Chapitre V. Postface aux chapitres III et IV (i)
Dans le même numéro des Cahiers internationaux de sociologie où paraissait un article de M. Gurvitch qui m’est en partie consacré, on en trouve un autre, de MM. Haudricourt et Granai, dont l’information est plus solide et la pensée mieux nuancée (2). L’accord entre nous eût été plus facile s’ils avaient pris connaissance, avant d’écrire leur texte, de mes deux articles sur les rapports entre langue et société, au lieu de s’en tenir seulement au premier. En fait, ces deux articles forment un tout, puisque le second répond aux objections suscitées, aux États-Unis même, par la publication de l’autre. Pour cette raison, on les a réunis dans ce volume (3).
Je concède d’ailleurs à MM. Haudricourt et Granai que ces deux articles ayant été, l’un écrit, l’autre parlé directement en anglais (le second est la transcription d’un enregistrement magnétique), l’expression en est parfois flottante. Plus que mes adversaires, peut-être, je suis responsable de [certaines méprises qu’ils commettent sur ma pensée. Mais idans l’ensemble, le principal reproche que je leur adresse est 'd’adopter une position extraordinairement timorée.
Inquiets, semble-t-il, du développement rapide de la linguistique structurale, ils essayent d’introduire une distinction 51
entre science du langage et linguistique. La première, disent-ils, « est plus générale que la linguistique, mais elle ne la comprend pas pour autant ; elle se développe à un niveau différent ; elles n’emploient pas les mêmes concepts et partant les mêmes méthodes que la science des langues. » Cela est vrai jusqu’à un certain point ; mais la distinction fonderait plutôt le droit de l’ethnologue (dont on ne se rend pas très bien compte s’il est ici contesté) de s’adresser directement à la science du langage, lorsqu’il étudie (ainsi que nos auteurs le disent excellemment), « l’ensemble indéfini des systèmes de communications réels ou possibles, » ces « systèmes symboliques autres que le système de la langue » qui comprennent « les domaines des mythes, des rituels, de la parenté, qui peuvent être d’ailleurs considérés comme autant de langages particuliers (i). » Et puisque les auteurs poursuivent : « À ce titre, et à des degrés divers, ils sont passibles d’une analyse structurale analogue à celle qui s’applique au système de la langue. On connaît, dans cet esprit, les remarquables études de M. Lévi-Strauss sur les « systèmes de parenté, » qui ont incontestablement approfondi et clarifié des problèmes d’une complexité très grande (2), » je pourrais prendre seulement acte de cette approbation, car jamais je n’ai cherché à faire autre chose, ni à étendre la méthode à d’autres domaines que ceux-là.
Pourtant, nos auteurs essayent de reprendre d’une main ce qu’ils concèdent de l’autre, en ouvrant un procès d’intentions. Selon eux, « interpréter la société dans son ensemble en fonction d’une théorie générale de la communication, » reviendrait à « réduire implicitement (et quelquefois de façon avouée) la société ou la culture à la langue » (p. 114), grief formulé ici de façon anonyme, mais qui m’est plus loin explicitement fait : « M. Claude Lévi-Strauss pose nettement le problème de l’identité de la langue et de la société et semble le résoudre affirmativement » (p. 126). Mais l’adjectif inmosl, que j’emploie, veut dire « le plus profond, » ce qui n’exclut pas qu’il y ait d’autres aspects, dont la valeur explicative est moins grande ; MM. Haudricourt et Granai commettent ici la même 52
erreur que M. Gurvitch : ils s’imaginent que la méthode structurale, appliquée à l’ethnologie, a pour ambition d’atteindre une connaissance totale des sociétés, ce qui serait absurde. Nous voulons seulement extraire d’une richesse et d’une diversité empiriques qui déborderont toujours nos efforts d’observation et de description, des constantes qui sont récurrentes en d’autres lieux et en d’autres temps. En procédant de la sorte, nous travaillons comme le linguiste, et la distinction qu’on tente de maintenir, entre l’étude d’une langue particulière et l’étude du langage, apparaît bien fragile. « Le nombre sans cesse croissant de lois que nous découvrons met au premier plan le problème des règles universelles qui fondent le système phonologique des langues… du monde… car la prétendue multiplicité de leurs éléments différentiels est largement illusoire. » En effet, « les mêmes lois d’implication sont sous-jacentes à toutes les langues du monde, aussi bien du point de vue statique que du point de vue dynamique (i). » Non seulement, donc, l’étude d’une langue conduit inévitablement à la linguistique générale, mais, par-delà celle-ci, elle nous entraîne d’un même mouvement jusqu’à la considération de toutes les formes de communication : « Comme les gammes musicales, les structures phonologiques (phonemic patterning) constituent une intervention de la culture dans la nature, un artifice qui impose des règles logiques au continuum sonore (2). »
Sans réduire la société ou la culture à la langue, on peut amorcer cette « révolution copernicienne » (comme disent MM. Haudricourt et Granai) qui consistera à interpréter la société, dans son ensemble, en fonction d’une théorie de la communication. Dès aujourd’hui, cette tentative est possible à trois niveaux : car les règles de la parenté et du mariage » ! servent à assurer la communication des femmes entre les/ groupes, comme les règles économiques servent à assurer la ! communication des biens et des services, et les règles linguis-j tiques, la communication des messages. 53
P Ces trois formes de communication sont, en même temps, •ries formes d’échange, entre lesquelles des relations existent manifestement (car les relations matrimoniales s’accompagnent de prestations économiques, et le langage intervient à tous les niveaux). Il est donc légitime de rechercher s’il existe entre elles des homologies, et quelles sont les caractéristiques formelles de chaque type pris isolément, et des transformations qui permettent de passer de l’un à l’autre.
