6. Espaces et pratiques institutionnelles. Le débarras et l’interstice

par René Roussillon

La dialectique du processus et de son reste

La psyché se constitue et se complexifie dans un mouvement de reprise, dans une Aufhebung de l’expérience vécue, mais cette reprise, comme J. Guillaumin (1979) le rappelle, n’est jamais totale ; elle laisse un reste qui résulte d’une double limitation. D’une part, l’élaboration mentale ne peut jamais symboliser l’intégralité de l’expérience vécue. D’autre part, dans un mouvement de limitation né des conditions même de l’élaboration1, la symbolisation refoule, par son existence même, les traces originaires de l’expérience vécue. Cependant, dès que constitué, le reste se dialectise avec le processus dont il est issu, la psyché y puise une nouvelle exigence de travail. En 1920, dans Au-delà du principe du plaisir S. Freud évoque, à travers la métaphore des protistes aux prises avec les déchets de leur propre fonctionnement biologique, trois destins de cette dialectique.

Premièrement le déchet, le reste, peut opérer un retour destructeur au sein de l’élaboration mentale dont il est issu ; il l’empoisonne, ce que les délires paranoïdes tentent de figurer. Dès lors, le processus se trouve être attaqué et détruit par ce qui lui échappe – et apparaît alors

1. Cette loi du fonctionnement psychique doit être rapprochée du « théorème de la preuve » de K. Gôdel.

comme déchet toxique —. Se développe ainsi une « véritable culture de pulsion de mort » que M. Klein a essayé de théoriser dans la notion d’attaque envieuse primaire.

Le deuxième destin évoqué par S. Freud est celui du changement de bain. Dans ce mode de « traitement », le reste est toujours déchet, potentiellement empoisonnant, mais, par clivage, externalisation et localisation dans un conteneur, le processus se trouve être protégé des retours destructeurs du reste, il se « purifie » au fur et à mesure de son développement.

Le troisième destin évoqué par S. Freud est celui de l’organisation. Les cellules peuvent se regrouper et s’organiser de telle manière que ce qui est déchet de l’une puisse être « bon » pour une autre. Les cellules sont ainsi amenées à se solidariser, se spécialiser, se différencier. S. Freud formulera explicitement cette issue en 1925 dans « le problème économique du masochisme ». Au sein de l’appareil psychique individuel, ce qui est « mauvais » pour l’une des instances psychiques, peut être « bon » pour une autre. Le masochisme ainsi évoqué apparaît alors comme le gardien de la vie psychique et de son organisation, il ouvre à la possibilité d’une conflictualisation véritable, c’est la première forme de la complexification telle qu’elle s’amorce au moment de l’organisation anale de la pulsion.

Mais dès 1921, glissant de l’organisation cellulaire à l’organisation groupale et institutionnelle, S. Freud avait déjà montré comment les institutions et les groupes rencontraient la même exigence de structuration. Ainsi le traitement du reste, la dialectique de ce qui s’organise, se structure, et de ce qui échappe à ce processus, ne s’effectue pas seulement dans l’intimité de la vie psychique individuelle, elle est aussi une exigence de l’élaboration groupale de la vie collective et institutionnelle. Comme nous le montrerons, les institutions n’atteignent pas toutes un degré de consensus et d’organisation suffisant pour structurer ce qui serait l’équivalent groupai d’un masochisme gardien de la vie psychique, les deux autres destins décrits par S. Freud s’y rencontrent aussi.

Les travaux ultérieurs des psychanalystes qui se sont intéressés34 à la vie institutionnelle et à ses régulations groupales ont développé et affiné les analyses freudiennes de 1921. Ils permettent de reformuler de manière plus complète la question du traitement institutionnel et groupai de la dialectique de la symbolisation et de son reste.

Comme E. Jaques (1955), reprenant et développant certains énoncés de S. Freud (1921), en a fait l’hypothèse, les hommes mettent en commun dans les institutions des mécanismes de défense contre les angoisses inhérentes à la vie individuelle et groupale. Cette procédure psychique est à l’origine de l’investissement des structures sociales et institutionnelles. Elle assure ainsi un étayage externe à l’identité, qui vient doubler, renforcer ou problématiser l’étayage interne35. Si les processus d’organisation et de structuration sont ainsi mis en commun, que deviennent, dans l’institution et dans les processus de ce que R. Kaës (1976 b) a proposé d’appeler l’appareil psychique groupai, ce qui est en latence de structuration et de sens, qui reste informe, informulé, en « transition » dans la psyché, que deviennent aussi les résidus de la structuration que nous décrivions précédemment ?

Le non-mentalisé, l’informe est lui aussi en quête de lieux où se « déposer », d’espaces où se « mettre en réserve », en latence. Ce qui ne peut s’officialiser dans la structure institutionnelle, se faire reconnaître, trouver forme collectivement acceptable doit trouver un mode d’existence individuel et groupai qui, tout à la fois doit être suffisamment protégé pour ne pas être détruit ou obligé à un enkystement qui en rendrait l’élaboration ultérieure difficile – et en détruirait la valeur potentielle – mais suffisamment exprimé, pour qu’une certaine « reprise » officielle ultérieure reste possible. À côté de l’institution structurée, s’organisent donc des fonctionnements institutionnels atypiques (atopiques, – utopiques ?) – interstiticels – dans lesquels se localise ce qui n’est pas inscriptible ailleurs. Ces processus groupaux peuvent venir doubler des processus structurés, prenant appui ou contre-appui sur ceux-ci, ou au contraire, s’insinuer entre les espaces-temps institutionnels structurés.

Deux destins particuliers du mode de traitement groupai et institutionnel des « résidus » du processus de structuration, ont particulièrement stimulé notre réflexion, parce qu’ils touchent de près les pratiques des psychologues cliniciens dans les institutions de soins : le « débarras » et « l’interstice ».

I. Le « débarras » ou la « remise »36

Certaines institutions de soins ou de rééducations sont capables d’organiser en leur sein un espace pour « traiter » ou « contenir » ce qui n’a pu être élaboré ailleurs dans la vie institutionnelle.

Il s’agit parfois d’un espace défini comme tel, d’une réunion dite « institutionnelle » ou « de pavillon » ou encore « d’équipe ». Dans d’autres cas, il peut s’agir d’une réunion prévue pour un usage particulier, autre, mais qui dans la pratique, fonctionne de fait comme telle. Ainsi en va-t-il dans les hôpitaux psychiatriques, par exemple, de réunions dites « de service » ou « d’information » et qui réunissent tous ceux qui le souhaitent pour traiter des « problèmes matériels » du service. Rapidement la tâche officiellement assignée à la réunion se trouve être « débordée » de l’intérieur par des processus psychiques groupaux. Sous couvert, par exemple, de parler d’une amélioration de la cantine, une fantasmatique de l’empoisonnement peut apparaître que les soignants du service ont bien du mal à maintenir dans le cadre de la définition de la réunion.

