Chapitre II. Le transfert idéalisant

La mobilisation thérapeutique de l’objet tout-puissant (l’imago parentale idéalisée), appelée ici transfert idéalisant, est le retour durant l’analyse de l’un des aspects d’une phase primitive de développement psychique. Au cours de cette phase, le psychisme ayant été exposé à la perturbation de l’équilibre psychologique du narcissisme primaire sauve une part de l’expérience perdue de perfection narcissique globale en assignant cette perfection à un soi-objet (transitionnel) rudimentaire et archaïque : l’imago parentale idéalisée. Comme toute la perfection et la puissance résident maintenant dans l’objet idéalisé, l’enfant se sent vide et impuissant quand il en est séparé, aussi tente-t-il de maintenir avec cet objet une union continue.

La formulation psychanalytique des premières expériences de la vie est difficile et pleine d’embûches. La sûreté de notre empathie, un instrument majeur d’observation psychanalytique, décline en proportion de la dissimilitude qui existe entre observateur et observé ; les premiers stades du développement mental constituent donc un défi à notre capacité d’être en empathie avec nous-mêmes, avec notre propre organisation mentale archaïque. C’est dire que nous devons parfois nous contenter d’approximations, éviter d’introduire la trompeuse description d’états psychologiques plus avancés pour de plus

primitifs (adultomorphisme), utiliser souvent des termes dérivés d’analogies mécaniques et physiques, plus éloignées qu’il ne semblerait souhaitable d’un champ psychologique empathiquement observé. Nous sommes donc peu portés à parler du contenu psychologique des phases initiales du développement mental, mais nous inclinons plutôt à centrer notre attention sur les conditions générales qui prévalent dans l’appareil mental au cours de cette période. Autrement dit, nous décrivons des états psychologiques, la tension qui les accompagne et sa réduction (de même que les circonstances qui les font naître), mais en général nous ne tentons pas d’identifier le contenu idéationnel de l’expérience archaïque.

À première vue, on pourrait se sentir tenu d’appliquer in toto les considérations qui précèdent aux constellations psychologiques réapparues dans le transfert idéalisant (de même qu’à la résurgence thérapeutique du soi grandiose dont il sera question plus loin) ; et c’est pourquoi, pour autant que ce transfert constitue la résurgence des origines rudimentaires de l’objet idéalisé, nos formulations doivent sans aucun doute se rapporter à la condition psychologique de l’appareil mental de l’enfant et non pas à un contenu idéationnel qui, à ce stade primaire, est hors d’atteinte de notre compréhension.

Toutefois, deux circonstances qui sont intimement reliées nous permettent de comprendre davantage le contenu psychologique du transfert idéalisant et de le décrire plus en détail que l’on ne pourrait s’y attendre, sur la base des réflexions qui précèdent : a) le fait que le courant de développement qui commence avec le soi-objet archaïque (transitionnel) idéalisé ne disparaît pas lorsque la maturation de l’équipement cognitif de l’enfant lui permet de reconnaître un nombre toujours croissant de détails de son environnement, et lorsque l’augmentation correspondante de la spécificité de ses réactions émotionnelles, de même que la maturation de son équipement pulsionnel le rendent capable d’aimer (et de haïr) les personnes importantes de son entourage, c’est-à-dire d’investir les images de l’enfance de charges instinctuelles-objectales18 ; et b) la tendance de l’appareil psychique à télescoper les expériences psychologiques analogues, avec le résultat que l’analysé réagit à l’influence de soi-objets archaïques (transitionnels) réapparus dans le transfert narcissique par le rappel de souvenirs d’expériences ultérieures analogues.

Les idéalisations du petit enfant, qu’elles aient trait à un sein maternel archaïque confusément perçu ou à un parent œdipien clairement reconnu, appartiennent génétiquement et dynamiquement à un contexte narcissique. Bien que les investissements idéalisants deviennent de plus en plus neutralisés et inhibés quant au but (à mesure que l’enfant approche du début de la période de latence), ils conservent toujours leur caractère narcissique. De même, les qualités essentiellement narcissiques des idéalisations demeurent inchangées aux stades les plus avancés de leur développement initial (où elles coexistent avec de puissants investissements instinctuels-objectaux) alors qu’elles laissent leur empreinte la plus forte et la plus durable sur la structure permanente de la personnalité en participant aux processus d’intériorisation qui forment le surmoi.

