Introduction

Il y a cinq ans, nous avons entrepris l’étude de patientes schizophrènes de deux hôpitaux psychiatriques. Cet ouvrage constitue un premier rapport sur cette recherche. Il comprend un résumé des onze premiers cas d’une série de vingt-cinq familles dont nous avons rencontré et interviewé les membres.

Ces onze cas particuliers comprennent les familles de trois patientes du East Hospital où notre étude débuta et de huit patientes du West Hospital où nous poursuivîmes cette étude.

Critère de sélection des familles

Notre but visait à étudier les familles (1) de femmes (2), âgées de quinze à quarante ans (3), qui avaient été diagnostiquées comme « schizophrènes » par au moins deux médecins d’un hôpital psychiatrique et qui étaient soignées comme telles par le personnel hospitalier (4), qui n’avaient a priori aucune malfonction organique (lésions cérébrales, épilepsie) (5), dont l’intelligence n’était pas inférieure à la moyenne (6), qui n’avaient subi aucune intervention chirurgicale au cerveau (7), et qui n’avaient pas eu plus de cinquante séances d’électrochoc pendant le temps de notre étude, et pas plus de cent cinquante en tout.

En ce qui concernait la famille de nos patientes, nous désirions savoir si au moins un des deux parents était vivant et résidait dans le pays. Les patientes pouvaient être enfants uniques, mariées ou célibataires, avec ou sans enfants. Elles pouvaient vivre seules ou dans leurs familles.

Au East Hospital, nos recherches s’appliquèrent à des femmes hospitalisées depuis un an au plus lors de notre première entrevue avec elles.

Au West Hospital, nous appliquâmes les mêmes critères à chaque troisième patiente admise à l’hôpital après le début de notre enquête.

Trois patientes « chroniques » du East Hospital satisfirent à nos critères, et leurs familles sont les trois premières étudiées dans notre ouvrage. Les autres études présentées dans ce livre sont les premières d’une série de recherches conduites au West Hospital. Toutes les familles que nous avons choisies pour notre étude acceptèrent de coopérer avec nous et aucune d’elles, à aucun moment, ne nous demanda d’interrompre notre enquête. Nous sommes encore en rapport avec toutes à l’heure actuelle.

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Notre but n’est pas d’entrer ici dans une discussion sur la nature de la schizophrénie ou de la famille ; toutefois, un bref résumé des théories qui nous amenèrent à écrire cet ouvrage et de leur relation avec la schizophrénie et la famille est indispensable pour saisir de façon adéquate le sens de notre méthodologie.

En dépit du diagnostic prévalant de nos jours sur la schizophrénie, il n’y a aucune autre maladie qui engendre plus de polémiques dans le milieu médical.

La psychiatrie se penche surtout sur les expériences et le comportement individuels que notre société qualifie d’anormaux.

Afin d’établir une correspondance entre la psychiatrie, la neurologie et la médecine en général, on a essayé de catégoriser ces expériences et ce comportement en « symptômes » et « signes » de syndromes ou d’états supposés pathologiques.

L’opinion la plus courante, encore que fort discutée, parmi les psychiatres anglais et américains, au moment où nous écrivons, c’est qu’il existe une situation psychique ou un groupe de situations psychiques qu’on appelle habituellement, depuis Bleuler, schizophrénie et dont le caractère est marqué par un vécu et certains comportements qui sont considérés comme des symptômes ou des signes d’une maladie ou d’un groupe de maladies d’origine inconnue, mais en grande partie génétique et constitutionnelle. L’étude de l’environnement familial de personnes atteintes de cette maladie consiste généralement en une recherche des diverses façons dont cet état pathologique influence la famille aussi bien que des comportements par lesquels la famille peut avoir, à l’origine, favorisé la naissance et la croissance de ce mal.

Quoique le lecteur soit libre d’adopter ce point de vue clinique sur la schizophrénie pour étudier les cas des familles que nous présentons ici, nous pensons qu’il serait préférable d’aborder cet ouvrage avec un minimum de présuppositions.

Nous utiliserons le terme « schizophrène » pour qualifier une personne, ce qu’elle éprouve ou sa façon de se comporter, dans la mesure où cette personne, ce qu’elle éprouve ou sa façon de se comporter sont cliniquement considérés comme présentant le caractère de la « schizophrénie ». Par là, nous voulons dire qu’il a été reconnu que cette personne a un comportement et un vécu qui ne sont pas tout simplement humains, c’est-à-dire qui résultent d’un processus ou de processus mentaux et (ou) physiques de nature et d’origine inconnues.