Cette formulation du problème, qui a toujours été la mienne (1), montre le peu de fondement de la critique que me fait M. Gurvitch. Selon lui, je penserais que « la communication, considérée comme source de vie en commun, est tout d’abord « le parler » (loc. cit., p. 16). » Chercher dans le langage un modèle logique qui peut nous aider – parce que plus parfait et mieux connu – à comprendre la structure d’autres formes de communication, n’équivaut nullement à traiter celui-ci comme l’origine de celles-là.
r—-Mais il y a, dans la société, bien autre chose que les échanges matrimoniaux, économiques et linguistiques. On y trouve jaussi ces langages, dont MM. Haudricourt et Granai reconnaissent l’existence et l’analogie qu’ils offrent avec la langue – elle-même : art, mythe, rite, religion, et auxquels je me suis, anciennement ou plus récemment, attaqué (2). Il y a enfin une quantité d’éléments non actuellement structurables, soit par nature, soit en raison de l’insuffisance de nos connaissances. Ce sont ceux-là qu’on invoque au bénéfice de je ne sais quel mysticisme, car je crois MM. Haudricourt et Granai prisonniers, en dépit des apparences, d’une certaine métaphysique de l’histoire. Il me semble plus fécond de retenir, comme objet immédiat de nos études, ces niveaux stratégiques dont j’ai parlé, non parce qu’ils sont les seuls ou que le reste se confond avec eux, mais parce que seuls, dans l’état actuel de la science, ils permettent d’introduire dans nos disciplines des modes de raisonnement rigoureux.
Je repousse donc le dilemme qu’énoncent nos auteurs : ou bien la société n’existe pas comme ensemble, et elle est faite de la juxtaposition de systèmes irréductibles ; ou bien tous 54
les systèmes envisagés sont équivalents et expriment, chacun en leur langage, la totalité du social {loc. cit., p. 128). J’y avais répondu par avance dans l’article de 1953, que mes critiques n’ont pas lu : « Pour définir convenablement les relations entre langage et culture, il faut, me semble-t-il, exclure d’emblée deux hypothèses. L’une selon laquelle il ne pourrait y avoir aucune relation entre les deux ordres ; et l’hypothèse inverse d’une corrélation totale à tous les niveaux… Mon hypothèse de travail se réclame donc d’une position moyenne : ! certaines corrélations sont probablement décelables, entre h certains aspects et à certains niveaux, et il s’agit pour nous de trouver quels sont ces aspects et où sont ces niveaux (1). »
Si l’on voulait établir une série de correspondances terme à terme, entre le langage et la culture considérée comme l’ensemble des données relatives à une société déterminée, on commettrait une erreur logique qui fournirait un argument plus simple et plus fort que ceux avancés par MM. Hau-dricourt et Granai : en effet, le tout ne saurait être équivalent à la partie. Cette faute de raisonnement est-elle parfois le fait de la métalinguistique américaine, avec qui MM. Hau-dricourt et Granai essayent tendancieusement de me confondre ? C’est possible. Mais, si je ne me trompe, le mot et la chose sont devenus à la mode, aux États-Unis, postérieurement à ma communication au Congrès international des américanistes, tenu à New York en 1949 (2), et celle-ci cherchait ailleurs son inspiration (3). Les reproches que j’ai, dès 1952, adressés à la prétendue métalinguistique sont plus techniques, et ils se situent sur un autre plan. L’erreur de Whorf et de ses disciples vient de ce qu’ils comparent des données linguistiques très élaborées, et qui sont le produit d’une analyse préalable, avec des observations ethnographiques qui se situent à un niveau empirique, ou sur le plan d’une analyse idéologique qui implique un découpage arbitraire de la réalité sociale. Ils comparent ainsi des objets qui ne sont pas de même nature, et risquent d’aboutir à des truismes, ou à des hypothèses fragiles. 55