Il serait superflu de souligner l’importance capitale pour le développement psychologique des premiers investissements d’objet (libidinaux et agressifs) ou la valeur de l’étude de leurs vicissitudes que Freud a, le premier, systématiquement entreprise dans ses Trois essais sur la théorie de la sexualité (1905). Le fait de reconnaître que l’enfant (normal) réagit de plus en plus aux objets qu’il perçoit comme distincts et indépendants de lui ne doit pas nous faire négliger l’existence de composantes narcissiques persistantes dans la structure totale du psychisme ou nous faire ignorer les avatars de leur développement. L’idéalisation des objets parentaux de la période préœdipienne avancée et de la période œdipienne elle-même peut ainsi être comprise comme étant la continuation de l’idéalisation archaïque – et, dans ses divers stades de développement, l’objet idéalisé plus évolué être vu comme l’héritier de l’objet primitif – malgré la présence simultanée de solides investissements objectaux dans la relation de l’enfant à ses parents.

L’idéalisation est l’une des deux voies principales suivies par le développement du narcissisme. La libido narcissique idéalisante joue un rôle significatif dans les relations objectales de la maturité où elle est amalgamée avec une véritable libido objectale ; elle est également la source principale d’énergie libidinale pour d’importantes activités socioculturelles orientées vers des fins créatrices, et une composante de cette qualité humaine tenue par tous en si haute estime : la sagesse (Kohut, 1966a). Dans le présent contexte, il faut cependant souligner de nouveau que l’amalgame des aspects idéalisés de l’imago parentale avec les larges secteurs des imagos parentales investies de libido objectale exerce une forte influence sur les processus de (ré)intériorisation appropriés à la phase et, partant, sur l’édification de deux structures fondamentales de la personnalité – a) les forces neutralisantes du psychisme ; b) le surmoi idéalisé – qui sont investies de charges instinctuelles narcissiques.

Certains détails de ces processus d’intériorisation méritent une élaboration. Tant que l’enfant idéalise les parents, la constellation idéalisée est susceptible d’être corrigée et modifiée par l’expérience réelle (la reconnaissance par l’enfant des qualités réelles des parents) ; et la révélation progressive, par les parents doués d’empathie, de leurs propres imperfections permet à l’enfant durant les phases préœdipiennes de retirer des imagos parentales une part de la libido idéalisante pour l’utiliser dans l’édification de structures destinées au contrôle des pulsions. La déception œdipienne massive de l’enfant par le parent (normalement, celui du même sexe joue ici le rôle le plus important) conduit finalement à l’idéalisation du surmoi, étape

de maturation qui servira grandement à protéger la personnalité contre le danger d’une régression narcissique.

Autrement dit, nous pouvons affirmer que l’intériorisation de ces aspects des objets œdipiens qui ont été investis de libido objectale (et d’agression) conduit à l’édification des aspects du surmoi qui orientent vers le moi les ordres, les prohibitions, les louanges, les reproches et les punitions qui provenaient autrefois des parents1. Quant à l’intériorisation des aspects narcissiques de la relation de l’enfant aux parents œdipiens, elle est responsable de la dimension narcissique du surmoi, c’est-à-dire de son idéalisation. L’intériorisation des aspects de l’imago parentale investis de manière objectale transmue cette dernière en contenus et en fonctions du surmoi ; l’intériorisation des aspects narcissiques explique la position élevée dont jouissent ces contenus et ces fonctions par rapport au moi. C’est cependant de leur idéalisation (la composante narcissique instinctuelle de leurs investissements) que dérive l’émanation spécifique et caractéristique de perfection absolue des valeurs et des critères du surmoi ; de même la puissance et l’omniscience de la structure tout entière sont également attribuables à ce qu’elle est partiellement investie de libido narcissique, idéalisante19 20.

Si nous continuons d’étudier les vicissitudes du secteur narcissique de l’enfant, nous constatons qu’il demeure vulnérable et que son développement peut être perturbé ou bloqué bien au-delà du stade au cours duquel la vision

qu’a l’enfant de son univers est encore totalement ou du moins de façon prédominante une vision narcissique. En particulier, ce courant du narcissisme dont il est ici question sous le nom d’imago parentale idéalisée demeure vulnérable à travers toute l’étendue de son développement initial : à partir a) du stade de la formation du soi-objet archaïque idéahsé, b) au temps de la réintériorisation globale de l’aspect idéabsé de l’imago parentale œdipienne. La période de plus grande vulnérabihté se termine, par conséquent, lorsqu’un surmoi nucléaire idéabsé a été fermement établi ; en effet, la capacité d’idéahsation de ses valeurs et de ses critères acquise ainsi par l’enfant exerce une influence bénéfique durable sur l’économie psychique dans les secteurs narcissiques de la personnalité.