Il est clair que la « schizophrénie » est un phénomène social dans la mesure où environ 1 % de la population pourrait être diagnostiqué comme étant « schizophrène » si ces personnes vivaient assez longtemps. Depuis des années, les psychiatres cherchent à découvrir les différences qui existent entre tous ceux qui ont été diagnostiqués comme « schizophrènes ». À ce jour, ils ne sont arrivés à aucune conclusion.

Aucun critère médical d’ordre général n’a été établi en ce qui concerne le diagnostic de la « schizophrénie ».

On n’a découvert aucun trait particulier précis qu’on puisse attribuer à la personnalité prépsychopathique, à son développement, à la durée de celui-ci et aux résultats qui en découlent.

Les personnes qui font autorité en ce domaine ont les vues les plus diverses et ne peuvent dire si la « schizophrénie » est une maladie ou un ensemble de maladies, et si une pathologie organique identifiable a pu ou peut être trouvée.

Aucune découverte anatomique d’ordre pathologique n’a été faite post mortem. Aucun changement dans la structure organique au cours de la « maladie » n’a été observé. Aucun changement d’ordre pathologique ou physiologique n’a pu être attribué avec certitude à cette maladie – ou cet ensemble de maladies. Aucun traitement n’a été généralement reconnu comme étant valable, sauf peut-être des relations interpersonnelles continues et une tranquillisation de l’individu. La « schizophrénie » est héréditaire, mais n’observe aucune loi sur le plan génétique. Elle semble, d’autre part, n’avoir aucun effet sur la santé physique, et lorsqu’elle est soignée elle n’entraîne en aucun cas ni la mort prématurée, ni la mort tout simplement. On la rencontre dans les constitutions physiques les plus diverses et on ne peut l’associer à aucune malfonction physique reconnue.

Il est important de comprendre que le patient diagnostiqué comme étant schizophrène ne souffre pas d’une maladie dont l’étiologie est inconnue, à moins qu’il ne puisse lui-même prouver le contraire5. Il éprouve tout simplement des impressions étranges et (ou) agit d’une façon étrange d’après nos observations et d’après celles de ceux qui vivent avec lui habituellement. À ce jour, il n’a pas été possible de définir si, chez l’individu, ces impressions et ces actions ont un rapport constant avec des changements biologiques, quoiqu’il semble assez certain que des changements biochimiques d’une certaine durée puissent résulter de situations interpersonnelles relativement persistantes et de types très particuliers.

En somme, il est impossible de préciser si la schizophrénie répond à un processus pathologique, un fait, une hypothèse, une présomption ou un jugement.

Y voir un fait est sans équivoque faux. Y voir une hypothèse est légitime. La présomption comme le jugement sont superflus.

Certains psychiatres, adoptant un point de vue clinique en présence d’une personne prédiagnostiquée, qu’ils observent a priori comme une malade, trop souvent croient se trouver en présence du « fait schizophrène ». Ils agissent « comme si » ce fait était certain. Ils doivent alors découvrir sa « cause » ou ses multiples « facteurs étiologiques », afin d’établir un « pronostic » et d’indiquer un traitement. Le fond de la « maladie » alors, c’est-à-dire tout ce qui résulte du processus, est indépendant de l’action de la personne. C’est-à-dire que la maladie – ou le processus – est considérée comme un « fait » auquel la personne est assujettie, ou qu’elle subit, que ce fait soit supposé être génétique, constitutionnel, endogène, exogène, organique ou psychologique, ou encore un mélange de tout cela. Nous pensons que considérer au départ la schizophrénie comme un « fait » est une erreur.

Décider de façon absolue que le patient diagnostiqué se comporte d’une manière dysfonctionnelle (d’où pathologique) est, à notre avis, prématuré, aussi nous réservons notre jugement.

Quoique, en ce qui nous concerne, nous ne reconnaissions pas la validité de la terminologie clinique, nous devons cependant établir le fait que les personnes dont nous décrivons les familles dans ce livre sont aussi « schizophrènes » que n’importe qui, entendant par « schizophrène », une personne qui a été diagnostiquée comme telle et qu’on a soignée en conséquence. Nous avons donc fait précéder chaque cas présenté d’une description en termes cliniques des impressions et du comportement de la personne diagnostiquée comme étant « schizophrène ». Nous rappelons que nous-mêmes n’employons pas le terme « schizophrénie » pour désigner une maladie identifiable quelconque dont une personne serait atteinte. Toutefois, dans la mesure où le terme résume un ensemble d’observations cliniques faites par certaines personnes au sujet d’impressions et d’un comportement de certaines autres, nous le retenons pour cet ensemble d’observations. Nous réservons notre jugement quant à la validité d’un tel ensemble d’observations.

