Chapitre VI. Thérapie

L’évaluation comme guide thérapeutique

Il faut tenir compte de plusieurs facteurs dans l’évaluation initiale d’un enfant psychotique d’âge préscolaire en vue d’établir un diagnostic et un pronostic dynamiques tout aussi bien que pour déterminer où, le long de la ligne de relation d’objet, doit commencer l’approche thérapeutique.

Si nous abordons d’abord le pôle « autistique » de l’éventail phénoménologique de la psychose, nous trouvons en premier lieu des enfants qui évitent totalement le monde extérieur ; ils ne sont absorbés que par les sensations internes de leur propre corps ; ils peuvent établir une relation à un quelconque objet halluciné qu’ils « serrent » entre leurs mains. Toute tentative de briser leur isolement a généralement comme conséquence une forte colère de panique.

Il y a aussi des enfants qui établissent une certaine relation, essentiellement rituelle, à un objet inanimé ou partiel. Cette relation draine tout l’investissement disponible, mais sa signification parait tout d’abord à l’observateur un tant soit peu énigmatique et problématique. Tout intérêt que ces enfants peuvent porter à quelque chose d’extérieur à leur corps semble orienté vers des objets tels qu’un biberon, un bocal, un morceau de tissu ou des bords de meuble, des boîtes, un ventilateur électrique. Ils sont parfois complètement muets ; ou, s’ils parlent, c’est par imitation et sans intention apparente de communiquer. Ils exécutent beaucoup de mouvements au hasard, ce qui, avons-nous appris à reconnaître, constitue leur réaction à l’inconfort ou à la douleur, si minime soit-elle, et paraît être une décharge motrice en réponse à un stimulus interne, avec peu d’organisation.

Nous avons aussi vu, dans les hôpitaux, des enfants plus profondément déprimés qui passent tous les moments éveillés de leur journée à une même activité auto-agressive ou kinesthé-siquement auto-stimulante, comme tourner sur eux-mêmes, se frapper la tête, sans aucune relation à des objets extérieurs ou inanimés.

Certains enfants établissent un contact fuyant avec un objet humain, ce qui se révèle par exemple par un changement d’expression lorsque le regard de ces enfants croise celui de l’observateur. Il peut y avoir présence d’un discours, mais sous forme d’écholalie, quoique chez des enfants plus atteints, cette répétition écholalique sera vraisemblablement celle de mots ou de phrases courtes empruntés à des sources inanimées, telles que la télévision ou les disques.

Chez des enfants moins gravement atteints, il semble y avoir place pour une interposition de pensée ou de fantasme entre, par exemple, leur détresse corporelle et ses manifestations extérieures. Dans le cas de Malcolm, par exemple, le signe de détresse était une sorte de mouvement de va-et-vient de la main ; plus tard, en de tels moments, il tenait un jouet (un wagon de train). D’après notre observation, ce mouvement semblait représenter une conscience du mouvement descendant des fèces. Nous apprîmes plus tard qu’il redoutait l’expulsion des fèces et qu’il y avait rattaché le mot « brisé ».

La conceptualisation de ces phénomènes en termes de développement du moi et de structure psychique ne peut être que spéculative. Ce que nous observons au début peut être expliqué par un développement désordonné, des régressions au niveau des pulsions profondes du moi, un manque de développement, combinés avec une organisation défensive très primitive.

Certains des phénomènes suggèrent des niveaux primitifs du fonctionnement moi-ça : par exemple, ce qui paraît être une décharge motrice immédiate de tout le corps au moindre inconfort interne, ou ce qui semble une tentative un peu plus organisée de combattre cet inconfort par la reproduction quasi délibérée d’autres sensations, comme nous le voyons dans les phénomènes de tourner sur soi-même et de se frapper la tête.

Il est difficile de trouver dans ces activités un quelconque contenu de pensée, bien que par la suite, lorsque le développement du moi de l’enfant semble en général plus avancé, ces mouvements et ces activités s’organisent en des symptômes comme des tics, ou activité de jeu, dont le contenu psychique est plus compréhensible.

Un autre trait frappant est le fait que très souvent ni la mère ni aucun autre observateur ne peut prédire si l’enfant, lorsqu’il l’approche d’elle (ou qu’il va vers un autre enfant), est dans un état d’affection ou d’agressivité : par exemple, s’il s’agira d’une morsure ou d’un baiser lorsqu’il approche ses lèvres de la figure, ce qu’il fait sans le plissement du visage ou le mouvement de guccion habituellement impliqués dans un baiser. L’impossibilité pour l’observateur de comprendre les intentions de l’enfant est probablement due au fait que l’enfant a régressé ou s’est fixé au stade où les pulsions manquent de différenciation. De plus, alors qu’à ce moment on se sent plutôt incapable d’empathie pour la détresse dont paraît souffrir l’enfant, à une période ultérieure du traitement la mère et le thérapeute ont tous deux le sentiment que, lorsque l’enfant crie, il est réellement pathétique et a besoin d’eux ; ils deviennent aussi presque sûrs de ses intentions lorsqu’il se dirige vers eux. Ces changements, qui sont définitivement des changements de l’enfant plutôt que de l’observateur, sont parmi les événements les plus réconfortants pour les mères.

L’enfant psychotique souffre d’une panique et d’une angoisse extrêmes et ne peut au début être réconforté d’aucune manière. La source de son angoisse n’est pas toujours claire, bien que la fréquence d’activités aussi orientées vers l’auto-stimulation et la délimitation corporelle que le fait de se frotter le corps avec du sable, ou de se frapper la tête, aussi bien que les explosions sauvages d’agressivité, nous aient conduits, ainsi que bien d’autres (par exemple, Elkisch), à supposer que cette conduite est reliée chez l’enfànt à la peur de la perte des frontières corporelles et à son incapacité à lier l’agressivité.

Les principales manœuvres défensives constituent un retrait de la réalité, surtout de l’univers extérieur animé et humain : la perte de la dimension animée (Mahler, 1958). La conscience d’un objet humain séparé du self, ou la relation à un tel objet, semble être bien au-dessus de la capacité des enfants les plus sérieusement atteints et ne peut, de toute manière, qu’être maintenue pour de courts intervalles. Lorsqu’il devient impliqué de manière plus continue avec un objet humain externe, cela prend, semble-t-il, la forme d’une identification primaire, au sens d’une fusion toute-puissante mère-enfant.

Il y a plusieurs indices de ce qui serait apparemment une séparation incomplète du self et de l’objet : l’écholalie ; l’utilisation d’une autre personne, surtout des parties du corps de la personne comme extensions de lui-même ; l’attente que l’autre, grâce à son omniscience et à sa toute-puissance, réponde à ses signaux les plus minimes ; et ce qui a été décrit ici et par Furer (1964) et Searles (1960), l’imitation des objets inanimés. Comme nous l’avons dit au début, on peut ne trouver aucune signification, au sens d’une communication, dans les phrases ou actions répétitives. Cependant, le discours écholalique commence plus tard à être utilisé dans un contexte approprié ; par exemple, « c au revoir, Chet, et au revoir, Dave », imitant l’adieu des annonceurs aux nouvelles télévisées, est dit au moment du départ. Plus tard dans le traitement, de telles phrases s’intégrent dans des communications plus complexes de sentiments et de pensées. On peut en trouver plusieurs autres exemples parmi les différents cas exposés dans ce livre, par exemple Betty (chapitre II) et Lotta (Chapitre IV).

Quoiqu’il y ait, dans les cas les plus graves, un retrait presque complet de l’investissement des objets humains réels, chez les enfants dont le pronostic est meilleur, il paraît se maintenir un certain investissement des représentations psychiques d’objet, fusionnées avec des représentations du self. Nous le voyons dans leur investissement, souvent intense, d’un objet inanimé, le « fétiche psychotique ». D’après notre expérience, des enfants amenés en traitement avec une telle activité stéréotypée, mais dirigée et orientée vers l’extérieur, présentent un meilleur pronostic. D’autres enfants, plus régressifs, doivent d’abord développer une certaine conscience du thérapeute et de la mère avant que puisse s’établir une telle organisation et orientation ; lorsque cela arrive, la première indication en est habituellement l’attachement de l’enfant à des objets inanimés. Au cours du traitement, l’enfant aura à la fois des gestes de destruction et d’amour à l’égard de tels objets ; et ce qui est encore plus important, il y aura souvent de longues périodes pendant lesquelles l’enfant jouera à jeter l’objet au loin, dans l’attente que le thérapeute le lui retourne. De telles activités sont des indices d’une différenciation croissante, chez l’enfant, entre le self et l’objet, et de sa tentative de maîtriser la peur de la perte d’objet. Encore plus tard, lorsque l’investissement se tourne vers la mère et qu’apparaît l’angoisse de séparation, cet objet peut servir de substitut à la mère, tout comme dans un développement normal.

Premiers principes de traitement

Notre œuvre antérieure, d’où est née l’hypothèse que l’enfant passe par des phases de développement autistique normale, symbiotique et de séparation-individuation, est liée à l’évolution de nos principes concernant le traitement de la psychose chez les enfants petits et d’âge préscolaire. Nous pensons qu’à la phase autistique normale, le nourrisson n’est encore conscient de rien au-delà de son propre corps, alors qu’à la phase symbiotique, il paraît vaguement conscient que la satisfaction des besoins vient de l’extérieur. La mère fait toutefois encore partie de la représentation de son propre self : l’image mentale du nourrisson est fusionnée à celle de sa mère. A la troisième phase (la période de séparation-individuation), le nourrisson devient peu à peu conscient de sa séparation : d’abord de la séparation de son corps, puis graduellement de l’entité et de l’identité de son self, à mesure qu’il en délimite le noyau et les frontières.

Dans une autre recherche étendue sur neuf ans, nous avons étudié le processus de séparation-individuation tel qu’il se déroule de cinq mois à trente-six mois ('). Comme nous l’avons déjà souligné dans les chapitres précédents, dans le groupe des jeunes enfant spsychotiques qui sont apparemment ceux que Kanner a décrits comme autistiques primaires, l’enfant paraît n’avoir jamais développé même un attachement symbiotique à la mère ou à tout autre objet vivant, c’est-à-dire qu’il n’a pas évolué au-delà de la phase autistique. Le petit enfànt psychotique symbiotique, d’autre part, a régressé à un état symbiotique chargé de panique, à la suite du défi du fonctionnement séparé au début ou au cours de la phase de séparation-individuation.

Cependant, avec l’évolution de la maturation somatique et physiologique, il n’est pas d’environnement imaginable où l’enfant autistique primaire puisse défendre sa coquille contre les demandes de l’univers extérieur, et surtout contre le défi d’avoir à répondre à l’environnement socio-humain. Son auto-isolation autistique et son contentement tout-puissant et délirant sont automatiquement perturbés et menacés par le processus de maturation et le développement pulsionnel per se. Ainsi, rien n’est plus paniquant pour l’enfant autistique que l’intrusion du contact humain au stade symbiotique, qui suit le stade autistique, et au cours duquel doit être reconnu le fait que la satisfaction des besoins vient d’un agent maternant extérieur.

Nous pensons que le développement humain ne peut se dérouler sans manifestation de vestiges de la phase symbiotique. Assurément le préalable au développement de la personnalité et dès lors la première condition de traitement de

(*) Nous traiterons en détail des résultats de cette étude du développement dans le second tome de ce livre.

Psychose infantile l’enfant autistique est un contact avec un objet d’amour humain. L’enfant autistique doit donc être peu à peu amené à un coutact quasi accidentel, tangentiel (non pas « tête la première ») avec l’objet humain. Si cette étape est provoquée brusquement, alors peuvent survenir des réactions qui ressemblent à une panique symbiotique. Avec notre présente méthode attentive de traitement, de telles attaques peuvent être minimisées ou entièrement évitées.

Par ailleurs, des enfants qui commencent avec une psychose symbiotique répondent à toute séparation effective par des réactions de panique et des réactions abysmales, et aussi avec une terreur de perdre leur self dans une fusion symbiotique parasitaire. Il y a quelques rares cas de psychose symbiotique chez des jeunes enfants que le clinicien voit dans des états prolongés de panique. Cependant, puisque l’état de panique est insoutenable pour tout organisme, la plupart des cas régressent plus loin et tentent d’échapper à l’état symbiotique de panique en s’orientant secondairement vers l’autisme, dans un effort désespéré pour écarter la peur de perdre le peu d’entité individuelle et de « même » (identité) qu’ils peuvent avoir réussi à atteindre, soit par leur développement, soit par le traitement, et en tentant, par le mécanisme psychotique opposé de l’autisme, de préserver cette entité et cette identité (12). Nous voyons donc souvent des enfants chez qui la psychose présentait à l’origine les caractéristiques d’un trouble symbiotique s’orienter vers l’autisme en un effort pour écarter la menace de régression à la fusion symbiotique et pour maintenir leur entité individuelle distincte de celle de la mère ou du père.

Notre premier effort thérapeutique, dans les deux cas de psychose infantile, vise donc à impliquer l’enfant dans une « expérience symbiotique corrective » (a). ün long laps de temps s’avère nécessaire pour réaliser et consolider cette étape essentielle ; il se passe un intervalle encore plus long avant que ne soient atteints les niveaux supérieurs du développement de la personnalité, à commencer par la phase de séparation-individuation.

D est utile pour la thérapie de déterminer si le syndrome est un trouble primairement autistique ou primairement symbiotique, car, selon le cas, l’approche thérapeutique initiale doit suivre une voie correspondante différente. Dans les deux cas, tout aussi bien que dans le cas mixte de psychose infantile précoce, il est essentiel de garder présente à l’esprit l’extrême fragilité du moi.

Comme nous l’avons mentionné, l’enfant autistique est des plus rebelles au contact humain direct. Il doit donc être tiré de sa coquille autistique par toutes sortes de moyens, tels que la musique, les activités thérapeutiques, et la stimulation agréable de ses organes sensoriels. De tels enfants requièrent une approche progressive avec l’aide d’objets inanimés, mais il faut toujours demeurer conscient du fait qu’un contact corporel trop fort, un attouchement ou une caresse, que l’on pourrait croire rassurants pour un enfant profondément perturbé, ne sont d’aucune utilité, et souvent nocifs pour ces enfants autistiques. Maintes et maintes fois nous voyons que des cas de type autistique, s’ils sont menés trop rapidement à un contact social et à la confrontation aux demandes de l’environnement social, sont plongés dans un état catatonique et ensuite dans un processus psychotique aussi fulgurant que ce que nous pouvons voir dans des cas de psychose symbiotique infantile.

Dans un cas de psychose symbiotique, par ailleurs, il est important de permettre à l’enfant de faire l’épreuve de la réalité très progressivement et à son propre rythme. Lorsqu’il commence avec précaution à s’éprouver lui-même comme entité séparée, il a un besoin constant de sentir le support d’un adulte compréhensif, de préférence la mère ou le thérapeute, comme substitut maternel. Il peut être nécessaire de prolonger pendant toute la vie de telles infusions continuelles de force auxiliaire du moi (13). En d’autres termes, la séparation en tant qu’entité individuelle ne peut être provoquée qu’avec d’infinies précautions dans le cas d’un enfant psychotique symbiotique.