Mais MM. Haudricourt et Granai se rendent coupables de la même faute quand ils écrivent : « L’objet de la linguistique est constitué par des langues (au sens habituel de ce mot : langue française, langue anglaise…). En sociologie, des objets comparables seraient ce que l’on nomme les sociétés ou structures globales (nation, peuple, tribu, etc.). Il est, en effet, nécessaire que l’objet dont on veut étudier la nature soit au maximum indépendant des autres objets (i). » Dans ce cas, en effet, nous sommes perdus, et la critique n’a nulle peine à triompher. Dans les deux études qui forment Jes chapitres m et iv de ce volume, je propose tout autre chose. L’objet de l’analyse structurale comparée n’est pas la langue française ou la langue anglaise, mais un certain nombre de structures que le linguiste peut atteindre à partir de ces objets empiriques et qui sont, par exemple, la structure phonologique du français, ou sa structure grammaticale, ou sa structure lexicale, ou même encore celle du discours, lequel n’est pas absolument indéterminé. À ces structures, je ne compare pas la société française, ni même la structure de la société française, comme le concevrait encore M. Gurvitch (qui s’imagine qu’une société en tant que telle possède une structure), mais un certain nombre de structures, que je vais chercher là où il est possible de les trouver, et pas ailleurs : dans le système de parenté, l’idéologie politique, la mythologie, le rituel, l’art, le « code » de la politesse, et – pourquoi pas ? – la cuisine. C’est entre ces structures, qui sont toutes des expressions partielles – mais privilégiées pour l’étude scientifique – de cette totalité qu’on appelle la société française, anglaise ou autre, que je recherche s’il existe des propriétés communes. Car, même ici, il ne s’agit pas de substituer un contenu original à un autre, de réduire celui-ci à celui-là, mais de savoir si les propriétés formelles offrent entre elles des homologies et quelles homologies, des contradictions et quelles contradictions, ou des rapports dialectiques exprimables sous forme de transformations. Enfin, je n’affirme pas que de telles comparaisons seront toujours fécondes, mais seulement qu’elles le seront parfois, et que ces rencontres auront une grande importance pour com-
(i) Loc. cil., p. 126.
prendre la position de telle société par rapport à d’autres du même type, et pour comprendre les lois qui régissent son évolution dans le temps^
Donnons ici un exemple ? différent de ceux qu’on a pu trouver dans les articles en question. Comme la langue, il me semble que la cuisine d’une société est analysable en éléments constitutifs qu’on pourrait appeler dans ce cas des « gus-tèmes, » lesquels sont organisés selon certaines structures d’opposition et de corrélation. On pourrait alors distinguer la ; cuisine anglaise de la française au moyen de trois oppositions : endogène / exogène (c’est-à-dire, matières premières nationales ou exotiques) ; central / périphérique (base du repas et environnement) ; marqué / non-marqué (c’est-à-dire, savoureux ou insipide). On aurait alors un tableau où les signes + et – correspondent au caractère pertinent ou non-pertinent de chaque opposition dans le système considéré :
endogène / exogène |
Cuisine anglaise. + |
Cuisine française. |
central / périphérique |
+ |
— |
marqué / non-marqué |
— |
+ |
autrement dit : la cuisine anglaise compose les plats principaux du repas de produits nationaux préparés de façon insipide, et les environne de préparations à base exotique où toutes les valeurs différentielles sont fortement marquées (thé, 1 cake aux fruits, marmelade d’orange, porto). Inversement, dans la cuisine française, l’opposition endogène / exogène devient très faible ou disparaît, et des gustèmes également marqués se trouvent combinés entre eux, aussi bien en position centrale que périphérique.