Dans d’autres établissements de rééducation de l’Enfance inadaptée, ce sont les réunions dites « de synthèse » ou « de cas » – qui sont supposées aboutir à des décisions ou à une réflexion sur un enfant ou un patient –, qui se trouvent être débordées « de l’intérieur » par des processus groupaux inconscients et ainsi « détournées » de leur tâche initiale.

Ce sont là des effets habituels de la vie groupale et sociale : la rencontre humaine ne peut être totalement enfermée dans une rationalité programmée. Mais il peut arriver que ces « débordements », que ces « détournements », prennent dans la vie institutionnelle une toute autre dimension : c’est le cas de la « réunion débarras » dont nous allons rapidement décrire le cycle de vie.

Il s’agit d’une réunion dite « de synthèse » au sein d’un I.M.P. Son but officiel est de mettre en commun les informations nécessaires concernant les enfants (comportements observés – résultats scolaires – rencontre avec les parents – quotient intellectuel – etc). Cette réunion est devenue, dans le langage des membres de l’institution, « la réunion » : bien qu’il y en ait d’autres, la participation de tous, souhaitée,, est chose fréquente. Mais dans cette réunion, « rien ne se passe », on « s’ennuie », « on n’arrive pas à se dire ce que l’on a à se dire », « la parole ne sert à rien ». L’apathie succède aux périodes de tensions agressives pendant lesquelles tout détail, toute affirmation est sujette à suspicion, à controverses infinies. Ce type de relation est relativement rare au sein de l’établissement qui semble « assez bien fonctionner » dans une délimitation des tâches, néanmoins rigide.

La « réunion » s’étant montrée improductive à plus d’une reprise, un consensus finit par être dégagé afin de la supprimer. Son ambiance alternativement agressive ou apathique, pesait en effet beaucoup, notamment aux éducateurs et aux pédagogues (groupes dominant par le nombre dans l’établissement). Dans les quinze jours qui suivent cette suppression, le taux d’actes délinquants et violents monte brutalement : les enfants cassent les carreaux, fuguent en série, mettent le feu à une cabane, s’agressent mutuellement. Plusieurs éducateurs eux-mêmes commettent des actes violents à l’égard des enfants (coup de poing, gestes ou paroles « sadiques », etc.)

L’émotion devient tellement vive qu’une « réunion », « pour parler de ce qui se passe » est alors décidée. Cette réunion « ne débouche sur rien », son climat est très agressif et paranoïde. Cependant, comme cette réunion est reconduite de semaine en semaine, les actes violents et délicteux régressent et reprennent leur taux habituel. Ce cycle, sous des formes différentes, se reproduit pendant plusieurs années, au point de devenir un véritable trait culturel de l’institution en question.

Il m’a été possible de suivre pendant plusieurs années une réunion « de pavillon » dans un service psychiatrique au cycle identique, à ceci près que les moments de suppression de la réunion entraînaient des actes auto-agressifs ou un vécu de « mort psychique » dans le service. Dans d’autres cas, « la réunion », sans être supprimée, obéit à un cycle de variation dans le taux de présence dont l’effet institutionnel est fort proche ou identique. La structure existe toujours, mais elle est différemment investie suivant les moment de la vie institutionnelle.

Nous sommes, dans ces cas-là, en face d’un fonctionnement qui concerne l’économie globale de l’appareil psychique groupai et institutionnel, et sa capacité à organiser et à maintenir un espace « débarras » en son sein, et non plus seulement en face d’un simple « effet de groupe » régional. C’est de cette particularité dont il faut rendre compte théoriquement.

Dans l’I.M.P. que nous décrivions précédemment, l’appareil psychique groupai et institutionnel oscille entre la délimitation en son sein d’un « espace sacrifié », pour contenir les « résidus » non symbolisés des relations inter-individuelles et inter-groupales37 et la dédifférenciation des processus structurés.

Tant que les « résidus » non symbolisés peuvent être « localisés » dans un « débarras », le reste du fonctionnement institutionnel est relativement préservé. Mais lorsque cette localisation est trop problématisée, lorsque la rivalité envieuse déborde les capacités de négociations intra et inter-groupales, c’est l’ensemble de la vie institutionnelle qui se trouve alors envahie par une violence agie et interprétative, empoisonnée du dedans par les résidus non mentalisés de son propre fonctionnement. Pour rendre compte de l’échec groupai à maintenir une « remise », il faut faire intervenir plusieurs facteurs.

La nécessité d’un lieu pour élaborer ou contenir à leur propre niveau, les problèmes générés par le contact quotidien avec les enfants difficiles, ou ceux qui naissent du travail en commun, n’est pas reconnue. La réunion de « synthèse » conserve une définition « floue », sans garant de sa fonction, sans consensus de traitement ni idéologique, ni élaboratif de ce qui s’y passe38. Le contenu de la « remise » n’est pas « recyclé », ne reçoit pas de statut institutionnel ; sa fonction latente est disqualifiée par ses membres qui n’arrivent pas à en dégager la valeur potentielle, ni à créer un système de sens qui en rendrait acceptable l’existence.

En outre, quelque floue qu’elle soit, la fonction officielle de la réunion de synthèse est utile en elle-même. Dans une institution où les relations avec les enfants et leur famille sont nécessairement parcellaires, du fait de la taille de l’établissement, un lieu où pourrait circuler les informations concernant ces relations est nécessaire.

La réunion de synthèse est donc « sacrifiée » dans sa fonction propre, pour devenir le lieu d’un fonctionnement « débarras » qui n’arrive pas lui-même à se faire reconnaître à son propre niveau de nécessité psychique. La constitution d’un espace « remise » au sein de l’institution, pose à l'« appareil psychique groupal et institutionnel » deux problèmes connectés, mais différents.

Il y a, d’une part le problème de la constitution d’un consensus concernant l’existence et le choix d’un espace-temps et, d’autre part, le problème de la constitution d’un consensus dans le mode de traitement et d’intégration de ce qui s’y déroule. À chacun de ces niveaux, une négociation inter et intra-groupale doit s’effectuer. C’est là le rôle de l’idéologie, ou des projets pédagogiques ou thérapeutiques39. Lorsque aucune idéologie commune (ou secteur idéologique commun) ou aucun « projet de soin » ne peut se constituer, le traitement des résidus ou d’une partie de ceux-ci se trouve bloqué, ils restent non mentalisés ; c’est alors dans le réel qu’ils marquent leurs effets.