L’influence des réactions réciproques de l’enfant et de ses parents sur le contrôle progressif de ses poussées instinctuelles objectales, sur la domination croissante de son moi à l’égard des pulsions et sur les aspects de contrôle et d’utihsation des pulsions par son surmoi est bien connue et ne demande pas qu’on s’y arrête. Toutefois, les conditions analogues qui influent sur le développement du narcissisme de l’enfant méritent notre attention tout particulièrement en ce qui regarde ses idéalisations. La modification des investissements idéalisants archaïques (le fait de les apprivoiser, de les neutrabser, de les différencier) est obtenue grâce à Vétape du soi-objet idéalisé ; naturellement, le résultat spécifique, personnel, de ce processus aura été en partie déterminé par les réactions émotionnelles propres à l’objet qu’idéalise l’enfant. Cependant, tout comme la sévérité d’un surmoi peut, jusqu’à un certain point, se développer indépendamment de la rigueur réelle des parents (ou peut même, paradoxalement, être accentuée par leur bonté), ainsi la tendance du surmoi à un perfectionnisme tyrannique (son idéalisation, sa dimension idéal du moi) peut être jusqu’à un certain point indépendante du comportement des parents et peut – autre paradoxe – être occasionnellement accentuée par la modestie non empathique d’un parent, modestie qui frustrera de façon traumatisante le besoin approprié à la phase qu’éprouve l’enfant de le glorifier. (Voir au

chapitre X, un exposé sur un semblable défaut d’empathie, empêchant l’analyste de reconnaître le besoin qu’a l’analysé de le glorifier.)

Non seulement les objets œdipiens et préœdipiens de l’enfant (sous leurs dimensions objectales et narcissiques) exercent une influence décisive sur la formation de sa personnalité adulte en laissant une empreinte permanente sur ses futurs choix pulsionnels et sur ses choix d’objet, mais ils jouent aussi un rôle d’une importance au moins égale en tant qu’ils sont les précurseurs de sa structure psychologique. Les structures nucléaires sont en place à la fin de la période œdipienne ; mais une importante consolidation de l’appareil psychique, particulièrement en ce qui concerne l’établissement d’idéaux sûrs, se produit au cours de la période de latence et de la puberté, se concluant de façon décisive à la fin de l’adolescence. Une fois les structures psychologiques établies, la perte de l’objet, si accablante soit-elle, ne laissera pas la personnalité dans un état d’incomplétude. Elle pourra (à la suite, par exemple, d’une survenue massive, soudaine, d’une perte d’objet à des moments plus avancés de l’existence) empêcher la personnalité de faire d’importants investissements libidinaux dans de nouveaux objets ; mais en général elle n’endommagera pas la structure fondamentale de l’appareil psychique21. Par contre, des carences traumatiques et des pertes d’objet allant jusqu’à et incluant même la période œdipienne et (même si, alors, les effets en sont moindres, couvrant la période de latence et l’adolescence) des déceptions traumatiques par ces objets peuvent nuire gravement à la structuration fondamentale de l’appareil psychique lui-même.

Il faudrait ajouter que, dans le contexte des considérations qui précèdent, le début de la période de latence peut être vu comme appartenant encore à la phase œdipienne. Il constitue la dernière des diverses périodes de vulnérabilité aiguë du psychisme du jeune enfant. Ces moments de grande fragilité de la petite enfance durant

lesquels le psychisme est particulièrement susceptible d’être traumatisé correspondent à « un nouvel équilibre des forces psychologiques établi de façon encore fort précaire après une période active de développement » (Kohut et Seitz, 1963, p. 128 sq.). Si nous appliquons ce principe de la vulnérabilité des nouvelles structures (cf. Hartmann, qui a souligné le fait que des fonctions récemment acquises sont affectées d’un haut degré de réversibilité chez l’enfant [1952, p. 177]) au surmoi du début de la période de latence et, plus particulièrement, à l’idéalisation nouvellement établie de ses valeurs et de ses critères de même que de ses fonctions de rétribution et de punition, nous ne serons pas surpris d’apprendre que l’expérience clinique démontre qu’une déception grave causée à ce moment par l’objet œdipien idéalisé peut encore détruire l’idéalisation précairement établie du surmoi, réinvestir l’imago du soi-objet idéalisé et conduire à un renouvellement de la poursuite d’un objet externe de perfection. Tout comme le jeune enfant peut tolérer les premières séparations temporaires d’avec la mère, pour autant qu’il sache qu’elle demeure accessible si le besoin qu’il a d’elle devient intolérable, de même, l’enfant au début de la période de latence peut renoncer à l’idéalisation externe si l’objet parfait est encore acces-"sifeîëT des élans temporaires de réinvestissement de libido idéalisante. Et tout comme le petit enfant ne supporte pas la moindre séparation quand il craint que la mère ne soit irrémédiablement perdue, de même l’idéalisation du surmoi est abandonnée quand, au cours de cette période, l’objet idéalisé semble à tout jamais perdu. Une vulnérabilité marquée du psychisme au début de la période de latence (et la réaction régressive de ce dernier aux traumas qui surviennent durant ce temps) n’est pas, bien entendu, liée seulement au moment présent mais relève aussi des expériences traumatiques vécues par l’enfant dans le passé.

