Colloque sur l’analyse des enfants1

[Note, 1947. – Le texte suivant est celui de mon intervention sur les problèmes posés par l’analyse des enfants. Au cours de ce colloque, le livre d’Anna Freud, Introduction to the Technique of the Analysis of Children, publié à Vienne en 1926, souleva un intérêt particulier. Une version élargie de ce livre, Le Traitement Psychanalytique des Enfants (Paris, P.U.F., 1951), montre que les idées d’Anna Freud ont évolué sur certains points et ce sont rapprochées des miennes. Ces modifications sont exposées dans le post-scriptum qui termine ce texte. Celui-ci garde, cependant, sa valeur d’exposé de mes propres idées].

Pour commencer, je voudrais rappeler brièvement l’historique de l’analyse des enfants. Les débuts en datent de l’année 1909, où Freud publia l’ « Analyse d’une Phobie chez un Petit Garçon de Cinq Ans ». L’importance théorique de cette publication était considérable : elle confirmait que chez le petit Hans, on retrouvait effectivement ce que Freud avait découvert chez les enfants en procédant à partir de l’analyse des adultes. Cependant, cet article avait encore une autre portée, dont l’importance ne pouvait être reconnue alors. Cette analyse posait la première pierre d’un édifice, celui de la future analyse des enfants. En effet, elle ne se bornait pas à prouver l’existence et l’évolution du complexe d’Œdipe chez les enfants, et à montrer sous quelles formes il agit en eux ; elle prouvait également que ces tendances inconscientes pouvaient être amenées à la conscience sans aucun danger, mais au contraire, pour le plus grand bien de l’enfant et de son entourage. Voici comment Freud lui-même décrit cette découverte2: « Mais je dois rechercher maintenant si l’on a fait du mal à Hans en jetant la lumière sur des complexes qui ne sont pas seulement refoulés par les enfants, mais craints par les parents. Le petit garçon a-t-il tenté quelque action sérieuse en ce qui concerne ce qu’il voulait obtenir de sa mère ? Les mauvaises intentions qu’il avait à l’égard de son père ont-elles cédé la place à de mauvaises actions ? De telles craintes seront certainement venues à l’esprit de nombreux médecins qui comprennent mal la nature de la psychanalyse et qui pensent que les mauvais instincts sont renforcés lorsqu’ils deviennent conscients3. »

Il écrit encore, page 285 : « Au contraire, le seul résultat de l’analyse fut que Hans fut guéri, qu’il cessa d’avoir peur des chevaux et que ses rapports avec son père devinrent assez familiers, comme celui-ci le rapporte avec quelque amusement. Mais tout ce que le père a perdu dans le respect que lui vouait son fils, il l’a regagné dans sa confiance : « Je pensais, dit Hans une fois, que tu savais tout comme tu savais les choses sur le cheval. » Car l’analyse ne détruit pas les effets du refoulement. Les instincts supprimés auparavant restent supprimés ; mais le même effet est obtenu par des moyens différents. L’analyse remplace le processus du refoulement, automatique et excessif, par un contrôle conscient et modéré exercé par les facultés psychiques les plus hautes. En un mot, l’analyse remplace le refoulement par la répression. Ce fait semble nous apporter la preuve, longtemps cherchée, que la conscience a une fonction biologique, et que son entrée en scène nous procure un avantage important. »

H. Hug-Hellmuth, qui eut le mérite et l’honneur d’avoir été la première à entreprendre l’analyse systématique des enfants, aborda sa tâche avec certaines opinions préconçues qu’elle garda.

Son article intitulé « On the Technique of Child Analysis », écrit après quatre ans de pratique et présentant l’exposé le plus clair de ses principes et de sa technique4, dit nettement qu’elle rejette l’idée d’analyser de très jeunes enfants et qu’elle juge nécessaire de se contenter d’un « succès partiel » ; elle refuse de faire pénétrer trop loin l’analyse, de peur de trop remuer les tendances et les besoins refoulés, ou de trop demander à la capacité d’assimilation d’un enfant.

Cet article et les autres ouvrages de H. Hug-Hellmuth nous apprennent donc qu’elle s’est refusée à pénétrer un peu profondément dans le complexe d’Œdipe. Son travail se fondait aussi sur un autre principe : dans le cas des enfants, l’analyste ne doit pas se contenter d’appliquer un traitement analytique, il doit aussi exercer une action éducative précise.

Dès 1921, lorsque je publiai mon premier article sur « Le Développement d’un Enfant », j’avais abouti à des conclusions bien différentes. Mon analyse d’un petit garçon de cinq ans et trois mois m’avait permis de constater (ce que toutes mes analyses ultérieures ont confirmé depuis) qu’il était parfaitement possible, qu’il était même salutaire, de sonder le complexe d’Œdipe jusque dans ses profondeurs, et qu’en agissant ainsi, l’on pouvait obtenir des résultats au moins égaux à ceux des analyses d’adultes. D’autre part, j’ai constaté en même temps qu’une analyse ainsi conduite dispensait l’analyste d’exercer une action éducative ; bien plus, que les deux choses étaient incompatibles. J’ai fait de ces deux constatations les principes conducteurs de mon travail et je les ai défendues dans tous mes écrits ; c’est ainsi que j’en suis venue à tenter d’analyser de très jeunes enfants, c’est-à-dire des enfants de trois à six ans ; j’ai pu m’assurer que ces analyses réussissaient et qu’elles étaient pleines de promesses.

Examinons maintenant, dans le livre d’Anna Freud, ce qui semble constituer ses quatre principes essentiels. Nous trouvons ici cette idée fondamentale, déjà citée au sujet de H. Hug-Hellmuth : l’analyse des enfants ne doit pas être poussée trop loin. Anna Freud veut dire par là, ses conclusions les plus immédiates le montrent clairement, que la relation des enfants aux parents ne doit pas être trop manipulée, c’est-à-dire que le complexe d’Œdipe ne doit pas être examiné de trop près. Les exemples donnés par Anna Freud ne font apparaître, en fait, aucune analyse du complexe d’Œdipe.

Nous retrouvons de même la seconde idée directrice : l’analyse des enfants doit se combiner à l’exercice d’une action éducatrice.

Il est une chose remarquable et qui devrait donner beaucoup à penser : bien que l’analyse d’un enfant ait été tentée pour la première fois il y a dix-huit ans environ et qu’elle ait toujours été pratiquée depuis, ses principes les plus fondamentaux, nous devons l’admettre, n’ont jamais été clairement énoncés. Si nous comparons cet état de choses au développement de la psychanalyse des adultes, nous pourrons constater qu’au bout d’une période égale, tous ses principes de base avaient été non seulement posés, mais empiriquement éprouvés et vérifiés au delà de toute réfutation, qu’une technique s’était constituée dont les détails devaient se perfectionner, certes, mais dont les principes fondamentaux restaient intacts.

Comment expliquer le fait que l’analyse des enfants se soit, elle, si peu développée ? On entend souvent dire, dans les cercles psychanalytiques, que les enfants ne sont pas des objets appropriés pour l’analyse ; cet argument ne me paraît pas solide. H. Hug-Hellmuth était très sceptique sur les résultats que l’on pouvait obtenir avec les enfants. Elle dit qu’elle dut « se contenter de succès partiels et compter avec des rechutes ». En outre, elle ne recommande l’application du traitement qu’à un nombre restreint de cas. Anna Freud met elle aussi des limites très précises à l’utilisation de l’analyse des enfants, mais elle a, d’autre part, une vision plus optimiste de ses possibilités. A la fin de son livre, elle dit : « L’analyse des enfants, malgré toutes les difficultés énumérées, nous permet d’obtenir des améliorations, des guérisons, des changements que nous n’oserions même pas imaginer quand nous analysons des adultes » (p. 86).

Pour répondre à ma question, j’exposerai certaines idées dont j’aurai à prouver l’exactitude à mesure que j’avancerai. Je pense que si l’analyse des enfants s’est si peu développée par rapport à celle des adultes, c’est parce qu’on ne l’abordait pas, comme on le faisait pour celle-ci, dans un esprit de recherche libre et sans préjugés. L’analyse des enfants se trouvait dès sa naissance entravée et étouffée par certaines idées préconçues. Si nous considérons la première analyse d’un enfant, fondement de toutes les autres (l’analyse du petit Hans), nous constatons qu’elle n’avait pas ce défaut. Certes, elle ne faisait pas encore appel à une technique particulière : le père de l’enfant, qui avait poursuivi cette analyse partielle sous la direction de Freud, était fort peu versé dans la pratique analytique. Malgré cela, il eut le courage d’aller fort loin et les résultats qu’il obtint furent bons. Dans le résumé auquel je me suis reportée plus haut, Freud déclare qu’il aurait aimé lui-même aller plus loin encore. Ce qu’il dit montre également qu’il ne voyait aucun danger dans une analyse complète du complexe d’Œdipe ; il ne pensait donc pas, c’est évident, que chez les enfants, il fallait par principe laisser ce complexe en dehors de l’analyse. Or, H. Hug-Hellmuth, qui fut pendant de longues années sinon la seule personne, du moins la plus éminente à pratiquer l’analyse des enfants, aborda ce domaine avec des principes qui devaient le limiter et le rendre par conséquent moins fécond, non seulement en ce qui concerne les résultats pratiques, le nombre des cas relevant de l’analyse, etc., mais aussi en ce qui concerne les découvertes théoriques. Car pendant toutes ces années, l’analyse des enfants, dont on pouvait raisonnablement attendre un enrichissement direct de la théorie psychanalytique, n’a rien produit dans ce sens qui méritât d’être mentionné. Anna Freud, tout comme H. Hug-Hellmuth, pense qu’en analysant des enfants, nous ne pouvons découvrir plus, nous découvrons en fait moins de choses sur la première période de la vie, qu’en analysant des adultes.

Je rencontre ici la seconde raison invoquée pour expliquer la lenteur des progrès dans l’analyse des enfants. On dit que le comportement d’un enfant, dans l’analyse, est manifestement différent de celui d’un adulte, et par conséquent qu’une technique différente doit être utilisée. Je pense que cet argument est inexact. Si l’on me permet d’adapter ce dicton : « c’est l’esprit qui bâtit le corps », je voudrais affirmer que c’est l’attitude, la conviction intérieure qui trouve la technique nécessaire. Il me faut répéter ce que j’ai déjà dit : si l’on aborde l’analyse des enfants l’esprit ouvert, l’on découvrira les moyens de faire les sondages les plus profonds. Les conséquences de cette attitude permettront de voir la maie nature de l’enfant et de se rendre compte qu’il est inutile de fixer des limites à l’analyse, qu’il s’agisse de la profondeur qu’elle doit atteindre, ou de la méthode qu’elle doit utiliser.

Avec ce que je viens de dire, nous abordons la principale critique que j’adresse au livre d’Anna Freud.

Un certain nombre des moyens techniques employés par Anna Freud peuvent s’expliquer, je pense, à partir d’un double point de vue : 1° elle admet que la situation analytique ne peut s’établir avec des enfants ; et 2° dans le cas des enfants, elle considère l’analyse pure, sans aucun complément pédagogique, comme inadaptée et contestable.

La première affirmation découle directement de la seconde.