Après avoir noté ces observations, nous avons décrit de façon phénoménologique les relations familiales. Nous ne prétendons à aucun moment avoir trouvé ou n’avoir pas trouvé quelque évidence que ce soit de pathologie organique, de psychopathologie, ou encore de pathologie de groupe. Nous avons laissé cette question en suspens. Chaque fois que nous avons fait usage d’une terminologie clinique impliquant un jugement, en dehors de la section clinique au début de chacun des chapitres, le lecteur voudra bien comprendre que nous avons réservé notre jugement quant à la validité de ces termes.

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Nous avons étudié des personnes, des relations entre personnes et des caractéristiques familiales, voyant là un système composé d’une multiplicité de personnes. Notre position théorique en ce qui concerne particulièrement notre méthode est la suivante :

Chaque personne est un objet aux yeux des autres, mais elle existe aussi à ses propres yeux dans l’espace et le temps où elle reçoit des impressions, se meut et agit. Elle est son propre centre avec son propre point de vue, et c’est précisément la perspective de chaque personne sur la situation qu’elle partage avec les autres que nous cherchons à découvrir.

Cependant, chaque personne n’occupe pas une seule position définissable par rapport aux autres membres de sa famille.

La personne peut être à la fois fille et sœur, épouse et mère. Il est impossible a priori de déterminer la relation entre l’ensemble de relations réciproques qu’elle entretient avec son père, avec sa mère et avec les deux à la fois, d’autant plus quelle peut être aussi une sœur pour son frère et pour sa sœur et que de surplus elle peut être mariée et avoir un fils ou une fille.

Supposons par exemple que Jill a un père, une mère et un frère et qu’ils vivent tous ensemble. Si l’on désire obtenir une image complète de Jill en tant que personne dans la famille et plus encore en tant que personne en dehors de la famille, il faut absolument analyser ce qu’elle ressent et la façon dont elle agit dans les contextes suivants :

  • Jill seule
  • Jill avec sa mère
  • Jill avec son père
  • Jill avec son frère
  • Jill avec sa mère et son père
  • Jill avec sa mère et son frère
  • Jill avec son père et son frère
  • Jill avec sa mère, son père et son frère

On voit que c’est là une différenciation assez rudimentaire des positions variées que Jill est amenée à prendre et qui la définissent en tant que fille ou sœur.

Il faut analyser le comportement de chaque membre de la famille tour à tour et de la même manière. Les gens ont une identité. Mais ils peuvent changer de façon remarquable alors qu’ils deviennent autres pour les autres. Il serait arbitraire de regarder n’importe laquelle de leurs transformations ou altérations comme fondamentale et de ne voir les autres que comme des variations.

Une personne peut non seulement se conduire différemment dans ses diverses altérations, mais elle peut aussi se ressentir elle-même de diverses manières. Elle peut se souvenir de choses différentes, avoir des attitudes différentes, voire fort discordantes, elle peut imaginer, rêver différemment, elle peut faire mille choses différentes.

Ce qu’il nous intéresse d’observer, ce sont des personnes dans leurs relations avec nous ou entre elles, et toujours dans le contexte du groupe qui, dans cet ouvrage, est avant tout la famille. Mais il peut inclure aussi des réseaux personnels extra-familiaux de membres de la famille si ces réseaux ont un rapport spécifique avec les situations que nous essayons d’éclairer. En d’autres termes, ce qui nous intéresse, c’est ce que nous pourrions appeler le nexus familial, cette multiplicité de personnes sorties d’un groupe de même origine aussi bien que d’autres groupes qui n’ont pas nécessairement la même origine mais qui sont néanmoins des membres de la famille. Les relations entre personnes dans un nexus sont caractérisées par l’influence réciproque, directe, durable et intense qui s’exerce sur les impressions et le comportement des uns et des autres.