La perte traumatique de l’imago parentale idéabsée (perte du soi-objet idéalisé ou déception dans cet objet) qui se produit au cours de la période allant jusqu’à la phase œdipienne inclusivement produira des perturbations dans des secteurs narcissiques spécifiques de la personnalité. On sait comment se déroule le processus normal dans des circonstances optimales : l’enfant éprouve peu à peu une déception devant l’objet idéalisé à mesure que l’évaluation qu’il en fait devient plus réaliste ; il se produit alors un retrait des investissements narcissiques de l’imago du soi-objet idéalisé et leur intériorisation se fait progressivement (dans la période œdipienne, massivement, mais de façon appropriée à la phase) pour mener à l’acquisition de structures psychologiques permanentes qui continuent, endopsychiquement, les fonctions auparavant exercées par le soi-objet idéalisé. Mais l’intériorisation optimale n’aura pas lieu si la perte de l’objet a été traumatique. L’enfant n’acquiert pas la structure interne nécessaire, son psychisme demeure fixé sur un soi-objet archaïque, et tout au cours de la vie la personnalité sera dépendante de certains objets dans ce qui semble être une forme intense de faim d’objet. L’intensité de la recherche de ces objets et la dépendance ressentie à leur égard sont dues au fait qu’ils sont recherchés en tant que substituts des fragments absents de la structure psychique. Ils ne sont pas des objets (au sens psychologique du terme) puisqu’ils ne sont pas aimés ou admirés pour leurs attributs, et les traits réels de leur personnalité de même que leurs actes ne sont qu’obscurément perçus. Ils ne sont pas désirés mais simplement vus comme nécessaires pour suppléer aux fonctions de la partie de l’appareil mental, qui ne s’est pas constituée durant l’enfance.

Dans le domaine du narcissisme, des perturbations précoces dans la relation au soi-objet archaïque idéalisé, et particulièrement des déceptions traumatiques liées à cet objet peuvent nuire considérablement au développement de la capacité fondamentale du psychisme de maintenir, par lui-même, l’équilibre narcissique de la personnalité (ou de le rétablir lorsqu’il a été troublé). Tel est, par exemple, le cas de ces personnalités qui développent des dépendances (à la drogue, etc.). Le trauma qui les a aflectées est le plus souvent celui d’une grave déception causée par une mère qui, par suite d’une empathie erronée avec les besoins de l’enfant (ou pour d’autres raisons),

n’a pas rempli de façon satisfaisante les fonctions dont pourra se charger plus tard l’appareil psychique parvenu à maturité, qu’il s’agisse d’opposer une barrière aux stimuli ou de fournir de manière optimale ceux qui sont nécessaires, ou encore d’accorder les gratifications nécessaires au soulagement de la tension, et ainsi de suite. Des déceptions traumatiques subies durant ces stades primitifs du développement du soi-objet idéalisé privent l’enfant de pouvoir faire l’intériorisation progressive d’expériences précoces importantes pour son développement, comme d’être réconforté, aidé à s’endormir, etc. De tels individus demeurent donc fixés à certains aspects des objets archaïques et ils les trouvent, par exemple, sous la forme de drogues. La drogue toutefois n’est pas utilisée en tant que substitut d’objets aimés ou aimants, non plus que de relations avec eux, mais sert plutôt à compenser une déficience de la structure psychologique.

Dans la régression spécifique qui se produit au cours de l’analyse de ces patients, l’analysé devient dépendant (à la façon d’un toxicomane) de l’analyste ou de la procédure analytique et – bien que le terme de transfert pris dans son sens métapsychologique puisse n’être pas tout à fait adéquat ici – on peut dire que la condition semblable à un transfert qui s’installe dans de pareilles analyses est véritablement la restauration d’une condition archaïque. L’analysé retrouve ce besoin d’un soi-objet archaïque narcissiquement vécu, besoin qui a précédé la formation de la structure psychique dans une partie spécifique de l’appareil mental. Ce qu’il attend de cet objet (l’analyste), c’est qu’il accomplisse certaines fonctions de base dans le domaine de l’homéostasie narcissique, fonctions dont son propre psychisme est incapable.

