Chapitre XV – Psychanalyse et sciences humaines

Seule parmi les disciplines médicales, la psychanalyse a des relations étendues avec les sciences humaines et elle est en mesure d’y jouer un rôle non moins important qu’en psychiatrie (Freud, 1922). Une partie de l’œuvre de Freud a été consacrée à la « psychanalyse appliquée », et elle représente aujourd’hui un cinquième de la production psychanalytique. Son domaine est encore plus étendu si l’on tient compte de l’influence directe et indirecte de la psychanalyse. Bien que la psychanalyse puisse conduire à des applications non médicales, par exemple en pédagogie, la psychanalyse appliquée consiste surtout dans l’application des conceptions psychanalytiques aux sciences humaines, en l’absence d’investigations proprement psychanalytiques et de tout le matériel qu’apporte une psychanalyse.

Freud lui-même a appliqué la théorie psychanalytique à la littérature, à l’art, à la religion, à la mythologie et au folklore, à la sociologie. Dans Totem et Tabou, c’est à la lumière du complexe d’Œdipe qu’il reconstruit les origines de la vie sociale et de la religion : un jour la bande des frères, ambivalente vis-à-vis du père qu’ils admiraient et haïssaient à la fois, s’est révoltée et l’a supprimé ; la prohibition du meurtre du totem est dérivée de leur culpabilité et du besoin de se réconcilier avec le père ; la prohibition de l’inceste a neutralisé la rivalité sexuelle des frères et les tendances fratricides ; mais leur attitude intérieure est restée ambivalente à l’égard du père, et l’institution du repas totémique a commémoré la victoire jadis remportée sur lui. Ainsi, le recours au complexe d’Œdipe permet d’unir dans une même explication le culte du totem et l’exogamie.

R. de Saussure a étudié l’application de la psychanalyse à l’histoire et, spécialement, au « Miracle grec ».

L’œuvre littéraire ou artistique peut être interprétée directement, par une méthode intuitive qui utilise la connaissance des symboles. On tend davantage à étudier la genèse de l’œuvre d’art dans ses rapports avec la personnalité de l’artiste, avec cette difficulté que les données biographiques ne peuvent remplacer complètement les données vivantes. Ces recherches n’impliquent pas que l’œuvre d’art soit envisagée comme une maladie ou une tentative de guérison ; dans ces dernières années, sous l’influence de la psychanalyse du Moi, sa fonction d’expression de soi s’efface derrière sa fonction d’adaptation. En même temps, on s’attache davantage à ses aspects sociaux, en particulier à sa fonction de communication (Kris).

L’interprétation des phénomènes religieux, surtout basée sur les données de la tradition judéo-chrétienne, tourne autour du conflit œdipien. Les vues de Freud sont centrées sur la relation avec le père. Plus récemment, l’intérêt s’est porté sur la relation avec la mère. Les rites, en particulier les rites d’initiation, dramatisent des problèmes œdipiens et divers moyens magiques d’éluder la peur de la mort.

Les recherches sur les mythes et le folklore ont utilisé la théorie analytique plus qu’elles n’ont cherché à l’éprouver. Ce sont surtout les théories classiques qui ont été utilisées, la théorie des pulsions et le complexe d’Œdipe. L’universalité et l’ubiquité des mythes sont rapportées à un facteur biologique, la dépendance prolongée de l’enfant humain. Le mythe est une tentative pour résoudre une situation anxiogène courante en la reportant dans le passé (Roheim). Divers travaux ont aussi insisté sur le rôle de la mère préœdipienne et de la fascination anxieuse par une mère cruelle qui dévore ses enfants. En dépit de ses racines pulsionnelles, le mythe se modifie avec les changements historiques.

L’influence de la psychanalyse a été considérable en anthropologie culturelle. C’est ainsi que dans l’étude des cultures particulières la manière dont les enfants sont élevés et formés est devenue une approche capitale. Mais l’anthropologie culturelle ne n’est pas bornée à utiliser la théorie psychanalytique ; elle a limité ou modifié certains concepts, par exemple l’universalité de la période de latence. Les controverses les plus fameuses ont eu pour objet l’universalité du complexe d’Œdipe, soutenue par Freud, critiquée par Malinowski, s’appuyant sur des données des sociétés matriarcales, reprise par Roheim, qui la rattache à un fait biologique universel : nous voulons être des adultes quand nous sommes des enfants, et des enfants quand nous sommes des adultes.