Même avec une thérapie prudente, prolongée et consistante, les pronostics d’arrêt du processus psychotique et de consolidation du moi ne sont que modérément favorables. Dans des cas de psychose symbiotique infantile, l’individuation ne s’est pas réalisée alors qu’elle était essentielle, c’est-à-dire à un moment où les facultés fondamentales du moi sont généralement acquises à l’intérieur de la matrice psychosomatique de l’unité primaire mère-nourrisson. D’après notre expérience, si la différenciation à l’intérieur de cette matrice, hautement spécifique pour promouvoir une individuation saine, n’est pas réussie, le moi peut demeurer irrémédiablement faussé, narcissi-quement vulnérable, non structuré, ou fragmenté.

Dans ce type autistique de psychose infantile, la déficience est encore plus sérieuse parce que la matrice spécifique elle-même était inexistante, et dès lors la croissance qu’elle alimente s’en est trouvée enrayée. L’établissement d’un contact et une thérapie de substitution peuvent parfois, sur une longue période, provoquer des poussées de développement et des résultats apparemment impressionnants et gratifiants. Ce progrès peut atteindre un plafond irréductible qui met habituellement à rude épreuve la patience des parents et frustre leurs nouveaux espoirs. Il arrive que l’on assiste alors à des réactions d’impatience et des pressions qui forcent le progrès. Cependant, comme nous l’avons déjà dit, si l’on impose trop brusquement un contact social à l’enfant autistique, et surtout si la relation symbiotique nouvellement formée est cause de frustrations, il est souvent jeté dans un état catatonique et dans un processus psychotique aussi fulgurant que ceux que nous voyons dans certains cas de psychose symbiotique de l’enfant, lorsque la panique de séparation provoque la fragmentation de la structure fragile du moi. Si de telles réactions catastrophiques ne peuvent être évitées, il est peut-être préférable de permettre à ces nourrissons autistiques de demeurer à l’intérieur de leur coquille autistique, même si, dans un « éclair d’orientation restreinte », ils peuvent passer à un degré très limité d’ajustement à la réalité. Bien sûr, leur « condition originelle » échappe habituellement à un diagnostic adéquat ; ils sont alors classés dans la catégorie des débiles mentaux.

Toute pression dans le sens d’un fonctionnement séparé soudain doit être prudemment évitée chez l’enfant psychotique symbiotique. Si le moi de ce type symbiotique est surévalué et par conséquent pressuré, si l’on s’attend à ce qu’il puisse affronter la réalité sans que son moi ne reçoive de continuelles « infusions » de la part du thérapeute, substitut de la mère, les réactions de panique qui s’ensuivent et les hallucinations intenses peuvent être causes de régression et de retrait dans des états de stupeur autistique ou de détérioration hébéphrénique. Dès lors, s’il y a la moindre possibilité de poursuivre simultanément un traitement de soutien pour la mère, c’est là, semble-t-il, la meilleure approche du problème et peut-être la condition sine qua non de tout progrès (*).

Le traitement de l’enfant psychotique poursuit un triple but : (i) la restauration ou la formation d’une meilleure intégrité du schéma corporel, qui devrait assurer un meilleur sens de l’entité et de l’identité ; (2) le développement simultané de relations d’objet, et (3) la restauration des fonctions manquantes ou déformées de la maturation et du développement du moi.

Pour en arriver à une telle réalisation, l’enfant doit poursuivre son évolution par les phases de développement auparavant manquantes ou non satisfaisantes (présymbiotique, symbiotique et séparation-individuation) avec le thérapeute qui remplit une fonction substitutive par l’apport d’un moi auxiliaire aisément disponible. Il est très fréquent, par exemple, de voir des enfants psychotiques qui ont été dressés à la propreté avant d’avoir atteint le stade anal du développement psychosexuel. Il en résulte que non seulement ils échouent à faire l’expérience de la gratification libidinale associée à l’érotisation normale de la zone anale, mais ils sont en outre privés du sentiment de contrôle et de maîtrise accompagnant le dressage à la propreté lorsque celui-ci est accompli après la myélinisation des voies du système nerveux central, condition d’un contrôle conscient à partir du second semestre de la deuxième année. Non seulement la gratification libidinale équilibre et neutralise les pulsions agressives abondamment suscitées par les frustrations inévitables et les excès de stimulations qui peuvent être expérimentés par tout enfant au stade anal, mais la gratification libidinale est aussi importante pour un développement plus adéquat du schéma corporel. La déficience du schéma corporel est due au manque d’investissement libidinal de certaines zones importantes de la périphérie du corps, surtout des zones érogènes.

Le thérapeute encouragera alors (au moment approprié) un « passage vécu » de cette phase du développement, en fournissant des moyens d’expression qui constituent des substituts adéquats pour amorcer la sublimation des préoccupations anales, offrant par exemple à l’enfant de la glaise ou de la peinture qu’on applique avec les doigts, et en même temps permettant, encourageant même, une régression temporaire à un souillage réel et à la défécation dans la situation thérapeutique, si c’est là le besoin de l’enfant. En agissant ainsi, le thérapeute se place

(') Cf. l’opinion de Beata Rank et Macnaughton (1950), et aussi l’œuvre ae Melitta Sperling (1951), Elkisch (1953) et d’autres.

habituellement en situation d’opposition à la mère. Si la fusion symbiotique à la mère demeure le seul moyen d’adaptation que l’enfant connaisse ou accepte, l’enfant psychotique, même plus que l’enfant névrotique dans une situation semblable, percevra le thérapeute comme « l’avocat du diable », et une panique peut s’ensuivre. Une prudence extrême s’avère donc nécessaire, surtout si l’enfant est traité comme patient externe, continuant à vivre avec sa mère.

On diagnostiqua chez Barbara, six ans, une psychose infantile de type symbiotique et elle fut traitée en institution résidentielle. Antérieurement à son placement, elle présentait un comportement franchement psychotique : elle n’avait aucune relation spécifique avec qui que ce soit ; elle dévorait avec ses doigts, à la manière d’un animal ; à plusieurs reprises, elle resta debout une grande partie de la nuit, errant sans but dans la maison, chantant et se parlant à elle-même ; elle enlevait sans cesse ses vêtements et tantôt tentait de grimper sur le pot, tantôt courait nue dans la rue, franchissant le seuil de n’importe quelle maison.

Le diagnostic porté sur la mère de Barbara avait été celui d’une schizophrénie compatible avec un traitement ambulatoire. L’histoire révéla dans l’ensemble une grande privation émotionnelle et un dressage à la propreté particulièrement rigide, beaucoup trop précoce. A titre d’exemple des premières expériences de cette enfant, il nous fut rapporté qu’elle passa, en grande partie, les deux premières années de sa vie au berceau, une couverture la recouvrant complètement, sauf pour un petit coin par où elle pouvait risquer un coup d’œil sur son entourage.

La première activité de Barbara au cours de son traitement avec une thérapeute consista à se souiller, déféquant dans le coin de la salle de jeux et jouant avec ces fèces. Cette conduite se répéta presque quotidiennement sur une période de plusieurs semaines. La thérapeute se montrait tolérante face à cette conduite, ne formulant ni blâme ni critique, tout en continuant d’essayer d’établir un contact émotionnel avec l’enfant. Finalement, parce qu’on lui avait permis de vivre cette expérience, Barbara cessa toute défécation réelle et barbouillage de fèces pour se tourner vers la terre glaise comme moyen d’expression substitutif. Elle continua ensuite de vivre et d’élaborer cette phase de son développement pendant bon nombre de mois. Cette expérience réparatrice et d’autres similaires la préparèrent lentement et progressivement à une relation d’objet, en l’aidant à sentir et à accepter son propre corps comme entité distincte et particulièrement dans sa dimension de féminité, d’abord sur la

base du schéma corporel, puis sur celle de l’idée d’être une fille.

Nous avons trouvé à plusieurs occasions que la reconnaissance, la jouissance et l’acceptation de ses propres selles coïncidaient avec l’abandon de l’inversion des pronoms, comme si la reconnaissance des fèces qui avaient été à l’intérieur et activement expulsées aidait à établir l’identité du corps propre. Ceci est « Je » ; j’ai fait ceci, mais ce n’est pas moi. De plus amples recherches et observations sont toutefois nécessaires pour confirmer ce lien.

James fut d’abord vu à l’âge de trois ans et demi. Les symptômes les plus manifestes étaient l’échec à développer un langage intelligible, échec de relation adéquate aux autres, et une hypertonicité générale, une tension musculaire, qui étaient cause d’une bizarrerie du mouvement. L’histoire révéla que la communication préverbale s’était développée de manière apparemment normale jusqu’à l’âge de quatorze mois. A cette époque, son père fit son service et la vie familiale fut rompue. La mère, qui jusqu’alors avait vécu avec sa propre mère, se vit forcée de déménager dans une ville étrangère à l’autre bout du pays. Elle en était très bouleversée et avoua franchement que ses propres angoisses et ses propres besoins accaparaient toute son attention. James présenta en même temps un sérieux accès de diarrhée qui dura plusieurs mois, provoquant chez lui une grande détresse intestinale et une douleur et une irritation considérables de la zone anale ; cela plongea la mère dans une angoisse encore plus profonde. Son histoire révèle par ailleurs que James fit l’expérience d’un sevrage brusque du biberon à l’âge de neuf mois. La mère, personne généralement hésitante, agit ainsi sur le conseil d’une amie. James réagit au sevrage en suçant son pouce, immédiatement et avec avidité. L’observation de James révéla que, dans ses efforts pour parler, il recourbait sa langue de façon concave, dans la position du nourrisson qui tète (*).

Au cours du traitement, le thérapeute lui donnait des bonbons à sucer et lui montrait qu’il était bien de sucer, en en prenant lui-même. Il l’encouragea aussi à sucer son pouce. Au début James refusa l’offre des bonbons. Nous voyons encore une fois que le tabou maternel était opérant chez cet enfant qui avait un moi si rudimentaire et psychotiquement fragmenté. Cette manifestation évidente d’un conflit (probablement avec la mère) devrait mettre le thérapeute en garde : il doit faire preuve

(') Cf. Augusta Bonnard (1958).

de prudence lorsqu’il permet à l’enfant (et à plus forte raison lorsqu’il l’y encourage) de revivre des expériences infantiles manquées, sans préparation adéquate de la mère et de l’enfant.

Sy, un enfant autistique de cinq ans, manifesta un grand empressement à revivre les expériences libidinales manquées ou rapidement traversées. Sa demande de son oreiller fétiche fat prise comme indication qu’il était prêt à revivre le stade oral et à surmonter par là une partie de sa frustration orale. Mais la peur inconsciente de la mère devant la régression et le besoin symbiotique, alors très impérieux, de son garçon firent que celui-ci refusa complètement le biberon de lait qui lui était rendu discrètement accessible. Il s’écarta de l’analyste pendant un certain temps et devint très soupçonneux.

Dans le cas de Sy, le thérapeute sentit donc que l’introduction du biberon de lait avait été cause d’une angoisse encore plus grande de perte et/ou de fusion à la mère. Progressivement, au fur et à mesure que Sy s’accordait des gratifications orales et qu’il se montrait très actif et empressé face à ce processus, il devint évident que son discours s’améliorait et que sa prononciation devenait plus claire.

En plus de permettre et d’aider le « passage vécu » et l’élaboration des phases précoces du développement, le thérapeute alimente tout particulièrement ces fonctions du moi qui manquent chez l’enfant mais qui sont nécessaires au développement du concept du self. Le thérapeute peut avoir à servir de barrière substitutive contre les stimuli, protégeant l’enfant contre les stimulations excessives de l’environnement. En même temps, le thérapeute distrait l’attention de l’enfant des stimuli internes menaçants en l’impliquant dans leur poursuite d’un but commun ; nous serons amenés à développer ceci plus loin au cours du présent chapitre.

A cause de déficiences du moi telles qu’une épreuve de la réalité défectueuse, un mode de fonctionnement mental sur le mode du processus primaire et une orientation pauvre dans le temps, l’espace et fkce aux gens, les communications de l’enfant psychotique sont souvent obscures au point d’en être incompréhensibles. Par conséquent, le thérapeute doit pouvoir faire face, avec une grande empathie et sans angoisse, au comportement symbolique du patient, comportement qui se situe à un niveau de processus primaire (cf. Sechehaye, 1947, 1956 a). Il doit être capable en même temps de traduire le matériel relevant du processus primaire de manière à provoquer éventuellement une assimilation, une intégration et une synthèse. Lorsque le thérapeute agit ainsi, il aide à la délimitation progressive des frontières entre le self et le reste de l’univers et il permet ainsi une épreuve de la réalité par la distinction entre milieu interne et milieu externe. Avec le temps, le moi du patient devient mieux structuré et plus différencié et il peut prendre lui-même en charge ces fonctions.

Une autre tâche du thérapeute, apparemment contradictoire, consiste à fixer des limites, particulièrement aux pulsions autodestructrices et agressives envahissantes de l’enfant, afin de les protéger, à la fois l’enfant et lui-même, d’une destruction inutile et angoissante de l’environnement physique. Le thérapeute doit viser à établir avec les enfants psychotiques un contact suffisant pour pouvoir leur faire comprendre qu’il ne peut les laisser se faire du tort à eux-mêmes et aux autres et qu’il les protégera contre leurs réactions de rage. En général, il doit y avoir une définition stricte des limites et des frontières de la situation de jeu et de la relation interpersonnelle. Le thérapeute a besoin de fonctionner de manière à répondre adéquatement aux investigations de l’enfant, l’aidant par là à explorer et à acquérir une certaine capacité de jugement face à lui-même et à son milieu. Il peut être nécessaire d’aider l’enfant à maintenir une cohérence dans son jeu, qui est par trop porté à devenir éparpillé et entièrement rebelle à toute lecture. Le plus souvent, si ce n’est toujours, la tâche thérapeutique est et doit être entreprise par le biais de la fonction cognitive, puisque l’adaptation émotionnelle ne peut être tentée qu’à partir d’un certain degré de contrôle, contrôle souvent purement intellectuel ou contrôle normal et conscient (l).

Le cas de Danny, âgé de quatre ans, illustre la nécessité d’un thérapeute remplissant ce type de fonction substitutive du moi. Danny fut conduit à la clinique psychiatrique pour enfants, pour deux motifs essentiels : (i°) c’était un enfant extrêmement peureux, affecté par ce qui, à première vue, paraissait être des phobies : par exemple, peur du noir, peur des animaux sauvages, peur des sorcières, peur des chiens ; et (20) le maîtriser constituait un problème, car il avait tendance à devenir sauvage et incontrôlable ; diverses formes de menaces parentales ou de discipline physique ne produisaient aucun effet ou alors seulement un contrôle temporaire. Nous apprîmes que les deux

(') Cela contraste fortement avec l’approche psychanalytique des patients

névrosés.

parents étaient des gens fort angoissés et sans grande maturité. La mère avait eu un enfant mort-né avant d’être enceinte de Danny, et cela avait largement contribué à accroître ses sentiments déjà existants d’insuffisance et d’infériorité en tant que femme. Lorsque Danny vint au monde, il présenta une occlusion intestinale, qui nécessita une intervention chirurgicale alors qu’il avait deux jours et qui eut comme conséquence une colotomie. Celle-ci fut refermée chirurgicalement à l’âge de quatre mois. A huit mois, Danny subit une intervention chirurgicale sous anesthésie générale pour une hernie inguinale bilatérale. Deux mois plus tard, il passa encore par la chirurgie pour être circoncis. La mère se rappelait que Danny semblait souffrir beaucoup à chacune de ces expériences ; elle sentait qu’il avait eu une « réaction consciente » à la circoncision et à sa séparation d’avec elle, à l’âge de dix mois.