Si nous comparons cette technique avec celle de l’analyse des adultes, nous remarquons ceci : nous admettons inconditionnellement qu’une véritable situation analytique ne peut s’établir que par des moyens analytiques. Nous considérerions comme une grave erreur le fait de nous assurer du transfert positif du patient en employant des moyens tels qu’Anna Freud les décrit dans le chapitre I de son livre, ou d’utiliser son angoisse pour le rendre docile, ou de l’intimider et de le vaincre par des moyens autoritaires. Nous penserions qu’une telle introduction nous assurerait-elle un accès partiel vers l’inconscient du patient, nous devrions renoncer ensuite à établir une véritable situation analytique et à mener à bonne fin une analyse complète, pénétrant jusqu’aux couches profondes de l’esprit. Nous savons que nous devons constamment analyser le désir des patients de nous considérer comme une autorité – qu’elle soit haïe ou aimée – et que seule, l’analyse de cette attitude nous permet d’accéder à ces couches profondes.

Tous les moyens que nous jugerions condamnables dans l’analyse des adultes sont justement préconisés par Anna Freud dans l’analyse des enfants ; ce qui les rend nécessaires à son avis, c’est cette introduction au traitement qu’elle juge indispensable et qu’elle appelle le « dressage » à l’analyse. Il semble évident qu’après ce « dressage », elle ne parvienne jamais à établir une véritable situation analytique. Je trouve ceci surprenant et illogique : Anna Freud n’utilise pas les moyens nécessaires pour établir la situation analytique, mais leur substitue d’autres moyens ; ensuite, elle se reporte sans cesse à son postulat pour essayer d’en prouver théoriquement l’exactitude, de prouver qu’il n’est pas possible d’établir la situation analytique avec les enfants, ni, par conséquent, de mener à bien une analyse pure dans le sens que l’on donne à l’analyse des adultes.

Anna Freud avance un certain nombre de raisons pour justifier les moyens, compliqués et gênants, qu’elle juge nécessaires pour établir une situation permettant le travail analytique avec les enfants. Ces raisons ne me semblent pas fondées. Si elle s’éloigne aussi fréquemment des règles analytiques les plus éprouvées, c’est parce qu’elle pense que les enfants sont des êtres différents des adultes. Néanmoins, le seul but de ces mesures compliquées est de rendre l’enfant semblable à l’adulte dans son attitude à l’égard de l’analyse. Cela me semble contradictoire, et je pense que cette contradiction peut s’expliquer ainsi : dans ses comparaisons, Anna Freud met au premier plan le Cs et le moi de l’enfant et de l’adulte, alors que nous devons travailler d’abord et avant tout avec l’Ics (bien que nous ayons pour le moi tous les égards nécessaires). Or dans l’Ics (et je fonde mon affirmation sur des analyses profondes, des analyses d’enfants aussi bien que d’adultes), ceux-ci ne sont pas fondamentalement différents de ceux-là. Simplement, le moi infantile n’est pas encore parvenu à maturité, et les enfants subissent donc une domination beaucoup plus forte de leur les. C’est cela que nous devons aborder, cela que nous devons considérer comme le point central de notre travail si nous voulons apprendre à connaître les enfants tels qu’ils sont vraiment et à les analyser.

Je n’attache aucune valeur particulière au but qu’Anna Freud souhaite si ardemment atteindre – celui de susciter chez les enfants une attitude analogue, vis-à-vis de l’analyse, à celle des adultes. Je pense en outre que si Anna Freud parvient à ce but par les moyens qu’elle décrit (et cela ne peut se produire que dans un nombre de cas limité), le résultat de son travail n’est pas celui vers lequel elle tend, mais quelque chose de très différent. La « reconnaissance de sa maladie ou de sa méchanceté » qu’elle obtient de l’enfant, émane de l’angoisse qu’elle a mobilisée en lui afin de parvenir à ses propres fins ; il s’agit de la peur de castration et du sentiment de culpabilité. (Je ne me demanderai pas ici dans quelle mesure, chez les adultes aussi, le désir raisonnable et conscient de retrouver la santé n’est qu’un simple écran qui dissimule cette angoisse.) Nous ne pouvons fonder durablement notre travail analytique sur un projet conscient qui, nous le savons, ne reste pas longtemps le seul support de l’analyse, fût-ce chez les adultes.

Certes, Anna Freud pense, elle aussi, que ce projet est nécessaire d’abord, pour accéder à l’analyse ; mais elle croit en outre pouvoir, dès lors que le projet existe, faire fond sur lui à mesure que l’analyse progresse. Je pense que cette idée est erronée, et que chaque fois qu’elle y fait appel, elle a recours en réalité à l’angoisse de l’enfant et à sa culpabilité. Il n’y aurait là rien de contestable en soi, car les sentiments d’angoisse et de culpabilité font certainement partie des facteurs dont dépend notre travail. Je pense seulement que nous devons connaître clairement la nature des supports sur lesquels nous nous appuyons et la manière dont nous les utilisons. L’analyse n’est pas en elle-même une méthode pleine de douceur : elle ne peut pas éviter toute souffrance au patient, à l’adulte aussi bien qu’à l’enfant. En fait, elle doit forcer la souffrance à se manifester à la conscience et provoquer son abréaction, afin d’épargner au patient une souffrance ultérieure permanente et plus fatale. Mes critiques ne portent donc pas sur le fait qu’Anna Freud active l’angoisse et la culpabilité, mais au contraire, sur le fait qu’elle ne les dissipe pas suffisamment. Il me semble qu’elle fait preuve d’une dureté inutile en amenant à la conscience d’un enfant sa peur de devenir fou, comme elle le décrit par exemple p. 9, sans attaquer aussitôt cette angoisse à sa racine inconsciente, et sans la soulager à son tour, dans toute la mesure du possible.

Si c’est vraiment à des sentiments d’angoisse et de culpabilité que nous devons faire appel dans nos analyses, pourquoi ne les considérerions-nous pas comme des facteurs que nous devons reconnaître comme tels, et pourquoi ne les utiliserions-nous pas systématiquement dès qu’ils apparaissent ?

Je fais toujours cela moi-même, et j’ai constaté que je pouvais faire pleinement confiance à une technique fondée sur ce principe : il faut tenir compte des quantités d’angoisse et de culpabilité, si fortes chez tous les enfants, et beaucoup plus nettes et saisissables que chez les adultes ; il faut en tenir compte et en faire un usage analytique.

Anna Freud déclare (p. 56) que chez un enfant, une attitude hostile et angoissée à mon égard ne me permet pas de conclure aussitôt qu’un transfert négatif est à l’œuvre, car « plus un petit enfant est tendrement attaché à sa mère, moins il reste en lui d’élans amicaux pour les étrangers ». Je ne pense pas que nous puissions comparer cette attitude, comme elle le fait, à celle des tout petits enfants qui rejettent ce qui leur est étranger. Nous ne savons pas grand-chose sur les tout petits enfants, mais une analyse très précoce peut nous en apprendre long sur la pensée d’un enfant de trois ans, par exemple : ce sont seulement les enfants névrosés et très ambivalents qui manifestent crainte et hostilité à l’égard des étrangers. Voici ce que m’a appris mon expérience : si j’analyse tout de suite cette antipathie comme une angoisse et un transfert de sentiment négatif, si je l’interprète ainsi par rapport au matériel que l’enfant produit simultanément en la faisant remonter à son objet originel, à la mère, j’observe aussitôt que l’angoisse diminue. Cela se manifeste par l’avènement d’un transfert plus positif accompagné d’un redoublement d’entrain dans le jeu. Chez les enfants plus âgés, la situation est analogue bien qu’elle diffère par certains détails. Évidemment, ma méthode suppose que j’aie accepté dès le début d’attirer sur moi le transfert négatif aussi bien que le transfert positif, et d’examiner ceux-ci jusqu’aux racines qu’ils plongent dans la situation œdipienne. Ces mesures sont, l’une et l’autre, parfaitement accordées aux principes de l’analyse, mais Anna Freud les rejette, pour des raisons que je crois mal fondées.

Je pense donc que la différence radicale qui sépare nos attitudes devant l’angoisse et la culpabilité des enfants est celle-ci : Anna Freud utilise ces sentiments pour s’attacher l’enfant, tandis que je les fais entrer dès le début au service de l’analyse. De toute manière, ils doivent être rares, les enfants chez qui on peut soulever l’angoisse sans que celle-ci apparaisse comme une source de trouble et de souffrance, ou même comme un obstacle définitif à l’analyse, si l’on n’entreprend pas immédiatement de la faire disparaître par des moyens analytiques.

De plus, Anna Freud n’emploie cette méthode que dans certains cas particuliers ; c’est du moins ce que son livre laisse entendre.

Dans d’autres cas, elle essaye par tous les moyens de susciter un transfert positif, afin de remplir cette condition qu’elle juge nécessaire à son travail : attacher l’enfant à sa personne.

Cette méthode me semble, elle aussi, erronée, car nous pouvons certainement travailler d’une manière plus sûre et plus efficace en utilisant des moyens purement analytiques. Tous les enfants ne nous répondent pas, au début de l’analyse, par la crainte et l’aversion, il s’en faut de beaucoup. Mon expérience me permet de dire que si l’attitude d’un enfant à notre égard est amicale et enjouée, nous avons raison d’admettre qu’un transfert positif est établi et de l’utiliser aussitôt. Nous avons une autre arme encore, excellente, éprouvée, que nous utilisons d’une manière analogue dans l’analyse des adultes, encore que là, nous n’ayons pas si rapidement et si clairement l’occasion d’intervenir. Je veux dire que nous interprétons ce transfert positif ; autrement dit, dans l’analyse des enfants aussi bien que dans l’analyse des adultes, nous le faisons remonter jusqu’à l’objet originel. En général, nous remarquerons probablement le transfert négatif autant que le transfert positif, et nous aurons toutes les chances de faire du travail analytique si dès le début, nous les manipulons l’un et l’autre d’une manière analytique.

En dénouant une partie du transfert négatif, nous obtiendrons, comme chez l’adulte, un renforcement du transfert positif, qui, conformément à l’ambivalence de l’enfance, sera bientôt suivi à son tour d’une réapparition du transfert négatif. Une situation analytique a été établie et le travail que nous avons fait relève véritablement de l’analyse. De plus, nous avons trouvé chez l’enfant lui-même une base sur laquelle nous pouvons nous appuyer, et il nous est souvent possible de nous passer d’information sur l’entourage de l’enfant. Bref, nous avons réuni les conditions nécessaires d’une analyse, et si nous évitons les mesures pénibles, difficiles et peu sûres décrites par Anna Freud, nous assurons aussi à notre travail (et ceci me semble encore plus important) la pleine valeur et le succès d’une analyse en tous points équivalente à l’analyse d’un adulte.