Ainsi donc, la première tâche de l’appareil psychique groupai est de constituer un système d’articulation signifiante qui permette la reconnaissance de la nécessité d’un espace de « traitement » et d’élaboration des résidus et effets de son propre processus de constitution. Lorsque cette reconnaissance n’a pas lieu, un fonctionnement institutionnel « prothétique » peut se constituer par le « sacrifice » de la fonction d’un des espaces institutionnels déjà structurés. Une recherche serait à mener sur le choix de l’espace ainsi sacrifié : caractère plus ou moins central de cet espace, plus ou moins « vital » pour l’organisation institutionnelle, espace mollement structuré ou fortement structuré ?, etc.

Une seconde question concerne la constitution d’un fonctionnement institutionnel ambivalent à l’égard du résidu. « Mauvais » à localiser, puisque non symbolisé, conflictuel, « bon » à conserver, puisque potentiellement symbolisable et créateur de sens. C’est la présence à un niveau ou à un autre de l’appareil psychique groupai d’un élément de « conservation » – c’est-à-dire la reprise métaphorique du propre fonctionnement institutionnel, sa représentation – qui régule la valeur attribuée au résidu40.

Voici deux exemples rapides de métaphores du résidu qui incluent un élément de conservation et contiennent en germe une reconnaissance de sa valeur intrapsychique. ces deux exemples sont tirés de ma pratique d’intervention « analytique » en institution en « crise » (cf. R. Roussillon, 1978).

Dans l’institution que nous avons nommée ailleurs, l’institution à la « bourrée froide », les formés se plaignent de ce que les formateurs avaient exclu de leur promotion l’un d’eux. Lors de la première séance d’analyse, cette exclusion traumatique est évoquée par les formés dans une métaphore. Il y a, disent-ils, « un cadavre dans le placard », et ils ajoutent : « il est embaumé ». La métaphore du « cadavre embaumé » marque à la fois la présence d’un résidu, d’un événement insuffisamment élaboré, mais en même temps que ce résidu a été conservé tel quel (il est à la fois « dans le placard » et « embaumé »).

Dans une autre institution41, le problème était constitué par l’existence d’une réunion « institutionnelle », maintenu tout au long des ans (à la différence de celle de l’I.M.P. que nous évoquions précédemment), mais dans laquelle « on est comme un vieux couple qui n’aurait plus rien à se dire ». L’intervention, après une première phase de « transfert paradoxal » qui avait permis d’élaborer une partie de la position idéologique de l’équipe pédagogique, mobilise une série de représentations métaphoriques de l’oralité au sein de laquelle l’existence d’un « frigidaire » est évoquée. Ce « frigidaire » figure le lieu psychique où les « restes » et « réserves » sont « refroidis » pendant les absences, pour être « conservés » ou « reservis » ultérieurement, lorsque la situation s’y prête.

Dans les deux cas mentionnés, l’intervention, en s’appuyant sur les métaphores de la conservation du résidu, a pu relancer le processus élaboratif « gelé ».

Si, comme nous venons de le décrire, l’espace de traitement des résidus est souvent une réunion, il peut arriver qu’il s’incarne plus précisément dans une personne particulière de l’institution. Dans ses formes premières, ce mécanisme est présent dans le phénomène du « bouc émissaire »42, ou de la « victime sacrificielle » que décrit R. Girard (1972) et qui constitue, pour cet auteur le mouvement fondateur de l’institutionnalisation. E. Jaques (1955) en décrit un exemple institutionnalisé, le « second » de la Marine anglaise, qui s’incarne dans le principe culturel suivant : « Le second doit encaisser toute la merde et il doit être préparé à être de la merde ».

H. Scaglia (1976), dans un article consacré au rôle de l’observateur dans les groupes analytiques, montre que celui-ci est le lieu de dépôt, le « sein-toilette », selon la terminologie de D. Meltzer, de ce qui ne peut être symbolisé au sein de l’appareil psychique groupai à un moment donné. Ces mécanismes débordent largement les mécanismes régionaux décrits par ces trois auteurs. Nombreuses sont les institutions qui possèdent une « personne débarras » ou un « rôle débarras » : les « petits chefs » des ateliers de l’industrie, le « caporal » dans l’armée, l'« infirmer major » des services de soins, le « surveillant général » des lycées, etc. Dans la plupart des cas, il s’agit d’un personne ou d’un rôle « tampon », proche des instances hiérarchiques supérieures, mais néanmoins suffisamment différencié – par des critères culturels ou institutionnels – pour que la relation avec ces instances hiérarchiques ne soit pas « contaminée ».

Dans les institutions de soins ou de rééducation, cette « place » est parfois dévolue aux psychologues43. Pour peu que leur pratique s’y prête suffisamment. Un facteur favorisant ce choix « institutionnel » tient certainement dans la position « hors hiérarchie » que de nombreux psychologues occupent de fait (en même temps qu’ils sont proches « culturellement » du personnel hiérarchique), mais aussi de leur présence au sein de certains lieux institutionnels que tout à la fois ils choisissent et qui leur sont en même temps imposés dans de nombreux cas : nous proposons de nommer ces lieux les espaces intersticiels.

II. Les espaces intersticiels

Envisagé en terme d’espace, l’interstice désigne les lieux institutionnels qui sont communs à tous, lieux de passages (couloirs, cafétéria, bureau de la secrétaire, cour, salles des infirmiers, des professeurs, seuils des portes de bureau, etc.). Ce sont des lieux de passage, même s’il arrive qu’on s’y attarde, des lieux de rencontre, des temps qui s’insinuent entre deux activités institutionnelles définies, structurées, et vécues comme telles. Il peut arriver que ces lieux soient à l’extérieur des murs de l’institution – « café du coin », restaurant ou se retrouvent tout ou partie des membres de l’institution, « annexe » comme parfois elle est appelée —.

Défini en terme de temps, l’interstice est le temps qui sépare la durée du travail considérée en termes juridico-économiques (« quarante heures de travail », par exemple), du temps effectivement passé à effectuer un travail vécu subjectivement comme tel, occupé aux activités structurées au sein de l’institution. Ce temps peut aller de quelques minutes à quelques heures, selon les institutions et leur degré de rigidité organisationnelle.

L’interstice bénéficie d’une espèce de statut particulier, interne (bien que parfois situé à l’extérieur comme l'« annexe »), il est néanmoins vécu comme une extra-territorialité ; il appartient à tous, bien que chacun ne s’y sente pas nécessairement comme chez soi.

Suivant une méthode qui s’apparente à l’étude des « types idéaux » de M. Weber, nous commencerons par dégager certaines fonctions de l’interstice, à partir d’une situation établie et relativement standardisée, la situation de la cure analytique.

Comme D. Anzieu (1979) le fait remarquer, il y a toujours, dans la situation de la cure psychanalytique, un espace particulier, un temps particulier qui, quoique annexe44 à la cure proprement dite et surgissant des conditions matérielles concrètes de son déroulement, peut, à un moment où à un autre du processus, être le siège de phénomènes psychiques essentiels à la compréhension même de ce qui s’y joue.

