-même. Cette analyse a, bien entendu, comme arrière-fond les propositions plus générales que je viens de faire. Il sera question de la souffrance associée à un trouble de la fondation et de la fonction instituante, à des entraves à la réalisation de la tâche primaire et à certaines difficultés dans le maintien de l’espace psychique.

3. La souffrance associée à un trouble de la fondation et de la fonction instituante

La plupart de ces troubles peuvent être rapportés aux défaillances des formations contractuelles impliquées dans la fonction instituante. Les défaillances se manifestent par excès ou par défaut, ou par inappropriation. Il y a trop ou pas assez d’institutions, ou encore elle est inappropriée à sa fonction. Dans tous les cas, ces troubles par excès, par défaut ou par inadéquation entre la structure de l’institution et la structure de la tâche primaire, aboutissent à une souffrance liée à l’institution dans sa singularité.

Une source constante de souffrance est associée aux troubles de la constitution de l’illusion : le défaut d’illusion institutionnelle prive les sujets d’une satisfaction importante et étiole l’espace psychique commun des investissements imaginaires qui vont soutenir la réalisation du projet de l’institution, arrimer l’identification narcissique et le sentiment de l’appartenance à un ensemble suffisamment idéalisé pour affronter les difficultés internes et externes.

Une institution nouvelle ne peut se passer de l’illusion qu’elle est novatrice et conquérante. Les soignants d’un nouveau centre de soin se recrutent sur l’espoir de participer à cette aventure. L’illusion soutient le risque et les sacrifices consentis pour y participer ; elle est productrice du résultat même. Maintenue en dépit de l’expérience, dans le déni, elle provoque l’échec. La souffrance est celle de la désillusion, du renoncement au fétiche. Quand ce douloureux travail ne s’effectue pas, l’institution est attaquée ou elle attaque ses sujets (incompétents…) ou sa propre tâche (bureaucratisation, dérive vers d’autres investissements,…). Dans un hôpital de jour, le retour autoritaire vers la médication exprimait l’échec de la désillusion ; dans un centre médico-psychologique, les séances de travail institutionnel se transformaient en harangue idéologique pour une école psychanalytique ; dans une autre institution, une série de dépressions graves et plusieurs départs dramatiques en constituaient les issues.

Toutes les défaillances contractuelles pourraient être considérées comme souffrance de la fondation et de la fonction instituante : l’accomplissement de certains désirs est impossible ou excessif, la loi de l’institution fait défaut ou elle s’impose comme celle, unique, de ses sujets. Le pacte dénégatif est insuffisant ou il paralyse le travail de la pensée, le contrat narcissique ne soutient pas assez ses sujets ou l’écart que ceux-ci introduisent dans le rapport à l’institution est intolérable. Un tableau des combinaisons de toutes ces défaillances ferait apparaître la complexité et la variété de ces structures génératrices de souffrance. Parmi celles-ci, je me limiterai à souligner l’importance des formations identifiantes et représentationnelles : le mythe, l’idéologie, l’utopie sont à la fois des formations intermédiaires structurantes et défensives dont la saturation comme le défaut sont source d’intense souffrance psychique. Les institutions doivent se former une représentation de leur origine. Elles ont aussi besoin d’imaginer une utopie, un non-lieu de l’institution, une figure de sa négativité. À défaut de l’imaginer, elles risquent de l’inscrire dans leur fonctionnement.

4. La souffrance associée aux entraves à la réalisation de la tâche primaire

La tâche primaire de l’institution fonde sa raison d’être, sa finalité, la raison du lien qu’elle établit avec ses sujets : sans son accomplissement elle ne peut survivre. Ainsi, la tâche primaire des institutions soignantes est de soigner. Mais il apparaîtra à chacun, réflexion faite, que la tâche primaire n’est pas constamment ni de manière principale celle à laquelle s’adonnent les membres de l’institution. Non seulement des tâches complémentaires peuvent devenir dominantes, mais des dérives s’installent. Il y a presque toujours d’autres tâches qui, à un moment donné, entrent en concurrence ou en contradiction avec la tâche primaire de l’institution, au point de l’occulter ou d’en inverser le sens, si toutefois la loi institutionnelle fondamentale le tolère. Mais il est des dispositifs institutionnels en rapport de nécessité avec la tâche primaire qui finissent par la supplanter : c’est le cas lorsque le souci de la défense des soignants contre les dangers réels ou imaginaires liés à la réalisation du soin mobilise toute l’énergie disponible et transforme l’organisation institutionnelle. L’aboutissement de telles dérives est que l’institution protège ses sujets contre la réalisation de leur tâche. On envisagera des situations opposées, où la protection fait défaut1.