Mais je me trouve ici-devant une objection soulevée par Anna Freud dans le second chapitre de son livre, « Les moyens utilisés dans l’analyse des enfants ». Pour travailler comme je le fais, nous devons trouver un matériel dans les associations de l’enfant. Anna Freud et moi, nous admettons toutes deux, comme le fait probablement toute personne qui analyse des enfants, que ceux-ci ne peuvent ni ne veulent produire des associations de la même manière que les grandes personnes, de telle sorte qu’on ne peut réunir un matériel suffisant si seule la parole est utilisée. Parmi les moyens qu’Anna Freud juge utiles pour remplacer les associations verbales manquantes, il en est dont mon expérience m’a également appris la valeur. Si nous examinons ces moyens de plus près – par exemple, le dessin, ou le fait de raconter des histoires inventées – nous voyons que leur but est de réunir un matériel analytique autrement que par des associations obtenues selon les règles, et qu’il est important avant tout, quand on travaille avec des enfants, de libérer leur activité fantasmatique et de les engager à exercer celle-ci. Une des affirmations d’Anna Freud nous donne une indication, qu’il faut examiner attentivement, sur la manière de s’y prendre pour y parvenir. Elle déclare que « rien n’est plus facile que de faire comprendre à un enfant l’interprétation des rêves ». Et plus loin (p. 31), « même les enfants peu intelligents, qui semblaient à tout autre point de vue aussi peu adaptés que possible à l’analyse, réussissaient à interpréter des rêves ». Je pense que ces enfants n’auraient peut-être pas été aussi peu adaptés à l’analyse si Anna Freud s’était appliquée à comprendre, dans d’autres domaines comme dans l’interprétation des rêves, le symbolisme qu’ils expriment avec tant d’évidence. Car mon expérience m’a appris que si l’on agit ainsi, il n’est pas d’enfants, même parmi les moins intelligents, qui soient mal adaptés à l’analyse.

C’est en effet le levier que nous devons utiliser dans l’analyse des enfants. Un enfant nous présentera d’abondants fantasmes si nous le suivons avec la conviction que ses récits sont symboliques. Dans le chapitre III de son livre, Anna Freud avance un certain nombre d’arguments théoriques contre la technique du jeu que j’ai mise au point, et qu’elle conteste quand on l’utilise à des fins analytiques, mais non comme simple objet d’observation. Elle trouve douteux que le contenu du drame représenté dans le jeu des enfants soit symbolique, et pense que ces jeux pourraient provenir simplement des observations réelles ou des expériences de la vie quotidienne. Je dois dire que les illustrations de ma technique présentées par Anna Freud montrent qu’elle a mal compris celle-ci. « Si un enfant renverse un réverbère ou un des personnages du jeu, elle (Mélanie Klein) interprète probablement cet acte comme une conséquence des tendances agressives à l’égard du père, et si l’enfant fait entrer deux charrettes en collision, elle analyse le jeu comme impliquant l’observation du coït parental. » Jamais je n’avancerais des interprétations aussi hasardeuses du jeu des enfants. Je m’en suis expliquée, en particulier, dans mon dernier article5. Si un enfant exprime le même matériel psychique dans des versions différentes – souvent, en fait, avec des moyens différents, c’est-à-dire des jouets, l’eau, le découpage, le dessin, etc.; si je peux, d’autre part, observer que ces activités s’accompagnent d’un sentiment de culpabilité se manifestant ou bien sous forme d’angoisse, ou bien sous forme de représentations qui impliquent une surcompensation, qui sont l’expression de formations réactionnelles ; si je suis alors éclairée sur certains enchaînements, j’interprète ces phénomènes, que je relie à l’inconscient et à la situation analytique. Les conditions pratiques et théoriques de l’interprétation sont précisément les mêmes que dans l’analyse des adultes.

Les petits jouets que j’utilise ne sont qu’un des moyens d’expression que je propose ; les autres sont le papier, les crayons, les ciseaux, la ficelle, les balles, les cubes, et surtout, l’eau. Us sont à la disposition de l’enfant qui les utilise s’il le désire, et ils ne sont là que pour ouvrir un accès vers son imagination et la libérer. Certains enfants restent longtemps sans toucher un jouet, ou bien, pendant des semaines d’affilée, ne font rien d’autre que des découpages. Dans le cas des enfants souffrant d’une inhibition totale à l’égard du jeu, les jouets ne sont peut-être qu’un moyen d’étudier de plus près l’origine de leur inhibition. Certains enfants, souvent les tout petits, écartent les jouets, dès que ceux-ci leur ont donné la possibilité de dramatiser quelques-uns des fantasmes ou des expériences qui les dominent, et passent à toutes sortes de jeux où ils s’attribuent un rôle et en font jouer d’autres par moi-même et par certains objets de la pièce.

Je me suis étendue assez longuement sur les détails de ma technique ; je veux bien faire comprendre, en effet, le principe qui, selon mon expérience, permet de manipuler le plus grand nombre d’associations chez les enfants, et de pénétrer dans les couches les plus profondes de leur Ics.

Nous pouvons établir un contact rapide et sûr avec l’Ics des enfants : poussés par la conviction qu’ils sont plus fortement dominés que les adultes par leur les et leurs tendances pulsionnelles, nous pouvons raccourcir le chemin de l’analyse passant chez ceux-ci par le contact avec le moi, et établir une jonction directe avec l’Ics de l’enfant. Il est évident que si cette prépondérance de l’Ics est un fait, nous devons nous attendre que le mode de représentation symbolique, prédominant dans l’Ics, soit plus naturel chez les enfants que chez les adultes ; en fait, nous devons présumer qu’il domine les enfants. Suivons-les sur ce chemin, c’est-à-dire, entrons en contact avec leur les en utilisant son langage après l’avoir interprété. Si nous agissons de la sorte, nous trouverons rapidement accès vers les enfants eux-mêmes. Bien entendu, cela ne s’accomplit pas aussi facilement et aussi rapidement qu’il semble ; s’il en était ainsi, l’analyse des jeunes enfants ne demanderait que peu de temps, et c’est loin d’être le cas. Nous percevons bien souvent, dans l’analyse des enfants, des résistances non moins nettes que dans l’analyse des adultes ; elles prennent très fréquemment la forme qui leur est, chez les enfants, la plus naturelle, c’est-à-dire celle de l’angoisse.

C’est donc le second facteur essentiel, me semble-t-il, pour pénétrer dans l’Ics de l’enfant. Observons un enfant qui représente ce qui se passe en lui et dont l’attitude change – qu’il modifie son jeu, ou qu’il l’abandonne, ou qu’il éprouve un accès d’angoisse directement exprimé ; lorsque nous cherchons, dans l’ensemble du matériel psychologique, ce qui provoque ces changements, nous aboutissons toujours à la culpabilité, et nous devons interpréter celle-ci à son tour.

Ces deux facteurs sont, selon mes constatations, les auxiliaires les plus sûrs de l’analyse des enfants ; ils dépendent l’un de l’autre et sont complémentaires. Ce n’est qu’en interprétant, et donc en soulageant l’angoisse de l’enfant chaque fois qu’elle est à notre portée, que nous pourrons accéder à son inconscient et que nous lui ouvrirons la voie du fantasme. Ensuite, nous n’aurons qu’à suivre le symbolisme des fantasmes pour voir bientôt l’angoisse réapparaître. C’est ainsi que nous assurerons le progrès de l’analyse.

Les explications que je donne sur ma technique et l’importance que j’attribue au symbolisme des actes des enfants ne doivent pas laisser à penser que l’analyse des enfants doit se passer de l’association libre au vrai sens du terme.

J’ai dit plus haut qu’Anna Freud et moi, comme tous ceux qui font des analyses d’enfants, nous pensons que les enfants ne peuvent et ne veulent pas associe1- de la même manière que les adultes. Je voudrais ajouter qu’avant tout, je crois qu’ils ne le peuvent pas, non pas que la capacité de traduire leurs pensées en paroles leur fasse défaut (ceci ne s’appliquerait, dans une certaine mesure, qu’aux très jeunes enfants), mais parce que l’angoisse oppose une résistance aux associations verbales. Les limites de cet article m’interdisent de m’étendre sur cet intéressant problème ; je dois me contenter de mentionner brièvement quelques faits d’expérience.

La représentation au moyen de jouets – ou plutôt la représentation symbolique en général, car elle prend une certaine distance par rapport au sujet lui-même – est moins investie d’angoisse qu’une confession parlée. Par conséquent, si nous parvenons à alléger l’angoisse et à obtenir d’abord des représentations indirectes, nous verrons qu’il nous est possible d’obtenir alors l’expression verbale la plus complète dont l’enfant soit capable, et de l’analyser.

Nous constaterons ensuite, à de nombreuses reprises, que dans les moments où l’angoisse est plus forte, les représentations indirectes reprennent la première place. Voici une brève illustration de ce processus. Alors que son analyse était déjà assez avancée, un petit garçon de cinq ans me raconta un rêve dont l’interprétation pénétra très profondément et fut très féconde. Cette interprétation occupa toute une séance d’analyse, les associations étant exclusivement verbales. Les deux jours suivants, il me raconta de nouveaux rêves qui apparurent comme des suites du premier. Mais les associations verbales au second rêve ne furent exprimées qu’avec beaucoup de difficulté et une par une. La résistance était manifeste et l’angoisse nettement plus forte que la veille. L’enfant se tourna vers la boîte à jouets et, avec des poupées et d’autres objets, il me dépeignit ses associations, recourant de nouveau aux mots chaque fois qu’il surmontait une résistance. Le troisième jour, l’angoisse était encore plus grande, à cause du matériel révélé les deux jours précédents.

Les associations furent exprimées, presque exclusivement, par le jeu avec des objets et avec l’eau.

Si nous sommes conséquents dans notre application des deux principes indiqués, c’est-à-dire si nous suivons le mode de représentation symbolique de l’enfant, et si nous tenons compte de la facilité avec laquelle naît chez lui l’angoisse, nous pourrons considérer ses associations comme un moyen analytique très important, mais utilisé, comme je l’ai dit, de temps en temps seulement, et comme un moyen parmi d’autres.

Je pense donc que la déclaration d’Anna Freud est incomplète lorsqu’elle dit : « De temps en temps également, des associations involontaires, non intentionnelles, nous viennent en aide » (p. 41). Que des associations apparaissent ou non, cela dépend chaque fois de certaines attitudes précises de l’analysé, jamais du hasard. Selon moi, nous pouvons utiliser ce moyen dans une bien plus large mesure qu’il ne semble. Bien souvent, il jette un pont vers la réalité ; c’est ce qui explique en partie qu’il soit plus intimement lié à l’angoisse que le mode de représentation indirect, irréel. A cet égard, je ne considérerais aucune analyse, pas même celle d’un très jeune enfant, comme terminée, avant d’avoir finalement réussi à obtenir que l’enfant s’exprime, autant qu’il en est capable, par la parole, et d’avoir ainsi rattaché cette analyse à la réalité.

Il existe donc une parfaite analogie entre cette technique et celle de l’analyse des adultes. La seule différence est que chez les enfants, la prédominance de l’lcs est beaucoup plus considérable que chez les adultes, et que, par conséquent, son mode d’expression l’emporte de loin ; et puis, nous devons tenir compte de la plus grande tendance des enfants à ressentir l’angoisse.

Incontestablement, cela est vrai aussi de l’analyse pendant la période de latence et la période prépubertaire, et même, jusqu’à un certain point, pendant la puberté. Dans un certain nombre d’analyses dont les sujets traversaient l’une ou l’autre de ces phases, je fus obligée d’adopter une forme modifiée de la technique que j’utilise avec les jeunes enfants.

Ce que je viens de dire ôte un peu de leur force, je pense, aux deux principales objections d’Anna Freud sur ma technique du jeu. Elle nous conteste d’abord le droit d’admettre que le principal mobile du jeu des enfants en est son contenu symbolique, et ensuite, le droit de considérer le jeu des enfants comme équivalent aux associations verbales des adultes. Car, plaide-t-elle, le jeu ne comporte pas cette idée d’intention que l’adulte met dans son analyse et qui « lui permet, quand il associe, d’exclure toute direction consciente de ses pensées, et toute action sur leur déroulement ».