Dans la situation de jeu, un des traits caractéristiques de Danny était de commencer à jouer d’une manière apparemment raisonnable, et dans une relation relativement bonne au thérapeute. Peu après, cependant, le thérapeute percevait que les fantasmes de Danny provoquaient en lui de plus en plus un excès de stimulation. Il demandait au thérapeute de lui modeler dans la terre glaise des sorcières ou des loups qui faisaient ensuite l’objet de fantasmes dans lesquels ces modelages menaçaient des gens. Très vite Danny se mit à courir dans la salle de jeux, criant sauvagement, ou à entrer et sortir de la pièce en courant, lançant généralement le matériel de jeu au travers de la salle. Le même scénario se déroulait lorsqu’il s’apprêtait à faire de la peinture : ce qui débutait par un processus relativement ordonné d’application de peinture sur un papier, se terminait en un geste impulsif de vider le pot de peinture sur le plancher. Pendant tout ce temps, Danny demeurait attentif à tout son ou stimulus nouveau venu de l’environnement. S’il arrivait qu’une porte claque, qu’un chien aboie dehors ou que le radiateur siffle, Danny cessait son jeu, écoutait attentivement et insistait pour que le bruit soit identifié et expliqué. Alors que dans le cas d’un enfant névrosé nous tenterions de connaître les fantasmes liés à cette préoccupation pour les bruits, et de travailler à partir de la probabilité de l’observation terrifiante de la scène primitive à laquelle cette fascination craintive pourrait renvoyer, dans ce cas-ci, la nécessité de renforcer le moi obligeait à faciliter une régression contrôlée plutôt que de tenter de la défaire.

Non seulement le thérapeute essaya de réduire au minimum les stimuli externes, mais il insista graduellement pour que

Danny ne se laisse pas distraire de son jeu pour identifier chaque bruit étrange. Lorsque Danny commençait à être excité par son jeu fantasmatique, le thérapeute intervenait activement et interrompait, doucement mais fermement, le jeu pour un moment. Le thérapeute expliquait en même temps à Danny en termes simples qu’en fait il s’effrayait lui-même avec ces histoires inventées. Lorsque le schème de ces histoires put être établi et que leur sens put être déchiffré, le thérapeute en verbalisa la signification en termes de la peur du garçon non seulement de ce qui pourrait lui arriver à lui, mais aussi des conséquences probables ou possibles de sa colère sur les autres. A l’occasion, sorcières et loups furent traduits par les craintes de Danny concernant sa mère et lui-même. A mesure que ces différentes étapes se déroulaient dans sa thérapie, Danny commença à développer un sentiment de contrôle sur ses fantasmes et ses pulsions. Pendant ce temps la mère était aussi en traitement, afin de la soulager de son sentiment de culpabilité concernant une quelconque responsabilité de sa part dans la « défectuosité » de Danny et de lui permettre de se montrer ferme avec lui dans la fixation de certaines limites.

A cause du caractère de processus primaire et donc de l’hermétisme du comportement de l’enfant psychotique et de ses communications, il est absolument essentiel d’établir une alliance d’information, étroite et effective, avec la mère, si l’enfant vit à la maison, ou avec la figure parentale substitutive, si l’enfant est en institution. La communication de l’enfant psychotique ne peut souvent être comprise que si le thérapeute détient auparavant des informations concernant les événements de la vie de l’enfant survenus dans les vingt-quatre heures, ou plus, avant la séance thérapeutique. C’est encore plus important que pour un enfant névrosé, puisque la relation de cause à effet entre le stimulus, le conflit et le comportement doit être presque immédiate ou à tout le moins habituelle dans l’expérience de l’enfant psychotique pour que le thérapeute puisse le percevoir et le comprendre.

L’enfant psychotique a souvent un profond besoin d’être rassuré verbalement quant à sa valeur fondamentale et à son intégrité première comme tout organique. Il entre souvent beaucoup de distorsions et de défauts dans le concept du schéma corporel, reflétés par læ peur de la désintégration corporelle, de la mutilation et de l’angoisse de castration, qui culminent toutes dans des réactions de panique.

A une certaine étape de son traitement, Barbara (mentionnée précédemment) élaborait sa préoccupation et ses questions concernant son self féminin. Elle commença par mettre ses pantalons sens devant derrière, attirant l’attention sur la couture placée maintenant sur sa zone génitale. Elle aborda aussi ce sujet en mettant sa veste dans le mauvais sens, puis se regardant dans le miroir par en arrière (la veste avait une couture qui descendait normalement le long du dos). Plus tard elle exposa sa zone génitale et l’examina devant le miroir. En faisant cela, elle posait à la thérapeute des questions concernant la différence entre garçons et filles. Il devint évident que Barbara sentait que sa mère lui avait enlevé ses * parties génitales de petit garçon ». La thérapeute la rassura en lui expliquant que les petites filles naissaient ainsi faites et qu’il n’y avait rien de défectueux chez elle. Cela entraîna une discussion et une explication sur la fonction féminine de porter des enfants.

A un autre moment, Barbara était plongée dans un jeu dans lequel elle s’était clairement représentée elle-même par une grande poupée. Elle fit de telle sorte que la poupée ait une conduite « méchante » et entreprit ensuite de la battre sans merci. La thérapeute intervint, empêchant Barbara de battre la poupée (elle-même) et insistant sur le fait qu’elle ne devait pas permettre que l’on fasse du mal à sa poupée-enfant. Pendant un certain temps, Barbara continua ses tentatives de battre la poupée, mais lorsqu’elle constata que la thérapeute ne le permettrait vraiment pas, elle abandonna et devint au contraire très tendre avec la poupée. La thérapeute entreprit alors de fouiller avec Barbara le sens de ce jeu. Bien que cela fût important, il était tout aussi important, pour le développement de son identité et de son estime de soi, d’empêcher les « corrections » d’aller encore plus loin, jusqu’à la destruction de la « poupée-Barbara ».

Avec les enfants psychotiques, il est souvent nécessaire pour le thérapeute de remplir une fonction de type éducatif, par exemple de renseigner l’enfant sur les relations temporelles, le fonctionnement du corps, et sur la réalité des diverses relations sociales, à un moment où l’enfant est prêt à recevoir de telles connaissances. A cause de leur désorganisation précoce et envahissante, la plupart des enfants psychotiques échouent dans l’acquisition, à l’âge approprié, de ces concepts importants et fondamentaux. Le problème diffère d’avec celui des enfants névrosés en ce que ce n’est pas une question de distorsion venue d’un besoin névrotique, mais plutôt d’une distorsion résultant d’un échec de structuration.

Lorsque Danny commença son traitement, il n’avait aucune idée de la succession des jours de la semaine. Une vague conscience de cette relation temporelle commença à se faire jour à propos de la régularité de ses visites chez le thérapeute, le lundi, mercredi et vendredi. Lorsque Danny manifesta le désir d’anticiper ou de prédire les visites, le thérapeute tenta de concrétiser sa conception du temps en représentant les jours de la semaine par des morceaux de terre glaise. Après cela, les morceaux qui représentaient le lundi, mercredi et vendredi furent placés sur une rangée distincte de celle qui représentait l’ensemble des sept jours de la semaine. Danny répéta ensuite lui-même cette activité, et en deux semaines fut capable de réciter correctement la suite des jours de la semaine et d’indiquer des jours précis, passés, présents et futurs.

Alors qu’elle était plongée dans son jeu fantasmatique, Barbara mit en scène un troupeau de vaches qui entraient dans un pâturage et déféquaient avant d’avoir mangé leur nourriture. Lorsque la thérapeute manifesta son intérêt pour ce qui se passait, Barbara révéla son fantasme que les vaches mourraient si elles mangeaient de la nourriture sans mettre d’abord leurs intestins en mouvement. Toute une dimension du sens de ce fantasme renvoyait bien sûr à sa psychopathologie. Il apparut cependant important de lui fournir une explication claire de ce qui arrivait aux aliments dans le corps et de la relation existant entre l’ingestion et l’élimination (cf. Paula Elkisch, 1956). En fait, après un examen plus approfondi du fantasme et à la suite d’une explication réaliste au sujet des fonctions de nutrition et d’élimination, Barbara révéla qu’elle avait auparavant visualisé l’abdomen comme un sac vide. Cela était lié à sa conception du bébé dans le corps maternel, qui à son tour conduisait à un autre fantasme : qu’elle avait dû, de quelque façon, blesser sa mère ; sinon sa mère n’aurait pu être aussi « rejetante » avec elle.

Jusqu’ici nous avons traité de la question de la technique thérapeutique telle qu’appliquée aux enfants psychotiques en général. Il existe cependant des différences spécifiques entre l’approche thérapeutique de l’enfant primairement autistique et celle de l’enfant psychotique primairement symbiotique.

La psychothérapie individuelle paraît évidemment au début la plus appropriée pour l’enfant autistique, puisqu’il a besoin d’une relation de personne à personne pour le tirer de son état de retrait. Il ne peut profiter pleinement des techniques éducatives spécialisées et des autres formes d’apport de l’environnement des institutions spécialisées avant d’avoir commencé à accepter

la relation de type symbiotique. Par contre, l’enfant psychotique primairement symbiotique est capable de profiter d’un milieu spécial dès que se calment ses réactions de panique, puisque ce dont il a besoin, ce sont des relations substitutives diversifiées à la place de cet état non spécifique, bien que parasitaire, de fusion à la mère. L’approche de tels enfants doit se faire progressivement, à l’aide d’objets inanimés.

Bobby fut traité en institution résidentielle à partir de l’âge de six ans. Il était perçu chez lui comme un enfant tranquille, réservé, qui paraissait se contenter de jouer par lui-même et d’adresser de rares demandes au reste de la famille. On ne prit conscience du fait qu’il avait un problème que lorsqu’il entra à l’école. Il s’avéra complètement incapable d’apprendre, parce qu’il ne faisait aucun effort pour entrer en relation avec le maître ou avec les autres enfants de la classe. Une étude diagnostique le montra fort peu communicatif ; néanmoins, il paraissait évident d’après son comportement ludique isolé qu’il avait un bon potentiel d’intelligence. Il était très habile à modeler dans la terre glaise des objets compliqués. Il manifestait un grand intérêt pour l’électrophone et le regardait pendant des heures, apparemment fasciné tout autant par le mouvement mécanique à répétition, les révolutions du disque, que par le son. Il se montrait relativement satisfait tant qu’on le laissait à ses propres activités ; mais dès qu’on lui adressait des demandes, il devenait irritable. A la limite, il avait de violents « accès de colère », pendant lesquels il se mordait lui-même à la main, se giflait à la figure, et se frappait la tête contre le plancher ou le mur (cf. Geleerd, 1945).

Au début du traitement, Bobby se montra fort heureux d’aller dans la salle de jeu et de s’occuper, de façon active et continue, à des activités apparemment créatrices. Il aimait particulièrement reproduire dans la terre glaise des électrophones ► miniatures, construire des châteaux de blocs qu’il renversait ensuite avec jubilation. Pendant toute la durée de cette activité, le thérapeute n’était ni ignoré complètement ni traité comme élément inanimé de l’environnement. Bobby ne faisait aucune tentative pour communiquer son expérience. Il se servait plutôt du thérapeute comme extension de lui-même, par exemple pour atteindre un objet situé sur une tablette hors de sa portée. Tout effort du thérapeute pour établir un contact verbal ou physique était repoussé. Si le thérapeute persistait à essayer d’attirer l’attention de Bobby, par exemple en lui tournant le

visage dans sa direction et en l’y maintenant, il semblait ennuyé ; il paraissait ensuite vouloir pleurer, bien qu’il ne versât jamais de larmes ; sa figure virait au rouge, apparemment avec rage, et finalement il se mettait à crier et à se mordre plusieurs fois au dos de la main. Le même comportement se reproduisait si le thérapeute frustrait ses gestes « tout-puissants » d’appel à l’aide, en ne fonctionnant pas comme « levier » pour la mise en place d’un objet particulier du jeu.

Très progressivement, sur une période de plusieurs mois pendant lesquels le thérapeute ne s’imposa point à Bobby, il commença à porter petit à petit une attention réelle au thérapeute. Il attendait ses rendez-vous et se mettait dans tous ses états lorsqu’ils n’étaient pas tenus ponctuellement. Il demandait verbalement des choses et semblait fort bien relié, surtout pour la routine qui consistait à « aller chercher des bonbons au magasin ». Cette relation demeurait cependant fort fragile et Bobby redevenait toujours replié et autistique après une interruption due à la maladie ou aux vacances.

Pour ce qui est du type secondairement autistique d’un enfant psychotique primairement symbiotique, il est nécessaire d’évaluer prudemment la capacité de relation de l’enfant, en considérant tout d’abord chaque enfant comme un cas particulier. L’approche initiale est à peu de choses près la même qu’avec un enfant autistique primaire. Le fait que l’autisme soit ici une défense contre une relation symbiotique antérieure ne rend nullement la défense moins intense. Une fois la relation symbiotique rétablie, le progrès tend cependant à être comparable à celui de l’enfànt psychotique primairement symbiotique, et le pronostic est donc meilleur que dans le cas d’un enfant primairement autistique.

Par contre, l’approche initiale de la psychose de type symbiotique primaire doit être « jouée par oreille » ; il est important de laisser l’enfant faire très progressivement et à son propre rythme l’épreuve de la réalité. Lorsqu’il commence prudemment cette épreuve de lui-même comme entité distincte, il a un besoin constant de se sentir appuyé par les mois auxiliaires émotionnellement « non contaminés » (l’expression est d’Ernst Kris) d’une équipe d’adultes qui représentent des substituts diversifiés à l’objet symbiotique pathologique, amortissant ainsi l’impact de l’effort d’émergence et de la terreur de fusion. Des « infusions » continuelles de force d’un moi auxiliaire peuvent être nécessaires pendant très longtemps.

Tôt dans la situation thérapeutique, Barbara fit un acting out de sa défense symbiotique en établissant de façon immédiate et très peu sélective une relation avec tout adulte de son entourage, et particulièrement avec les femmes. Barbara avait une grande facilité verbale qu’elle employait pour établir des contacts et prendre possession de l’adulte, sans discrimination, et pour un temps aussi long que possible. Elle posait un grand nombre de questions et était apparemment capable de garder un certain degré de contrôle sur ses pulsions internes et ses fantasmes, en dirigeant activement son attention sur les objets tangibles de l’environnement. A partir du moment où elle se rendit toutefois compte qu’elle avait établi une relation particulière et plus discriminatoire avec la thérapeute, elle se mit à aller directement et immédiatement au bureau de la thérapeute lorsque conduite au bâtiment où se déroulait le traitement. Pendant longtemps elle fit irruption dans le bureau, incapable de comprendre qu’elle devait attendre son heure de rendez-vous. Elle ne voulait quitter le bureau qu’en compagnie de la thérapeute ; celle-ci devait donc l’accompagner à la voiture lorsqu’elle retournait à son propre bâtiment. Lorsqu’elle allait aux W.-C., elle laissait la porte ouverte, en partie à cause de son manque de conscience des conventions sociales, mais surtout afin d’éviter d’avoir une porte fermée entre elle et le partenaire symbiotique substitutif.