La nature des investissements psychiques mobilisés dans la tâche primaire est une variable importante. Je reprendrai ici une distinction faite par B. Gibello entre les institutions finalisées par des tâches de production et d’entretien d’objets non humains, et les institutions dont la tâche concerne la formation ou le soin humain. Gibello remarque que l’agressivité s’oriente de manière différente dans ces deux types d’institutions. Dans les premières, elle se tourne vers la concurrence extérieure ou vers les organisations de la production, la direction, par exemple. Dans les secondes, elle est dirigée vers l’intérieur (étudiants, malades, collègues) ou vers les institutions de tutelle. J’avancerai l’idée que l’enjeu narcissique n’est pas le même dans ces deux cas, car les identifications aux objets de la tâche primaire ne mobilisent pas les mêmes parties de soi. On peut d’ailleurs observer des phénomènes défensifs dans certaines institutions de soin où les malades sont traités comme des objets matériels lorsqu’il apparaît que des inconvénients majeurs surgissent à les traiter comme des êtres humains ; dans un service de gériatrie lourde, les malades eux-mêmes se laissent aller vers la démence, avec l’accord semi-conscient des soignants, pour éviter de maintenir une vie psychique qui eut confronté les uns et les autres à trop d’impuissance et d’agressivité. Il s’agit donc bien d’un défaut dans la réciprocité des contrats inconscients.

Sans doute faut-il mettre en question la défaillance de l’institution à fournir un apport narcissique suffisamment trophique à la réalisation de la tâche, ou à maintenir les fonctions du cadre. Dans le cas du service de gériatrie, il s’agissait de cette double défaillance ; dans un autre, il s’agissait seulement de l’empiétement de l’organisation sur le processus thérapeutique, et tout se passait comme le décrit Bleger.

Les entraves à la réalisation de la tâche primaire sont en réalité des attaques contre la communauté d’accomplissement du désir que sou-

l. La prise en considération de la tâche primaire s’est davantage développée dans le courant de l’analyse actionnaliste et systémiste que dans le courant psychanalytique. Certaines recherches ont tenté d’établir un lien entre cette approche et celle que propose la perspective de la psychanalyse appliquée au groupe : cf. la thèse de G. Rouan (1979) sur « L’animation socio-culturelle : une institution en action ». L’accent est mis sur les processus régulateurs de la mécanique organisationnelle, parmi lesquels les fonctions psychiques de la représentation idéologique du but de l’institution.

tient la représentation-but inconsciente commune aux sujets de l’institution. Ces entraves se manifestent de différentes manières, et parmi celles-ci je ferai une mention spéciale des mécanismes de défense institutionnels.

5. La souffrance associée à l’instauration et au maintien de l’espace psychique

L’espace psychique dans l’institution s’amenuise avec la prévalence de l’institué sur l’instituant, avec le développement bureaucratique de l’organisation contre le processus, avec la suprématie des formations narcissiques, répressives, dénégatrices et défensives qui soutiennent l’institution contre un environnement hostile, ou dans la stratégie de maîtrise de certains de ses sujets, ou lorsqu’une partie d’entre eux se trouve menacée par l’émergence des formes élémentaires de la vie psychique. Dans un hôpital de jour pour enfants psychotiques, l’équipe médicale jugulait toute expression des émotions, notamment des affects négatifs de la part des éducateurs et des psychothérapeutes, comme dommageable à l’institution elle-même.

L’écart entre la culture de l’institution et le fonctionnement psychique induit par la tâche est à la base de la difficulté d’instaurer ou de maintenir un espace psychique de contention, de liaison et de transformation.

Nous avons déjà distingué entre la difficulté ou l’impossibilité de l’institution de prendre en compte la réalité psychique des sujets et la grave difficulté qui résulte de l’incapacité des sujets, dans les périodes de changement profond, à rétablir en eux-mêmes un étayage suffisant sur une bonne institution fiable, dans le même temps où celle dont ils sont membres fait bouger la structure inconsciente de leurs liens. La pensée déjà naturellement inhibée dans les institutions hautement organisées perd jusqu’à son objet, tant que n’est pas rétablie, en appui sur une institution « interne » suffisamment forte, la fonction conteneur. Alors peut être transformée une partie des éléments psychiques jusqu’à présent non représentables et non liables dans une activité de penser et d’association (de Bindung : lien des pensées, des pulsions, des sujets). De nouveau alors, les contrats narcissiques et juridiques, le pacte dénégatif, les communautés d’accomplissement de désir peuvent être rétablis. Ils sont à la fois le signe que l’espace psychique est rétabli, et ils contribuent à le maintenir.