Je répondrai à cette objection que les intentions des patients adultes (qui, selon mon expérience, ne sont pas aussi efficaces qu’Anna Freud le suppose) sont tout à fait superflues chez les enfants, et je ne parle pas seulement des très jeunes enfants.

Il ressort clairement de ce que j’ai dit que les enfants sont à ce point dominés par leur inconscient qu’il leur est inutile d’exclure délibérément les idées conscientes6. D’ailleurs, Anna Freud elle-même envisage cette possibilité (p. 49).

Si j’ai consacré tant de pages à la technique que je préconise dans le cas des enfants, c’est que cette question me semble fondamentale dans le problème général de l’analyse des enfants. Lorsque Anna Freud rejette la technique du jeu, son raisonnement s’applique non seulement à l’analyse des jeunes enfants, mais aussi, je pense, au principe de base qui régit l’analyse des enfants plus âgés, telle que je la comprends. La technique du jeu nous fournit une grande quantité de matériel et nous ouvre l’accès des couches les plus profondes de l’esprit. Si nous l’utilisons, nous arrivons inévitablement à l’examen du complexe d’Œdipe, et une fois là, nous ne pouvons prescrire aucune limite à l’analyse, qui peut se poursuivre dans toutes les directions. Si nous voulons donc éviter d’analyser le complexe d’Œdipe, nous devons éviter d’utiliser la technique du jeu, même sous sa forme modifiée destinée aux enfants plus âgés.

Il s’ensuit que la question n’est pas de savoir si l’analyse des enfants peut aller aussi loin que celle des adultes, mais si elle doit aller aussi loin. Pour répondre à cette question, il nous faut examiner les raisons que donne Anna Freud, dans le chapitre IV de son livre, contre les analyses profondes.

Mais auparavant, je voudrais parler des conclusions d’Anna Freud, au chapitre III, sur le rôle du transfert dans l’analyse des enfants.

Anna Freud décrit certaines différences essentielles entre la situation de transfert de l’adulte et celle de l’enfant. Elle parvient à la conclusion qu’il peut y avoir chez celui-ci un transfert satisfaisant, mais qu’aucune névrose de transfert ne se produit. Pour fonder son affirmation, elle avance l’argument théorique suivant : les enfants, dit-elle, ne sont pas prêts, comme les adultes, à aborder une réédition de leurs relations d’amour, car leurs objets d’amour originels, les parents, existent encore en tant qu’objets dans la réalité.

Pour réfuter cet argument, que je crois erroné, il faudrait que j’entreprenne une étude détaillée sur la structure du surmoi infantile. Mais comme je le fais un peu plus loin, je me contenterai d’énoncer ici quelques affirmations que la suite de mon exposé soutiendra.

L’analyse de très jeunes enfants m’a montré qu’un enfant de trois ans a déjà traversé la partie la plus importante du développement de son complexe d’Œdipe. Par conséquent, le refoulement et la culpabilité l’ont déjà considérablement éloigné des objets qu’il a désirés à l’origine. Ses rapports à ces objets ont subi des modifications et des déformations, de telle sorte que les objets d’amour actuels sont des imagos des objets primitifs.

Les enfants peuvent donc parfaitement aborder une réédition de leurs relations d’amour par rapport à l’analyste, et ceci pour tous les points fondamentaux et par conséquent décisifs. Mais nous rencontrons ici une seconde objection théorique. Anna Freud considère qu’en analysant des enfants, l’analyste n’est pas, comme c’est le cas lorsque le patient est un adulte, « impersonnel, transparent, une page blanche sur laquelle le patient peut inscrire ses fantasmes », quelqu’un qui évite d’imposer des interdictions et de permettre des satisfactions. Néanmoins, selon mon expérience, c’est exactement ainsi qu’un analyste d’enfants peut et doit se comporter, une fois que la situation analytique est établie. Son activité n’est qu’apparente, car même lorsqu’il se jette tout entier dans les jeux et les fantasmes de l’enfant en s’adaptant à ses modes de représentation particuliers, il ne fait que pratiquer ce que l’analyste d’adultes fait couramment : celui-ci suit aussi, de bon gré, les fantasmes de ses patients. Mais en dehors de cela, je ne me permets jamais d’accorder des satisfactions personnelles à mes jeunes patients, que ce soit sous forme de cadeaux, de caresses, de rencontres personnelles en dehors de l’analyse, etc. Bref, je m’en tiens, en somme, aux règles établies pour l’analyse des adultes. Ce que je donne à mes jeunes patients, c’est le soulagement et le soutien assurés par l’analyse, qu’ils ressentent relativement vite, même s’ils n’éprouvaient auparavant aucune sensation de maladie. De plus, ils peuvent être absolument sûrs de ma parfaite sincérité et de mon honnêteté à leur égard ; celles-ci répondent à la confiance qu’ils me font.

Je dois cependant contester la conclusion d’Anna Freud autant que ses prémisses. Selon mon expérience, une névrose de transfert complète se produit chez les enfants, d’une manière analogue à ce qu’on observe chez les adultes. Lorsque j’analyse des enfants, je constate que leurs symptômes s’accentuent ou décroissent, qu’ils se modifient parallèlement à la situation analytique. J’observe l’abréaction de leurs affects, dont l’apparition dépend étroitement des progrès de l’analyse et du rapport à moi-même. Je vois que leur angoisse naît et que leurs réactions s’élaborent à partir de cette base analytique. Les parents qui observent attentivement leurs enfants m’ont souvent fait part de leur étonnement devant le retour de certaines habitudes disparues depuis longtemps. Je n’ai jamais constaté que les enfants expriment leurs réactions chez eux autant qu’avec moi : elles sont réservées, pour la plupart, à l’abréaction pendant les séances d’analyse. Bien entendu, il arrive quelquefois, lorsque des affects très puissants surgissent avec violence, qu’une partie du trouble apparaisse à ceux qui côtoient les enfants, mais cela n’est que temporaire et ne peut pas être évité non plus dans l’analyse des adultes.

Sur ce point, par conséquent, mon expérience est en contradiction totale avec les observations d’Anna Freud. La raison de cette différence est facile à trouver : elle provient de la manière différente dont nous manipulons le transfert. Que l’on me permette de résumer ce que j’ai dit. Anna Freud pense que le transfert positif est la condition nécessaire de tout travail analytique avec les enfants.

Elle considère le transfert négatif comme indésirable. « Dans le cas des enfants », écrit-elle, « il est particulièrement gênant que des tendances négatives se manifestent à l’égard de l’analyste, malgré la lumière qu’elles peuvent jeter sur bien des points. Nous tenterons de les détruire ou de les modifier aussi rapidement que possible. Le travail véritablement fécond se fait toujours lorsque l’attachement à l’analyste est positif » (p. 51).

Nous savons que l’un des principaux facteurs du travail analytique est le maniement strict et objectif du transfert, conformément aux faits, ainsi que nos connaissances analytiques nous ont appris qu’il fallait le faire. Le dénouement complet du transfert est considéré comme l’un des signes marquant la fin d’une analyse. C’est en se fondant sur ces faits que la psychanalyse a établi un certain nombre de règles qu’aucun cas particulier ne permet d’éviter.

Anna Freud écarte la plupart de ces règles quand elle analyse des enfants. Chez elle, le transfert, dont la reconnaissance précise, nous le savons, est une condition importante de notre travail, devient un concept incertain et douteux. Elle dit que l’analyste « doit probablement partager avec les parents l’amour ou la haine de l’enfant » (p. 56). De plus, je ne comprends pas ce qu’elle veut dire lorsqu’elle parle de « détruire ou de modifier » les tendances négatives gênantes.

Les prémisses et les conclusions d’Anna Freud forment un cercle vicieux. Si la situation analytique n’est pas établie par des moyens analytiques, si le transfert positif et le transfert négatif ne sont pas manipulés logiquement, nous ne verrons pas apparaître une névrose de transfert ni les réactions de l’enfant s’élaborer par rapport à l’analyse et à l’analyste. J’étudierai ce point plus bas et d’une manière plus détaillée ; pour le moment, je voudrais résumer brièvement ce que j’ai déjà dit en indiquant que la méthode d’Anna Freud, consistant à s’assurer du transfert positif par tous les moyens et à réduire le transfert négatif quand il est dirigé contre elle, me semble non seulement techniquement erronée, mais aussi beaucoup plus agressive à l’égard des parents que ma propre méthode. En effet, le transfert négatif reste alors, tout naturellement, dirigé contre ceux que l’enfant côtoie tous les jours.

Dans le quatrième chapitre de son livre, Anna Freud énonce un certain nombre de conclusions qui me semblent faire partie elles aussi de ce cercle vicieux, et cette fois d’une manière particulièrement évidente. J’ai déjà expliqué ce terme de « cercle vicieux » : je veux dire qu’à partir de certaines prémisses, des conclusions sont tirées qui sont alors utilisées pour confirmer ces mêmes prémisses. Une des conclusions qui me semblent erronées est celle-ci : Anna Freud déclare qu’il est impossible, dans l’analyse des enfants, de surmonter la barrière que constitue leur imparfaite maîtrise du langage. Il est vrai qu’elle fait une réserve : « en l’état actuel de mon expérience et avec la technique décrite. » Mais la phrase suivante présente une explication d’ordre théorique général. Voici ce que dit Anna Freud : ce que nous découvrons sur la première enfance lorsque nous analysons des adultes « nous est révélé par la méthode de l’association libre et de l’interprétation des réactions de transfert, c’est-à-dire par les moyens qui nous déçoivent dans l’analyse des enfants ». Plusieurs fois, Anna Freud insiste dans son livre sur l’idée que la psychanalyse, en s’adaptant à l’esprit des enfants, doit modifier ses méthodes. Cependant, elle fonde ses doutes à l’égard de la technique que j’ai mise au point sur un certain nombre de considérations théoriques, sans jamais mettre la technique elle-même à l’épreuve. J’ai pourtant prouvé, en l’appliquant pratiquement, que cette technique nous permet d’obtenir de l’enfant des associations plus abondantes encore que dans l’analyse des adultes, et ainsi, de pénétrer bien plus loin que celle-ci.

Étant donné les résultats de ma propre expérience, je ne puis que combattre énergiquement l’affirmation d’Anna Freud que les deux méthodes utilisées dans l’analyse des adultes (c’est-à-dire, les associations libres et l’interprétation des réactions de transfert) pour étudier la première enfance des patients, nous font défaut lorsque nous analysons des enfants. Je suis même convaincue que l’analyse des enfants, et surtout des très jeunes enfants, pourra fournir de précieux éclaircissements à la théorie psychanalytique, justement parce que l’analyse des enfants peut aller beaucoup plus loin que celle des adultes et qu’elle peut par conséquent mettre en lumière des détails qui n’y apparaissent pas aussi nettement.