Cette définition s’applique-t-elle aussi bien à la cuisine chi-, noise ? Oui, si l’on se limite aux oppositions précédentes, mais i non si l’on en fait intervenir d’autres comme l’aigre / doux, ! mutuellement exclusifs dans la cuisine française à la différence de la chinoise (et de l’allemande), et si l’on prête attention au fait que la cuisine française est diachronique (les mêmes oppositions ne sont pas mises en jeu aux divers moments du repas ; ainsi les hors-d’œuvres français construits sur une opposition : préparation maxima / préparation minima, du type : charcuterie / crudités, qu’on ne retrouve pas en |yrl chronie dans les plats suivants) tandis que la cuisine chinoise est conçue en synchronie, c’est-à-dire que les mêmes oppositions sont aptes à construire toutes les parties du repas (lequel peut être, pour cette raison, servi en une fois). On devrait faire appel à d’autres oppositions, pour atteindre une structure exhaustive ; ainsi celle entre rôti et bouilli, qui joue un si grand rôle dans la cuisine paysanne de l’intérieur du Brésil (le rôti étant la manière sensuelle, le bouilli, la manière nutritive – mutuellement exclusives – de préparer les viandes). Il y a, enfin, certaines incompatibilités qui sont conscientes dans le groupe social et possèdent une valeur normative : aliment échauffant / aliment rafraîchissant ; boisson lactée / boisson alcoolique ; fruit frais / fruit fermenté, etc.
Après avoir défini ces structures différentielles, il n’y a rien d’absurde à se demander si elles appartiennent en propre au domaine considéré, ou si elles se retrouvent (d’ailleurs souvent transformées) dans d’autres domaines de la même société, ou de sociétés différentes. Et, si nous les découvrions communes à plusieurs domaines, nous serions en droit de conclure que nous avons atteint une valeur significative des attitudes inconscientes de la société, ou des sociétés en question.
J’ai choisi à dessein cet exemple un peu mince, parce qu’il est emprunté à des sociétés contemporaines. Or, MM. Hau-dricourt et Granai, qui semblent, par moments, prêts à concéder la valeur de ma méthode quand il s’agit des sociétés dites primitives, s’efforcent de distinguer radicalement celles-ci des sociétés plus complexes. Là, disent-ils, l’appréhension de la société globale est impossible. Or, j’ai montré qu’il ne s’agit jamais d’appréhender la société globale (entreprise, en tout état de cause, irréalisable stricto sensu) mais d’y discerner des niveaux qui soient comparables, et deviennent ainsi significatifs. Que ces niveaux soient plus nombreux, et, chacun pour soi, d’une étude plus difficile, dans nos énormes sociétés modernes que dans de petites tribus sauvages, j’en conviens. Toutefois, la différence est de degré, non de nature. Il est aussi vrai que, dans le monde moderne occidental, les frontières linguistiques coïncident rarement avec les frontières culturelles, mais la difficulté n’est pas insurmontable. Au lieu de comparer certains aspects de la langue et certains aspects de la culture, on comparera les aspects différentiels de la langue et de la culture, dans deux sociétés ou sous-sociétés qui possèdent en commun l’une, mais pas l’autre. Ainsi, on se demandera s’il existe une corrélation entre la manière suisse ou belge de parler français et d’autres particularités qui semblent propres à ces sociétés, quand on les compare aux particularités correspondantes de la nôtre. Je ne suis pas davantage d’accord avec l’affirmation que les faits sociaux ont une dimension spatiale, tandis que la langue serait indifférente au nombre d’individus qui la parlent. Il me semble, au contraire, possible de poser a 'priori que les « grandes langues » et les « petites langues » doivent manifester, dans leur structure et leur rythme d’évolution, non seulement l’étendue de la circonscription qu’elles régissent, mais aussi la présence, à leurs frontières, de circonscriptions linguistiques d’un autre ordre de grandeur que la leur.
Les malentendus dont fourmille l’article de MM. Haudri-court et Granai se ramènent à deux erreurs qui consistent, l’une à opposer abusivement le point de vue diachronique et le point de vue synchronique, l’autre à creuser un fossé entre la langue, qui serait arbitraire à tous les niveaux, et les autres faits sociaux qui ne sauraient avoir le même caractère. Pour avancer ces affirmations, il est frappant que nos auteurs choisissent d’ignorer l’article de Roman Jakobson Principes de phonologie historique (i), et l’article, non moins mémorable, d’Émile Benveniste où celui-ci s’interroge sur le principe saussurien de la nature arbitraire du signe linguistique (2).