L’application de la théorie psychanalytique est plus difficile en sociologie, en grande partie à cause de la nature impersonnelle et statistique des données. L’influence de la psychanalyse y est cependant considérable, surtout en psychologie sociale, avec les recherches sur la socialisation de l’individu, les conduites dans le groupe, les dynamiques de groupe, certains phénomènes collectifs. Elle est facilitée par le développement de la psychologie du Moi et un sens plus net de la spécificité des problèmes, par exemple en psychologie industrielle. Un autre courant se dessine, dans lequel des phénomènes intéressants pour la psychanalyse, tels que l’identification, le rôle social, sont envisagés sociologiquement ; des travaux assez nombreux et importants ont eu pour objet l’incidence des facteurs culturels et sociaux sur la cure psychanalytique, et ont apporté non des changements fondamentaux mais des raffinements intéressants.

La psychologie s’est ouverte tardivement mais largement à l’influence de la psychanalyse, surtout dans l’étude de la personnalité (tests projectifs) ; des psychologues ont mis à l’épreuve les propositions psychanalytiques (Sears, Rapaport, H.O. Mowrer) ; des psychanalystes ont fait des recherches en psychologie de l’enfant (Spitz). En psychanalyse, la psychologie de l’enfant a pénétré avec les premiers travaux de R. de Saussure ; une pénétration plus large a été favorisée par l’orientation de la psychanalyse vers le Moi (Hartmann). Des contacts et une interpénétration partielle sont donc possibles, mais non une fusion en raison de différences irréductibles dans les buts, les méthodes et la nature des phénomènes.

Les applications de la psychanalyse aux recherches psychologiques et sociales posent des problèmes de méthodologie.

L’utilisation de concepts psychanalytiques n’implique pas une réduction psychopathologique et une dévaluation de la vie et des œuvres de l’homme.

L’analyse des rêves montre que les mécanismes réputés pathogènes interviennent également chez l’homme bien portant (Freud).

Les relations psychologiques découvertes chez l’individu ne peuvent être transposées au niveau des groupes et des collectivités, mais les circonstances d’une découverte ne sont pas toujours décisives quant à sa nature ; il existe une convergence étonnante entre les découvertes de Freud et d’Abraham sur le deuil et les recherches du sociologue Robert Hertz sur la représentation de la mort dans les sociétés primitives (Lagache, 1938). Au surplus, la technique et la théorie psychanalytiques sont le contraire d’une psychologie de l’homme isolé.

Ce qui est vrai, c’est que la transposition d’un concept psychanalytique est sans valeur intrinsèque. La psychanalyse peut fournir une hypothèse de travail, la vérification relève des données et des méthodes propres au domaine auquel cette hypothèse est appliquée. De plus, l’explication proposée n’est en principe pas exhaustive, et doit s’articuler à des facteurs indépendants, biologiques, historiques, sociologiques, économiques, culturels, etc. La psychanalyse appliquée nécessite en somme une double compétence, la familiarité avec la psychanalyse et avec le domaine d’application, et l’on peut renvoyer dos à dos le psychanalyste qui s’improvise sociologue, et le critique d’art qui s’improvise psychanalyste.

Il est assez facile de comprendre la puissance d’expansion de la psychanalyse et sa pénétration dans les sciences humaines. Le matériel psychanalytique met en jeu toute la personne, la suite de son histoire et l’ensemble de ses rapports avec son entourage et la diversité de ses objets. La technique, la conception de la personnalité, de son histoire, de sa structure, de sa conduite mettent continuellement en cause les relations interpersonnelles. Surtout, la psychanalyse est pratiquement la seule technique d’étude des processus inconscients. La fécondité de la théorie psychanalytique s’est renouvelée lorsqu’elle a dépassé et complété la psychologie profonde des pulsions par la psychologie du Moi et des mécanismes de défense. Les développements récents de la théorie des relations d’objet et de la communication fournissent une approche de plus en plus adéquate aux entreprises de la psychanalyse appliquée.