Les conséquences des perturbations qui se produisent dans la relation à l’objet idéalisé peuvent être réparties en trois groupes suivant la phase de développement au cours de laquelle a été ressenti le plus grand impact du trauma qui a occasionné ces troubles. 22

des structures – par exemple une déficience quant au seuil de tolérance des stimuli –, qui nuit profondément à la capacité que possède le psychisme de maintenir l’équilibre narcissique fondamental. Une personnalité affectée de la sorte souffre d’une vulnérabilité narcissique diffuse. (Cette question sera plus longuement étudiée au chapitre III.)

2. Des perturbations traumatiques plus tardives – bien qu’encore préœdipiennes – dans la relation à l’objet idéalisé, ou une déception traumatique par cet objet, peuvent gêner la formation (préœdipienne) de la structure fondamentale de l’appareil psychique, structure destinée au contrôle des pulsions, à leur canalisation et à leur neutrabsation. Un penchant à resexualiser les dérivatifs des pulsions, de même que les conflits internes et externes (souvent sous la forme de fantasmes ou d’actes pervers), peut être la manifestation symptomatologique d’un vice structural.

Pour expliquer ce fait que l’on peut observer cliniquement, je proposerai l’hypothèse suivante. De même que le surmoi (voir plus bas le § 3) est la réplique interne de l’objet œdipien massivement introjecté, ainsi la structure fondamentale du moi est composée d’innombrables (et, par comparaison avec le surmoi, minuscules) répliques internes de composantes de l’objet préœdipien. Et de même que les aspects amour-approbation et colère-frustration de l’objet œdipien sont intériorisés durant la période œdipienne et deviennent d’un côté les fonctions d’approbation et les visées positives du surmoi et de l’autre ses fonctions de punition et de prohibition, ainsi sont intériorisés les aspects d’approbation et de frustration de l’objet préœdipien pour former la structure de base du moi. (Contrastant avec l’aspect global de l’intériorisation œdipienne qui forme le surmoi, la structure fondamentale du moi se constitue grâce à l’apport de quantités minuscules d’intériorisation survenant à des occasions innombrables tout au long de la période préœdipienne.)

C’est selon le même principe que se fait l’intériorisation

d’aspects des objets préœdipien et œdipien narcissique-ment investis. Le retrait global mais approprié à la phase des investissements narcissiques de l’objet œdipien conduit à l’intériorisation de ces investissements et à leur utilisation à des fonctions d’approbation et de désapprobation du surmoi, de même qu’à la formation de ses valeurs et de ses idéaux, processus dont découle le prestige particulier dont jouissent ces fonctions et ces contenus du surmoi. Le prestige (et donc le pouvoir) dont jouit également chacun des minuscules foyers d’interdiction, d’approbation, d’exhortation et d’orientation qui constituent dans leur ensemble la structure fondamentale du moi s’explique de même par sa provenance : la perception de plus en plus réaliste de l’objet préœdipien qui s’accompagne souvent de légères et non traumatiques déceptions devant son imperfection. (Bien qu’on ne puisse entreprendre ici une étude détaillée de ce sujet, on peut mentionner que le terme de « structure fondamentale du moi » n’est pas entièrement juste puisque certaines couches du ça dans le « domaine de la neutralisation progressive » participent jusqu’à un certain point aux fonctions de canalisation et de neutralisation des pulsions [voir Kohut et Seitz, 1963, particulièrement p. 137].)

3. Enfin, si la perturbation se rapporte à la période œdipienne (si la déception traumatique porte sur l’objet idéalisé préœdipien et œdipien), ou même, à un moment aussi avancé que le début de la période de latence, si la contrepartie extérieure encore partiellement idéalisée de l’objet nouvellement intériorisé est traumatiquement détruite, l’idéalisation du surmoi sera alors incomplète de sorte que la personne (bien qu’elle puisse posséder un système de valeurs) demeurera éternellement à la recherche de figures idéales du monde extérieur qui lui offrent l’approbation et le leadership que son surmoi insuffisamment idéalisé est incapable de lui donner.

Ecartons-nous maintenant de l’examen des vicissitudes du développement de l’imago parentale idéalisée pour nous tourner vers l’étude de deux sujets qui ont une importance capitale pour l’évaluation des données du développement en général : 1) la relation entre la formation d’une structure psychique et le désinvestissement des imagos d’objets, et 2) l’importance psychologique relative : a) des (soi-)objets archaïques et de leurs fonctions, b) des structures psychiques et de leurs fonctions, et c) des objets de la maturité et de leurs fonctions.