Cet espace – salle d’attente, portion de couloir jusqu’à la pièce où se déroule la séance, partie de cette pièce où a lieu la séance jusqu’au divan ou au fauteuil, palier devant la porte ou escalier, etc. – est, en effet, le siège de fonctionnements psychiques particuliers plus ou moins présents, plus ou moins essentiels suivant les types ou les temps du processus45 psychanalytique.

D’un point de vue économique, l’interstice, tel le sas des sous-marins, est l’espace-temps dans lequel s’effectuent de manière spontanée les remises à niveau psychique, et les régulations de tensions énergétiques qu’elles supposent.

D’un point du vue topique, l’interstice, tels les interdermes cellulaires, est doublement tourné, vers l’extérieur sur l’une de ses faces, vers le monde intérieur sur l’autre. Tel l’espace transitionnel, l’interstice est l’espace-temps qui tamponne et régule les passages du « milieu du dehors » et du-« milieu du dedans », il en a la richesse, mais il peut en reproduire aussi les avatars.

Les fonctions dynamiques de l’interstice sont sans doute multiples et loin d’être toutes décrites ; trois d’entre elles nous retiendrons.

L’interstice est un lieu de précipitation (au sens chimique du terme) fantasmatique', que celle-ci se produise pendant le temps d’attente où l’analyste est déjà là (dans le lieu, dans les bruits, dans les objets), bien qu’encore absent « en personne », absent physiquement (avec un(e) autre peut-être…), ou pendant le temps de passage dans lequel un contact corporel peut avoir lieu (poignée de main, regard, expression du visage) dans lequel la distance corporelle se modifie ; ou enfin, immédiatement après la ou les formules rituelles qui ponctuent la séance : la précipitation fantasmatique se fait alors « esprit de l’escalier ». Cette capacité de fomentation fantasmatique propre au lieu est certainement l’effet des aménagements réciproques des représentations de l’absence (et du mode d’absence) et des représentations de la présence (et du mode de présence), mais elle surgit aussi de l’ambiguïté, du paradoxe propre à l’interstice : la séance a-t-elle déjà commencé ? Quand commence-t-elle ? Lorsqu’on est allongé ? Lorsqu’on est « en présence » ?

Cette ambiguïté est largement utilisée dans la compréhension de la séance elle-même, notamment dans les après-coups de « l’esprit de l’escalier », ou les « comportements de fin de séance » – patients qui ne livrent quelque chose d’essentiel qu’au moment de partir, sur le seuil de la porte, jouant leur dernière cartouche pour retenir un objet qui se dérobe, pour déposer un « secret », le mettre en « réserve », ou « laisser le paquet » à un analyste qui « n’en peut mais », pris de court, châtré de toute possibilité d’intervention, condamné à contenir ce que l’on avait craint qu’il ne rejette. Les comportements et les fonctionnements psychiques ainsi actualisés sont multiples : ils relèvent de trois dimensions différentes bien que co-existantes.

1. La reprise

Ce qui est dit ou fait dans l’interstice est en latence explicite de sens, dit ou fait pour être repris ultérieurement et intégré dans les chaînes associatives. L’agir ou le fantasme permettent que soit expérimenté et vécu une potentialité psychique qui servira d’expérience étayante pour le processus analytique lors de la reprise associative au sein de la séance elle-même. C’est une forme d’actualisation transférentielle.

2. Le dépôt

Ce qui est dit ou fait dans l’interstice est mis en réserve, déposé, afin d’être conservé, gelé ou immobilisé. Suivant le taux d’angoisse, l’interstice est alors le lieu du secret ou de l’enkystement.

3. La crypte

Cela suppose un clivage strict entre le temps de la séance proprement dit et le hors-temps. Ce qui est dit ou fait dans l’interstice est encrypté, posé là, mais sans possibilité de reprise, assigné à résidence dans l’interstice et interdit de séjour dans les chaînes associatives.

Ces différentes fonctions, suivant le temps, peuvent se commuter les unes aux autres. Tel élément laissé en dépôt, s’enkystera si l’angoisse augmente, ou pourra être repris et versé au compte de la cure si, au contraire, les clivages diminuent. Ces fonctions sont celles de l’espace transitionnel, dont l’interstice reproduit les formes élaboratives et les avatars46.

Ce qui ne peut arriver à s’inscrire dans le cadre de la séance proprement dit, ce qui reste potentiel dans l’appareil psychique, trouve, dans l’interstice, un lieu périphérique où se localiser, protégeant ainsi l’analysant (et parfois aussi l’analyste) de passage à l’acte extérieur à l’espace analytique, ainsi radicalement soustrait au processus, ou trouve dans cette annexe du cadre une porte d’entrée pour l’analyse.

L’intervention ou l’interprétation de ce qui est dit ou fait dans l’interstice pose des problèmes particuliers, que chaque analyste est amené à rencontrer un jour ou l’autre. L’interprétation, bien que parfois indispensable, est souvent ressentie comme persécutoire par l’analysant, détransitionalisante, surtout lorsqu’elle ne peut arriver par sa forme ou par son fond, à respecter l’ambiguïté organisatrice des fonctionnements psychiques intersticiels, lorsqu’elle démasque trop crûment un processus ou un déni qu’il était encore nécessaire de maintenir « au secret », de respecter.

III. L’interstice dans les institutions de soins

Les fonctions de l’interstice que nous venons de dégager prennent, en raison des caractéristiques propres des institutions de soins, des formes particulières qui ne doivent pas faire oublier leur fond commun. L’ambiguïté du statut des processus qui s’y déroulent est aussi fondamentale.

L’interstice est-il un lieu de travail ou un espace privé ?47 La valeur régulatrice de l’interstice institutionnel est suspendue à indécidabilité de cette question. C’est, en effet, le mode de traitement groupai et inter-individuel de ce paradoxe fondamental qui règle la capacité d’utilisation des interstices et la valeur qu’ils peuvent prendre dans la régulation psychique des rapports inter-individuels et inter-groupaux. L’analyse des processus groupaux intersticiels est non séparable des processus groupaux de l’institution structurée, soit qu’interstice et institution structurée soient dans un rapport de co-étayage ou à l’inverse dans un rapport de clivage.