L’institution protège ainsi ses sujets contre l’angoisse liée au changement catastrophique. Le concept de changement catastrophique a un sens bien précis dans la théorie de Bion (1965), en relation avec sa conception de la psychose. Il faudrait entrer ici dans les détails de cette théorie, à laquelle, en France, nous pourrions être sensibles à partir de la théorie des catastrophes de R. Thom. L’un et l’autre désignent, en effet, par catastrophe une mutation décisive dans la structure et l’organisation d’un système. La catastrophe est inhérente à tout changement qui met en cause l’intégrité et la continuité d’un système. Le concept n’est donc pas « péjoratif », mais l’on peut admettre qu’il suscite des représentations de destruction, de négativité. C’est qu’un tel changement s’accompagne d’états d’angoisse, de fantasmes d’anéantissement, de souffrance et de menaces vis-à-vis de soi, vis-à-vis des ensembles de liens intersubjectifs et des représentations ordonnées qui assurent la continuité et la stabilité narcissique des systèmes. Des mécanismes de défense assurent habituellement la défense contre de tels changements. Ainsi l’idéologie est l’une de ces défenses contre le changement catastrophique ; elle n’est cependant pas imparable, et il finit par se produire un effondrement qui oblige à un changement vital : nous connaissons mieux maintenant les effets des ruptures idéologiques pour des sujets singuliers et pour les groupes, la résurgence d’abord impensable des angoisses paranoïdes très profondes, les recours délirants ou psychosomatiques qui en constituent les issues, contre lesquelles l’idéologie avait jusqu’alors protégé, avec l’appui de la gérance groupale des mécanismes de défense contre le changement catastrophique. Il y a d’autres modes de gestion groupale des défenses contre le changement catastrophique : par exemple ce que Bion appelle « l’establishment », dont les mécanismes visent à faire en sorte que les pensées nouvelles dans une institution soient contrôlées, maîtrisées, limitées et banalisées par l’institution pour se mettre au service de ce que Bion appelle le mensonge, alors que, en même temps, l’institution transmet l’idée nouvelle, en la déformant, en la transformant.

L’institution n’est pas seulement le lieu d’accomplissement, imaginaire, de désirs refoulés. Elle est aussi le lieu et l’occasion d’organisation de défenses contre ces désirs. Elle produit, en outre, des défenses spécifiques contre ce qui viendrait mettre en péril son existence ou le rapport de ses sujets à la tâche primaire qui les réunit. Elle assure, enfin, des défenses contre des angoisses dont l’origine ou la source ne semblent pas directement liées au fait institutionnel. En ce sens, nous participons à des institutions qui nous apportent certaines défenses contre nos angoisses. C’est pourquoi nous pouvons considérer, après E. Jaques (1955, 1972) que l’institution accomplit des fonctions de défense contre les angoisses, notamment psychotiques, des membres de l’institution, pour chaque individu en tant que tel, pour chaque individu en tant qu’il est partie prenante dans l’institution, et pour l’espace psychique commun de l’institution.

Les recherches classiques de E. Jaques ont été poursuivies à la Tavistock clinic par I. Menzies (1960). Son travail, effectué à Londres dans le service de psychiatrie d’un hôpital général, montre que les individus se réunissent dans les institutions pour construire des défenses communes : ces défenses sont des éléments structuraux de l’institution et ils font partie de sa culture et de son mode de fonctionnement. Ce qui revient à dire que l’institution assure le système méta-défensif pour les sujets singuliers et pour les groupes qui la constituent. L’articulation de ces systèmes de défense emboîtés fait l’objet d’une attention spéciale dans le travail avec les institutions, car s’y manifestent les enjeux des formations psychiques bifaces contractuelles qui forment la structure inconsciente de l’institution. Font partie de la culture de l’institution sa tâche primaire, son système de relation et d’expression quant à son espace psychique et ses objets externes, ses mécanismes de défense. La façon dont chacun se sert de l’espace psychique et dont l’institution rend possible cette utilisation qualifie la culture et le mode de fonctionnement de l’institution.

La recherche de I. Menzies s’est attachée à observer comment les infirmières essaient constamment de modifier l’angoisse interne, en utilisant comme mécanismes de défense des objets ou des processus utilisables dans l’institution, et non pas seulement des mécanismes de défense mis en place par l’institution. Aujourd’hui, tous les soignants savent que l’utilisation et la valorisation de certaines techniques de soin peut prendre la valeur d’une méta-défense mise à la disposition des membres de l’institution pour leur permettre de se défendre contre leurs propres angoisses. Chacun sait que soigner la folie, la manier, c’est une façon de se défendre contre sa propre folie ; mais chacun sait aussi qu’il ne peut être soignant qu’en prenant appui sur ses propres parties reconnues malades. Toutefois, l’approche psychanalytique des groupes et du lieu du groupement a suffisamment mis en évidence que les membres d’un groupe – qu’il soit temporaire ou institutionnalisé et quelle que soit sa taille – collaborent ensemble, non seulement pour mettre en place et pour utiliser une défense contre des situations qui représentent certains des problèmes individuels des membres du groupe, mais pour éviter d’en prendre conscience.