Nous étudions les personnes qui forment ce nexus, leurs rapports entre elles et le nexus lui-même, dans la mesure où cet ensemble répond à des structures et des processus, et agit comme un système, pas nécessairement désiré par les membres qui forment le nexus, non plus que nécessairement prévisible à partir des données que nous aurions acquises sur ces membres étudiés hors du contexte.

Si l’on désire savoir comment une équipe de football organise ses joueurs pour qu’ils agissent de concert ou séparément, il ne suffit pas d’observer ou d’interviewer chaque membre de l’équipe individuellement. Il faut aussi observer le jeu du groupe.

La plupart de nos enquêtes effectuées sur les familles de « schizophrènes », qui certainement nous permirent d’obtenir des données originales et fort utiles sur divers aspects du problème, n’ont pas été fondées sur une observation directe des membres de la famille ensemble, c’est-à-dire sur la manière dont le comportement de chacun influait sur celui des autres.

Comment une famille évolue dans l’espace et le temps ; quel espace, quel temps et quelles choses sont personnelles ou partagées, et par qui – ces questions ne peuvent être éclaircies que par l’observation du milieu que la famille s’est créé pour elle-même en tant que groupe et pour chacun de ses membres.

On ne voudrait cependant pas étudier un système en faisant abstraction du vécu et des actions des individus qui le composent et dont la vie en commun, avec ses habitudes particulières, garantit seule la continuité de ce système.

La relation entre les personnes, les rapports entre elles, le groupe qu’elles forment ensemble, tout cela continue à présenter des difficultés conceptuelles et méthodologiques.

Cela est dû en partie à la discontinuité apparente entre les processus du système et les actions des individus (ou agents) qui constituent le système. Nous avons donc trouvé utile d’user des concepts de praxis, de processus et d’intelligibilité tels qu’ils ont été développés récemment par Sartre6.

Les événements, les circonstances, les incidents peuvent résulter de l’action d’un ou de plusieurs individus, mais ils peuvent aussi résulter d’une série d’opérations successives dont aucun agent n’est l’auteur en particulier.

Dans le premier cas, nous dirons que les événements sont le résultat d’une praxis ; dans le second cas, ils sont le résultat d’un processus.

Quand ce qui se passe à l’intérieur d’un groupe de personnes peut être imputé à un agent déterminé (ou à plusieurs), on peut parler de praxis. Mais ce qui se passe dans un groupe peut ne résulter d’aucune intention individuelle. Il se peut que personne ne se rende compte de ce qui arrive. Toutefois, ce qui arrive peut devenir intelligible si l’on retrace le chemin parcouru à partir de ce qui se passe (processus) pour retrouver l’agent qui a causé ce qui se passe (praxis).

Du point de vue phénoménologique, un groupe peut être ressenti par ses membres comme un organisme ; pour ceux qui y sont étrangers, il peut paraître agir comme tel. Mais aller plus loin et maintenir que, ontologiquement, le groupe est un organisme, c’est commettre une erreur grave. Alors que les sociologues ont presque complètement abandonné l’organicisme, une nouvelle sociologie médicale sort de l’ombre, un peu à la façon dont le clinicien, abandonnant sa position de psychologue médical, commence à occuper celle, plus ancienne, du sociologue, avec un curieux type d’organicisme médical.

Par conséquent, le concept de pathologie familiale est, à notre avis, assez confus. Il étend l’inintelligibilité du comportement individuel à l’inintelligibilité du groupe. C’est en quelque sorte une application de l’analogie biologique7 non plus à une seule personne mais à un ensemble de personnes. En ce cas, le transfert de concepts dérivés de la biologie clinique au domaine des groupes d’êtres humains nous semble improductif. Son impact initial est séduisant, mais il soulève finalement des difficultés plus grandes encore que l’analogie biologique appliquée à un individu isolément. Ce n’est pas l’individu mais la famille qui est le noyau de la maladie : ce n’est donc pas l’individu mais la famille qui a besoin des services du clinicien pour être « guérie » ; la famille (voire la société en général) est alors-une sorte d’hyperorganisme qui a sa physiologie et sa pathologie, et qui peut être saine ou malade. On en arrive à un panclinicisme, pour ainsi dire, qui est plus un système de valeurs qu’un instrument de la connaissance.

Le groupe n’est pas à l’individu ce qu’est le tout à la partie ou l’hyperorganisme à l’organisme. Le groupe n’est pas un mécanisme, sauf dans le sens où l’action mécanique du groupe peut être constituée comme telle à travers les praxis de chacun de ses membres, où elle est le résultat intelligible de telles praxis et peut être élucidée par l’utilisation d’une méthodologie appropriée.