Pour mieux comprendre la relation qui existe entre la formation des structures psychiques et le retrait des investissements narcissiques et instinctuels-objectaux des imagos d’objet, il est bon de tenir compte des trois facteurs suivants qui jouent un rôle important dans ce processus de formation structurale que j’aimerais nommer intériorisation structurante23.

1. L’appareil psychique doit être mûr pour que puisse s’accomplir la formation de la structure : il doit être parvenu, grâce à un processus de maturation, à un état de réceptivité à l’égard d’introjects spécifiques. (C’est de l’émergence spontanée de semblables capacités préformées que parle Hartmann [1939, 1950a] sous le nom d’autonomie primaire du psychisme dans ses étapes de maturation.)

2. Avant le retrait de l’investissement objectai, les aspects de l’imago d’objet qui sont en voie d’être intériorisés subissent un morcellement. Ce dernier revêt une grande importance psychoéconomique ; il constitue la substance métapsychologique de ce que, selon un terme en accord avec l’observation empathique ou introspective, on nomme frustration optimale. L’essentiel de ce processus de retrait fragmentaire des investissements d’objet a été, bien entendu, défini d’abord par Freud (1917a) dans sa description métapsychologique du travail du deuil. Concrètement, le retrait des investissements narcissiques se produit de façon fragmentaire si l’enfant n’éprouve de déception qu’avec un aspect à la fois de l’objet idéalisé ; par contre, l’intériorisation structurante ne pourra se faire si la déception quant à la perfection de l’objet concerne la totalité de celui-ci, par exemple, lorsque l’enfant fait brutalement la découverte de l’impuissance de l’objet omnipotent.

3. Outre la fragmentation d’aspects spécifiques de l’imago objectale dont nous venons de parler, il se produit, au cours d’un processus efficace d’intériorisation (c’est-à-dire d’une intériorisation qui mène à la formation d’une structure psychique), une dépersonnalisation des aspects introjectés de l’imago de l’objet, principalement sous la forme d’un glissement de l’accent mis sur la personnalité propre de l’objet à certaines de ses fonctions spécifiques24.

En d’autres termes, la structure interne remplit maintenant les fonctions qu’accomplissait autrefois l’objet pour l’enfant – une structure fonctionnant bien étant toutefois celle qui a réussi à se dégager des traits de personnalité de l’objet. Certaines des déficiences qui surviennent dans cette partie du processus sont bien connues : le surmoi, par exemple, manifeste habituellement des traces de quelques-uns des traits humains de l’objet œdipien et la structure fondamentale du psychisme chargée de contrôler les pulsions peut emprunter des méthodes personnalisées spécifiques de menace et de séduction qui sont directement dérivées de caractéristiques des objets préœdipiens et de leur attitude particulière en face des pulsions de l’enfant.

Nous pouvons maintenant nous tourner vers ce qui constitue le second sujet de cette étude générale et souligner qu’il existe une différence capitale entre : 1) le soi-objet archaïque perçu narcissiquement (un objet seulement au regard de l’observateur du comportement manifeste) ; 2) les structures psychologiques (édifiées à la suite du désinvestissement progressif de l’objet archaïque ressenti narcissiquement) qui continuent d’exercer les fonctions de régularisation, d’intégration et d’adaptation des pulsions, fonctions précédemment accomplies par l’objet (externe) ; et 3) les objets réels (au sens psychanalytique) investis de charges instinctuelles-objectales, objets aimés et haïs par un psychisme qui s’est séparé des objets archaïques, qui a acquis des structures autonomes, a accepté les motivations et les réactions indépendantes des autres et a compris la notion de mutualité.

Bien que selon la psychologie sociale l’objet archaïque ressenti narcissiquement et l’objet réel investi de libido objectale soient tous deux des objets, du point de vue de la théorie psychanalytique ils sont aux extrémités opposées d’une ligne de développement et d’un continuum dynamique. En d’autres termes, des structures endopsy-chiques comme le surmoi (et d’autres configurations moins bien délimitées à l’intérieur du moi) sont, en ce qui concerne leur importance psychologique et leur mode de fonctionnement, moins éloignées des objets réels que ne le sont les objets archaïques qui n’ont pas encore été transformés en structures psychologiques internes. La conception interpersonnelle de la psychologie sociale ; la conception sociobiologique des transactionnistes ; des contrastes comme ceux qui existent entre « l’orientation vers l’autre » et « l’orientation vers l’intérieur » (Riesman, 1950) ; et même les descriptions prétendument psychodynamiques de ces systèmes d’observation « directe » de l’enfant qui utilisent le cadre théorique de la psychologie sociale (ou celui, qui lui est apparenté, de la psychobiologie sociale) ne tiennent pas compte de ces différences fondamentales. L’introduction de leur schème de référence dans la psychanalyse ne pourrait donc qu’appauvrir notre science en oblitérant ces différenciations si importantes. La sensation d’inanition ressentie par le toxicomane privé de la présence réconfortante de son thérapeute, le désir intense de trouver dans le thérapeute un guide qui les dirige chez ceux qui n’ont pas édifié une structure interne de valeurs et d’idéaux, voilà des