Nous avons senti que nous tenions une preuve évidente du progrès de l’individuation de Barbara au moment où celle-ci commença à attendre l’heure de son rendez-vous, ou lorsqu’elle se fit réellement attendre du thérapeute. A la fin, elle abandonna son attachement accaparant et non sélectif aux gens pour commencer à faire preuve d’un mode de relation plus judicieux et normalement réticent. Inutile de préciser que ces changements ne se produisirent qu’après un long traitement au cours duquel la thérapeute fonctionna la plupart du temps comme agent de synthèse et d’intégration, structurant les fonctions du moi de Barbara et son idée d’elle-même comme individu.

Un des principes fondamentaux de ce genre de traitement est que le thérapeute travaille à devenir une image maternelle substitutive. Il s’offre comme partenaire symbiotique et permet à l’enfant, avec son aide, de revivre — refaire l’expérience — en quelque sorte plus normalement, bien que de façon plus adaptée à son âge, les phases précoces de la vie psychique qui sont si importantes pour la séparation-individuation et le fonctionnement autonome.

Il est évident que l’enfant psychotique, contrairement à l’enfant moins gravement perturbé, est dès le début de son traitement, et continue ensuite à être, plus dépendant de sa mère ou du substitut maternel. Au cours du traitement, il peut y avoir des moments où l’enfant doit être physiquement séparé de sa mère à cause d’une indication de traitement institutionnel (I). Même dans le cas d’une séparation physique, on doit considérer à tout moment comme partie essentielle du programme de traitement la présence d’un substitut maternel, dans une relation de personne à personne. Mais s’il arrive que l’enfant se montre capable de fonctionner à un niveau supérieur, il continue d’avoir besoin d’un certain degré de relation anaclitique et d’« infusion » de force du moi, peut-être même tout au long de sa vie. Il est donc vital que la mère réelle, ou la personne qui lui servira de substitut, soit en même temps guidée quant aux besoins spécifiques de l’enfant psychotique, ou si cela s’avère nécessaire, soit elle-même prise en traitement. Le but est de rétablir une relation qui constitue le seul espoir réel pour la croissance et le développement de l’enfant.

Formule thérapeutique tri partite : mère-enfant-thérapeute

Afin de réaliser notre projet d’« expérience symbiotique corrective », nous avions à notre disposition (et au début nous n’avons pu faire autrement que de nous en servir) les méthodes déjà existantes d’approche thérapeutique des enfants psychotiques à l’intérieur d’institutions conventionnelles ; elles comportent toutes l’insertion routinière de l’enfant psychotique d’âge préscolaire dans des situations de groupe. Notre expérience de telles méthodes nous convainquit cependant de l’effet nocif des tentatives d’insertion prématurée de ces enfants dans des situations de groupe qui interféraient ou perturbaient l’expérience symbiotique corrective, en soumettant l’enfant à une quelconque situation sociale (même dans la crèche thérapeutique la mieux planifiée). Non seulement le progrès en était-il entravé, mais dans plusieurs cas il en résultait des effets traumatiques nocifs.

Sy, par exemple, mis en traitement privé à l’âge de quatre ans et demi, pour une psychose infantile, établit rapidement un lien symbiotique avec le thérapeute. Avant de nous être envoyé, il avait subi un examen pulmonaire complet dans un centre acadé-

()) Cf. la contribution de Mahler à la discussion portant sur le thème Residential Treatment qf a Schizophrénie Child au Hawthome-Cedar Knolls (voir Gavin, 1952).

mique. Au cours de l’épreuve psychologique, il fut clairement noté que c’était aux marques corporelles d’affection qu’il répondait le mieux. En fait, au cours du traitement, son besoin de contact corporel était sans cesse manifeste, besoin auquel il ne pouvait subvenir lui-même que très passivement et subrepticement, ou alors de manière éruptive et violente. Avant qu’il nous soit envoyé, le psychologue avait noté : « Il n’est peut-être pas sans intérêt de savoir que le plus haut niveau de succès a été obtenu par Sy alors qu’il était caressé, flatté ou qu’il recevait de petites tapes sur la tête et les épaules ; on lui donna ces marques d’affection car il semblait complètement imperméable aux expressions vocales de louange et d’encouragement. » Sa conscience sélective des situations émotionnelles se manifesta par le fait qu’il observa correctement que, dans une des images du test, l’enfant représenté avec sa mère pleurait.

Sy répondait, plutôt de manière non spécifique, mais très bien, à toute relation exclusive avec un adulte. En fait, il adorait accaparer l’attention de deux ou plusieurs adultes en même temps. Toutefois il manifestait clairement un sentiment de colère ou une propension à la mauvaise humeur si certains des adultes l’excluaient en se parlant l’un à l’autre. Lorsque sa mère, par exemple, parlait au téléphone, il démontait délibérément un de ses jouets et criait : « Répare-le, répare-le. » Il paraissait fasciné par son petit cousin, au point d’imiter le langage du bébé, ce qui nous révélait la manière dont lui-même désirait être traité.

Sa mère était malheureusement une dame très rigide et * très bien ». Bien qu’à sa façon elle aimât beaucoup l’enfant, et fût, consciemment, prête à tout sacrifice pour lui, elle était incapable de lui procurer la chaleur dont il avait besoin. (Le père de Sy les avait abandonnés lorsque l’enfant avait un an.) La mère ne pouvait supporter la conduite bizarre de son fils, surtout en public. Elle lui parlait presque exclusivement à un niveau d’adulte, en dépit du fait qu’elle était consciente que ce qu’elle disait n’avait que très peu de sens pour lui. Elle ne lui prodiguait aucune marque physique de tendresse et d’affection ; elle en était probablement incapable. Son estime de soi était très pauvre et l’enfant représentait pour elle la preuve évidente de son peu de valeur et de son insuffisance sociale. Après quelques mois de traitement, il devint évident que quatre heures hebdomadaires de thérapie pratiquée dans le bureau n’étaient suffisantes ni pour l’enfant ni pour la mère. Il était nécessaire de contrebalancer l’atmosphère concentrée, partiellement symbiotique-parasitaire, partiellement autistique, du mode de vie exclusif de la mère et de l’enfant dans une petite chambre meublée ; qui plus est, la mère désirait vivement que son enfant soit placé dans une situation d’apprentissage plus formelle, avec d’autres enfants. Nous réussîmes à faire accepter Sy dans une petite maternelle. Il s’y comporta comme nous l’avions prévu : non comme élément participant d’un groupe, mais comme appendice tangentiel. Même cela ne fut possible que parce que la mère restait passivement à proximité et que le personnel de l’école était des plus patients et des plus compréhensifs. Il ne profita ni socialement ni intellectuellement des mois pendant lesquels il y fut patiemment toléré, en dépit du fait qu’il accomplissait de nets progrès dans la relation thérapeutique.

A la fin de l’année scolaire, l’institutrice notait dans son rapport : « Sy ne participe à presque aucune des activités de la classe. Il parle rarement aux enfants ou aux adultes, mais communique souvent par son et geste plutôt que par mots. Lorsqu’il parle, et cela se produit lorsqu’une institutrice a le temps de se tenir avec lui, il manifeste un intérêt particulier pour les trains, les livres illustrés, etc. »

Sy devint particulièrement grand pour son âge, et puisqu’il était impossible de le garder à la maternelle, il fut transféré dans un jardin d’enfants alors qu’il était âgé de cinq ans et demi. Sa panique et ses colères réapparurent aussitôt. Face à cette situation nouvelle du jardin d’enfants, il avait des réactions catastrophiques, surtout du fait que l’on n’autorisait pas sa mère à demeurer avec lui. Après quelques jours, on demanda à la mère de le retirer. Cet échec la bouleversa plus que tous les signes et les preuves qui auraient dû antérieurement la rendre consciente de la gravité de l’état mental de l’enfant.

Quelques semaines plus tard, on confia à Sy un tuteur particulier. Encore une fois, dans cette relation exclusive de personne à personne, il fit des progrès sur un mode de vécu caractéristique, symbiotique et étrangement non spécifique, tout comme il l’avait fait pour la relation thérapeutique. Avec l’aide du tuteur et du thérapeute, sa tendance au retrait autistique diminua. Son courage devant l’épreuve de la réalité augmenta, ainsi que son vocabulaire et sa perception de l’univers extérieur. Pour la première fois de sa vie, il manifesta une prédilection pour des objets transitionnels aussi doux que des oreillers et des animaux en peluche. Ceux-ci servirent alors, et c’était là quelque chose de nouveau, à apaiser ses angoisses et ses tensions.

Il s’entourait de ces objets transitionnels, surtout la nuit, et revivait ainsi les stades précoces de la première enfance sur un mode plus normal.

Nous fîmes cependant à nouveau l’erreur de l’enrôler dans un groupe, cette fois dans notre projet-pilote, dans ce que nous pensions être une situation d’apprentissage particulièrement protégée dans un groupe de maternelle spécial et thérapeutique. Sy fut désorienté, mais nous pensions qu’il réalisait une adaptation initiale parce qu’il partageait l’institutrice avec un seul autre enfant. Sa détresse devint toutefois très vite apparente lorsque quelques autres enfants se joignirent au groupe. Nous étions encore enclins à attribuer sa régression rapide du discours et de d’autres champs d’activité à une rougeole, contractée vers la fin de l’année scolaire. Mais lorsqu’il rejoignit le groupe après un assez bon été passé au bord de la mer, son moi fut rapidement menacé de désintégration. Dans une panique et une rage incontrôlables, il attaqua violemment sa mère et les instituteurs. Son discours devint inintelligible et il paraissait halluciné.

Nous avons parlé de cet aspect du cas de Sy afin de démontrer que, dans toute situation, il implorait désespérément et réclamait violemment une attention exclusive, une complémentarité symbiotique de la part d’un adulte et une protection par un tel adulte contre les situations sociales de groupe. Fréquemment, à la suite de violents accès de colère, il se retirait dans un état léthargique de retrait hallucinatoire, s’il ne pouvait obtenir l’attention exclusive d’un adulte autant que le réclamait et l’exigeait son moi fragmenté.

Voici la dernière des nombreuses expériences similaires qui nous conduisirent à abandonner la formule des maternelles thérapeutiques pour les enfants psychotiques d’âge préscolaire. Il s’agit du cas d’un enfant psychotique de quatre ans qui avait été placé dans un groupe, fonctionnant bien, de cinq enfants perturbés mais non psychotiques, avec deux instituteurs. Lorsque Peggy arriva à la maternelle thérapeutique, elle donnait l’impression d’une belle enfant sereine. Elle devint cependant vite très agitée et cherchait constamment à retrouver sa mère, errant à travers l’édifice, suivie de l’institutrice, qui devait laisser là les autres enfants pour courir après elle. L’institutrice constata que si elle avait recours au bercement et à d’autres moyens, elle pouvait obtenir de Peggy qu’elle demeure dans la pièce avec les autres enfants, sans toutefois leur prêter aucune attention. Dans sa relation à l’adulte, elle semblait n’avoir qu’une alternative : soit, dans une phase de retrait autistique, se servir de l’institutrice comme extension de son propre corps, de manière à contrôler l’environnement par le biais de cet « objet partiel exécutif » ; soit manifester un comportement de type accrocheur, fouisseur, obligeant ainsi l’institutrice à reporter toute son attention sur elle sous peine de la voir réagir par un accès de panique. Il devint évident que, pour maintenir l’enfant à un degré plus élevé de relation, l’institutrice devait renoncer à ses fonctions auprès des autres enfants. Le comportement de Peggy exigeait une relation exclusive à l’institutrice ; toute demande d’attention adressée à cette dernière par les autres membres du groupe lui était de plus en plus nocive.

Pendant un certain temps, nous continuâmes de croire que cet effet nocif du groupe sur Peggy était dû principalement au fait qu’elle présentait un cas d’autisme infantile précoce et qu’elle devenait particulièrement vulnérable lorsqu’elle commençait à atteindre une relation symbiotique. Lorsque nous vîmes le même processus se reproduire chez un autre enfant psychotique symbiotique, nous nous sommes rendu compte qu’il nous fallait réviser les principes de notre « recherche sur l’action thérapeutique » face à des cas de psychose infantile précoce. C’était là déjà la conclusion théorique de nos hypothèses au sujet de la psychose, élaborées dans les chapitres précédents.

Qu’il y ait eu un conflit dans l’esprit de Peggy entre son attachement grandissant à l’institutrice et sa relation à sa mère, cela ne faisait aucun doute chaque fois, par exemple, qu’elle se blessait. Elle courait à la porte derrière laquelle se trouvait sa mère et revenait vers son institutrice, répétant ce mouvement jusqu’à ce qu’elle frotte finalement la partie blessée de son corps contre le corps de l’institutrice. Lorsque le conflit de l’enfant s’amplifiait et qu’elle courait à la recherche de sa mère, il était très étonnant de voir à quel point celle-ci devenait de plus en plus difficile à trouver dans l’édifice. La mère essayait en fait, presque consciemment, d’éviter son enfant à mesure que ses demandes se faisaient plus pressantes et qu’elle s’exprimait davantage. Ces changements survenus chez Peggy plongeaient en fait la mère dans un tel état d’angoisse qu’elle tournait sa colère contre la thérapeute de l’enfant.

C’est à partir de ces cas que nous avons reconnu la nécessité impérative de réviser la thérapie et la recherche ayant trait à la psychose infantile précoce. Cette nouvelle approche ne confronterait l’enfant avec d’autres enfants dans une situation de groupe que lorsqu’il y serait prêt. Les deux cas que nous avons exposés, ainsi que plusieurs autres semblables, mirent en lumière le fait que la réponse au besoin de protection de l’enfant symbiotique à l’intérieur de l’expérience symbiotique corrective devait constituer la base même du traitement. Le développement de l’enfant, depuis le retrait autistique jusqu’à l’accrochage primitif et non spécifique au thérapeute et à la mère, nous fournit un autre indice significatif pour réviser notre formule de recherche. Nous avions souvent noté que la présence de la mère à l’intérieur de la situation thérapeutique était non seulement très bien tolérée, mais que c’était là pour la mère un signe de progrès que d’être ainsi recherchée par son enfant psychotique. De plus, la présence de la mère s’avéra des plus utiles pour notre compréhension des « communications par signaux » dans la plupart des phases primitives du traitement (1). Notre expérience nous révéla que les mères, bien qu’incapables de répondre aux besoins de ces enfants, en arrivaient cependant à un degré étonnant de compréhension des communications non verbales de leur enfant.