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Nous avons essayé par conséquent de développer une méthode qui nous permette d’étudier à la fois 1) chaque membre de la famille, 2) les relations entre les membres de la famille, 3) la famille elle-même en tant que système.

Nous avons suivi la même ligne générale avec chaque famille. Au début de nos exposés sur chacune d’entre elles aussi bien que dans l’appendice, le lecteur trouvera des détails sur la structure de chaque enquête familiale.

Dans tous les cas, nous avons informé les patientes que nous désirions avoir plusieurs entrevues avec elles et les membres de leur famille. D’abord certaines s’inquiétèrent, mais aucune ne refusa.

Les premières personnes de la famille avec lesquelles nous primes contact furent habituellement les parents. Nous leur expliquâmes que nous essayions d’obtenir des renseignements qui nous aideraient à comprendre pourquoi la patiente était malade et hospitalisée. Dans chaque cas, la réponse fut à peu près la même : ils feraient tout ce qu’ils pourraient si cela devait aider la malade. Nous demandâmes alors à connaître la vie de la famille, expliquant que pour cela nous devions rencontrer chacun de ses membres séparément, puis ensemble, en présence de la patiente, sans elle, enfin à leur domicile où nous pourrions nous rendre compte des choses plus nettement. Les premiers échanges furent enregistrés sur bandes magnétiques. Nous expliquâmes aux familles que ces enregistrements nous servaient de mémoire, qu’ils nous permettaient de conduire nos interviews sans avoir à nous inquiéter de nous souvenir de ce qui avait été dit. Nous ne rencontrâmes à ce sujet aucune objection.

Après une ou deux interviews des premiers membres de la famille, nous demandions à rencontrer les autres. Parfois on nous expliqua que ce n’était pas possible, et nous n’insistâmes jamais lorsqu’il s’agissait d’enfants de moins de douze ans ; dans les autres cas, nous essayâmes de vaincre ce refus, dans l’ensemble avec succès. Toutefois, dans certaines familles, nous ne pûmes rencontrer tous les membres, parfois parce que l’un d’eux refusait de coopérer avec nous. Ces lacunes sont mentionnées dans chacune de nos études. Le lecteur remarquera que, dans l’ensemble, nous avons rencontré toutes les personnes que nous désirions voir.

Les rencontres avec chacune de ces familles ont eu lieu à divers moments de la journée, parfois quand la patiente était dans un état de psychose aiguë, parfois lorsqu’elle paraissait équilibrée : nous avons observé les réactions de la famille considérée globalement, puis celle de chacun des groupes à l’intérieur de cet ensemble, enfin celles de chacun de ses membres, d’abord devant le rétablissement de la malade, puis devant des menaces de rechute, enfin devant des rechutes. Nous connaissons depuis plus de trois ans toutes les familles étudiées dans cet ouvrage.

Ayant pris nos renseignements sous forme de notes et d’enregistrements, nous avons dû plus tard en faire une transcription. Nous n’avons rien altéré des renseignements obtenus à l’origine.

Nous avons fait des recoupements entre les séries d’enregistrements et de transcriptions, et de ces dossiers nous avons tiré les onze rapports présentés ici. Dans le onzième, nous avons donné au lecteur la possibilité de suivre plus en détail le déroulement d’une enquête : l’étude est présentée à mi-chemin, c’est-à-dire après les premiers contacts avec la famille et avant la fin des interviews.

Nous avons changé les noms des personnes en cause et pris grand soin de préserver leur anonymat. À l’exception des changements de noms, de lieux et d’occupations, toutes les conversations que nous reproduisons dans ce livre ont été transcrites mot pour mot.

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Du point de vue proprement phénoménologique, cette étude est limitée quant à la méthodologie et à l’heuristique.

La plupart de nos renseignements ont été obtenus sous forme d’interviews. En dépit du choix relativement systématique des familles, notre étude est loin d’être complète : d’abord, la majorité des interviews eut lieu dans nos propres salles de consultation et non dans les familles ; d’autre part, et cela est plus grave, une interview n’est pas ce qu’on peut appeler une réunion familiale naturelle.