Lorsque domine le fonctionnement par co-étayage, apparaît dans l’interstice la fonction du porte-parole, c’est-à-dire celui ou celle à qui est dit ce qui ne peut être dit ailleurs, dans les espaces officiels, afin que cela soit porté, transmis sans trop de danger, grâce à une distance qui se trouve être aménagée par l’existence d’intermédiaires ou grâce à l’ambiguïté de statut de l’espace intersticiel. L’ambiguïté de l’interstice permet, en effet, des aménagements de la distance subjective à l’autre qui rendent possible de demander à tel ou à tel de « tâter le terrain » concernant un problème donné. Elle évite ainsi les dommages narcissiques, réels ou fantasmés, d’une parole qui prendrait le risque de se faire entendre et d’essuyer rejet ou refus. La parole peut ainsi être « essayée », afin de s’assurer les soutiens nécessaires pour une éventuelle reprise au sein des espaces officiels. De tels comportements assurent une fonction de lien, établissent des ponts, confortent narcissiquement, permettent des aménagements contra-phobiques, évitent un sentiment trop douloureux de solitude.

D faut certainement inclure aussi dans le fonctionnement en co-étayage, en « reprise », les discussions portant directement sur la « dernière réunion » ou « la dernière consultation », qui tout à la fois peuvent permettre de déverser le trop-plein de ce qui n’a pas pu trouver place et/ou d’élaborer ce qui a été vécu.

De tels fonctionnements supposent la présence de « récepteurs », d'« écouteurs », de « tampons » ou de « porte-parole », ils supposent que chacun, dans un processus d’appui réciproque, ou qu’une ou des personnes particulières acceptent d’être ainsi utilisées. Si les angoisses paranoïdes ou schizoïdes augmentent trop, – sous la pression de patients qui menacent les défenses groupales ou celle d’une conjoncture sociale et/ou institutionnelle difficile – l’interstice se durcit, un clivage apparaît qui entraîne des comportements tout aussi caractéristiques. L’interstice se fait crypte, il se privatise, les capacités de reprises sont alors menacées ou disparaissent, le porte-parole éventuel devient le « rapporteur », les choses sont dites pour ne pas être dites ailleurs. La crypte se verrouille, devient espace du secret, bascule entièrement du côté du privé48. D peut devenir mal séant de « parler boulot », de bon ton de critiquer tel ou tel, ou d’exclure certains de conversations – ceci variant suivant les habitudes culturelles spécifiques des groupes sociaux considérés —49.

Le sens de ce qui se passe dans une réunion ou en un autre lieu de l’institution structurée peut apparaître clairement, sous garantie qu’il ne sera pas « utilisé » ailleurs. Son encryptement devient une garantie contre la folie. La crypte est aussi l’espace où les stratégies groupales se constituent, où se nouent et se dénouent les alliances, où s’exercent les rapports de pouvoir souvent occultes. La vie institutionnelle est alors double, une partie « officielle », une partie « occulte ».

L’interstice est enfin le lieu dans lequel les rumeurs – organisées généralement par les angoisses paranoïdes et schizoïdes – prennent naissance, forme et ampleur, peuvent se développer en rencontrant le moins de butoirs possibles.

Différencier, comme nous le faisons ici les différentes fonctions de l’interstice, ses différents régimes de fonctionnement, ne signifie pas que nous pensions que, dans la pratique, ces fonctionnements s’excluent mutuellement. Les différentes fonctions de l’interstice sont toujours toutes potentiellement présentes. La dominante mise sur l’une ou l’autre de ces fonctions dépend en partie des autres systèmes de régulation institutionnelle dont elles sont solidaires, du taux d’angoisse non élaborée, et de particularités afférentes aux conditions mêmes du fonctionnement de l’interstice lui-même.

S’interrogeant sur le ciment fantasmatique des institutions, S. Freud, en 1921, en vient à faire apparaître, au-delà du cadre formel et en étayage sur celui-ci, la nature identificatoire de la cohésion groupale. Inversement, il assigne à l’envie un rôle désorganisateur. Lorsque l’interstice perd sa fonction transitionnelle, on peut avancer l’hypothèse d’une rupture du réseau d’identification inter-individuel – dans lequel l’autre est toujours aussi un même —. Parfois, les membres d’un sous-groupe soudés dans une communauté de déni (suivant l’expression de M. Fain) mettent en commun un processus d’exclusion ; parfois l’envie n’est simplement plus suffisamment contre-balancée par un processus d’interidentification acceptée. Dès lors, le postulat narcissique sous-jacent aux interrelations tend à prendre la forme suivante ou l’une de ces dérivées. « Je ne suis pas/plus comme les autres ». La rupture de cet élément de spécularité nécessaire à l’acceptation de la conflictualité interne transforme celle-ci en conflit interindividuel, voire en « crise » intergroupale, puis génère clivage et effets paranoïdes.

IV. Du jeu dans l’interstice ou le problème de l’intervention « interne »

1. Préalable méthodologique

Les fonctionnements institutionnels reposent sur de puissants facteurs sociaux, idéologiques, groupaux, culturels. La conjoncture sociale, ses fluctuations économiques et idéologiques, affectent profondément la vie institutionnelle dont elle constitue l’arrière-fond. Appréhendée en terme de la vie concrète de l’institution, la conjoncture sociale apparaît toujours médiatisée par/dans les processus de la vie groupale et intergroupale. C’est aussi en termes de processus groupaux que se manifestent les fluctuations de la conjoncture institutionnelle singulière, c’est-à-dire l’effet groupai, à un moment donné, des particularités personnelles de tel ou tel instituant ou de tel ou tel institué. Dans l’institution, ni la conjoncture sociale, ni la conjoncture individuelle n’apparaissent indépendamment de leurs effets sur la vie groupale, sur l’appareil psychique groupai et institutionnel. Ces déterminants macroscopiques et microscopiques conditionnent en partie les variations des réseaux de représentations circulant dans l’appareil psychique groupai, les fluctuations de la quantité d’excitations et d’angoisses à élaborer, mais ils ne sont jamais appréhendables comme tels ; ils se donnent toujours à partir de leur reprise – ou de la carence des processus de reprise – au sein de « l’appareil psychique groupai et institutionnel » —. C’est, en tous cas, le postulat de fondement d’une approche psycho-dynamique de la vie institutionnelle. C’est aussi une telle hypothèse qui fonde les possibilités d’interventions psychologiques au sein de l’institution. La causalité externe ne peut être appréhendée qu’à partir du jeu des contradictions internes.

Comment, dès lors, penser la question de cette intervention, de son « dispositif » ? Sauf à se considérer comme un démiurge capable de contenir et d’élaborer à lui seul et indépendamment de tout cadre

— souvent contre tout cadre – l’ensemble de la vie institutionnelle, l’intervenant est condamné à utiliser les systèmes de régulations déjà existants, du moins potentiellement, à faire porter l’intervention au sein des lieux dont le fonctionnement va dans le sens des systèmes de régulations spontanés de l’appareil psychique groupai et institutionnel Nous avons essayé précédemment de décrire deux de ces systèmes de régulation : la remise et l’interstice.