Sur le premier point, nos auteurs affirment que l’analyse structurale emprisonne le linguiste ou l’ethnologue dans la synchronie. Elle conduirait ainsi inévitablement à « construire pour chaque état envisagé un système irréductible aux autres, » et donc « à nier l’histoire et l’évolution de la langue. » La perspective purement synchronique amènerait à cette 56 conception insoutenable que deux interprétations phonologiques d’une même réalité phonétique devraient être tenues pour également valables.
On peut faire ce reproche à certains néo-positivistes américains, non aux structuralistes européens. Mais, MM. Hau-dricourt et Granai commettent ici une grave confusion : c’est une attitude saine, à certaines étapes de l’investigation scientifique, de considérer que, dans l’état présent des connaissances, deux interprétations sont également propres à rendre compte des mêmes faits. Telle a été jusqu’au xxe siècle – et telle reste peut-être – la situation de la physique. L’erreur consiste, non pas à reconnaître cet état de choses quand il existe, mais à s’en contenter, et à ne pas chercher à le dépasser. Or l’analyse structurale offre déjà le moyen d’y échapper par le principe de la solution unique, dont Jakobson – entre autres – a fait constamment usage après l’avoir emprunté aux physiciens : Frustra fit fier plura quod fieri potest per pauciora. Ce principe nous engage dans une direction opposée à celle du pragmatisme, du formalisme et du néo-positivisme, puisque l’affirmation que l’explication la plus économique est aussi celle qui – de toutes celles envisagées – se rapproche le plus de la vérité, repose, en dernière analyse, sur l’identité postulée des lois du monde et de celles de la pensée.
Mais surtout, depuis l’article de Jakobson, nous savons que l’opposition entre diachronie et synchronie est largement illusoire, bonne seulement aux étapes préliminaires de la recherche. Il suffira de le citer : « Ce serait une faute grave de considérer la statique et la synchronie comme des synonymes. La coupe statique est une fiction : ce n’est qu’un procédé scientifique de secours, ce n’est pas un mode particulier de l’être. Nous pouvons considérer la perception d’un film, non seulement diachroniquement, mais aussi synchroniquement : toutefois l’aspect synchronique d’un film n’est pas identique à une image isolée extraite du film. La perception du mouvement est présente aussi dans l’aspect synchronique. Il en va de même pour la langue. » Et ceci, qui répond directement aux considérations – d’ailleurs fort intéressantes en elles-mêmes – présentées par nos auteurs sur l’évolution du français parlé : « Les tentatives pour identifier la synchronie, la statique et le domaine d’application de la téléologie d’une part,
et d’autre part la diachronie, la dynamique et la sphère de la causalité mécanique, rétrécissent illégitimement le cadre de la synchronie, font de la linguistique historique une agglomération de faits dépareillés et créent l’illusion, superficielle et nuisible, d’un abîme entre les problèmes de la synchronie et de la diachronie (1). »
La seconde erreur de MM. Haudricourt et Granai consiste à opposer de façon rigide la langue – qui nous met « en présence d’un double arbitraire, » celui du mot par rapport au signifiant, et celui de la signification du concept par rapport à l’objet physique qu’il dénote – et la société qui entretient, elle, « un rapport direct… avec la nature… dans un grand nombre de cas (2), » ce qui limiterait sa vocation symbolique.
Je pourrais me satisfaire de la réserve : « Un grand nombre de cas, » et répondre que je m’occupe précisément des autres. Mais, comme l’affirmation implicite de nos auteurs me semble l’une des plus dangereuses qu’il soit possible de formuler, je m’y arrêterai un instant.
Dès 1939, Benveniste se demandait si le linguiste ne sera pas un jour en mesure d’aborder avec fruit le problème métaphysique de l’accord entre l’esprit et le monde. S’il ferait mieux pour l’instant de le délaisser, il devrait tout de même se rendre compte que « poser la relation comme arbitraire est, pour le linguiste, une manière de se défendre contre cette question (3)… » M. Haudricourt (puisque c’est le linguiste de l’équipe) continue à se tenir sur la défensive ; pourtant, en sa ' qualité d’ethnographe et de technologue, il sait bien que la i technique n’est pas aussi naturelle, ni le langage aussi arbitraire qu’il le dit.