Il était évident que ces observations, en plus de leur grand intérêt théorique, nous indiquaient aussi la direction à suivre pour le traitement immédiat et une meilleure planification pour l’avenir de la santé mentale de l’enfant. De tout ceci naquit une méthode de recherche dans laquelle la mère, l’en-fànt et le thérapeute sont présents dans la pièce au cours des séances, allant de deux à trois heures, mère et thérapeute s’associant pour la réhabilitation de l’enfant psychotique (*).

Les avantages de cette formule sont multiples. Notre compréhension initiale de l’enfant nous vient non seulement de l’observation, mais aussi de l’information et des explications fournies par la mère. Cette méthode permet un échange réciproque d’informations et de compréhension entre le thérapeute de l’enfant, le psychiatre superviseur et la mère, tandis que le comportement de l’enfant est observé par tous trois. La mère se sent d’abord gratifiée par notre intérêt et ensuite encouragée par le sentiment, qu’elle acquiert généralement, qu’il y a quel-

(') Cf. plus loin Étapes du traitement.

(’ ; Alors qu’en regard de la théorie, mes hypothèses et celles de Bettelheim (1956, 1967) sont plutôt concordantes, nous nous opposons diamétralement dans les conclusions qui ont trait à la thérapie. Bettelheim ne croit pas à la restitution de la relation symbiotique originaire, mère-enfant, mais recommande la séparation de l’enfant d’avec sa famille et son insertion dans un milieu résidentiel.

qu’un qui croit en la possibilité d’aider son enfant. Sa compréhension, initialement intellectuelle, semble ensuite être pour la mère source d’un sentiment de grand soulagement. Elle peut, et c’est souvent le cas, utiliser cette compréhension à une fin défensive, mais cela lui procure le sentiment qu’un certain contrôle peut être exercé sur ce qui lui paraissait antérieurement un problème insoluble, sans espoir et insurmontable.

L’information apportée par la mère nous permet d’amorcer ces procédures qui semblent favoriser entre l’enfant et le thérapeute le développement de la relation symbiotique, source de satisfaction des besoins. Au début, par exemple, on doit établir un type de communication par signaux entre l’enfant et le thérapeute ; par la suite, cette communication peut servir au thérapeute à une fin corrective.

Malcolm, un garçon de quatre ans, faisait souvent rouler une voiture dans un mouvement de va-et-vient. La mère nous révéla que c’était là une indication qu’il avait envie d’uriner. Nos observations nous apprirent que cela signifiait aussi que quelque chose n’allait pas dans la voiture, qu’elle était brisée. Nous découvrîmes finalement que cette activité, que nous prenions pour un signal de besoin corporel, survenait après plusieurs heures de rétention d’urine, au point de le faire souffrir et de lui faire craindre probablement de ne plus être capable de se retenir. Nous interprétâmes alors ces signaux dans le sens d’une crainte d’être submergé par des stimuli corporels internes. Notre manière thérapeutique de procéder consista à répondre à ce signal comme une mère l’aurait fait pour son nourrisson : c’est-à-dire comme moi auxiliaire qui, nous l’espérons, s’ajoute au propre moi de l’enfant et lui permet ainsi de surmonter des angoisses qui sans cela seraient envahissantes. Plutôt donc que d’interpréter le déplacement et l’angoisse, la thérapeute dit au garçon qu’il se sentira très bien après être allé aux W.-G. et qu’elle va l’aider. Elle le conduit aux W.-G., l’encourage à uriner, exprimant son plaisir et son approbation lorsqu’il le fait. Nous croyons par là avoir commencé à libérer l’enfant du sentiment d’être une victime passive de ses inconforts et décharges corporels ; prenant appui sur cette aide, il peut évoluer vers un fonctionnement autonome actif.

En général, la nouvelle formule permet le développement d’une relation de plus en plus spécifique au thérapeute, sans l’interférence des autres enfants. On peut observer directement le développement de la relation de l’enfant au thérapeute, qui provoque toujours un changement dans la relation à la mère, et contrecarrer la fréquente attitude défaitiste de la famille (cf. Mahler, 1955). L’émergence hors de l’autisme et la réalisation d’un niveau plus élevé de comportement mettent souvent à rude épreuve la patience des familles de ces enfants. La répétition de gestes comme claquer les portes, lancer les objets et allumer et éteindre les lumières provoque souvent une hostilité incontrôlable à l’intérieur de la famille et conduit parfois à un placement hâtif de l’enfant hors de la famille.

Après que Malcolm eut réussi à se faire convaincre par les encouragements à uriner, il se mit à cracher de manière incontrôlable. Il cracha d’abord sur sa thérapeute et bientôt sur sa mère. Lorsque sa mère le réprimanda à ce propos, il se retira dans sa coquille autistique. Nous avions préalablement appris que le trouble du fonctionnement urinaire de l’enfant était apparu comme conséquence du dégoût de la mère lorsqu’elle avait découvert qu’il urinait dans le bain plutôt que dans les W.-C. Si le geste de cracher était survenu à la maison, comme extension du comportement de l’enfant dans la situation thérapeutique, la mère aurait tout aussi bien pu réagir avec hostilité, comme la mère de Peggy. Mais la mère de Malcolm était membre de 1’ « alliance thérapeutique » et la simple explication qui lui fut fournie concernant la valeur bénéfique du comportement régressif transitoire de Malcolm lui parut sensée. Elle nous avait auparavant rapporté, au cours de la thérapie, qu’à la maison Malcolm avait commencé à l’inviter à échanger avec lui babillage et gazouillement. La mère exprima spontanément son opinion qu’il paraissait tardivement se permettre des indulgences de bébé qui, contrairement à ses frères, lui avaient totalement fait défaut. L’observation de la façon dont la thérapeute prenait en main la situation donna à la mère un sentiment de sécurité, une façon de comprendre et un modèle pour aider son enfant.

Avec le temps, de telles expériences avec l’exemple et l’aide du thérapeute de l’enfant, du psychiatre superviseur et de l’assistante sociale se trouvent assimilées, à condition que la mère elle-même soit capable d’apprendre et de procurer à l’enfant une expérience symbiotique corrective additionnelle et essentielle. La raison de l’apparition chez Malcolm du geste de cracher put être directement expliquée à la mère du garçon par la thérapeute et ensuite approfondie par l’assistante sociale. Quelles que soient les craintes et les défenses profondes impliquées dans sa réaction initiale, la réponse immédiate de la mère à l’enfant, toujours dictée en partie par des forces inconscientes, est dès lors contrebalancée par sa détermination consciente qui est soutenue par sa compréhension et l’exemple de l’équipe. Ce type d’aide thérapeutique pour la mère de l’enfant psychotique est reliée à notre théorie selon laquelle le traitement de l’enfant doit s’étendre sur plusieurs années et son développement faire l’objet d’une expérience et d’un vécu renouvelés non seulement avec le thérapeute, mais aussi avec l’objet d’amour primaire. La mère doit donc être entraînée à assumer et à maintenir l’expérience symbiotique corrective qu’elle a vu se développer avec le thérapeute. Cet apprentissage émotionnel et intellectuel se trouve soutenu par les séances individuelles de la mère avec le psychiatre superviseur et l’assistante sociale.

Cette méthode nous permit de constituer une unité mère-enfant-thérapeute, supervisée par un psychiatre d’enfants, pouvant conduire au développement de la personnalité de l’enfant au lieu de le fixer au stade de la psychose. Il est intéressant, et quelque peu troublant, de constater qu’il nous a fallu tant d’années pour en arriver à ces conclusions inévitables et pour en appliquer les conséquences logiques à la recherche thérapeutique. Elles étaient dès le début inhérentes à nos hypothèses théoriques sur la psychose autistique et symbiotique. Nous sommes arrivés progressivement, tardivement et rétrospectivement, à ces conclusions par le biais de données cliniques, qui révélèrent que toute menace de rupture de la relation symbiotique corrective était cause d’échec, ce qui était trop souvent le cas avec les méthodes traditionnelles.

Le problème crucial dans le traitement de la psychose demeure le même : on doit empêcher l’enfant psychotique de se retrancher dans une position autistique défensive. Il faut l’inciter et l’encourager à revivre avec une mère substitutive une relation exclusivement symbiotique-parasitaire, plus totalement gratifiante, bien que régressive. Cette relation est rendue largement accessible à l’enfant, pour qui elle sert de tampon dans le processus de désamorçage du cercle vicieux d’une relation déformée avec la mère. On aide ensuite graduellement et prudemment l’enfant à élaborer des substituts autonomes aux demandes pathologiques, primitives et régressives qu’il adressait à une mère réactionnellement défensive. De cette façon, l’enfant est amené à distinguer les frontières de son self et à faire l’expérience du sentiment de lui-même comme entité distincte dans l’environnement.

Une contradiction déroute parfois les travailleurs dans le domaine du traitement des jeunes enfants psychotiques. Bien que ces nourrissons paraissent insatiables dans leur besoin d’un partenaire symbiotique passivement disponible, au début leur demande symbiotique n’est pas du tout spécifique. Plusieurs adultes sont bien tolérés et souvent appréciés simultanément. Mais tout d’abord, et longtemps ensuite, ces enfants sont totalement intolérants à tout type de relation de groupe impliquant d’autres enfants, même celles établies par les méthodes les plus soigneusement pensées. Seul le partenaire symbiotique le plus important, qui se retranche du reste de l’univers le plus complètement possible avec l’enfant, peut former avec lui une couche protectrice contre l’aspect don-offre des situations de groupe social pour lesquelles il ne montre aucune capacité ni tolérance au cours de la période en question. Ce n’est qu’après une période prolongée d’expérience symbiotique corrective que l’enfant psychotique devrait, par des doses soigneusement graduées, prendre part à un jeu rythmique à l’intérieur d’un groupe — de préférence accompagné d’une musique apaisante — au cours duquel le partenaire symbiotique demeure aux côtés de l’enfant. Au cours de notre recherche thérapeutique, nous observons soigneusement les préférences de ces enfants, alors qu’ils développent lentement un intérêt et une tendance à l’association avec les autres enfants traités au Centre. Ils nous indiquent immanquablement de façon juste le moment où ils sont prêts à un tel apprentissage social, et combien ils peuvent en « prendre ».

Étapes du traitement

Le processus de traitement passe par deux étapes dans la formation tripartite mère, enfant psychotique et thérapeute :une étape introductive et une étape de traitement à proprement parler (1).

(*) Plusieurs des formulations conceptuelles de cette section découlent du travail d’Anni Bergman et M. Ben-Aaron, M.S., thérapeutes seniors.

Étape introductive

La tâche du thérapeute, pour commencer, consiste à établir une certaine forme de contact, une certaine forme de communication primitive avec l’enfant psychotique symbiotique, qui est incapable à ce moment de vivre ou de revivre quelque relation directe que ce soit à une autre personne (autisme secondaire). On peut concevoir la tâche du thérapeute comme étant de faire sentir en quelque sorte sa présence, permettant à l’enfant d’en faire l’expérience comme quelque chose de positif, sans aucun besoin de reconnaissance de l’existence du thérapeute comme personne.

Il en résulte la création d’une présence intrusive, attentive, qui, au lieu d’accroître l’angoisse de l’enfant (comme le ferait toute autre forme de présence), suit lentement le rythme de l’enfant, lui rendant ainsi graduellement possible l’acceptation de la présence du thérapeute comme phénomène apaisant, grâce auquel il se sent mieux qu’il ne l’a été sans lui. A cette étape nous concevons le thérapeute comme objet partiel dont l’enfant commence à se servir comme extension de lui-même, c’est-à-dire en utilisant le bras du thérapeute comme instrument pour atteindre les objets hors de sa portée, ou s’appuyant sur le thérapeute comme surface de soutien, ou lui tombant dans les bras comme sur une plate-forme molle et soutenante, prenant pendant tout ce temps pour acquis qu’il est toujours là pour être ainsi utilisé. Peu à peu le thérapeute est autorisé à répondre plus activement aux besoins de l’enfant, par exemple en le nourrissant. L’enfant accepte une activité ludique parallèle, qui devient par la suite le début d’un échange entre le thérapeute et lui-même, et qui consiste par exemple à tambouriner alternativement sur la table ou à fredonner une chanson. Au début, même le contact visuel peut être rejeté par l’enfant, de telle sorte que l’approche sonore ne peut être tentée que pour autant qu’elle ne se situe pas dans son champ visuel. Cette limitation fut clairement manifeste dans le cas d’une enfant qui réagit par un accès de panique en observant la thérapeute dans le miroir, bien qu’elle ne pût la voir directement.

Au chapitre V nous avons exposé le cas de Violet et le type d’interaction établie entre elle et sa mère, lorsque nous la vîmes tout d’abord au Centre. Comme nous l’avons mentionné, elle était muette et gravement autistique. Elle s’absorbait dans son jeu et ignorait totalement les gens de son entourage. Je désire ici porter l’attention sur le déroulement de son traitement. La thérapeute tenta, prudemment et indirectement, d’établir un contact. Elle n’approchait jamais Violet de l’intérieur de son champ visuel, mais plutôt de l’arrière, en offrant par exemple son corps comme coussin. Elle permettait ainsi à l’enfant de se servir de ses bras comme extension des siens propres. Elle faisait au début un usage parcimonieux de sa voix, lui imprimant délibérément un ton neutre et chantonnant, dépourvu de tout attrait émotionnel, afin de ne pas s’imposer à l’enfant en paraissant attendre une réponse. Après quelque temps, en jouant, l’enfant s’appuyait de façon plus manifeste sur la thérapeute. Peu à peu elle put être nourrie, de façon illimitée, par la thérapeute.

A la maison, la mère de Violet la nourrissait en déposant simplement la nourriture devant elle dans une assiette, qu’elle mange ou non, sans aucune participation. Ce qui est significatif de l’attitude de la mère face à la situation de nourrissage, c’est sa croyance au fait que si elle ne donnait pas de bonbons à l’enfant, celle-ci n’en connaîtrait pas l’existence et n’en réclamerait jamais. Il est aussi intéressant de noter que la mère prenait subrepticement des aliments dans l’assiette de Violet lorsque celle-ci était nourrie par la thérapeute. Ce n’est que dans des étapes ultérieures du traitement, lorsqu’on offrit un repas à la mère en même temps qu’à l’enfant et après avoir donné d’autres formes symboliques d’amour à la fois à la mère et à l’enfant, que la mère elle-même put être « donnante » à l’égard de son enfant

Le contact physique, sur l’initiative de la thérapeute et avec l’accord de l’enfant, fut amorcé par l’intermédiaire de bulles de savon. Les jeux avec de l’eau purent aussi introduire une stimulation additionnelle. Au cours d’un de ces jeux, Violet releva sa blouse et permit à la thérapeute de souffler des bulles sur son ventre nu ; elle paraissait retirer un vif plaisir de cette sensation.

La thérapeute commença alors à accompagner les activités de l’enfant par des chansons simples et familières. Chanson et activité furent bientôt associées, association qui offrait à la fois une possibilité de plaisir et de reconnaissance de la répétition et qui amorçait un début de structure, une sorte de langage, qui devint progressivement de plus en plus signifiant et varié. Il y avait une chanson pour jouer avec les trains, une pour les quilles et une autre pour jouer ensemble (*).