Anna Freud compare la situation d’un analyste d’enfants à celle d’un ethnologue « qui essayerait, dans son contact avec un peuple primitif, d’acquérir des connaissances sur les temps préhistoriques plus facilement qu’en étudiant les races civilisées » (p. 66). Je suis frappée une fois de plus par l’aspect théorique de cette affirmation que contredit l’expérience pratique. Si elle est conduite assez loin, l’analyse des jeunes enfants, comme celle des enfants plus âgés, donne une image d’une complexité extraordinaire ; cette image, que nous trouvons chez les très jeunes enfants eux-mêmes, montre qu’à l’âge de trois ans par exemple, justement parce qu’ils sont déjà, dans une très large mesure, des produits de la culture, les enfants ont traversé et traversent encore de graves conflits. Pour m’en tenir à l’illustration d’Anna Freud, je dirai que précisément du point de vue de la recherche, un analyste d’enfants se trouve dans une situation bienheureuse qu’un ethnologue ne rencontre jamais : il découvre un peuple civilisé dans l’union la plus étroite avec un peuple primitif, et grâce à cette rare union, il reçoit les informations les plus précieuses sur les époques anciennes comme sur les plus proches.

J’examinerai maintenant de façon plus précise les idées d’Anna Freud sur le surmoi infantile. Dans le chapitre IV de son livre, nous trouvons certaines affirmations d’une portée particulière, à la fois à cause de l’importance de la question théorique à laquelle elles se rapportent, et de l’étendue des conclusions qu’Anna Freud en tire.

L’analyse profonde des enfants, et surtout des petits enfants, m’a donné une image de surmoi infantile bien différente de celle qu’Anna Freud décrit en se fondant surtout sur des considérations théoriques. Il est certain que le moi des enfants n’est pas comparable à celui des adultes. Au contraire, leur surmoi se rapproche étroitement du surmoi adulte ; il n’est pas modifié radicalement par le développement ultérieur, comme l’est le moi. La dépendance des enfants à l’égard des objets extérieurs est naturellement plus grande que celle des adultes ; ce fait a des conséquences indiscutables, mais qu’Anna Freud, je pense, surestime beaucoup, et n’interprète donc pas correctement. Car ces objets extérieurs sont loin d’être identiques au surmoi déjà développé de l’enfant, même s’ils ont à une certaine époque participé à ce développement.

C’est la seule explication que nous puissions donner du fait surprenant que chez des enfants de trois, quatre ou cinq ans, nous trouvions un surmoi d’une sévérité souvent contredite radicalement par les objets d’amour réels, c’est-à-dire les parents. Citons en exemple le cas d’un petit garçon de quatre ans que ses parents n’avaient jamais puni ou menacé ; bien plus, ils étaient exceptionnellement tendres et aimants. Le conflit entre le moi et le surmoi trahissait ici (mais il ne s’agit que d’un exemple parmi bien d’autres) un surmoi d’une sévérité extraordinaire. Selon la formule bien connue qui prédomine dans l’inconscient, l’enfant attendait, à cause de ses propres tendances cannibaliques et sadiques, des punitions telles qu’être châtré, coupé en morceaux, mangé, etc., et vivait dans la crainte constante de les subir. Le contraste entre la mère, aimante et douce, et la punition que le surmoi menaçait d’infliger à l’enfant, était absolument grotesque et illustrait ceci : nous ne devons en aucun cas identifier les véritables objets à ceux que les enfants introjectent.

Nous savons que le surmoi se constitue à partir de différentes identifications. Les résultats que j’ai obtenus montrent que ce processus, achevé avec le complexe d’Œdipe, c’est-à-dire au début de la période de latence, commence très tôt. J’ai indiqué dans mon dernier article, en fondant mes remarques sur les découvertes que l’analyse des très jeunes enfants m’a permis de faire, que le complexe d’Œdipe découle de la frustration éprouvée au moment du sevrage, c’est-à-dire à la fin de la première ou au début de la seconde année. En même temps, le surmoi commence à se constituer. Les analyses d’enfants très jeunes ou plus âgés donnent une image très nette des divers éléments à partir desquels le surmoi se développe et des diverses périodes au cours desquelles ce développement se produit. Elles nous permettent de voir les stades que cette évolution comporte avant de s’achever au moment où commence la période de latence. C’est vraiment d’achèvement qu’il s’agit car l’analyse des enfants m’a conduite à croire, contrairement à Anna Freud, que leur surmoi est un produit fort résistant, inaltérable au fond, et qui ne diffère pas essentiellement de celui des adultes. La seule différence vient ici du moi plus mûr des adultes, mieux à même de composer avec leur surmoi. Néanmoins, cela n’est souvent qu’apparemment le cas. En outre, les adultes peuvent mieux se défendre contre les autorités qui représentent le surmoi dans le monde extérieur ; les enfants sont inévitablement plus dépendants à leur égard. Mais ceci n’implique pas la conclusion qu’Anna Freud en tire, selon laquelle le surmoi de l’enfant est encore « trop peu mûr, trop dépendant de son objet, pour contrôler spontanément les exigences des pulsions lorsque l’analyse a supprimé la névrose ». Même chez les enfants, ces objets – les parents – ne sont pas identiques au surmoi. Leur action sur le surmoi infantile est absolument analogue à celle que nous pourrions retrouver chez les adultes lorsque la vie les place dans une situation semblable, c’est-à-dire dans une position de dépendance particulière. L’action des autorités redoutées dans les examens, des officiers dans l’armée, etc., est tout à fait comparable à celle qu’Anna Freud trouve dans « les corrélations constantes, chez les enfants, entre le surmoi et les objets d’amour, corrélations qui peuvent être rapprochées de celles de deux vases communicants ». Sous la pression de certaines situations, les adultes, comme les enfants, réagissent par un redoublement de leurs difficultés. C’est que d’anciens conflits sont réactivés ou accentués par la rigueur de la réalité ; l’action renforcée du surmoi joue précisément ici un rôle de premier plan. Ce processus est absolument identique à celui qu’Anna Freud décrit : l’action sur le surmoi (infantile) d’objets encore effectivement présents. Il est vrai que bonnes ou mauvaises, les influences sur le caractère et toutes les autres relations de dépendance auxquelles les enfants sont soumis exercent sur eux une pression plus forte que sur les adultes. Mais chez les adultes aussi, ce sont certainement des facteurs importants7.

Anna Freud cite un exemple (pp. 70-71) illustrant parfaitement, pense-t-elle, la faiblesse et la dépendance des exigences de l’idéal du moi chez les enfants. Il s’agit d’un garçon à l’âge prépubertaire ; il avait constaté que s’il ressentait un besoin irrésistible de voler, c’était la peur de son père qui avait le plus de force pour l’en empêcher. Pour Anna Freud, cela prouve que le père, effectivement existant, pouvait encore se substituer au surmoi.

Je pense, quant à moi, que nous trouvons souvent chez les adultes de semblables formations surmoïques. Il y a bien des personnes qui (et souvent pendant toute leur vie) ne contrôlent en dernier recours leurs pulsions anti-sociales que par la peur d’un « père » sous une apparence un peu différente : celle de la police, de la loi, de la perte du statut social, etc. La même chose est vraie de la « double moralité » qu’Anna Freud observe chez les enfants. Les enfants ne sont pas les seuls à posséder un code moral pour le monde des adultes et un autre pour eux et leurs joyeux compagnons. De nombreux adultes se comportent exactement de la même manière et adoptent une attitude quand ils sont seuls ou avec leurs égaux, une autre devant leurs supérieurs ou des étrangers.

Il me semble qu’une des raisons des divergences entre Anna Freud et moi sur ce point très important, est la suivante : par surmoi, j’entends (en complet accord avec les études de Freud sur le développement du surmoi) la faculté qui provient du développement œdipien par l’introjection des objets œdipiens, et qui, après le déclin du complexe d’Œdipe, prend une forme durable et inaltérable. Comme je l’ai déjà expliqué, cette faculté, pendant son évolution et plus encore après sa formation complète, diffère fondamentalement des objets d’où elle tire réellement son origine. Bien entendu, les enfants (mais aussi les adultes) se créent toutes sortes d’idéaux du moi, établissant ainsi divers « surmoi », mais cela se-produit certainement dans les couches les plus superficielles, et dépend au fond de cet unique surmoi solidement enraciné dont la nature est immuable. Le surmoi dont Anna Freud pense qu’il agit encore dans la personne des parents n’est pas identique à ce surmoi intérieur, ce surmoi au vrai sens du mot, encore que je ne conteste pas son action en elle-même. Si nous voulons atteindre le véritable surmoi, réduire sa puissance et agir sur lui, le seul moyen dont nous disposions est l’analyse. Mais j’entends une analyse qui étudie le développement tout entier du complexe d’Œdipe et la structure du surmoi.

Revenons à l’exemple d’Anna Freud. Le garçon dont la meilleure arme contre ses pulsions était sa peur du père, avait un surmoi qui manquait certainement de maturité. J’aimerais mieux ne pas appeler un tel surmoi typiquement « infantile ». Prenons un autre exemple : le garçon de quatre ans qui subissait la pression d’un surmoi castrateur et cannibalique complètement opposé à ses parents doux et aimants, possédait aussi, bien entendu, d’autres surmois. Je découvris chez lui des identifications qui correspondaient mieux à ses véritables parents, bien qu’elles fussent loin de leur ressembler totalement. Ces personnages, qui étaient bons, secourables et prêts à pardonner, il les appelait « son papa et sa maman-fée » ; lorsque son attitude envers moi était positive, il me permettait pendant les séances d’analyse de jouer le rôle de la « maman-fée » à qui l’on pouvait tout avouer. A d’autres moments – chaque fois que le transfert négatif réapparaissait – je jouais le rôle de la méchante maman dont il attendait tout le mal qu’il imaginait dans ses fantasmes. Quand j’étais la maman-fée, il était capable de formuler les exigences les plus extraordinaires et de satisfaire des désirs qui n’avaient aucun accomplissement-possible dans la réalité. Je devais l’aider en lui offrant, la nuit,.un objet qui représentait le pénis de son père, qu’il nous fallait alors couper en morceaux et manger. Un des souhaits que la « maman-fée » devait réaliser était de tuer son père avec lui. Lorsque j’étais le « papa-fée », nous devions faire la même chose à sa mère, et lorsqu’il prenait lui-même ce rôle et que je jouais celui du fils, il ne se contentait pas de me donner la permission d’avoir des rapports sexuels avec sa mère, il me donnait des renseignements à ce sujet, m’encourageait et me montrait comment il imaginait que le père et le fils pouvaient accomplir en même temps le coït avec la mère. Toute une série d’identifications variées, opposées les unes aux autres, tirant leur origine de couches et de périodes fort différentes et se distinguant fondamentalement des objets réels, avaient produit finalement chez cet enfant un surmoi qui donnait véritablement l’impression d’être normal et bien développé. Une des raisons qui m’ont poussée à choisir ce cas parmi bien d’autres est qu’il s’agissait d’un enfant que l’on définirait comme parfaitement normal : il ne subissait un traitement analytique que pour des raisons prophylactiques. C’est seulement après un certain temps d’analyse et après que le développement du complexe d’Œdipe eut été sondé jusqu’au fond, que je pus reconnaître la structure complète et les différentes parties de son surmoi. Cet enfant avait des réactions révélant un sentiment de culpabilité d’un très haut niveau éthique. Il condamnait tout ce qu’il trouvait mal ou laid d’une façon qui, bien qu’elle fût conforme au moi d’un enfant, faisait penser au fonctionnement du surmoi d’un adulte à un niveau éthique élevé.

Le développement du surmoi infantile, comme du surmoi adulte, dépend de divers facteurs qu’il n’est pas nécessaire de décrire ici.