Même les arguments linguistiques invoqués à l’appui de cette opposition ne satisfont pas. Le mot pomme de terre résulte-t-il vraiment d’une convention arbitraire qui « désigne un objet qui n’est pas une pomme et qui n’est pas en terre, » et le caractère arbitraire du concept est-il mis en évidence, quand on constate que l’anglais appelle la pomme de tene 57 58 59 potato ? En réalité, le choix français d’un terme largement inspiré par des considérations didactiques traduit les conditions techniques et économiques très particulières, qui ont 1 marqué l’acceptation définitive de ce produit alimentaire dans notre pays. Il reflète aussi les formes verbales en usage dans les pays d’où la plante a été surtout importée. Enfin, la solution pomme de terre était, sinon rendue nécessaire, du moins ouverte au français parce que le mot pomme, signifiant à l’origine tout fruit arrondi à pépins ou à noyau, avait déjà un grand rendement fonctionnel attesté par des formations antérieures telles que : pomme de pin, pomme de chêne, * pomme de coing, pomme de grenade, pomme d’orange, etc. Un choix où s’expriment des phénomènes historiques, géo – < graphiques, sociologiques en même temps que des tendances}] proprement linguistiques, peut-il être vraiment considéré comme arbitraire ? Disons plutôt que le français pomme de terre n’était pas imposé à la langue, mais existait comme « une des solutions possibles (donnant, d’ailleurs, en opposi – ' tion : pomme de l’air, si fréquent dans la langue des cuisiniers et qui remplace le terme, courant en ancien français, j pomme vulgaire pour le fruit de l’arbre, puisque c’est l’autre (qui se trouve doté d’un plus fort coefficient de vulgarité). La 1 solution résulte d’un choix entre des possibles préexistants, j Arbitraire sur le plan du concept, la langue le serait aussi sur celui du mot : « Il n’y a… aucun rapport intelligible entre la prononciation d’un mot et le concept qu’il représente. Par exemple, quel rapport peut-il exister entre le fait de fermer les lèvres au début et à la fin du mot : pomme et le fruit arrondi que nous connaissons (1) ? »
Le principe saussurien, invoqué ici par nos auteurs, est incontestable si l’on se place au seul niveau de la description linguistique ; il a joué dans la science des langues un rôle considérable, en permettant à la phonétique de s’émanciper des interprétations métaphysiques naturalistes. Néanmoins, il représente seulement un moment de la pensée linguistique, et, dès qu’on essaye d’apercevoir les choses d’un point de vue un peu général, sa portée se limite et sa précision s’estompe.
Pour simplifier ma pensée, je dirai que le signe linguistique est arbitraire a priori, mais qu’il cesse de l’être a posteriori. Rien n’existe a priori, dans la nature de certaines préparations à base de lait fermenté, qui impose la forme sonore : fromage, ou plutôt from-, puisque la désinence est commune à d’autres mots. Il suffit de comparer le français froment, dont le contenu sémantique est tout différent, et l’anglais cheese, qui signifie la même chose que fromage, avec un matériel phonétique autre. Jusque-là, le signe linguistique apparaît arbitraire.
Par contre, il n’est nullement certain que ces options phonétiques, arbitraires par rapport au designatum, ne retentissent pas imperceptiblement, après coup, non pas peut-être sur le sens général des mots, mais sur leur position dans un milieu sémantique. Cette détermination a posteriori se ! produit à deux niveaux : le niveau phonétique, et celui du vocabulaire.
Sur le plan phonétique, les phénomènes de synesthésie ont été souvent décrits et étudiés. Pratiquement tous les enfants, et nombre d’adultes, bien que la plupart ne l’avouent pas, associent spontanément les sons : phonèmes ou timbres des instruments de musique, à des couleurs et à des formes. Ces associations existent aussi sur le plan du vocabulaire, pour certains domaines fortement structurés comme les termes du calendrier. Bien que les couleurs associées ne soient pas toujours les mêmes pour chaque phonème, il semble que les sujets construisent, au moyen de termes variables, un système de relations qui correspond, de façon analogique et sur un autre [plan, aux propriétés phonologiques structurales de la langue 1 considérée. Ainsi, un sujet dont le hongrois est la langue •maternelle voit les voyelles de la façon suivante : i, i, blanc ; Je, jaune ; é, un peu plus foncé ; a, beige ; a, beige sombre ; o, bleu foncé ; d, noir ; u, ü, rouge comme du sang frais. Et Jakobson remarque, à propos de cette observation : « Le ichromatisme croissant des couleurs est parallèle au passage J des plus hautes voyelles aux plus basses et le contraste entre (couleurs claires et sombres est parallèle à l’opposition entre voyelles antérieures et postérieures, sauf en ce qui concerne les voyelles u, où la perception semble anormale. Le caractère ambivalent des voyelles antérieures arrondies est clairement
indiqué : ô, o, base bleu très foncé avec des taches claires, diffuses, éparpillées ; ü, ü, base rouge intense tacheté de rose (i). »
Il ne s’agit donc pas de particularités explicables par l’histoire personnelle et les goûts de chacun. Non seulement, comme le disent les auteurs que nous venons de citer, l’étude de ces phénomènes « peut révéler des aspects fort importants de la linguistique, au point de vue psychologique et théo – • ri que (2), » mais elle nous amène directement à la considération des « bases naturelles » du système phonétique, c’est-à-dire la structure du cerveau. Reprenant la question dans ? un numéro ultérieur de la même revue, M. David I. Mason 1 conclut son analyse : « Il existe probablement, dans le cerveau 1 humain, une carte des couleurs en partie au moins similaire, / au point de vue topologique, à la carte des fréquences sonores qui doit s’y trouver aussi. S’il existe, comme le suggère Martin Joos, une carte cérébrale des formes de la cavité buccale… celle-ci semble devoir être inverse en quelque sorte, aussi bien de la carte des fréquences que de la carte des couleurs (3)… ».