Quelle que soit l’institution, il arrive qu’elle expose ses membres à des expériences Top angoissantes, sans leur fournir en contrepartie des expériences suffisamment satisfaisantes et d’abord des mécanismes de défense utilisables par ses membres pour se protéger contre ces angoisses. R. Roussillon (1978, 1987) a remarquablement montré le nœud paradoxal qui lie alors défenses individuelles et défenses institutionnelles : incapables de fournir cet appui méta-défensif, les institutions sont alors attaquées par leurs membres, dont l’angoisse s’accroît sans recours possible, et les confronte à une souffrance intense, intextricable, catastrophique.

Au terme de cet essai, on aperçoit peut-être mieux l’enjeu, l’intérêt, la difficulté d’une intervention dans une institution : le travail du psychanalyste est, pour une part essentielle, de rendre possible la discrimination de ces espaces communs intriqués et la reconnaissance de leurs niveaux d’organisation pour chaque sujet qui s’y trouve concerné

— pour autant qu’il peut y avoir accès – et pour l’ensemble institutionnel. Il est de rendre possible la reconnaissance de cet inextricable-là, dans lequel jouent les stratégies et les ruses de l’inconscient, et cette partie du psychisme de chacun qui se trouve misée et travaillée dans l’espace intersubjectif.

C’est pourquoi, il importe de laisser dire et entendre la souffrance et le mal, d’où qu’ils viennent et quoi qu’ils visent : la condition primordiale est d’en laisser la représentation advenir – par la parole et par le jeu. Il est alors possible de la confronter avec les mises en forme mythiques et rituelles dont les institutions se dotent nécessairement pour se défendre contre la souffrance et pour en représenter la cause et le traitement, ou même pour éviter d’en avoir une représentation. Il s’agit de mettre en place un dispositif de travail et de jeu qui rétablisse, dans une aire transitionnelle commune, la coexistence des conjonctions et des disjonctions, de la continuité et des ruptures, des ajustements régulateurs et des irruptions créatrices, d’un espace suffisamment subjectivisé et relativement opératoire.


2 Le lecteur trouvera dans la thèse de Doctorat de 3e Cycle de J.P. Vidal (1982) une mise en place critique des conditions requises pour un travail psychanalytique dans les groupes institutionnels : ses principales idées sont exposées dans deux contributions (1984,1987), cette dernière étant celle du présent ouvrage.

3 Parmi les auteurs qui ont abordé cette question, signalons les travaux de V. Girard (1975), J.C. Rouchy (1982), J. Ardoino, J. Dubost et coll. (1980).

4 Le phénomène est peut-être encore davantage repérable aujourd’hui dans les institutions de la production qui accomplissent des fonctions « martiales » (stratégies et tactiques industrielles dans le contexte de « guerre » économique) et jupitérienne (culture de l’idéal de l’Entreprise).

5 J’ai exposé et argumente ce point de vue dans une étude sur le concept d’étayage dans l’ensemble de la pensée de Freud (R. Kaës, 1985, Etayage et structuration du psychisme). J’entends ctayage dans le sens où Freud a utilisé ce concept, non seulement dans les Trois Essais sur la théorie de la sexualité (1905), mais aussi dans les développements ultérieurs de sa pensée et jusqu’à scs derniers écrits. À côté de l’étayage de certaines formations psychiques sur « les fonctions corporelles nécessaires à la vie », il a développé la conception de l’étayage d’autres formations psychiques sur les institutions de la culture et du lien social.

6 Le lecteur pourrait se reporter à une élude dans laquelle j’expose la catégorie de l’intermédiaire dans la pensée de Freud, de Winnicott et de Roheim, en essayant d’en définir l’usage dans le champ intrapsychique et dans l’espace psychique du groupement (KacsR., 1985 ; et accessoirement 1983).

7 Sur la fonction du cadre dans l’institution, voir les travaux de J.J. Baranès (1984) et deR. Moury (1977, 1981).

8 Le lecteur pourrait se reporter au travail de J. Guillaumin (1979) sur la méthodologie des situations de crise emboîtées.

9 Cf. R. Kaës (1985b) : Les temps du lien groupal.

10 Sur le rapport du pacte dénégatif avec le négatif et sur la fonction dans la topique, la dynamique et l’économie trans-subjective, voir R. Kaës (1988).

11 Cf. plus loin, p. 48 et sq.