exemples de la résurgence thérapeutique du besoin de soi-objets narcissiques archaïques. Comme j’espère pouvoir le démontrer dans ce travail, ces soi-objets archaïques narcissiquement ressentis resurgissent dans la thérapie à la faveur de la perception de la personne du thérapeute pour former deux types distincts de transferts susceptibles d’être étudiés systématiquement et assujettis au utorking through. Ils ne doivent pas être confondus avec la résurgence transférentielle des objets (incestueux) de l’enfance (chargés d’investissements instinctuels-objec-taux) que l’on rencontre dans l’analyse des névroses de transfert.

Ayant étudié certains aspects généraux de la relation qui existe entre l’environnement social et la formation des structures psychologiques, nous pouvons maintenant revenir à l’examen des circonstances particulières qui mènent à des perturbations dans les structures dérivées de l’imago parentale idéalisée.

Pour ne pas tomber dans le piège d’une simplification excessive, j’appliquerai d’abord au sujet qui nous intéresse le postulat qui a fait ses preuves et qui veut que les vicissitudes du développement psychologique, tant normal qu’anormal, ne soient en général intelligibles que si on les considère comme résultant des effets combinés d’un certain nombre de facteurs étiologiques et non pas d’incidents isolés de la vie de l’enfant. Ainsi, bien que la perturbation traumatique de la relation à l’objet idéalisé (ou la déception traumatique par cet objet) puisse fréquemment être rapportée à un moment isolé du développement premier de l’enfant, l’effet de traumas particuliers 11e peut habituellement être compris que si l’on tient compte de l’existence d’une prédisposition aux traumatismes. Le fait d’être susceptible de traumatisation est, à son tour, dû à l’interaction de certaines faiblesses congénitales des structures avec des expériences qui précèdent le trauma pathogène spécifique. Donc, la même condition d’interaction de deux séries complémentaires de causes prévaut, dans le développement du narcissisme, que dans celui de l’amour objectai et de l’agression tournée vers l’objet.

F

On sait que la formation de l’imago parentale idéalisée va de la phase archaïque du soi-objet idéalisé jusqu’au stade relativement tardif qui précède la consolidation de sa réintériorisation définitive (en tant qu’idéalisation du surmoi) ; le transfert idéalisant qui s’établit spontanément en analyse se rapporte généralement à ce point spécifique du développement normal où l’on peut situer une perturbation grave ou une interruption soudaine du développement. Toutefois, en évaluant le transfert idéalisant, nous prendrons souvent conscience du fait que la résurgence thérapeutique de stades relativement avancés de l’imago parentale idéalisée (par exemple, une déception traumatisante préœdipienne ou œdipienne d’un fils par son père) peut reposer sur la base plus profonde d’une déception précoce, inexprimable, concernant la mère idéalisée, déception qui peut avoir été occasionnée par l’inconstance de son empathie, son humeur dépressive, ses maladies physiques, son absence ou sa mort.

En outre, comme il en a été brièvement fait mention, l’évaluation génétique du transfert idéalisant est également compliquée par l’existence d’une tendance psychologique que j’aimerais désigner sous le nom de télescopage d’expériences génétiquement analogues25, découlant de la capacité que possède le psychisme de surimposer des souvenirs d’expériences plus tardives (postœdipiennes) importantes mais non pas critiques sur des souvenirs plus spécifiquement pathogènes. C’est là une manifestation du pouvoir qu’a l’esprit de synthétiser. Ce télescopage ne devrait pas être vu comme étant au service des défenses (c’est-à-dire de la mise en échec du retour du souvenir plus ancien), mais comme tentant plutôt d’exprimer le trauma ancien grâce à des contenus psychiques analogues plus rapprochés des processus secondaires et de la communication verbale. Ces souvenirs d’événements plus récents ne devraient être qualifiés de dérivés que si le contenu psychique de l’événement a été conservé dans l’inconscient sous la forme d’un souvenir susceptible d’être verbalisé. Dans la pratique clinique, le rappel de ces souvenirs plus récents au lieu de souvenirs plus anciens peut souvent être accepté alors même que la compréhension de l’analysé pourra demeurer incomplète si on néglige de formuler la reconstruction génétique du premier trauma et son influence sur la traumatisation plus tardive. (Le théoricien de la psychanalyse ne saurait cependant s’accorder semblable liberté ; il lui faut tenter de déterminer la période à laquelle s’est véritablement produit le trauma pathogène.)