Si, pour une raison ou une autre, ce développement n’est pas complètement achevé et si les identifications n’ont pas totalement réussi, l’angoisse, dont toute la constitution du surmoi tire son origine, prédomine dans le fonctionnement de celui-ci.

Le cas cité par Anna Freud ne me semble rien prouver d’autre que l’existence de telles formations surmoïques. Je ne pense pas que ce soit un exemple de développement spécifique aux enfants, car nous rencontrons le même phénomène chez les adultes dont le surmoi est insuffisamment développé. Les conclusions qu’Anna Freud tire de ce cas sont donc, à mon avis, inexactes.

Ce qu’Anna Freud dit à ce sujet me laisse à penser que pour elle, le développement du surmoi, avec formations réactionnelles et souvenirs-écrans, se produit essentiellement pendant la période de latence. Ma connaissance analytique des petits enfants m’oblige à avoir sur ce point un avis tout différent. Mes observations m’ont appris que tous ces mécanismes sont mis en marche lorsque le complexe d’Œdipe apparaît et qu’ils sont stimulés par ce complexe.

Après son déclin, ils ont accompli leur œuvre fondamentale ; les réactions et les développements ultérieurs sont une superstructure sur une base qui a pris une forme fixe et qui reste inchangée. A certains moments et dans certaines circonstances, les formations réactionnelles s’accentuent, et lorsque la pression venant de l’extérieur est plus forte, le surmoi agit à son tour avec plus de puissance.

Ce sont là, cependant, des phénomènes qui ne sont pas particuliers à l’enfance.

Ce qu’Anna Freud considère comme une nouvelle extension du surmoi et comme des formations réactionnelles de la période de latence et de la période prépubertaire, n’est qu’une adaptation extérieure à la pression et aux exigences du monde environnant et n’a rien à voir avec le véritable développement du surmoi. A mesure qu’ils grandissent, les enfants (comme les adultes) apprennent à manier le « double code moral » avec plus d’adresse que les petits enfants, encore peu soumis aux conventions et plus honnêtes.

Passons maintenant à ce que l’auteur déduit de la nature dépendante du surmoi infantile, telle qu’elle l’a décrite, et du double code moral des enfants rapporté à la honte et au dégoût.

De la page 73 à la page 75 de son livre, Anna Freud explique la différence entre les enfants et les adultes : lorsque les tendances pulsionnelles des enfants ont été amenées à la conscience, on ne saurait attendre du surmoi qu’il prenne la responsabilité totale de leur direction. Car les enfants, abandonnés à eux-mêmes sur ce point, ne peuvent que découvrir « le seul chemin rapide et commode, je veux dire celui de la satisfaction directe ». Anna Freud répugne – et s’en explique fort bien – à laisser les personnes qui élèvent l’enfant décider de l’utilisation des forces pulsionnelles libérées du refoulement. Elle considère donc que la seule chose à faire, c’est que « l’analyste guide l’enfant à ce moment-là, qui a tant d’importance ». Elle cite un exemple pour illustrer la nécessité d’une intervention éducative de l’analyste. Examinons-le : si mes objections à ses propositions théoriques sont fondées, elles doivent résister à l’épreuve d’un exemple pratique.

Le cas en question est étudié à plusieurs reprises dans le livre : c’est celui d’une fillette de six ans souffrant d’une névrose obsessionnelle. L’enfant, qui présentait avant le traitement des inhibitions et des symptômes obsessionnels, devint ensuite « méchante » et manqua de retenue. Anna Freud en conclut qu’elle aurait dû intervenir alors dans un rôle éducateur. Elle croit que si l’enfant satisfaisait ses tendances anales en dehors de l’analyse après qu’elles eussent été libérées du refoulement, c’est qu’elle avait fait elle-même une faute et qu’elle avait trop compté sur la force de l’idéal du moi chez un enfant. Elle pense que l’autorité éducative de l’analyste aurait dû soutenir temporairement le surmoi encore mal établi, et donc incapable de contrôler seul les tendances de l’enfant.

Pour moi, je pense le contraire ; il serait donc bon que j’illustre, moi aussi, mon opinion par un exemple. Le cas dont je parlerai est celui, très grave, d’une fillette de six ans qui souffrait au début de son analyse d’une névrose obsessionnelle8.

Erra était insupportable et manifestait de nettes tendances antisociales dans ses rapports avec d’autres personnes ; elle souffrait d’insomnie, d’un onanisme obsessionnel excessif, d’une inhibition complète à l’égard de l’étude ; elle avait des moments de profonde dépression, était boudeuse d’une manière obsessionnelle et présentait encore bien d’autres symptômes graves. Elle fut traitée pendant deux ans par l’analyse ; le résultat en fut, le fait suivant le prouve bien, une guérison : depuis plus d’un an, elle fréquente une école où l’on n’accepte en principe que des « enfants normaux », et elle résiste à l’épreuve de la vie qu’elle y mène. Il va sans dire, étant donné la gravité de ce cas de névrose obsessionnelle, que l’enfant souffrait d’inhibitions excessives et de profonds remords. Elle laissait apparaître le clivage caractéristique de la personnalité en« ange et diable », « bonne et méchante princesse », etc. De plus, l’analyse libéra naturellement chez elle d’énormes quantités d’affect et des tendances sadiques anales. Pendant les séances d’analyse, d’extraordinaires abréactions se produisaient : elle avait des rages pendant lesquelles elle s’attaquait aux objets de la pièce, tels que les coussins, etc.; elle salissait et brisait les jouets, barbouillait du papier avec de l’eau, de la pâte à modeler, des crayons, etc. Pendant toutes ces activités, l’enfant donnait une impression d’extrême liberté à l’égard de ses inhibitions et semblait prendre un très vif plaisir à sa conduite, souvent déchaînée. Je constatai pourtant qu’elle ne se contentait pas de satisfaire là, « sans inhibitions », ses fixations anales, mais que d’autres facteurs jouaient dans sa conduite un rôle décisif. Elle n’était absolument pas aussi « heureuse » qu’on aurait pu le croire à première vue, et que le pensait, dans l’exemple cité par Anna Freud, l’entourage de l’enfant. Ce qui se cachait derrière le « manque de retenue » d’Erna, c’était, dans une large mesure, l’angoisse, ainsi que le besoin de punition qui la poussait à répéter ses gestes. On y trouvait également un témoignage de toute la haine et de toute la méfiance datant de son apprentissage de la propreté.

La situation se transforma complètement lorsque nous eûmes analysé ces fixations précoces et leur lien avec le développement du complexe d’Œdipe et la culpabilité qui s’y attache.

Pendant les périodes où les tendances sadique-anales étaient libérées et se montraient si fortes, Erna eut un penchant passager pour l’abréaction et la satisfaction de ces tendances en dehors de l’analyse. Je parvins à la même conclusion qu’Anna Freud : l’analyste avait dû faire une faute. Seulement – et c’est là, probablement la différence la plus frappante et la plus fondamentale entre nos attitudes – je conclus que j’avais dû faire une faute dans le domaine analytique et non dans celui de l’éducation. Voici ce que je veux dire : je me rendis compte que je n’avais pas réussi à dénouer complètement les résistances et le transfert négatif pendant les séances d’analyse. J’ai constaté ceci, dans ce cas et dans tous les autres : si nous voulons que les enfants puissent contrôler leurs tendances sans s’user dans une pénible lutte contre eux-mêmes, le développement œdipien doit être mis à nu par l’analyse, aussi complètement que possible, et les sentiments de haine et de culpabilité qui en résultent doivent être examinés jusqu’à leurs origines les plus lointaines9.

Si nous cherchons maintenant à quel moment Anna Freud trouve nécessaire de substituer des mesures éducatives aux mesures analytiques, nous constatons que la petite patiente nous l’indique elle-même. Anna Freud lui ayant clairement démontré (p. 41) que l’on ne peut se comporter si méchamment qu’envers une personne que l’on hait, l’enfant demanda « pourquoi elle éprouverait une telle haine pour sa mère, qu’elle croyait aimer beaucoup ». Cette question est fort judicieuse ; elle montre cette juste compréhension de l’essence de l’analyse que nous rencontrons souvent chez les enfants d’un certain type obsessionnel, fussent-ils très jeunes. Elle indique la voie que l’analyse aurait dû prendre pour pénétrer plus avant. Anna Freud, cependant, ne prit pas ce chemin, et voici ce que nous lisons : « Je refusai de lui en dire plus, car j’étais moi aussi parvenue au bout de ce que je savais ». La petite patiente essaya de trouver elle-même le chemin qui les aurait conduites plus loin. Elle répéta un rêve qu’elle avait déjà raconté, dont la signification était celle d’un reproche adressé à sa mère, qui s’éloignait toujours au moment où l’enfant avait le plus grand besoin d’elle. Quelques jours plus tard, elle raconta un autre rêve qui montrait clairement sa jalousie à l’égard de ses frères et sœurs plus jeunes.

Anna Freud s’arrêta alors et cessa de pousser l’analyse plus loin, juste au moment où elle aurait dû analyser la haine de l’enfant pour sa mère, c’est-à-dire au moment où il s’agissait pour la première fois d’éclairer toute la situation œdipienne. Il est vrai qu’elle avait libéré quelques-unes des tendances sadique-anales et permis leur abréaction, mais elle s’abstint de suivre le lien qui rattachait ces tendances au développement œdipien ; elle limita au contraire ses investigations aux couches superficielles, conscientes ou préconscientes. Si l’on en juge d’après ce qu’elle écrit, elle semble également avoir omis de faire remonter la jalousie à l’égard des frères et sœurs jusqu’aux désirs inconscients de leur infliger la mort. Si elle l’avait fait, elle aurait été ramenée au désir de mort à l’égard de la mère. De plus, elle avait dû éviter jusque-là d’analyser la rivalité avec la mère, car sinon, la patiente et l’analyste auraient déjà su quelque chose sur la haine de l’enfant pour sa mère.

Le quatrième chapitre du livre, où Anna Freud cite cette analyse afin d’illustrer la nécessité pour l’analyste d’intervenir temporairement dans un rôle éducateur, étudie apparemment le point de l’analyse dont je viens de parler. Mais pour ma part, voici la description que j’en donnerais : l’enfant était devenue partiellement consciente de ses tendances sadique-anales, mais l’absence d’une analyse ultérieure de sa situation œdipienne l’empêcha de s’en libérer totalement et profondément. Selon moi, il ne s’agissait pas de l’orienter vers une maîtrise et un contrôle douloureux de ses tendances délivrées du refoulement. Il aurait fallu soumettre à une analyse ultérieure, plus complète, les mobiles cachés derrière ces tendances.

