10. Les différents états psychotiques

L’apparition des signes précoces et souvent insidieux de la schizophrénie représente une crainte qui a longtemps dominé le problème des psychoses à l’adolescence. Celles-ci prennent différentes formes. Les unes, comme la schizophrénie ou les psychoses délirantes aiguës, ne sont pas caractéristiques de cet âge mais leur survenue à cette période pose des questions diagnostiques et/ou pronostiques. D’autres se rencontrent spécifiquement à l’adolescence en raison de la similitude entre certains processus intrapsychiques spécifiques de cette étape du développement et certaines caractéristiques psychopathologiques propres aux états psychotiques.

D’un point de vue épidémiologique, les enquêtes sur la survenue des troubles mentaux à l’adolescence sont rares. Nous pouvons cependant dire, selon les études, que 5 à 20 % des adolescents consultants ou hospitalisés présentent des troubles psychotiques. En 1968, A.S. Henderson étudia une population de 230 adolescents premiers consultants âgés de 14 à 19 ans. Trente-cinq d’entre eux furent considérés comme psychotiques (15 %) avec une prédominance de garçons par rapport aux filles. En 1976, l.B. Wiener et Del Gaudio étudièrent la distribution des catégories diagnostiques de 1334 adolescents âgés de 12 à 18 ans hospitalisés ou consultants. Ils donnèrent le chiffre de 8,5 % pour la schizophrénie.

Dans ce dernier travail, le terme « schizophrénie » est pris au sens large. Il inclut généralement toutes les formes d’états psychotiques, aigus, réactionnels ou chroniques. Ceci nous amène d’emblée à une précision terminologique. La classification américaine D.S.M. III propose des critères beaucoup plus restrictifs que les conceptions anglo-saxonnes antérieures. Elle distingue les « Schizophrénie Disorders » correspondant à la schizophrénie au sens européen, des autres états psychotiques : les « Schizophreniform Disorders » (cf. bouffée délirante aiguë), les « Brief Reactive Psychosis » (cf. psychoses réactionnelles), les « Organic Mental Disorders » (cf. psychoses secondaires aux prises de drogues excitantes ou hallucinogènes) et les « Atypical Psychosis » (cf. psychose puerpérale, délire monosymptomatique de changement corporel, etc.). Soulignons que, dans cette classification, aucune place n’est accordée aux états psychotiques spécifiques de l’adolescence.

Trois questions dominent en fait le problème des psychoses à l’adolescence. La première se situe au niveau du diagnostic clinique. Il est souvent dit que les manifestations symptomatiques à l’adolescence, en particulier les traits psychotiques, se classent difficilement dans des catégories nosographiques précises. Une série de travaux ont récemment montré que pour certains auteurs il n’en était rien. M. Strober, utilisant justement les critères de la

D.S.M. III, a démontré que des cliniciens expérimentés et travaillant indépendamment avaient un même taux de concordance concernant le diagnostic psychiatrique de schizophrénie (« schizophrenia ») et de psychose maniaco-dépressive (« Major affective disorder ») pour une population d’adolescents hospitalisés et pour une population de patients adultes (M. Strober et coll., 1981). Cependant le diagnostic d’une schizophrénie débutante reste parfois difficile non pas tant au cours d’une hospitalisation de longue durée, signe évident de gravité, mais en consultation.

La seconde question, souvent soulevée à l’adolescence, concerne l’évolution. Face aux psychoses aiguës, en particulier ce que les psychiatres français continuent d’appeler la « bouffée délirante aiguë », les cliniciens réservent souvent leur appréciation pronostique : l’évolution favorable sans lendemain, la récidive et l’évolution vers un processus schizophrénique restent les trois éventualités habituellement envisagées.

Enfin, la troisième question se situe au niveau psychopathologique. Nous abordons ici le domaine des aspects spécifiques du processus psychotique à l’adolescence. Ces aspects révèlent la potentialité psychotique des principaux mouvements de la phase de développement que constitue l’adolescence. Ils prendront alors la forme de troubles de l’identité, d’interrogations anxieuses et désorganisantes sur les transformations corporelles ou de répartition massive et exagérée de l’énergie psychique sur l’investissement narcissique aux dépens de l’investissement objectai.