(l) Nous désirons exprimer notre reconnaissance à Mrae Miriam Ben-Aaron, qui lut la première thérapeute de Violet et apporta une contri-

En tentant de conceptualiser comment l’enfant psychotique symbiotique perçoit le thérapeute à la première étape du traitement, il fut établi que le thérapeute représente un « principe maternant » : à ce moment il ne peut encore représenter un objet humain distinct et séparé. La place du « principe maternant » pour l’enfant qui a une organisation défensive à prédominance autistique peut sans doute se comparer à ce stade du développement normal au cours duquel le bébé reconnaît vaguement que les soins qui rétablissent l’homéostasie viennent d’une bonne source extérieure dans l’entourage.

En regard de l’enfant, ce « principe » fonctionne en partie comme source d’une expérience de confort plutôt que d’inconfort intense, fonctionnement constitué par son action de tampon entre lui et son environnement. Nous croyons que l’enfant, tout en percevant des attributs du thérapeute aussi discrets que la voix, l’intonation affective ou la proximité, n’a pas une conscience claire de leur origine. Nous relions cette expérience à ce qui a été appelé le « phénomène transitionnel » (Winnicott, 1953 b). Lentement, l’enfant en vient à prendre pour acquis l’atmosphère apaisante émanant du thérapeute. Il recherche ensuite ce confort et en reconnaît graduellement la source dans la personne du thérapeute, qui ne représente cependant pas encore pour lui un objet humain total et distinct. C’est cette atmosphère, énjanant d’un objet humain, le thérapeute, et créée par lui, qui devient la source de son confort et agit comme protection contre l’environnement, tout autant que contre l’inconfort et la détresse intérieurs de l’enfant.

Il est probable que la présence réconfortante du thérapeute contribue à diminuer pour une part l’agressivité intense de l’enfant et sa destructivité (dirigée contre lui-même et l’extérieur), réduisant par là son niveau d’angoisse et rendant son fonctionnement plus confortable.

Pendant les colères de Violet, lorsqu’on ne pouvait avoir recours à aucun autre moyen physique pour maintenir le contact avec l’enfant, un commentaire chanté, d’une voix grave et apaisante, semblait diminuer un peu l’intensité de son autodestructivité et réduire ainsi l’intensité de la colère. Ce commentaire comportait une verbalisation des sensations et émotions de l’enfant et en même temps mettait l’accent sur l’atmosphère libidinale créée par la thérapeute et la mère. « Oh, cela fait mal ! » « Ne blesse pas Violet. Elle est une gentille fille. » « Tu

bution inestimable à cette thérapie ainsi qu’à d’autres. Mme Ben-Aaron est maintenant directrice d’un centre de traitement en Israël.

es furieuse contre Violet, mais nous ne voulons pas que tu te blesses toi-même parce que nous t’aimons. »

En un deuxième temps de l’étape introductive, après que le thérapeute a provoqué ces changements initiaux, c’est-à-dire après que l’enfant a commencé de l’accepter comme principe maternant, le thérapeute guide la mère vers un même genre de relation avec son enfant. Le thérapeute est toujours conscient du fait que le but de cette formule tripartite, depuis le début, est de rétablir un lien de type symbiotique avec l’objet originaire, la mère — étape qui, chez l’enfant psychotique, fut soit manquée, soit gravement perturbée, sans laquelle aucune autre amélioration (aucune mesure d’individuation) ne peut se réaliser. Le thérapeute, qui fonctionne comme catalyseur du processus, encourage prudemment, mais continuellement, cette redécouverte de la mère.

Au cours de cette phase, la perception intuitive qu’a le thérapeute des sentiments naissants, à la fois chez la mère et l’enfant, et son estimation du moment propice pour les amener ensemble, sont d’une importance vitale. L’opportunité de l’émergence d’un échange émotionnel fugace mais authentique entre eux se présente souvent lorsque la mère et le thérapeute discutent des événements de la vie de l’enfant. A ces moments-là, l’enfant ajoutera de mémoire des éléments à la discussion, et ce, sur le mode du processus primaire qui lui est propre, qui est souvent compris en premier par la mère.

Au début du traitement, la mère de Violet était presque aussi distante que Violet elle-même. Elle demeurait assise dans un silence absolu, rigide, avec une figure de bois. Elle interprétait l’absence de réponse de Violet face à la thérapeute et aussi à elle-même comme un rejet d’elle-même et ne pouvait que réagir de la même manière. Afin d’introduire la mère à une relation avec la thérapeute et l’enfant, il fut nécessaire de la nourrir, à la fois au propre et au figuré, dans un effort pour compenser dans une faible mesure la privation émotionnelle de sa propre enfance. La nourriture avait pour elle une grande importance, et c’est pourquoi il fut nécessaire de lui offrir un repas comme à l’enfant, notre attention ayant été attirée par le fait de l’avoir vu chaparder secrètement un peu de nourriture dans l’assiette de son enfant. La thérapeute, l’institution thérapeutique elle-même devaient devenir un principe maternant pour la mère. Lorsqu’elle était en colère, on la nourrissait ; lorsqu’elle était fatiguée, on lui procurait un endroit pour se reposer. De plus, la thérapeute apprit à la mère une manière pratique pour mieux s’y prendre avec l’enfant, par exemple pour maîtriser les accès de colère de Violet. La mère était extrêmement sensible à tout ce qui pouvait être occasionnellement interprété comme une critique contre elle. Des années plus tard, elle nous révéla que, à la suite d’une remarque de l’assistante sociale qu’elle avait ainsi interprétée, elle avait tenté de se suicider. La mère devint lentement capable de s’identifier à la thérapeute et à certains moments d’être même plus gratifiante à l’endroit de son enfant. Cette ébauche de relation demeurait toutefois extrêmement fragile, et cédait devant tout recul ou toute nouvelle frustration.

Après l’étape initiale qui consista à amorcer un contact et avec la mère et avec l’enfant et à créer un environnement plus favorable pour les deux, la thérapeute impliqua la mère de manière plus active dans le traitement, en lui demandant au cours des séances de parler de leur vie à la maison. Ce fut difficile au début, parce que la vie à la maison était moins idyllique que la mère ne voulait bien l’admettre. La situation thérapeutique offrait un refuge, et la mère et l’enfant étaient toutes deux réticentes à voir ce refuge envahi par les difficultés qui persistaient à la maison. Cependant, une fois que la mère put accepter d’inclure leur vie familiale dans le processus thérapeutique, le fait d’en parler les incita, elle et l’enfant, à une participation plus active au traitement et à une relation plus étroite l’une avec l’autre.

Violet, à cause de son talent musical inhabituel et de sa sensibilité innée, était capable de participer par le biais de la musique. Par exemple, un jour où la mère disait que Violet avait été bouleversée le matin même, Violet se mit à jouer au piano une sonate de Mozart ; à ceci la mère réagit en disant : « Ce matin, le père de Violet a fait jouer un disque de cette sonate pour tranquilliser Violet qui était dans tous ses états. » Ou, plus tard dans le traitement, un jour où la mère était furieuse contre Violet et s’était à nouveau retranchée dans son silence hostile, Violet joua une chanson sur le xylophone. La mère reconnut la chanson et dit : « C’est la chanson que je chante le soir à Violet. Les mots en sont “ Je t’aime ma chérie ”. » C’était là un exemple de l’étonnant talent de cette enfant, talent qui se développa au cours du processus thérapeutique au point de pouvoir amener la réconciliation avec la mère et inciter celle-ci à une relation plus positive et active en des moments où elle donnait des preuves évidentes de retrait et de rage.

A mesure que les sentiments de l’enfant se trouvent dirigés vers des objets humains plus différenciés, c’est-à-dire la mère

et le thérapeute, nous observons souvent qu’il a tendance à reporter les aspects positifs de sa réponse sur un de ces objets partiels nouvellement découverts, et les aspects négatifs sur l’autre. Ce clivage de la réponse émotionnelle, qui peut aller de pair avec un clivage défensif des images objectales en bonnes et mauvaises, nous pouvons aussi l’observer dans le comportement des mères. Habituellement, le sentiment positif est maintenu à l’égard du thérapeute et du psychiatre superviseur, alors que la colère et le désappointement sont reportés sur la relation de la mère à l’assistante sociale (1).

D’après notre expérience, plusieurs des enfants gravement perturbés qui commencent un traitement avec nous paraissent au début presque totalement désorganisés. Leur comportement est sans but et impossible à comprendre, et même leurs besoins semblent n’être point reconnus, ou ils sont alors déchargés en des réactions motrices diffuses, sans communication signifiante à qui que ce soit de l’entourage. Au cours des premiers mois avec nous, nous observons souvent une croissance rapide de l’organisation de l’enfant, de telle sorte que nous pouvons commencer à reconnaître des réactions telles que la faim et la douleur. L’enfant nous communique aussi certains de ses désirs, même si pour cela il a recours à un langage gestuel privé qui a déjà été décrit dans le cas des enfants psychotique. Ce qui est des plus importants de notre point de vue, c’est l’apparition de symptômes souvent reliés à des demandes rituelles pour le « même », mais qui incluent en plus une attention portée à des objets chéris (le « fétiche psychotique »). Au début, l’investissement peut se déplacer rapidement d’un objet inanimé (ou d’une collection d’objets, ou d’un aspect de l’objet) à un autre, mais paraît bientôt se fixer sur un nombre relativement restreint d’objets. Ensuite l’image, ou la pile de boutons, etc., doit se trouver à tous moments dans la main de l’enfant ou alors placée en un endroit où il peut toujours la trouver des yeux. En même temps, l’attachement de l’enfant pour le fétiche psychotique — objet inanimé, tel que piano, arêtes de meubles, nombres, ventilateur, bocaux, bouteilles, couvercles, etc. — en t vient à inclure une relation primitive au thérapeute. Nous f croyons que ce sont des objets transitionnels, en ce qu’ils repré-

.(’) Conformément à notre formule thérapeutique, la mère est vue une fois par semaine par le psychiatre superviseur, afin de glaner des informations, et aussi par l’assistante sociale qui s’attache davantage aux problèmes qui surgissent dans la vie de la mère, à la fois dans le processus thérapeutique et dans le reste de sa vie.

sentent à la fois la propre image déformée de l’enfant et l’image de l’objet d’amour partiel créé thérapeutiquement. Nous observons plusieurs exemples de l’amour, de la haine et de l’angoisse de l’enfant concernant la perte de cet objet, le fétiche psychotique, exemples dérivés des expériences passées avec la mère. Par sa compréhension croissante de ce que le fétiche représente, il en vient à une plus grande conscience de la réalité de son environnement, aussi bien que des souvenirs et des conflits qu’il traduit par son comportement avec le fétiche.

Le cas de Johnny en est un exemple flagrant ; son fétiche psychotique était une sorte particulière de bocal d’aliments de bébé sur lequel se trouvait une image représentant un bébé. A la suite de l’apparition de cet intérêt, Johnny manifesta une variété de comportement impliquant le bocal de bébé. Il le tenait parfois contre sa figure de manière très tendre et caressante ; à d’autres moments, il cherchait désespérément à trouver un moyen de le jeter par la fenêtre ou en bas de l’escalier. Cela évolua finalement en un jeu à répétition, dans lequel il le jetait effectivement loin de lui pour se le faire rapporter à chaque fois par le thérapeute. Dans ce processus, il commença peu à peu à manifester de l’angoisse lorsqu’il le lançait et du soulagement lorsqu’il lui était rendu. La mère put nous dire que Johnny essayait lui-même parfois de sauter par la fenêtre et qu’il tentait également de jeter son petit frère par la fenêtre, ce qui provoquait de violentes réactions chez elle. Johnny put être amené graduellement à une conscience de ses réactions ambivalentes à l’égard de son frère et de sa mère. A mesure qu’il prenait conscience de ses sentiments pour l’objet inanimé, il prit de plus en plus conscience de la présence de la thérapeute et de la mère pendant les séances thérapeutiques. Avec cette nouvelle accessibilité de ses besoins et la disponibilité d’un objet d’amour réel pour les gratifier, l’enfant se tourne vers sa mère et le thérapeute avec d’intenses besoins et demandes symbiotiques — demandes qui peuvent devenir si envahissantes pour la mère que certaines ont réellement tenté de se soustraire à leurs enfants, de s’en débarrasser. C’est à ce moment que l’identification de la mère au thérapeute devient notre préoccupation première, car elle permet de prévenir la panique et la confusion que nous avions déjà observées chez les mères lorsque leurs enfants se tournaient vers elles en quête de gratification sur un mode qui antérieurement était rendu impossible par la psychose (autisme secondaire). On aide aussi la mère à maintenir ses sentiments positifs fixés sur le thérapeute, concentrant ses

Psychose infantile    7 sentiments négatifs sur la travailleuse sociale qui la reçoit sans l’enfant.

L'étape du traitement proprement dit

Dans la seconde phase, le thérapeute guide l’enfant et suit son développement d’une relation à la mère comme objet partiel à un investissement d’objet humain total plus différencié. Alors que la première phase visait à rétablir les débuts d’une relation d’objet, à cette phase-ci on se préoccupe de soulager l’enfant et de lui faire comprendre les expériences traumatiques qui ont entravé son développement. Le thérapeute sert ici de pont entre les préoccupations psychotiques et le réinvestissement de la mère. La compréhension et la reprise progressive de la dérivation de la signification du fétiche psychotique constitue un préalable à l’investissement stable de la mère.

Le fétiche psychotique de Violet était le piano ; il jouait un rôle capital à la fois dans sa vie et dans sa thérapie. La relation de Violet au piano s’enracinait dans sa plus tendre enfance. Encore au berceau, Violet avait été placée près du piano lorsque ses parents jouaient. L’enfant, douée d’une oreille exceptionnelle et sensible, semble avoir apprécié ces premières expériences. Plus tard, cependant, alors qu’elle commençait à marcher, le piano semble être devenu son plus grand rival. Elle ne se contentait désormais plus de laisser jouer ses parents ; elle exprimait plutôt sa colère en attaquant furieusement le piano, le mordant, l’égratignant et s’en prenant aux partitions musicales de ses parents pour les déchirer. Les parents, tous deux jeunes musiciens ambitieux, ne pouvaient supporter cette intrusion dans leur pratique et ils eurent recours à la solution d’enfermer Violet dans sa chambre pendant qu’ils poursuivaient leur travail. Violet avait de violents accès de colère dans sa chambre, donnant des coups de pied sur la porte fermée. Le piano en vint donc à être à la fois aimé et haï : il permettait d’établir une continuité sonore entre son univers d’isolement et l’univers de ses parents, en même temps qu’il était la cause de son isolement.

Tôt dans le déroulement de sa thérapie, Violet explora l’intérieur du piano d’une façon qui laissait deviner que le piano représentait le corps maternel ; procédé qui rappelle celui du petit enfant de dix mois examinant et inspectant attentivement la figure et le corps de sa mère, dans une tentative pour se différencier lui-même après son émergence de la phase symbiotique. Ce fut par la musique que Violet exprima tout d’abord sa conscience naissante des gens extérieurs à elle. Elle le faisait en jouant du piano de manière différente, imitant soit sa mère soit son père. Elle improvisait de la musique en regardant des images et en écoutant les histoires que la thérapeute racontait sur ces images. Plus tard son jeu devint plus compliqué et plus étendu. Elle passait parfois des séances entières de thérapie au piano, jouant des pièces qu’elle avait entendu exécuter par ses parents et improvisant dans des tonalités et des styles différents. A certains moments, son jeu était tendu et extatique ; à d’autres, elle piochait sans merci sur le piano et tentait même d’y sauter. (Des années plus tard, lorsque Violet eut progressé jusqu’au stade beaucoup plus élevé de relations d’objet et de fonctions du moi, elle exprimait toujours sa colère en frappant ou en sautant sur le piano.)