Nous ne sommes pas satisfaits non plus de notre méthode d’enregistrement. Nous la trouvons limitée par le fait que nos enregistrements permanents ne comprennent que des conversations entre les membres des diverses familles en notre présence. Quoique cette sonothèque soit plus complète que les notes cliniques prises pendant ou après les interviews, nous ne pouvons la considérer que comme un point de départ : la nécessité d’enregistrements audio-visuels permanents est évidente.

Nous nous sommes permis peu d’interprétations de nos données, sur le plan des faits comme sur le plan psychologique. La psychanalyse étudie surtout la relation entre l’inconscient et le comportement manifeste. Le psychanalyste tire fréquemment des conclusions quant aux mobiles, au vécu, aux actions de l’analysé que ce dernier rejette ou dont il est pour le moins inconscient. Le lecteur remarquera que, dans cette étude, nous nous sommes abstenus dans la plupart des cas de tirer quelque conclusion que ce soit concernant les familles interviewées.

Sans aucun doute les membres de ces diverses familles sont pour la plupart inconscients des fantaisies de leur imagination, aussi bien que des mobiles et des intentions qui provoquent les actions résultant de ces fantaisies. Il est donc impossible de porter un jugement correct sur une question aussi importante, par exemple, que la sexualité dans ces familles, à moins d’être prêt à attribuer aux individus en cause des fantaisies dont ils sont eux-mêmes inconscients. Ce n’est pas ce que nous avons cherché à faire.

Les conclusions que nous avons tirées de certains éléments du vécu que les individus interviewés nient ou de mobiles et d’intentions que la patiente se défend d’avoir eus posent des problèmes de validation que nous avons évités en nous limitant à une étude d’ordre phénoménologique.

En général, il nous a paru préférable de nous tenir dans ces limites, même lorsque cela constituait un obstacle à l’exposé de ce que nous considérons être les éléments de base de la dynamique familiale.

Le lecteur trouvera donc ici un exposé des contradictions manifestes dont les familles sont victimes, et regrettera peut-être que nous n’ayons pas exploré les facteurs profonds qui peuvent déterminer et maintenir ces contradictions. Nous nous proposons d’entreprendre cette étude.

Une autre limitation, que nous considérons toutefois nécessaire dans la transition entre un exposé clinique et un exposé social d’ordre phénoménologique, c’est que notre totalisation8 de la famille en tant que système est incomplète. Notre rapport sur chaque famille est essentiellement polarisé autour de l’intelligibilité du vécu et du comportement de la personne qui a déjà donné des signes manifestes9 de schizophrénie. Ainsi notre étude est toujours centrée en quelque sorte sur la patiente identifiée ou sur la relation mère-fille ou sur la personne dans le nexus plutôt que sur le nexus proprement dit. Nous sommes persuadés que c’est là une méthode de recherche nécessaire. Que cette étude soit une transition fait à la fois sa faiblesse et sa force : nous espérons qu’elle constituera un pont entre le passé et les efforts futurs pour comprendre la folie.

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Nous pensons montrer dans cet ouvrage que le vécu et le comportement des schizophrènes sont bien plus intelligibles socialement que les psychiatres ne le supposent.

Nous avons essayé, dans chacun des cas choisis, de répondre à la question suivante : dans quelle mesure le vécu et le comportement de la personne qui a été diagnostiquée comme schizophrène sont-ils intelligibles si on les considère sous l’angle de la praxis et du processus de son nexus familial ?

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Nous pensons que le changement de point de vue auquel ces descriptions obligent et qu’elles concrétisent a une signification historique non moins radicale que n’en eut l’abandon du point de vue démonologique pour le point de vue clinique il y a trois cents ans.


5 Cet argument est développé dans Thomas Szasz, The Myth of Mental Illness, 1961, New York, Hoeber éd., Londres, Secker et Warburg éd., 1962.

6 Pour une étude plus approfondie de ces concepts, voir J.-P. Sartre, Critique de la raison dialectique, Paris, Gallimard éd., 1960 ; R. D. Laing et D. G. Cooper, Reason and Violence. A Decade of Sartre’s Philosophy (1950-1960), Londres, Publications Tavistock, 1964.

7 Voir John Mac Murray, The Self as Agent, Londres, Faber éd., 1957 ; R. D. Laing, The Divided Self, Londres, Tavistock éd., New York, Panthéon éd., 1960, chap. 1.

8 Voir J.-P. Sartre (1960) ; op. cit., R. D. Laing et D. G. Cooper (1964), op. cit.

9 Voir Erving Goffman, Asylums, 1961, New York, Doubleday Anchor éd.