2. La pratique intersticielle

Le premier de ces systèmes, évoqué dans la métaphore de la remise ou celle du débarras, s’actualise au sein du dispositif organisationnel global dans l’aménagement d’un espace de « traitement des résidus », « d’un espace de recyclage ». Nous avons noté, chemin faisant, l’ensemble des problèmes impliqués par l’aménagement d’un tel espace-temps. Le problème de la pratique et de la conduite de telles réunions est de nature fort complexe ; son champ dépasserait nettement les limites que nous avons fixées au présent travail. C’est certainement le modèle de l’intervention analytique en groupe large qui devrait être ici le plus fécond, bien que son introduction au sein d’institutions de soins déjà constituées, possédant une histoire, des idéologies structurées, un cadre singulier, commande des aménagements particuliers50.

Le prototype du « travail de recyclage » est sans doute à rechercher du côté de ce que W. Bion et, à sa suite, R. Kaës (1976 a) ont nommé la fonction alpha (ou la fonction de rêverie maternelle), telle que l’analyse transitionnelle et ses règles (D. Anzieu, 1979) appliquées aux groupes peuvent la laisser entrevoir.

Le second dispositif de l’intervention régulatrice dégagé par notre analyse précédente est l’interstice, il nous retiendra plus particulièrement. La question d’une « pratique intersticielle » est délicate.

De nombreux psychologues cliniciens considèrent que leur travail de psychologue se borne aux activités strictement définies comme telles, c’est-à-dire celles de ce que j’ai appelé l’institution structurée. Dès lors, ils adoptent dans l’interstice un état d’esprit non professionnel. L’interstice ne saurait être, pour eux, le lieu d’une pratique, ce n’est qu’un temps de pause.

D’autres, rendus prudents par des expériences antérieures dans lesquelles ils se sont sentis piégés ou entravés ensuite dans leur activité, par les relations qu’ils avaient nouées pendant les temps intersticiels, adoptent comme attitude systématique de renvoyer toute discussion mettant en cause les relations de travail, aux réunions institutionnelles formellement instituées. Ou ils s’abstiennent de toute présence dans l’interstice.

D’autres, enfin, font de l’interstice à l’inverse, l’un des lieux essentiels de leur pratique. Ils y rencontrent patients ou collègues, s’offrant comme écoute disponible à qui souhaite en profiter.

Les pratiques intersticielles tranchent souvent, comme on le voit, au sein du paradoxe qui les constitue et il y a à cela de puissants motifs. L’interstice se donne comme un temps d’extra-territorialité où chacun est tenté de baisser sa vigilance professionnelle, de « baisser sa garde » : le caractère amical, convivial, des activités qui s’y déroulent y invite. L’idée d’une pause, d’un relâchement, donne force à l’illusion de pouvoir laisser de côté personnalité et distance professionnelle, pour se montrer « au naturel », dépouillé de tout statut professionnel. Dans l’interstice peut ainsi régner une impression d’échange mutuel, confraternel, comme libéré des tensions intertransférentielles liées au travail en commun. Cette mutualité est, certes, souvent utile ou utilisée pour compenser les tensions narcissiques liées aux différences hiérarchiques et statutaires, à la manière d’un sas énergétique. Lorsque l’interstice fonctionne comme espace ou temps transitionnel, ces processus sont même nécessaires pour modérer les effets d’idéalisation (ou de fécalisation) induits par les positions statutaires, et ainsi ramener les effets d’inter-transfert, grâce à une espèce d’épreuve de réalité extra-professionnelle, à leur source institutionnelle. Se différencient ainsi fonction et personne.

Mais dans cette conjoncture transitionnelle, les différences statutaires ne disparaissent jamais complètement ; elles sont plutôt mises de côté, situées à la périphérie de la relation qu’elles étayent en silence. Le fond de l’interstice, ce qui le définit comme interstice, est muet, latent. L’interstice est alors dans un rapport de co-étayage avec l’institution structurée : les différences institutionnelles sont acceptées, mais leur arête est rendue plus tolérable dans la mesure de la limitation qui leur est ainsi imposée. Autrement dit, l’interstice permet alors que soient rétablies des identifications « personnalisées » qui, a contrario, permettent de ressaisir autrement les identités professionnelles. Cette fonction est particulièrement importante dans les institutions de « soins psychiques », dans la mesure où, dans celles-ci, les glissements idéalisants de la fonction à l’être sont particulièrement actifs. Un tel fonctionnement de l’interstice a bon compte à être respecté et avec lui, son cortège de paradoxes et d’illusions nécessaires.

Mais il arrive que le co-étayage de l’interstice et de l’institution structurée soit en faillite, que sa fonction transitionnelle régulatrice s’estompe, qu’il se durcisse, que les processus d’enkystements deviennent dominants. Les institutions de soin et de rééducation sont, en effet, tout particulièrement soumises, du fait des particularités de leurs instituants, à des tensions difficiles à gérer et à organiser. Il arrive qu’elles deviennent le champ d’une véritable « culture de pulsion de mort », sous la pression répétée des inter-transferts psychotiques ou antisociaux, qui peuvent avoir l’impact de véritables traumatismes groupaux. La violence, qu’elle soit « interprétative » ou agie, est le lot souvent quotidien de bien des institutions de soin. L’envie de certains soignants, exacerbée par les processus archaïques que leur rôle les conduit à tenter de contenir, les amène à saboter l’entreprise thérapeutique de certains autres qui se vengent à leur tour. Les forces d’inerties, alimentées par la compulsion de répétition des soignés, peuvent devenir dominantes ; tout changement réel réactivant des angoisses profondes, difficiles à élaborer et qui tendent à prendre les formes de l’angoisse catastrophique51. L’interstice ne peut plus dès lors jouer un rôle régulateur, au contraire, il devient le lieu ou le temps où l’envie s’exacerbe, où se structurent les communautés de déni.

La question se pose alors au psychologue clinicien – ou d’ailleurs à tout praticien qui souhaite aider à la régulation de la crise – de l’attitude qu’il doit adopter lorsqu’il assiste ou est interpellé par ce qui se déroule dans les temps intersticiels. D peut, certes, choisir de garder une neutralité complète à l’égard des « camps » qui se dessinent ou des dénis ou clivages qui s’organisent, ou encore, choisir de tenter d’intervenir pour renvoyer ce qui s’échange, aux « conteneurs » officiels. Dans de nombreux cas, il décrouvrira que sa neutralité ou ses tentatives pour resituer les échanges sont vécues comme un retrait défensif, une manière de se « protéger » et se mettre « hors du coup », ou encore comme une « complicité objective ». Une bonne occasion d’aider « à chaud » à la retransitionnalisation et à la régulation des processus institutionnels aura ainsi été perdue. S’il n’adopte pas cette attitude réservée, s’il arrive même à comprendre ce qui peut être en jeu dans ce temps de crise, se pose encore la question de la mise en forme de son intervention52.