Si nous admettons donc, conformément au principe saus-surien, que rien ne prédestine a priori certains groupes de sons à désigner certains objets, il n’en semble pas moins probable qu’une fois adoptés, ces groupes de sons affectent de nuances particulières le contenu sémantique qui leur est devenu lié. On a remarqué que les voyelles à haute fréquence (de i à s) sont choisies de préférence par les poètes j anglais pour suggérer des teintes pâles ou peu lumineuses, * alors que les voyelles à basse fréquence (de u à a) se rapportent aux couleurs riches ou sombres (4). Mallarmé se plaignait que les mots français : jour et nuit eussent une valeur phonétique inverse de leur sens respectif. À partir (du moment où le français et l’anglais attribuent des valeurs phonétiques hétérogènes au nom du même aliment, la posi – | 60
tion sémantique du terme n’est plus absolument la même. Pour moi qui ai parlé exclusivement anglais pendant certaines périodes de ma vie, sans être pour autant bilingue, fromage et cheese veulent bien dire la même chose, mais avec des nuances différentes ; fromage évoque une certaine lourdeur, une matière onctueuse et peu friable, une saveur épaisse. C’est un mot particulièrement apte à désigner ce que les crémiers appellent « pâtes grasses ; » tandis que cheese, plus léger, frais, un peu aigre et s’escamotant sous la dent (cf. forme de l’orifice buccal), me fait immédiatement penser au fromage blanc. Le « fromage archétypal » n’est donc pas le même pour moi, selon que je pense en français ou en anglais.
Quand nous envisageons le vocabulaire a posteriori, c’est-1 à-dire déjà constitué, les mots perdent beaucoup de leur arbitraire, car le sens que nous leur donnons n’est plus seulement fonction d’une convention. Il dépend de la manière dont chaque langue découpe l’univers de signification dont relève le mot, il est fonction de la présence ou de l’absence d’autres mots pour exprimer des sens voisins. Ainsi time et temps ne peuvent avoir le même sens en français et en anglais, du seul fait que l’anglais dispose aussi de weaiher, qui nous manque. Inversement, chair et armchair se trouvent, rétrospectivement, dans un environnement sémantique plus restreint que chaise et fauteuil. Les mots sont aussi contaminés par leurs homophones, en dépit des différences de sens. Si l’on invitait un grand nombre de personnes à fournir les associations libres suscitées par la série : quintette, sextuor, septuor, je serais fort étonné que celles-ci eussent seulement trait au nombre des instruments, et que le sens de quintette ne fût pas, jusqu’à un certain point, influencé par quinte (de toux) ; celui de sextuor par sexe (1), tandis que septuor impose un sentiment de durée, à cause de la modulation hésitante de la première syllabe que la seconde résout avec retard, comme par un majestueux accord. Dans son œuvre littéraire, Michel Leiris a amorcé l’étude de cette structuration inconsciente du vocabulaire, dont la théorie scientifique reste 61 à faire. On aurait tort d’y voir un jeu poétique, et non la perception, comme au télescope, de phénomènes très éloignés de la conscience claire et de la pensée rationnelle, mais dont le rôle est capital pour une meilleure intelligence de la nature des faits linguistiques (i).
Ainsi le caractère arbitraire du signe linguistique n’est-il que provisoire. Le signe une fois créé, sa vocation se précise, d’une part en fonction de la structure naturelle du cerveau, de l’autre par rapport à l’ensemble des autres signes, c’est-à-dire de l’univers de la langue, qui tend naturellement au système.