Durant la deuxième étape de sa thérapie, la communication musicale de Violet était très nuancée. Par son mode particulier de comportement à l’égard de la musique au niveau du processus primaire, et par son comportement au piano, elle exprimait maintenant des conflits intrapsychiques plus complexes. Par exemple, un jour, avant les vacances de Noël, Violet choisit d’interpréter au piano une sonate de Clementi. Elle jouait et rejouait sans cesse les reprises et ne réussissait donc pas à terminer la pièce. L’interprétation qui lui en fut donnée était qu’elle ne voulait pas que finisse la pièce, de la même manière qu’elle ne voulait pas que se termine sa séance avec la thérapeute. Ses pleurs et sa colère confirmèrent la justesse de cette interprétation. Revenue de sa colère, elle s’appuya affectueusement sur la thérapeute et joua son chant de Noël préféré, Jingle Bells, mais transposé cette fois sur un ton mineur, qui reflétait son attente libidinale et ses tendres sentiments d’adieu.

Quelque temps plus tard, Violet entreprit de jouer des duos avec sa mère et la thérapeute. Elle donnait les indications relatives à la chanson à interpréter et au ton dans lequel elle devait être jouée. Lorsque la thérapeute avait quelque difficulté à suivre les modulations élaborées de l’enfant, Violet s’arrêtait et lui montrait patiemment comment faire. Contrairement à son imitation antérieure des autres lorsqu’elle jouait du piano, il apparut maintenant qu’elle avait un sens du self et de l’objet d’amour qui étaient distincts l’un de l’autre. Alors que d’une part Violet se servait du piano pour communiquer, particulièrement dans les duos, d’un autre côté elle traitait le piano comme s’il était vivant. Tantôt elle se couchait dessus en l’enlaçant ; tantôt elle le frappait ou le mordait.

Lorsque la première thérapeute de Violet la quitta, après un an de thérapie et après qu’eurent été accomplies la rupture de l’équilibre autistique et, dans une certaine mesure, la réalisation de relations objectales, elle offrit à Violet comme cadeau d’adieu un chien en peluche qu’elle appela « chien heureux ». Violet aussi disait « chien heureux » et pendant longtemps cette expression fit partie des quelques mots de son vocabulaire. La thérapeute avait aussi à l’occasion appelé Violet « fille heureuse ». Violet recourait à cette phrase lorsqu’elle était heureuse, mais aussi lorsqu’elle était malheureuse ; en prononçant ces mots elle pouvait exprimer son désir d’être heureuse, de se sentir mieux lorsque cela n’allait pas. « Chien heureux » devint la première possession chérie de Violet. Il véhiculait définitivement l’image de l’objet d’amour perdu, la thérapeute. Ses sentiments pour le « chien heureux » étaient moins ambivalents que ceux qu’elle éprouvait à l’égard du fétiche psychotique, le piano, et ne portaient pas la charge d’une agressivité non neutralisée. « Chien heureux » garda toute son importance pour Violet au cours de sa seconde année de thérapie avec une autre thérapeute. Sa mère ajouta une autre possession chérie lorsqu’un jour, particulièrement difficile, elle lui offrit un chat en peluche, nommé « chaton », autre mot qui demeura dans le vocabulaire de Violet.

Après la seconde année de thérapie, sa nouvelle thérapeute partit en vacances. Violet manifesta une grande tristesse au moment de la séparation ; pendant l’absence de la thérapeute et en l’absence du havre fourni par l’institution thérapeutique à la fois à la mère et à l’enfant, la relation entre Violet et sa mère devint très difficile, régressant de plusieurs façons au niveau antérieur. Il n’est pas surprenant que Violet ait perdu, au cours de l’été, ses deux possessions chéries, « chien heureux » et c chaton ».

L’année suivante, des incidents traumatiques précoces furent revécus et reproduits entre la mère et l’enfant par l’intermédiaire du piano. Un de ceux-ci était le fait que Violet ait été enfermée à clé dans sa chambre (ce dont nous avons parlé précédemment) tandis que ses parents jouaient. Violet tentait maintenant de maîtriser plus activement cette situation en réléguant la thérapeute dans un coin de la pièce et en lui demandant impérieusement d’y rester pendant qu’elle, Violet, jouait du piano à la manière de ses parents. A une autre occasion, il était question d’incidents traumatiques survenus entre Violet et sa mère à propos des mouvements intestinaux de l’enfant. Un jour, alors qu’elle était âgée d’environ neuf mois et qu’elle était seule dans son berceau, elle avait fait un barbouillage de ses fèces. Voyant cela, sa mère s’attaqua à Violet avec fureur. Violet ne recommença jamais plus, mais elle ne regarda plus jamais son mouvement intestinal et refusait même d’en avoir à moins de porter couche ou culotte. En thérapie, il fut possible de faire accéder à la conscience de Violet son besoin de déféquer et le mouvement intestinal qui en résultait. Au lieu de se cacher dans un coin, elle commença à avoir des mouvements intestinaux près du piano. Elle se mit aussi à répondre à un signal joué au piano par sa mère pour indiquer qu’elle croyait que Violet ressentait le besoin de se laisser aller à un mouvement intestinal. Ce signal était une tierce descendante majeure. Violet la jouait quelquefois elle-même. Un jour, alors qu’elle exécutait une valse de Brahms, la thérapeute reconnut après un moment qu’elle était construite sur la tierce descendante majeure. Elle put alors l’interpréter à Violet par une chanson de son invention articulée sur le signal maternel, le jeu relatif au besoin d’un mouvement intestinal.

Au cours de la troisième année de thérapie, malgré les progrès, on assista à une résurgence de grandes difficultés à l’intérieur de la relation mère-enfant. La tension de la mère devint trop forte et Violet dut être conduite à sa thérapie par différentes « gardiennes d’enfants ». La thérapeute prit sur elle la fureur et le désappointement de Violet, lui disant qu’elle pouvait comprendre sa colère puisqu’elle, la thérapeute, l’encourageait toujours à faire confiance aux gens et à les aimer, pour voir ensuite ces mêmes gens la désappointer encore et toujours. Elles mirent au point un jeu dans lequel la thérapeute mettait en marche l’électrophone tandis que Violet l’interrompait par des coups violents sur le piano. Lorsque Violet s’arrêtait de frapper, la thérapeute continuait de faire jouer l’appareil et lui expliquait alors qu’il pouvait se passer de mauvaises choses mais que leur relation, une fois établie, ne pouvait être détruite. Violet répondit à cette interprétation en accompagnant le disque, plutôt que de l’interrompre par des coups.

A la suite de cet épisode, Violet reprit courage pour revivre sa propre destruction vengeresse du piano, tentée très tôt dans sa vie par l’attaque perpétuelle soit du piano de ses parents, soit de leur musique. A ce moment-là, il y avait deux pianos impliqués dans la situation thérapeutique, un vieux dont Violet pouvait se servir comme elle le désirait, et un plus neuf, sur lequel elle jouait. Un jour elle entreprit méthodiquement d’extraire toutes les parties intérieures du vieux piano. La thérapeute lui interpréta son geste non seulement dans le sens de revivre d’anciens conflits au sujet du piano, mais comme une attaque directe contre sa mère. La thérapeute parla à Violet des désappointements répétés dont elle faisait l’expérience de la part de ses objets d’amour. Tout en attaquant symboliquement sa mère par la destruction du piano, elle montrait en même temps une capacité accrue d’amener une réconciliation lorsque sa mère était furieuse contre elle. Par exemple, elle alla une fois à la porte en faisant mine de quitter la maison. Elle ouvrit la porte et sortit, mais revint alors, demeurant sur le seuil. La réaction de la mère fut de dire que Violet avait agi avec plus de maturité qu’elle-même, ses fureurs d’alors contre l’enfant étant si totalement violentes et destructrices. Dès qu’elle en eut pris conscience, elle put pardonner à l’enfant et reprendre encore une fois une relation plus positive.

La capacité de sa mère à l’accepter demeurait cependant encore très précaire et, à l’approche d’autres vacances estivales, il fut décidé qu’il n’était pas prudent pour la mère et l’enfant d’être ensemble sans la présence de la thérapeute. Il parut moins dangereux de placer Violet pour l’été dans une école spécialisée pour enfants perturbés, une petite maison à l’atmosphère particulièrement sympathique et tolérante. Plusieurs événements de grande importance se produisirent au cours de cette période de séparation de tous ses objets d’amour. Tout comme, l’été précédent, elle avait perdu « chien heureux » et « chaton », elle abandonna alors le piano ; quoiqu’il y ait eu un piano à sa disposition, elle n’y toucha pas de l’été ; elle ne joua pas non plus pendant de longs mois après son retour. Violet renonça aussi à son biberon auquel elle avait été extrêmement attachée. L’année précédente, la mère avait fait de grands efforts pour en arriver là, mais sans succès. L’histoire orale précoce de Violet avait été heureuse : la période pendant laquelle elle avait été nourrie au sein s’était révélée le moment le plus heureux pour la mère et l’enfant. On peut se demander si le biberon ne véhiculait pas un vague souvenir de ce temps heureux du sein maternel. Au cours de cet été-là, Violet devint également propre ; cela était apparemment survenu de façon plutôt naturelle, par l’observation des autres enfants. Mais Violet renonça aussi aux quelques mots qu’elle prononçait auparavant.' Au retour des vacances d’été, elle était à nouveau muette, beaucoup plus retirée et incapable de relation qu’elle ne l’avait été antérieurement.

Au cours de la deuxième étape du traitement à proprement parler, nous voyons une plus grande différenciation entre le self et l’objet, une plus grande conscience de l’environnement et un investissement des objets qui en constituent la partie essentielle. Nous constatons aussi des indices manifestes d’un meilleur contrôle du moi, tel que le fonctionnement mental sur le mode du processus secondaire et l’acquisition du langage. Ces changements conduisent à la capacité à différencier entre la chose, tel que le jouet ou le fétiche, et le symbole verbal. Le développement du langage évolue à partir de la répétition écholalique de phrases entendues dans des situations aussi inanimées que des commerciaux télévisés, jusqu’à l’imitation du langage de l’objet humain, et ensuite à l’usage du langage comme expression des pensées propres de l’enfant.

Dans plusieurs cas, d’autres modes de communication, surtout le chant et la musique, atteignent un degré plus élevé de développement avant que les mots soient utilisés à cette fin. Amy, par exemple, avait recours aux chansons selon un schème très élaboré et communicatif. Elle fut tirée de son retrait et de son mutisme par des comptines familières, au son desquelles elle se berçait tout d’abord, pour ensuite les fredonner. Elle exprima ensuite ses pensées en se référant à des chansons familières, soit par pantomime, soit en fredonnant, communiquant un sens par le moyen de leurs paroles tout en demeurant muette. Elle fredonnait par exemple l’air « Oh, take a little girl and tap her on the shoulder, oh Johnny, I’m tired * » pour compléter le rapport que la thérapeute faisait à la mère d’une sortie, y insérant quelque chose que la thérapeute avait omis, à savoir qu’Amy s’était sentie très fatiguée au cours de la promenade et qu’elle avait dû la porter. Les verbalisations qui accompagnèrent plus tard les chansons étaient soit des baragouinages, soit des néologismes. Le sens paraissait exprimé par l’air plus que par des mots, et le fredonnement s’accompagnait souvent de l’affect approprié, reflété par sa physionomie.

Dans le cas de Violet, cette étape du traitement fut amorcée par une rechute apparente dans l’autisme à la suite de la séparation d’avec sa mère et de la thérapeute au cours de l’été. Alors qu’elle avait une expression sereine, elle n’était capable de fixer son intérêt sur aucune activité. Elle ignorait la théra-

* Littéralement : « Oh prends une petite fille et tape-lui sur l’épaule, oh Johnny, je suis fatiguée. » ( N. d. T.) peute et passait rapidement et brusquement d’une activité à l’autre. La table sur laquelle se trouvait du sable était la seule chose susceptible de l’occuper un certain temps. Sa mère et elle se montraient toutes deux sourdes à toute interprétation de l’effet produit par la récente séparation. La mère soutenait qu’elle se sentait coupable, non d’avoir envoyé Violet au loin, mais de l’en avoir ramenée, et, comme rationalisation, elle affirmait que Violet avait paru beaucoup plus heureuse au camp. Violet ne voulait répondre à rien de ce qui lui était dit sur le sujet. Elle exprimait sa déception face à la thérapeute en l’ignorant, rejetant l’étroite relation affective d’avant. La présence ou l’absence de sa mère aux séances semblait lui être totalement indifférente.

A ce moment-là, les séances de Violet avaient lieu à la fin de l’après-midi, après l’école. (Violet était entrée à l’école durant cet automne. Elle avait alors six ans et sa mère était désormais incapable de s’en occuper seule toute la journée.) Un jour, madame V. sortit faire ses courses. La nuit était tombée et comme elle n’arrivait toujours pas pour ramener Violet, celle-ci devint visiblement mal à l’aise, manifestant son trouble par sa précipitation à courir d’un endroit à l’autre. La thérapeute se rendit tout à coup compte qu’elle-même ne se sentait plus très à l’aise, par crainte, bien que cette éventualité parût impossible, de voir madame V. abandonner Violet de cette manière peu conventionnelle. A la suite de cette expérience, il fut possible de parler à Violet du sentiment qu’elle avait dû éprouver, au camp, en voyant tomber la nuit sans que sa mère revienne. Peu à peu une nouvelle relation s’établit entre elle et la thérapeute, différente de la précédente, un lien de type symbiotique. De toute évidence, la thérapeute et la mère étaient devenues ses objets d’amour, et elle le manifestait par son souci angoissé de contenter sa mère. Elle s’attacha également à une poupée avec laquelle elle rejouait (acting out) des scènes de sa vie. La poupée avait par exemple des accès de colère et était alors renvoyée de la pièce. A l’occasion de la visite chez elle d’une institutrice de la maternelle, Violet joua une séparation d’avec sa poupée en la lançant par la fenêtre pour la récupérer par la suite. C’est à cette occasion que se manifesta pour la première fois sa capacité de jeu symbolique et ce moment parut marquer un pas en avant très important. Au cours des séances de thérapie, elle jouait pendant des heures avec de nombreuses petites poupées, rejouant dans le détail des situations dont elle avait fait l’expérience à l’école. Dans tous ces jeux il y avait une

poupée qui la représentait : cette poupée recevait toujours de grandes quantités de nourriture, son assiette était pleine.