L’expérience montre le peu d’utilité et de rigueur de l’interprétation pure et simple, elle est rarement bien acceptée, souvent impossible à entendre des intéressés, parfois persécutoire. L’interprétation formulée comme telle doit être en droit réservée à un cadre thérapeutique structuré : le processus est non séparable de son cadre et l’intervention sur le processus est, elle aussi, non séparable de ses conditions structurales. L’intervention au sein de l’interstice doit prendre la forme d’une certaine implication personnelle, elle ne sera « professionnelle », c’est là son paradoxe, qu’à ne pas se formuler comme telle. La pratique au sein de l’interstice ne saurait se définir comme une pratique professionnelle bien qu’elle soit une pratique de professionnel. Ceci étant, c’est l’autre élément de la double contrainte, elle doit cependant être une pratique, c’est-à-dire qu’elle vise, comme toute intervention thérapeutique à rétablir un certain décollement, un écart par rapport à ce qui se donne comme « réel », à permettre que ce qui se joue puisse se ressaisir comme représentation. C’est donc plus dans ses formes que dans son fond, dans ce qu’elle cherche à transmettre ou à produire, qu’il faut tenter de saisir la spécificité de ce type d’intervention. Le principe général semble être que sa forme respecte le paradoxe, l’ambiguïté, constitutif du lieu et de sa valeur.

3. Le cadre et le tact

J.L. Donnet (1973), lisant le texte de S. Freud consacré à la psychanalyse sauvage, fait apparaître le lien entre le cadre et le tact. Le cadre serait ce qui permet de se passer de tact53. On peut, dès lors, se demander si, inversement, quand il n’y a pas de cadre formel instauré ou tenable, le tact ne serait pas ce qui pourrait, à la rigueur, permettre de se passer de cadre ? Il y a là plus qu’un jeu de l’esprit. L’observation des « crises » institutionnelles montre à l’évidence la quasi-disparition du tact dans les échanges interpersonnels. On peut, certes, y voir un effet de la faillite des « conteneurs » mais il faut aussi y repérer un effet de la rupture du réseau interidentificatoire. Le lien du tact à l’identification avait déjà été noté par S. Ferenczi dans sa correspondance avec S. Freud, lorsqu’il proposait à celui-ci de considérer que la matrice du tact reposait sur une capacité de « sentir avec » l’autre. Dans l’échange interpersonnel, le tact apparaît dès lors comme ce qui témoigne ou atteste, rend sensible, la réalité vécue de cette forme d’identification, dans les situations décadrées ou « critiques », il permet, en aidant à maintenir vivantes tout ou partie des identifications, de conserver un certain « conteneur » relais ou, au moins, de ne pas aggraver les processus de déliaisons. Plus l’implication personnelle est requise de la part du praticien, plus l’impératif du respect de l’enveloppe narcissique de l’autre doit être soulignée. Il s’agit, en quelque sorte, d’une précondition formelle.

La notion d’une implication ou d’un engagement personnel du praticien dans les moments de crises intersticielles – notion que je propose comme l’une des manières de respecter le paradoxe de l’interstice

— doit être rapprochée de ce que D. Anzieu (1979) nomme l’interprétation « en première personne », dont il fait l’un des principaux outils de l’analyse transitionnelle en psychanalyse individuelle et groupale. Lorsque les affects sont disqualifiés ou déqualifiés, lorsque les double-binds envahissent les échanges, l’expérience montre que la verbalisation et la nomination des affects éprouvés peut fournir une butée et un contenant aux processus psychiques, un étayage, qui peut contribuer à faire pièce aux processus de déliaisons.

Les situations de crises intersticielles confrontent généralement le praticien à des situations qui mobilisent de grandes quantités d’excitations, difficiles à contenir dans une parole qui ne serait que tentative de verbalisation ou de dégagement. Il est souvent plus essentiel que l’intervention puisse contribuer à faire éprouver une limite, une représentation-chose de la butée réfractante. Il est souvent nécessaire d’avoir recours à un mode d’intervention psychodramatique54 qui tente, par la mise en forme agie, de porter l’acte à son point de symbolisation. De telles interactions à forme psychodramatique, qui supposent souvent qu’il y ait plusieurs praticiens décidés à essayer une telle mise en acte, doivent, pour être efficaces, s’effectuer dans une interaction où la nature ludique de l’échange doit rester sensible (ou le devenir petit à petit), mais implicite, non décidable. Souvent, encore, c’est par un acte prenant valeur de symbole en opérant au point même où se concrétise ce qui inhibe ou bloque le jeu, que le praticien est amené à intervenir. À titre indicatif, voici un exemple d’intervention agie ayant pris valeur symbolique en reproblématisant un trait culturel d’un groupe d’éducatrices. Dans cet exemple, la présence des instituants dans l’interstice « chauffe à blanc » l’ambiguïté des processus identificatoires.

D s’agit d’une institution qui accueille des enfants psychotiques. Les infirmières et éducatrices avaient pris l’habitude, entre 12h 30 et 14h, de consommer leur café en gardant les enfants « dans leurs pattes ». Un double-bind s’instaurait dans lequel, à la fois les enfants ne pouvaient s’éloigner, en même temps qu’ils étaient rejetés sans cesse et exclus des relations entre soignants. Le groupe des soignants vivait une relation de symbiose avec les enfants, mais cette relation était simultanément déniée. Un cercle vicieux s’est ainsi instauré : les enfants agressant les soignants qui les rejettaient d’autant plus, et ainsi de suite.

Ce jeu se matérialisait corporellement. Les infirmières et éducatrices étaient assises en rond serré, interdisant ainsi de fait aux enfants de s’insinuer dans leur cercle. La psychologue présente, lassée de l’agression perpétuelle des enfants et sensible à la détresse qui s’exprimait ainsi pour certains, accepta un jour de rompre le cercle clos, accueillit un enfant près d’elle et s’en occupa, brisant ainsi matériellement et psychiquement l’isomorphie groupale. Tout en continuant à s’occuper de l’enfant, elle dut assumer et expliquer son attitude aux autres soignants qui l’interpellaient, ne comprenant pas qu’elle « ne se laisse pas boire le café tranquillement » et qu’elle accueille un enfant aussi agressif. Contrainte à un double identification contradictoire, elle dut tenter de montrer comment le comportement agressif de l’enfant prenait, pour elle, valeur d’appel. Cette scène se déroula à plusieurs reprises sur plusieurs semaines. Une discussion informelle – qui elle aussi se répéta en se poursuivant de semaine en semaine – s’engagea alors sur la manière de comprendre ce qui sous-tendait le comportement manifeste des enfants, ce qui n’avait jamais pu être fait efficacement lors des réunions de synthèse officielles de l’équipe. Dans celles-ci, la parole des psychologues, toujours apparemment écoutée, était en fait implicitement disqualifiée et considérée comme un tic professionnel intellectuel et sans implication pratique concrète.