C’est aussi de façon arbitraire que les règlements de circulation ont assigné leurs valeurs sémantiques respectives au feu rouge et au feu vert. On aurait pu faire le choix contraire. Et cependant, les résonances affectives et les harmoniques symboliques du rouge et du vert ne s’en trouveraient pas simplement inversées. Dans le système actuel, le rouge évoque le danger, la violence, le sang ; et le vert, l’espoir, le calme et le déroulement placide d’un processus naturel comme celui de la végétation. Mais, qu’en serait-il, si le rouge était le signe de la voie libre, et le vert, celui du passage interdit ? Sans doute le rouge serait-il perçu comme témoignage de chaleur humaine et de communicabilité, le vert comme symbole glaçant et venimeux. Le rouge ne prendrait donc pas purement et simplement la place du vert et réciproquement. Le choix du signe peut être arbitraire, celui-ci conserve tout de même une valeur propre, un contenu indépendant qui se combine avec la fonction signifiante pour la moduler. Si l’opposition rouge / vert est inversée, son contenu sémantique est perceptiblement décalé, parce que le rouge demeure le rouge, et le vert le vert, non seulement en tant que stimuli sensoriels dotés chacun d’une valeur propre, mais parce qu’ils sont aussi les supports d’une symbolique traditionnelle qui, du moment qu’elle existe historiquement, ne peut plus être manipulée de façon absolument libre.
Quand on passe du langage aux autres faits sociaux, on
(i) Michel Leiris, La Règle du jeu : t. I, Bijjures, Paris, 194S ; t. II, Fourbis, Paris, 1955.
s’étonne que M. Haudricourt se laisse séduire par une conception empiriste et naturaliste des rapports entre le milieu géographique et la société, alors qu’il a lui-même tant fait pour prouver le caractère artificiel de la relation qui les unit. Je viens de montrer que le langage n’est pas tellement arbitraire ; mais le rapport entre nature et société l’est bien davantage que l’article en question voudrait nous le faire croire. Ai-je besoin de rappeler que toute la pensée mythique, le rituel entier, consistent en une réorganisation de l’expérience sensible au sein d’un système sémantique ? Que les raisons pour lesquelles diverses sociétés choisissent d’utiliser ou de rejeter certains produits naturels et, quand elles les emploient, les modalités de l’usage qu’elles en font, dépendent non seulement de leurs propriétés intrinsèques, mais aussi de la valeur symbolique qui leur est assignée ? Sans rassembler ici des exemples qui trament dans tous les manuels, je m’en tiendrai à une seule autorité, non suspecte d’idéalisme, celle de Marx. Dans la Critique de l’Économie – politique, il s’interroge sur les raisons qui ont conduit les hommes à choisir les métaux précieux comme étalons de valeur. Il en énumère plusieurs, qui tiennent aux « propriétés naturelles » de l’or et de l’argent : homogénéité, uniformité qualitative, divisibilité en fractions quelconques qui peuvent toujours être ré-unifiées par la fonte, poids spécifique élevé, rareté, mobilité, inaltérabilité et il poursuit : « D’autre part, l’or et l’argent ne sont pas seulement des produits négativement surabondants, superflus ; mais leurs propriétés esthétiques en font la matière naturelle du luxe, de la parure, des besoins de s’endimancher, bref la forme positive du superflu et de la richesse. En une certaine mesure, ils sont de la lumière solidifiée que l’on a extraite du monde souterrain ; l’argent, en effet, reflète tous les rayons llumineux dans leur mélange originel et l’or, la couleur la plus {puissante, le rouge. Mais le sens des couleurs est la forme la [plus populaire du sens esthétique en général. Jacob Grimm a imontré les rapports étymologiques, dans les différentes langues ! indo-germaniques, qui reliaient les noms des métaux précieux aux couleurs (1). » 62
C’est donc Marx lui-même qui nous invite à dégager des systèmes symboliques, sous-jacents à la fois au langage et aux rapports que l’homme entretient avec le monde. « Seule l’habitude de la vie journalière nous fait croire qu’il est banal et simple qu’un rapport social de production prenne la forme d’un objet (i). »
Mais, à partir du moment où de nombreuses formes de la vie sociale – économique, linguistique, etc. – se présentent comme des rapports, la voie s’ouvre à une anthropologie conçue comme une théorie générale des rapports, et à l’analyse des sociétés en fonction des caractères différentiels, propres aux systèmes de rapports qui les définissent les unes et les autres.
(i) Loc. cit., p. 14.