A cette époque également, Violet se mit à dessiner. Lorsqu’elle dessinait des portraits d’elle-même, une petite fille à laquelle elle attribuait son nom, elle se représentait savourant des glaces, des sucettes, ou tenant un biberon. Ses dessins et ses peintures devinrent de plus en plus détaillés et agressifs, et elle pouvait avoir recours à des dessins pour se consoler de frustrations inévitables. Par exemple, un jour où elle était arrivée bouleversée, sa mère expliqua que la fillette avait voulu prendre de l’essence à la pompe rouge, le rouge étant alors la couleur préférée de Violet. Cela n’avait cependant pas été possible et Violet, encore furieuse, se dirigea vers le chevalet et se mit à peindre. Elle peignit une pompe rouge vif, puis une autre verte, représentant, comme par défi, le tuyau de la pompe rouge remplissant le réservoir de la voiture. Mais ensuite, elle peignit un tuyau allant de la pompe verte à la voiture. De cette manière, elle montrait dans sa peinture que si seulement elle pouvait voir les choses se réaliser d’abord selon son désir, ensuite sa mère pourrait faire comme elle le voulait. Ce qui semblait important, toutefois, c’était que la satisfaction symbolique de son désir dans la peinture arrivait à fonctionner comme substitut de la chose vraie.

Le développement de son langage semblait évoluer parallèlement à celui de son schéma corporel et aussi à l’exploration des visages de sa mère et de la thérapeute.

Violet avait pris conscience pour la première fois de la différence des sexes à l’âge de quatre ans et demi. C’était à une époque où ses rapports avec sa mère étaient particulièrement bons. A la suite d’une visite chez une amie, où elle avait rencontré un petit garçon, sa mère remarqua que dans la baignoire Violet mettait des bulles entre ses jambes. Le choix des bulles était intéressant, car pendant la première année de sa thérapie, on s’était servi de bulles pour procurer à Violet ses premières sensations corporelles. A peu près un an plus tard, Violet s’intéressa au corps de son père, voulant toucher et saisir son pénis. A la même époque, elle ne permettait pas à sa mère de se déshabiller et se troublait lorsque celle-ci voulait prendre un bain, probablement dans un effort de déni devant le fait que sa mère et elle étaient dépourvues de pénis. Puis, un an plus tard, Violet s’intéressa à de légères blessures et se mit à se couvrir de sparadrap.

Quelques-uns des premiers mots de Violet s’adressaient à son corps et à la gratification de ses besoins oraux. C’étaient :

« nombril », « cornet de glace » et « sucette ». A cette époque, elle jouait avec sa poupée pendant les séances et mettait du sable dans les culottes de la poupée, représentant probablement le mouvement intestinal ou le pénis, ou les deux à la fois. Sa mère rapporta qu’à la maison, Violet avait essayé d’uriner à travers un tuyau. Il y avait aussi certains indices du fait que l’enfant passait par une phase oedipienne-phallique initiale, c’est-à-dire qu’elle se prétendait un garçon et courtisait sa mère, ce qui se manifestait par le désir de dormir avec elle et d’exclure son père. Dans ses dessins, elle illustra clairement son envie du pénis par des représentations de figures avec de nombreuses protusions et de nombreux pénis. Elle fit au cours d’une séance de thérapie une série dramatique de dessins représentant d’abord une petite fille avec un pénis, puis une petite fille portant des chaussettes au motif ravissant, telles qu’en portaient souvent sa thérapeute et son institutrice à la maternelle, et un chapeau avec un long gland. Plus tard Violet insista pour avoir ses cheveux attachés en queue de cheval.

Au cours de l’été qui suivit, lorsqu’elle iut envoyée encore une fois au camp, elle put montrer par des signes évidents que sa mère lui manquait ; elle était triste lorsque sa mère la quitta et impatiente de rentrer à la maison à la fin de l’été. Cette fois, à son retour, elle ne réagit pas par un retrait et une perte de la parole. Au contraire, son discours se développa fort rapidement, progressant au-delà des mots ayant trait à son propre corps et à sa gratification orale. Ses deux mots suivants fürent « non » et « maman ». Elle prenait plaisir à prononcer ces mots comme s’ils représentaient une grande découverte, elle les utilisait toujours avec à-propos. Un peu plus tard, elle commença aussi à dire son propre nom, « papa » et les noms de gens qu’elle aimait ; d’une façon générale, elle commença à imiter des mots, puis des phrases entières. Une autre preuve de la stabilité de son self et de ses représentations d’objet, ce fut le développement de sa capacité à jouer, c’est-à-dire non seulement à jouer avec des poupées et à leur assigner un rôle, mais aussi à tenir elle-même des rôles. Elle disait quelquefois qu’elle n’était pas Violet, mais Bobby, un petit garçon ; d’autres fois, elle était « maman », et demandait à sa mère d’être Violet.

Les colères et le retrait de sa mère, lorsqu’ils se produisaient, ne semblaient plus menacer l’existence de l’enfant. Violet devenait maintenant capable de montrer qu’on avait blessé ses sentiments, d’être sensible, de pleurer, et même de s’approcher de sa mère dans un élan spontané de manifestation affective, l’enserrant et l’embrassant.

Principes généraux

De manière générale, il nous a semblé au cours des thérapies que plusieurs des enfants ayant des mécanismes autistiques secondaires s’avèrent capables, jusqu’à un certain degré, d’abandonner leur retrait autistique et d’établir une relation symbiotique avec le thérapeute après une période relativement courte. Nous avons aussi constaté qu’il est nécessaire au cours de la thérapie d’accorder à l’enfant des temps de repos pendant lesquels il puisse se retirer dans son autisme secondaire ; plus qu’une fonction d’isolement total, ce retrait prend l’allure d’un rêve éveillé et a valeur de libidinisation.

De plus, nous avons découvert que l’évolution d’une relation essentiellement symbiotique à la mère et au thérapeute peut s’accompagner d’une poussée étonnante dans le développement des fonctions du moi, par exemple l’apparition d’un discours permettant la communication. C’est cette seconde découverte qui a par ailleurs confirmé notre impression que le retrait autistique de ces enfants primairement symbiotiques est un mécanisme secondaire.

Nous avons pu constater un autre phénomène fréquent au cours de notre recherche sur l’action thérapeutique : la très grande réticence des mères à assumer leur rôle symbiotique indispensable de restitution. Cette réticence est plus ou moins intense et doit être manipulée avec beaucoup de soin et faire l’objet d’un des soucis premiers du traitement tripartite, sous peine de voir la mère la concrétiser en retirant son enfant du traitement. Il semble que cela fasse partie de l’équilibre pathologique existant entre la mère et son enfant psychotique, ün des éléments déterminants de cet équilibre est le degré d’abandon de l’engagement maternel selon les plus ou moins grandes demandes symbiotiques de son enfant, alors que la défense autistique secondaire, décrite ci-dessus, constitue la contribution de l’enfant à cet équilibre (communication personnelle du docteur David L. Mayer).

Les manifestations d’agressivité de ces enfants doivent retenir tout particulièrement notre attention. Elles sont tout d’abord dirigées contre le corps propre et ne s’accompagnent habituellement d’aucune expression suggérant la douleur ou l’angoisse, bien que cette auto-agressivité paraisse avoir un caractère violent, nocif et destructeur. Ce phénomène d’absence apparente de douleur ne s’explique qu’en partie par la diminution chez ces enfants de la sensibilité à la douleur. Il ne faut pas oublier que l’auto-agressivité n’est pas un simple phénomène de décharge. Elle vise probablement une représentation du self et de l’objet déjà formée et qui, pour diverses raisons, se trouve reliée dans l’esprit de l’enfant à une partie spécifique du corps. L’activité auto-agressive, tout comme certaines manifestations d’auto-érotisme, constitue probablement pour l’enfant une tentative de définir les frontières de son corps propre, une tentative de se sentir vivant (*), même au prix de souffrances. Cette expérience paraît à l’enfant préférable au sentiment de ne pas se sentir vivre du tout, même s’il lui faut envisager le corollaire d’une blessure auto-infligée. A la période initiale d’auto-agressivité succède une phase pendant laquelle on peut observer une diminution des manifestations d’auto-agressivité. Des schèmes tout d’abord totalement auto-agressifs peuvent être, jusqu’à un certain degré, dirigés vers l’extérieur, et il s’ensuit une diminution proportionnelle de la qualité destructrice de l’auto-agressivité originaire.

Ce changement de direction et de qualité de l’agressivité est la conséquence des efforts thérapeutiques : le thérapeute agit comme tampon en protégeant physiquement l’enfant contre ses tentatives pour se blesser lui-même ; il interprète les sentiments de l’enfant et lui exprime clairement qu’il ne peut le laisser se blesser, que son corps doit être soigné et aimé et non blessé. Sa « présence apaisante » amène une neutralisation de l’agressivité de l’enfant, alors que son apport libidinal aide l’enfant à investir sa propre libido dans son corps, mécanisme assez similaire à la libidinisation du corps du bébé par la mère qui le soigne (Hoffer, 1950 a). D’autres interventions thérapeutiques contribuent aussi à ce changement, surtout celles qui visent à instaurer un certain degré d’orientation entre l’intérieur et l’extérieur, et par rapport aux frontières du moi corporel. On peut considérer comme facteur auxiliaire, mais certainement pas comme facteur essentiel dans le changement, le fait que dans la situation thérapeutique l’agressivité peut s’exprimer sans punition ou s’accompagner de la douleur relativement plus intense de l’auto-agressivité.

C’est une hypothèse intéressante que de considérer que le clivage en images d’objet bon et mauvais est représenté par l’attribution à l’objet fétiche du caractère de bon objet et à la

(') C’est Lucie Jessner qui suggéra en premier lieu cette idée à l’auteur, et elle se trouva confirmée par le résultat de nos recherches.

partie du corps visée par la conduite auto-agressive, du caractère de mauvais objet. On pourrait même dire que, dans la thérapie, l’objet humain libidinalement disponible comme « phénomène [quasi] transitionnel » (Winnicott, 1953 b) amène une augmentation de la libidinisation et de l’investissement de l’objet fétiche, et une diminution de l’investissement et surtout de 1 agressivité dirigée contre le mauvais objet intériorisé.

Les exemples cliniques de conduites auto-agressives sont nombreux. Parmi ceux-ci, nous trouvons les accès de colère et les tendances à se dénuder, où l’enfant tente frénétiquement de se défaire de ses vêtements comme pour se débarrasser de parties de son corps. On assiste à de continuelles attaques contre une partie spécifique du corps, par exemple la peau, par les gestes de frapper, de mordre ou de tomber. Les accès de colère sont d’abord auto-destructeurs, visant avec une intention meurtrière la « mauvaise » partie du corps ; ils deviennent par la suite plus diffus et plus proches d’accès ordinaires de colère, bien qu’ils acquièrent, chez l’enfant psychotique symbiotique, un caractère paranoïde et inapaisable (Geleerd, 1945, 1958).

Certaines de ces manifestations cliniques diffèrent radicalement des autres quant à leur motivation. Le but peut en être soit plus particulièrement de blesser, soit plus particulièrement de provoquer une sensation corporelle. Plus tard au cours du traitement, on peut constater que la somme d’efforts déployés par l’enfant pour décharger son agressivité peut varier en fonction de l’agressivité des parents à ce moment-là. Nous pouvons par exemple observer un accroissement des manifestations agressives, et surtout des manifestations auto-agressives, lorsque l’agressivité des parents s’exprime par une attitude ouvertement hostile et indiscrète. Le développement du moi peut offrir d’autres réactions à l’enfant, comme par exemple, dans le cas de Violet, son geste de quitter sa mère mais aussi de l’attendre sur le seuil.

Il faut noter que le thérapeute n’autorise ni n’encourage l’enfant à se montrer agressif à son égard ou à l’égard d’autres objets. Lorsque le comportement du thérapeute tend à stimuler un acte agressif contre un jouet inanimé, il arrive que l’enfant y réponde par une grande angoisse (cf. le cas de Barbara). Bien que la différenciation pulsionnelle ne soit pas encore complète et que les éléments libidinaux et agressifs ne soient donc pas encore distincts les uns des autres, cette angoisse nous paraît issue de la crainte de perdre l’objet comme conséquence de l’investissement agressif.

Le rôle de l’agressivité dans le développement des relations d’objet pose un autre problème. Le début de l’organisation des investissements pulsionnels provoque un clivage d’objets partiels en bons et mauvais, les mauvais objets partiels étant extériorisés sur la mère, les bons sur le thérapeute. Le matériel clinique apporte confirmation de ceci en montrant que, lorsque l’enfant commence à investir de libido des objets d’amour, il manifeste plus aisément sa conduite agressive à l’égard de sa mère qu’à l’égard du thérapeute. Il est important de se rappeler que toute manifestation d’agressivité s’accompagne d’une angoisse considérable. Une partie de l’agressivité apparente peut se trouver liée chez l’enfant à sa tentative pour établir un self distinct de la mère ; cela évoque la conduite similaire des nourrissons de six à huit mois, qui repoussent le corps de leur mère dans un mouvement progressif de séparation-individuation qui rend impérieux leur besoin de se dégager même physiquement de l’union symbiotique. Le déplacement de l’auto-agressivité à une agressivité dirigée vers l’extérieur s’effectue dans le contexte d’un déplacement général du retrait autistique à un intérêt pour l’univers extérieur. Ce double déplacement vers l’intérêt et l’agressivité se fait probablement de façon parallèle plutôt que par interrelation causale. Dans ce passage de l’auto-agressivité à une agressivité dirigée vers l’extérieur, l’enfant est aidé par l’atmosphère libidinale, apaisante et modératrice créée par le thérapeute, qui atténue l’angoisse de l’enfant et fixe des limites. Sa capacité de répondre aux différents stimuli et de les intégrer s’accroît et il peut accepter sans angoisse des segments plus étendus du monde extérieur. Le thérapeute exprime souvent cela par une constatation descriptive : « L’enfant ose regarder autour de lui. »

Il y a une autre observation qui peut être utile pour expliquer ce qui se passe au cours du processus thérapeutique, c’est la fixation de plusieurs de ces petits enfants à certaines de leurs capacités qui deviennent partie intégrante de leur activité isolée stéréotypée pendant la psychose. Lorsque la situation se modifie et que diminue l’intensité de la tension et de l’activité audo-destructrice, ces capacités peuvent fonctionner comme soutien de la maturation et du développement. Violet, par exemple, conserva son talent à jouer du piano, et un autre enfant son talent pour dessiner des formes humaines de manière créative, en dépit de la profondeur de leur psychose. Ces activités étaient au début entièrement renfermées à l’intérieur d’un monde clos, mais, avec le progrès de la thérapie et l’avènement de l’indi-viduation, elles purent servir de moyen de communication avec un objet d’amour distinct (la mère et le thérapeute).


12 Cf. le très beau texte d’Anna Freud sur le négativisme et la reddition émotionnelle.

(’) « Correctif >> n’est pas employé ici pour indiquer une sorte d’intervention par manipulation. En refaisant l’expérience des premiers stades du développement, l’enfant devrait être en mesure d’atteindre un degré plus élevé de relation d’objet. Nous en sommes venus à appeler cette approche une « expérience symbiotique corrective » en la comparant à la redierche d’Augusta Alpert sur les« relations d’objet correctives » (1959).

13 Cette opinion était partagée par le regretté Paul Hoch, qui soulignait la nécessité d’une thérapie de substitution à vie dans certains cas de psychotiques adultes.