Une analyse détaillée de cette séquence d’interaction déborderait la limite de mon propos actuel, je me bornerai à relever un seul point.

La méta-communication (c’est-à-dire ici la communication qui prend comme objet ce qui sous-tend la communication, les prémices, les imagos et théories de l’homme et du monde qui sous-tendent l’action) n’est devenue possible et efficace, qu’après un acte effectif dont la nature témoignait qu’une expérience subjectivement exclue de la culture groupale, pouvait y être réintégrée sans chaos ni destruction. L’acte « symbolique » instaure de fait une rupture dans l’appareil psychique groupai isomorphique et la communauté de déni autour duquel il s’est construit. Ce n’est que secondairement et à partir de ce qui s’est problématisé par/dans cette brèche, qu’une reprise explicitative ou méta-communicatoire peut être envisagée, sans être d’emblée prise dans la répétition du déni ni rester ainsi « lettre morte ». Si l’on peut penser que la reprise de ce qui vient de s’actualiser peut s’effectuer secondairement dans les réunions formelles prévues à cet usage, il me semble qu’il faut aussi être prêt comme cette psychologue à l’effectuer « à chaud », au moment même où ses enjeux intrasubjectifs se font le mieux sentir.

Pour terminer ces quelques réflexions sur les pratiques intersticielles, j’aimerais encore souligner l’un de leurs paradoxes. La valeur disruptrice de l’intervention ne peut se manifester que dans l’après-coup. Autrement dit, ce sont ses effets qui attestent secondairement du bien-fondé de sa forme. La prise de risque au moment de la discussion de l’intervention est donc inévitable, l’accepter c’est accepter la précarité du transitionnel, de cet équilibre instable et relativement imprévisible qui signe la mise en action des pulsions de vie.


34 Sur ces travaux, cf. R. Roussillon (1977).

35 C’est R. Kaës (1976 b) qui a le premier formulé de manière systématisée l’hypothèse d’un double étayage du psychisme.

36 Il est difficile en français de trouver un seul terme pour cerner la nature et la fonction de cet espace : il est tantôt « dépotoir », tantôt « poubelle », tantôt « réserve » ou « débarras », ou enfin « remise ».

Il faut rapprocher ces notions d’une part, du « vaste-disposal » dont parle D.W. Winnicott dans Jeu et réalité, et d’autre part du concept de « sein-toilette » que propose D. Meltzer.

37 Un  tel espace apparaît alors comme un espace-signe, un « morceau » d’espace-temps, se trouve être porteur d’un « morceau de sens » pour former un espace-symbole (ou signe), forme première d’un processus de symbolisation. L’espace sacrifié perd sa valeur propre, pour devenir porteur d’une fonction groupale introuvable ailleurs, ainsi trouvée-créée dans l’appareil psychique groupal.

38 La problématique du recyclage ou du retraitement des résidus, par le biais de l’idéologie doit, bien sûr, être rapprochée du rôle de « mise en sens » qu’opère la mère (l’Autre) ; dans les meilleurs cas, elle s’apparente à la fonction alpha (ou fonction de rêverie maternelle) décrite par W. Bion, ou à la fonction mythopoétique décrite par R. Kaës (1976 a et b).

39 À ceux-ci sont dévolus un triple rôle :

•  mise en forme de l’illusion ou du rêve de l’institution,

•  « objet » commun des équipes,

•  idéal auquel se référer.

40 En même temps qu’elle stabilise et fonde le rôle de conteneur de la réunion elle-même.

41 Intervention co-animée avec P. Fustier au sein du C.R.I. (Centre de Recherche sur l’inadaptation). Université Lyon D.

42 Pour qu’un phénomène de bouc émissaire s’institutionnalise et donc, se constitue comme tel, il faut que les mécanismes projectifs du groupe s’engrènent avec les processus introjectifs du bouc émissaire lui-même.

43 Un bon « analyseur » de cette situation est à rechercher du côté de la place (bureau, salle de thérapie, etc.) et de la situation architecturale réservées aux psychologues.

Si cette fonction est souvent peu agréable pour le psychologue – sauf à l'« érotiser » masochiquement –, elle peut néanmoins, lorsque les projections ne sont pas trop débordantes ou annihilantes pour son fonctionnement psychique, lui fournir la base d’une pratique d’écoute et d’intervention au sein de l’institution.

44 L’ouverture du seuil d’audibilité de l’analyste à certains processus préalablement périphériques est une constante des « progrès » de l’analyse.

45 La nécessité, pour les processus transitionnels, de s’incarner dans des lieux concrets ou des objets précis (tel l’objet transitionnel) de manière au moins transitoire, résulte du paradoxe même de la transitionalité.

Sur ce point, cf. en particulier G. Bateson (1977). Vers une écologie de l’esprit. 1, pp. 24 et 59.

46 Il faudrait, pour être plus rigoureux, parler de processus « potentiellement transitionnels », mais la véritable transitionnalité n’est que l’un de leurs destins possibles.

47 Cette ambiguïté fondamentale permet de comprendre le fait d’observation courante qu’au sein de l’interstice les membres de l’institution peuvent passer sans vécu de rupture, ni sentiment d’incongruité, de la narration de leurs loisirs du week-end, par exemple, à la discussion des problèmes du service.

48 Des « passages à l’acte » sexuels ou agressifs peuvent apparaître.

49 À l’inverse, l’interstice peut ne plus exister comme tel par la disparition de tout

50 Sur certains de ces points, cf. « L’intervention analytique en institution », R. Roussillon (1978).

51 C’est souvent à un tel tableau que l’intervenant en institution en crise se trouve être confronté (cf. R. Roussillon, 1978).

52 Il est probable qu’un certain nombre de caractéristiques extrinsèques sont requises pour que celle-ci ait une bonne chance d’efficacité : l’expérience semble indiquer que le praticien doit avoir un temps de présence dans l’institution suffisant, qu’il doit par ailleurs s’être aménagé dans l’institution un territoire reconnu, que ses qualités personnelles et ses attitudes concrètes aient laissé de lui l’idée d’un « conteneur » suffisamment bon et fiable, et enfin qu’il ne se soit pas trop situé dans une position hiérarchique, ni dans les luttes de pouvoir.

53 Formule qui serait sûrement à nuancer toutes les fois que d’importantes blessures narcissiques sont au centre du processus psychanalytique.

54 P. Dubor (1979) a élaboré de son côté le terme de « gestion groupale » dans le traitement des psychotiques pour définir ce type d’interaction « contenante ».