J’adresserai les mêmes critiques à certaines autres illustrations présentées par Anna Freud. Elle rapporte plusieurs fois des aveux d’onanisme reçus de ses patients. La fillette de neuf ans qui faisait de tels aveux dans le récit de deux rêves (pp. 31-32) disait, je pense, beaucoup plus que cela, et quelque chose de très important. Sa peur du feu et son rêve sur l’explosion du chauffe-bain provoqué par une erreur de sa part et signifiant une punition, me semblent clairement indiquer des observations du coït parental. C’est aussi le cas du second rêve. Il s’agissait là de « deux briques de couleur différente et d’une maison à laquelle elles mettaient le feu ». Ces images, mon expérience de l’analyse des enfants me permet de le dire d’une manière tout à fait générale, représentent régulièrement la scène primitive. C’est cela aussi, pour moi, qu’exprimait la petite fille qui rêvait de feu : ses dessins représentant des monstres (décrits par Anna Freud pp. 37-38) qu’elle appelait « mordeurs » et une sorcière en train de tirer les cheveux d’un géant, me le confirment. Anna Freud a certainement raison en donnant de ces dessins une interprétation qui prouve l’angoisse de castration et la masturbation. Mais je suis sûre que le « mordeur » et la sorcière châtrant le géant représentent le coït parental conçu par l’enfant comme un acte sadique de castration ; ils montrent aussi que lorsque la fillette reçut cette impression, elle éprouva elle-même des désirs sadiques à l’égard des parents (l’explosion du chauffe-bain qu’elle avait provoquée dans son rêve) ; que sa masturbation se rattachait à ces désirs et que ce lien avec le complexe d’Œdipe éveillait une profonde culpabilité, qui entraînait à son tour la compulsion à la répétition et une partie de la fixation.

Qu’est-ce qui se trouvait donc omis dans l’interprétation d’Anna Freud ? Tout ce qui l’aurait amenée à pénétrer plus profondément dans la situation œdipienne. Cela signifie qu’elle s’était abstenue d’expliquer les causes profondes de la culpabilité et de la fixation, et qu’ainsi, il lui était devenu impossible de réduire cette dernière. Je suis obligée d’avancer ici la même conclusion qu’au sujet de la fillette atteinte d’une névrose obsessionnelle : si Anna Freud avait soumis les tendances pulsionnelles à une analyse plus poussée, elle n’aurait pas eu besoin d’apprendre à l’enfant à les contrôler. En même temps, la guérison de celui-ci aurait été plus complète. Car nous savons que le complexe d’Œdipe est le noyau de la névrose ; par conséquent, l’analyse, si elle se refuse à sonder ce complexe, ne peut pas non plus guérir de la névrose.

Mais quelles raisons possède Anna Freud pour s’abstenir d’une analyse complète qui examinerait sans restrictions la relation de l’enfant à ses parents et au complexe d’Œdipe ? Plusieurs passages du livre présentent à cet égard un certain nombre d’arguments importants. Nous allons les résumer et voir ce qu’ils signifient.

Anna Freud pense qu’elle ne doit pas intervenir entre l’enfant et les parents, que la discipline familiale serait mise en danger et certains conflits éveillés chez l’enfant si son opposition à l’égard de ses parents était amenée à sa conscience.

Je pense que là se trouve la différence principale entre les idées d’Anna Freud et les miennes, qui explique le contraste entre nos deux méthodes de travail. Elle dit elle-même (p. 14) qu’elle a mauvaise conscience à l’égard des parents qui l’emploient si, selon son expression, elle « se retourne contre eux ». Dans le cas d’une gouvernante qui lui était hostile (pp. 20-21), elle fit tout ce qu’elle put pour prévenir l’enfant contre cette femme, détacher d’elle son sentiment positif et attacher celui-ci à sa propre personne. Elle hésite à agir ainsi lorsque les parents sont enjeu, et je pense qu’elle a entièrement raison. La différence entre nous est la suivante : je n’essaye jamais et d’aucune manière de prévenir un enfant contre les personnes qu’il côtoie. Mais si ses parents me l’ont confié pour l’analyser, que ce soit pour soigner une névrose ou pour d’autres raisons, je pense que je suis fondée à suivre la voie qui me paraît la meilleure et la seule possible dans l’intérêt de l’enfant. Je veux dire celle qui consiste à analyser sans restrictions sa relation à ceux qui l’entourent et par conséquent surtout à ses parents et à ses frères et sœurs.

Il y a plusieurs dangers qu’Anna Freud craint de courir si elle analyse la relation aux parents, et qui proviendraient, pense-t-elle, de cette faiblesse caractéristique qu’elle attribue au surmoi de l’enfant. J’en mentionnerai quelques-uns. Une fois le transfert résolu avec succès, l’enfant pourrait ne plus retrouver le chemin des véritables objets d’amour, et il pourrait être forcé ou bien « de retomber dans la névrose, ou bien, si cette voie lui est fermée à cause du traitement analytique, de prendre la direction opposée : celle de la révolte ouverte » (pp. 61, 62). Ou bien, si les parents usent de leur influence en opposition avec l’analyste, il en découlerait, « étant donné que l’enfant est affectivement attaché aux deux parties, une situation semblable à celle qui apparaît dans un mariage malheureux où l’enfant est devenu une pomme de discorde » (p. 77).

Ou encore : « Dans les cas où l’analyse de l’enfant ne peut devenir partie organique de sa vie tout entière, mais s’introduit comme un corps étranger dans ses autres relations et trouble celles-ci, nous ne ferons probablement que lui créer des conflits plus nombreux que notre traitement n’en résout » (p. 84).

L’auteur craint qu’une fois libéré de la névrose, l’enfant ne s’adapte plus assez bien aux exigences nécessaires de l’éducation et de son entourage ; cette crainte vient de ce qu’elle croit que le surmoi infantile n’est pas encore assez fort. Je lui répondrai ceci :

Mon expérience m’a appris que, si nous analysons un enfant sans aucune idée préconçue, nous aurons de lui une autre image, justement parce que nous pourrons pénétrer plus profondément dans cette période critique qui précède l’âge de deux ans. Nous verrons alors se révéler bien mieux la sévérité du surmoi infantile, caractère qu’Anna Freud elle-même a constaté à l’occasion. Nous verrons que ce qu’il faut faire, ce n’est pas renforcer ce surmoi, mais l’adoucir. N’oublions pas que les influences éducatrices et les exigences culturelles ne sont pas suspendues pendant l’analyse, même si l’analyste, agissant en tierce personne absolument impartiale, n’en assume aucune responsabilité. Si le surmoi a eu assez de force pour conduire au conflit et à la névrose, son autorité restera certainement suffisante, même si nous le modifions peu à peu au cours de l’analyse.

Je n’ai jamais terminé une analyse avec le sentiment que cette faculté était devenue trop faible ; j’en ai connu bon nombre, au contraire, à la fin desquelles j’ai souhaité que son trop grand pouvoir pût encore être réduit.

Anna Freud souligne à bon droit le fait que, si nous nous assurons d’un transfert positif, les enfants nous aident en collaborant avec nous et en acceptant toutes sortes de sacrifices. Pour moi, cela prouve qu’à côté de la sévérité du surmoi, le besoin d’amour est un mobile assez fort que pour l’enfant se plie à des exigences culturelles raisonnables, pour peu que sa capacité d’aimer soit libérée par l’analyse.

Nous ne devons pas oublier ceci : les exigences de la réalité à l’égard du moi adulte sont beaucoup plus lourdes que celles, bien moins pressantes, que le moi plus faible de l’enfant doit affronter.

Bien entendu, si l’enfant doit vivre avec des personnes peu compréhensives, névrosées, ou qui peuvent lui nuire d’une manière ou d’une autre, il est possible que nous ne puissions supprimer complètement sa névrose, ou que celle-ci soit réveillée par l’entourage.

Mon expérience m’apprend néanmoins que même dans ces cas, notre action peut adoucir ses conflits et améliorer son développe » ment. De plus, en réapparaissant, la névrose est moins grave et plus facile à soigner. Anna Freud craint qu’un enfant analysé restant dans un milieu hostile à l’analyse, s’oppose à ses objets d’amour dont il s’est détaché et devienne par conséquent la proie facile des conflits. Ce sont là, me semble-t-il, des considérations théoriques réfutées par l’expérience. J’ai constaté que même dans des cas semblables, l’analyse rendait les enfants capables de mieux s’adapter, par conséquent de mieux résister à l’épreuve d’un milieu défavorable, et de moins souffrir qu’avant d’être analysés.

En outre, j’ai montré à plusieurs reprises que lorsque la névrose d’un enfant décroît, il devient moins fatigant pour ceux qui l’entourent, qui sont eux-mêmes névrosés ou peu compréhensifs ; c’est aussi de cette manière que l’analyse peut exercer une influence favorable sur leurs rapports.

J’ai analysé, depuis huit ans, un grand nombre d’enfants ; sur ce point particulier et décisif du problème de l’analyse des enfants, mes découvertes se sont trouvées constamment confirmées. Je les résumerai en disant que le danger redouté par Anna Freud, celui de gâter les rapports d’un enfant à ses parents en analysant ses sentiments négatifs à leur égard, n’existe jamais et dans aucune circonstance. C’est bien le contraire qui se produit plutôt. Il se passe exactement la même chose qu’avec des adultes : l’analyse de la situation œdipienne libère les sentiments négatifs de l’enfant à l’égard de ses parents et de ses frères et sœurs, mais elle les fait aussi disparaître en partie et permet ainsi aux tendances positives d’être considérablement renforcées. C’est l’analyse des périodes les plus anciennes qui éclaire la haine et la culpabilité nées des frustrations orales de la première enfance, de l’apprentissage de la propreté et de la frustration attachée à la situation œdipienne. Et c’est le fait de les éclairer ainsi qui en libère l’enfant. Le résultat définitif de cette opération est une relation meilleure et plus profonde à ceux qui l’entourent, en aucun cas un détachement dans le sens d’un éloignement. La même chose se passe à l’âge de la puberté, avec cette conséquence particulière que la capacité de détachement et de transfert, nécessaire à cette phase du développement, se trouve puissamment renforcée par l’analyse. Jusqu’à présent, les familles ne se sont jamais plaintes auprès de moi, une fois l’analyse terminée ou même pendant qu’elle était en cours, d’une dégradation des rapports de l’enfant avec son entourage. Cela est important lorsque nous songeons à l’ambivalence de ces relations. Au contraire, on m’a souvent assurée que les enfants étaient devenus beaucoup plus sociables et dociles. En fin de compte, je rends donc aux parents aussi bien qu’à l’enfant un grand service en améliorant leurs rapports.

Sans aucun doute, il est souhaitable et utile que les parents soutiennent notre travail pendant, aussi bien qu’après l’analyse. Je dois dire cependant que de tels exemples sont en nette minorité ; ils représentent le cas idéal, sur lequel nous ne pouvons fonder notre méthode. Anna Freud dit (p. 83) : « Ce n’est pas seulement devant une maladie déclarée que nous déciderons d’analyser un enfant.

La place de l’analyse des enfants est avant tout dans le milieu analytique ; pour le moment, nous devons en limiter l’application à des enfants dont les parents sont analystes, ont été analysés ou manifestent confiance et respect à l’égard de l’analyse. » Je répondrai que nous devons établir une distinction très nette entre l’attitude du Cs et l’attitude de l’Ics des parents ; j’ai constaté à de nombreuses reprises que les conditions définies par Anna Freud n’assurent pas de l’attitude de leur les. Les parents peuvent être absolument convaincus, théoriquement, de la nécessité de notre intervention et vouloir, consciemment, nous aider de toutes leurs forces ; ils peuvent cependant, pour des raisons inconscientes, gêner notre travail pendant toute la durée de l’analyse. D’autre part, j’ai souvent constaté que des personnes tout à fait ignorantes de l’analyse – parfois une simple gouvernante qui m’abordait en toute confiance – m’étaient d’un grand secours à cause d’une attitude favorable de leur les. Néanmoins, s’il faut en croire mon expérience, on doit compter lorsqu’on analyse des enfants sur une certaine hostilité et une certaine jalousie de la part des nurses, des gouvernantes et même des mères, et l’on doit essayer d’effectuer l’analyse malgré et contre ces sentiments. A première vue, cela semble impossible et c’est certainement d’une difficulté considérable, spécifique à l’analyse des enfants. Pourtant, je n’ai pas trouvé, dans la plupart de cas, que ce fût un obstacle insurmontable. Je suppose évidemment que nous n’ayions pas à « partager avec les parents l’amour et la haine de l’enfant », mais que nous manipulions le transfert positif et le transfert négatif de telle sorte que nous puissions établir la situation analytique et nous appuyer sur elle. Nous serons stupéfaits de voir les enfants, même petits, nous aider alors en nous comprenant et en sollicitant notre aide, et nous nous apercevrons que nous pouvons inclure dans notre analyse les résistances suscitées par leur entourage.