Comme on peut le déduire des considérations qui précèdent, le transfert idéalisant qui s’établit dans l’analyse de certains troubles narcissiques se présente sous des formes distinctes déterminées par le moment particulier de la principale fixation traumatique ou par celui du blocage dans la courbe d’évolution du narcissisme.

Dans l’ensemble, ces transferts sont faciles à distinguer, d’un point de vue clinique comme métapsychologique, des idéalisations qu’on rencontre au cours de certaines phases de l’analyse des névroses de transfert. Les caractéristiques d’ordre et de régularité du transfert idéalisant, sa stabilité et sa position centrale dans le processus analytique contrastent avec les manifestations changeantes et la position périphérique des idéalisations dans l’analyse des névroses de transfert ; ces traits du transfert idéalisant sont dus à ce que la fixation narcissique dans tous les sous-groupes de ce type de transfert a trait aux aspects narcissiques de l’objet idéalisé avant son intériorisation finale, c’est-à-dire avant la consolidation de l’idéalisation du surmoi. Bien que dans les névroses de transfert les idéalisations soient sans aucun doute maintenues elles aussi par une mobilisation de libido idéali-sante-narcissique, il faut les voir comme étant l’expression d’une surestimation non spécifique de l’objet d’amour. Ici cependant, l’objet d’amour est intensivement investi de libido d’objet à laquelle, au cours des phases de transfert positif intense, une dose de libido narcissique ne s’est que secondairement amalgamée, l’investissement narcissique demeurant toujours subordonné aux investis-

sements d’objets. Autrement dit, l’idéalisation dans les névroses de transfert est un trait non spécifique du transfert positif, intimement apparenté à l’idéalisation que l’on rencontre dans l’état amoureux.

Le transfert idéalisant qui s’installe au cours de l’analyse de personnalités narcissiques peut survenir dans des cas variés plus ou moins circonscrits. Il existe des résurgences thérapeutiques d’états archaïques qui remontent à l’époque où l’imago de la mère idéalisée est encore presque entièrement fusionnée à celle du soi ; il y a d’autres types de résurgences transférentielles pathognomoniques qui ont trait à des moments beaucoup plus tardifs du développement de la libido idéalisante et de l’objet idéalisé. Dans ces derniers cas, un trauma a occasionné des fixations narcissiques spécifiques au cours d’une période qui va de la phase préœdipienne tardive aux débuts de la période de latence, alors que la plupart des secteurs de la relation de l’enfant avec ses parents sont déjà entièrement investis d’énergies instinctuelles-objectales. On sait que des traumas spécifiques (tels qu’une déception soudaine et intolérable par l’objet idéalisé, au cours de cette phase) produisent des blessures pathogènes spécifiques nuisibles au développement du narcissisme idéalisant (ou qui annulent une idéalisation à peine formée) ; il en résulte une idéalisation insuffisante du surmoi, déficience structurale qui a pour conséquence, à son tour, une fixation aux aspects narcissiques de l’objet idéalisé préœdipien ou œdipien. Parvenues à l’adolescence puis à l’âge adulte, les personnes qui ont subi de semblables traumas tentent continuellement de parvenir à une union avec l’objet idéalisé : leur surmoi étant insuffisamment idéalisé, leur équilibre narcissique ne peut être sauvegardé que par l’intérêt et l’approbation des répliques actuelles et agissantes du soi-objet traumatiquement perdu.

Ces deux types de transfert idéalisant, le plus archaïque au plan du développement de même que le plus mûr (et nombre d’autres dont les points de fixation se situent entre ces deux extrêmes), peuvent être différenciés cliniquement comme métapsychologiquement grâce aux

tableaux (transférentiels) distincts et caractéristiques qu’ils présentent au cours de la thérapie analytique. Comme on l’a déjà dit, l’analyste doit tenir compte du fait que le tableau clinique peut être obscurci par un phénomène de télescopage, par la mobilisation de souvenirs se rattachant à des événements pathogènes.

Enfin, admettons qu’il n’est parfois guère facile de savoir si les stades relativement avancés de l’objet idéalisé sur lesquels se centre le transfert narcissique de certains patients ne sont pas surimposés à des stades d’objets narcissiques plus archaïques. Il y a donc des cas où on ne peut attribuer la psychopathologie à un point unique de fixation, puisqu’on y voit le transfert idéalisant se fixer alternativement à un stade archaïque et à un stade œdipien de l’objet idéalisé.

CHAPITRE III