Mon expérience m’a donc progressivement conduite à me libérer dans mon travail, autant que possible, de cet entourage. Quelle que soit, à l’occasion, la valeur de leurs renseignements sur les changements intervenus chez les enfants et sur la situation réelle de ceux-ci, nous devons nécessairement pouvoir nous passer de cette aide. Je ne veux pas dire, bien entendu, qu’une analyse n’échoue jamais par la faute de l’entourage du petit patient ; je ne puis que dire ceci : puisque les parents envoient leurs enfants en analyse, je ne vois pas pourquoi leur attitude peu compréhensive ou défavorable devrait nous empêcher de mener cette analyse à bien.

Tout ce que j’ai dit montre à l’évidence que ma position sur l’opportunité de l’analyse dans tel ou tel cas est complètement différente de celle d’Anna Freud. Je considère que l’analyse est utile non seulement dans tous les cas de trouble psychique évident ou de développement défectueux, mais aussi comme un moyen de réduire les difficultés des enfants normaux. Ce chemin n’est peut-être pas direct, mais je suis sûre qu’il n’est ni trop difficile, ni trop coûteux, ni trop fastidieux.

Dans la seconde partie de mon article, j’ai voulu prouver qu’il est impossible de combiner un travail analytique et un travail éducatif ; j’ai voulu donner en outre les raisons de cette impossibilité. Anna Freud elle-même décrit ces fonctions (p. 82) comme « deux tâches difficiles et contradictoires ». Elle dit encore : « Analyser et éduquer, c’est-à-dire, dans le même instant, permettre et interdire, détacher et lier à nouveau. » Je résumerai mes arguments en disant que l’une de ces activités annule en effet l’autre. Si l’analyste, ne fût-ce que temporairement, devient le représentant des instances éducatrices, s’il prend le rôle du surmoi, il barre la route du Cs aux tendances pulsionnelles : il se fait le représentant des facultés de refoulement. J’irai encore plus loin : d’après mon expérience, nous ne devons pas nous contenter, avec les enfants comme avec les adultes, d’établir et de maintenir la situation analytique par les moyens analytiques, et de nous abstenir de toute action éducatrice directe ; un analyste d’enfants, s’il veut réussir dans son travail, doit avoir la même attitude de l’Ics qu’un analyste d’adultes. Cette attitude doit lui permettre de ne vouloir qu’'analyser, de ne pas souhaiter modeler et diriger la pensée de ses patients. Si l’angoisse ne l’en empêche pas, il pourra attendre calmement le mûrissement de la bonne solution ; c’est cette attitude qui permettra à celle-ci d’apparaître.

Ce faisant, il prouvera l’exactitude de la seconde thèse qui m’oppose à Anna Freud ; je veux dire, la nécessité d’analyser complètement et sans restrictions la relation de l’enfant à ses parents et son complexe d’Œdipe.

Post scriptum, mai 1947

Dans la Préface et la Troisième Partie de son nouveau livre, Anna Freud décrit les modifications qu’elle fit subir à sa technique. Quelques-unes d’entre elles concernent les problèmes étudiés ci-dessus.

L’un des points sur lesquels nos opinions divergeaient était l’utilisation de méthodes éducatrices dans l’analyse des enfants. Anna Freud expliquait la nécessité de cette technique par la faiblesse et le manque de maturité du surmoi infantile, jusque pendant la période de latence (qui était à ce moment-là le seul âge où elle jugeait possible l’analyse des enfants). Elle déclare à présent dans sa Préface que l’aspect éducatif du travail d’un analyste d’enfants n’est plus nécessaire (les parents et les autorités éducatrices étant actuellement beaucoup mieux éclairés) et que l’analyste « peut maintenant, à de rares exceptions près, concentrer son énergie sur l’aspect purement analytique de sa tâche » (Préface, p. XI).

Dans son livre publié en 1926, Anna Freud critiquait la technique du jeu (que j’avais mise au point pour analyser les jeunes enfants), et s’opposait par principe à l’analyse des enfants n’ayant pas atteint l’âge de la latence. Elle a maintenant, dit-elle dans sa Préface, abaissé la limite d’âge « de la période de latence, comme je le proposais d’abord, à l’âge de deux ans… » ; elle a accepté en outre, dans une certaine mesure, la technique du jeu comme moyen nécessaire de l’analyse des enfants. De plus, elle a élargi le cercle de ses patients, non seulement en ce qui concerne leur âge, mais aussi en ce qui concerne le type de leur maladie, et considère maintenant comme analysables les enfants « dont les anomalies sont du type schizoïde » (p. X).

Le problème suivant est plus complexe : bien qu’une certaine ressemblance soit apparue dans notre manière d’aborder les choses, une différence importante continue de nous séparer. Anna Freud dit au sujet de la « phase introductrice » à l’analyse des enfants que son étude des mécanismes de défense du moi lui a permis de trouver « les moyens de dévoiler et de pénétrer les premières résistances qui apparaissent dans l’analyse des enfants, de telle sorte que la phase introductrice du traitement est plus courte et devient dans certains cas inutile » (Préface, pp. XI-XII). Un examen de mon intervention au cours du Colloque montrera que l’essentiel de mon argumentation contre « la phase introductrice » d’Anna Freud consistait en ceci : si l’analyste traite l’angoisse immédiate de l’enfant et sa résistance par des moyens dès l’abord analytiques, la situation de transfert s’établit aussitôt et aucune mesure autre que psychanalytique n’est nécessaire ni même opportune. Nos points de vue sur ce problème s’accordent donc sur l’inutilité d’une phase introductrice (encore qu’Anna Freud ne semble l’admettre que pour certains cas), pour peu que l’on trouve les moyens analytiques de pénétrer les premières résistances. Dans mon intervention au cours du Colloque, j’ai surtout traité ce problème sous l’angle de la violente angoisse des jeunes enfants. Cependant, mon livre sur La Psychanalyse des Enfants cite de nombreux exemples montrant que dans les cas où l’angoisse est moins violente, j’attribue une grande importance au fait que les défenses soient analysées dès le début. En fait, il n’est pas possible d’analyser les résistances sans analyser les défenses. Bien qu’Anna Freud ne mentionne pas l’analyse de l’angoisse violente et paraisse souligner celle des défenses, nos opinions coïncident néanmoins sur la possibilité de conduire dès l’abord une analyse par des moyens analytiques.

Ces modifications, qui ne sont citées ici qu’en manière d’exemple, réduisent en fait, bien qu’Anna Freud ne le dise pas, certaines de nos divergences sur la psychanalyse des enfants.

Pour terminer, je voudrais faire une mise au point : il s’agit en effet de mes idées, dont ce livre présente l’illustration, sur les principes et la technique de l’analyse des jeunes enfants. Anna Freud déclare (p. 71) : « Mélanie Klein et ses disciples ont exprimé à de nombreuses reprises l’opinion que la technique du jeu permet d’analyser les enfants de tout âge et dès la plus tendre enfance. » Je ne sais sur quoi se fonde cette affirmation : le lecteur de ce livre, comme celui de La Psychanalyse des Enfants, ne trouvera aucun texte pour l’appuyer, aucun matériel analytique d’enfants de moins de deux ans et neuf mois. J’attache, bien entendu, une grande importance à l’étude du comportement des très jeunes enfants, surtout du point de vue de mes découvertes sur les processus psychiques de la première enfance, mais cette observation analytique est essentiellement différente d’un traitement psychanalytique.

Je voudrais signaler aussi le fait que dans la nouvelle édition de son livre (pp. 69-71), Anna Freud répète après vingt ans sa description erronée de ma technique ; elle suppose en effet que je me fonde principalement sur les interprétations symboliques et que je tiens peu compte – sinon pas du tout – des paroles de l’enfant, de ses rêveries, rêves, histoires, jeux d’imagination, dessins, de ses réactions affectives et de ses relations à la réalité extérieure, c’est-à-dire à son entourage. J’ai explicitement corrigé cette méprise dans l’intervention présentée plus haut, et je comprends mal qu’elle ait pu subsister malgré ma Psychanalyse des Enfants et les diverses publications que ce volume réunit.


1 Colloque ayant réuni la British Psycho-Analytical Society, le 4 et le 18 mai 1927.

2 Cinq Psychanalyses, Paris, P.U.F., 1966.

3 C’est nous qui soulignons.

4 International Journal of Psycho-Analysis, vol. II, 1921

5 « Les Principes Psychologiques de l’Analyse des jeunes Enfants ».

6 Je dois aller plus loin encore. Je ne pense pas que le problème soit d’amener un enfant, pendant la séance d’analyse, à « exclure toute direction consciente de ses pensées et toute action sur leur déroulement », mais plutôt de l’amener à reconnaître tout ce qui se trouve en dehors de son inconscient, non seulement pendant la séance d’analyse, mais aussi dans la vie en général. La relation particulière que les enfants entretiennent avec la réalité s’appuie (comme je l’ai montré dans mon article, déjà cité, sur « Les Principes Psychologiques de l’Analyse des jeunes Enfants ») sur leurs tentatives d’exclure et de rejeter tout ce qui ne s’accorde pas avec leurs tendances inconscientes, et qui comprend la réalité au sens large.

7 Dans son article intitulé « Étude Psychanalytique de la Formation du Caractère », Œuvres Complètes, tome II, Paris, Payot, 1966, Abraham dit : « Mais la dépendance où les traits de caractère se trouvent à l’égard du sort général de la libido ne se limite pas à une période particulière de la vie ; elle se prolonge universellement ; pendant la vie tout entière. Le proverbe Jugend kennt keine Tugend (la jeunesse ne connaît pas de vertu) illustre le fait que dans l’âge tendre le caractère manque de maturité et de fermeté. Cependant, nous ne devons pas surestimer la stabilité du caractère, fût-ce à un âge beaucoup plus avancé. »

8 J’ai donné des détails sur l’histoire de ce cas devant la Würtzburger Tagung Deutscher Analytiker (en automne 1924) et dans une conférence faite à Londres en été 1925. Je me propose de la publier plus tard. Lorsque l’analyse eut avancé, j’avais constaté que cette grave névrose obsessionnelle cachait une paranoïa.

9 La petite patiente d’Anna Freud le reconnaît elle aussi très justement lorsqu’elle raconte qu’elle a remporté une victoire contre son diable, et qu’elle définit ainsi l’objet de son analyse (p. 32) : « Vous devez m’aider à ne pas être tellement malheureuse si je dois être plus forte que lui. » Je pense néanmoins que ce but ne peut être atteint que si nous avons su éclairer les plus anciennes fixations orales et sadique-anales et la culpabilité qui s’y rattache.