Étude clinique des psychoses à l’adolescence

Contrairement à la psychose infantile, l’étude successive des principales conduites évocatrices d’un processus psychotique à l’adolescence est difficile. Aucune conduite n’est en effet caractéristique. À cet âge toutes les conduites, même les plus évocatrices comme un retrait, une interprétation délirante, ou même une hallucination peuvent se rencontrer dans un processus non psychotique. Il est donc préférable ici de présenter d’emblée des regroupements symptomatiques.

Nous aborderons successivement quatre types de regroupements symptomatiques en dégageant la ou les questions qui les caractérisent chacun à l’adolescence.

I. – La schizophrénie

L’angoissante interrogation d’un début possible de schizophrénie infiltre trop souvent le champ de préoccupations du psychiatre d’adolescents et risque d’aboutir à une attitude de repérage sémiologique appauvrissante et dangereuse. On en connaît les excès justement dénoncés : par exemple, faire de tout adolescent qui s’attarde un peu trop longtemps et complaisamment devant la glace un schizophrène doutant de son identité, ou faire d’une excentricité passagère une bizarrerie du comportement évocatrice de psychose. Il n’en reste pas moins vrai que la schizophrénie commence souvent à l’adolescence, même si toutes les manifestations pathologiques ou déviantes ne sont pas, fort heureusement, les témoins d’une schizophrénie débutante. On constate un paradoxe : d’un côté une maladie, somme toute rare, mais grave et durable, d’un autre une nosographie fluctuante, incertaine où les frontières entre le normal et le pathologique sont particulièrement brouillées. Ce paradoxe explique les risques tant par excès que par défaut dans l’établissement d’un tel diagnostic.

A. – Clinique

À l’adolescence le problème diagnostic de la schizophrénie ne réside pas en effet dans la reconnaissance du tableau évocateur. C’est la raison pour laquelle la description clinique ne sera pas traitée ici. Nous renvoyons le lecteur aux traités de psychiatrie adulte en ce qui concerne la description de l’autisme, de la discordance et du délire. Précisons simplement et très schématiquement que, malgré la diversité des conduites initiales, on peut distinguer classiquement trois grands types de début :

1) Les formes aiguës qui représentaient, pour Bleuler, les deux tiers des modes d’entrée : bouffée délirante ou état confusionnel aigu, mais aussi trouble d’allure maniaque, mélancolique ou mixte, inquiétants par leur caractère atypique.

2) Les formes progressives ou subaiguës : états délirants d’évolution subaiguë revêtant en général le type de l’automatisme mental mais aussi états pseudo-névrotiques.

3) Les formes insidieuses les plus difficiles à détecter où s’observent volontiers un fléchissement ou même un effondrement scolaire, ailleurs des conduites bizarres impulsives ou compulsives.

L’angoisse est le trait commun à tous ces modes de début. Celle-ci est diffuse, envahissante et manque exceptionnellement. Si à cette angoisse s’associent une bizarrerie des conduites et une froideur du contact, le diagnostic s’évoque encore plus volontiers.

Après une période d’incertitude, l’ensemble de la symptomatologie apparaît en quelques mois rendant alors le diagnostic plus aisé.

Pour mémoire nous citerons les six critères retenus par la classification

D.S.M. III évoquée précédemment :

1) Au moins un des symptômes classiques de la schizophrénie (idées délirantes, hallucinations, troubles du cours de la pensée).

2) Une détérioration dans le domaine du travail, des relations sociales ou des soins personnels.

3) La présence depuis au moins six mois d’une « phase active ».

4) L’absence d’un syndrome dépressif ou maniaque antérieur aux symptômes classiques ou si ce syndrome est présent il doit être bref.

5) La survenue d’une phase prodromique ou « active » avant l’âge de 45 ans.

6) Enfin l’absence d’une cause organique ou d’un retard mental.

Nous n’insisterons pas sur ces critères. À l’adolescence la question est en fait dominée par le diagnostic différentiel entre la schizophrénie débutante et les différentes formes de crises.

B. – Schizophrénie débutante ou « crises » à l’adolescence ?

Face à des actes un peu excentriques, des attitudes parfois étranges, une fugue ou une tentative de suicide inattendue, le diagnostic différentiel entre un processus schizophrénique débutant et une forme particulière de « crise d’adolescence » reste une des questions les plus classiques en clinique psychiatrique. Il faut reconnaître que bien souvent seule l’évolution et donc le temps permettront de poser un diagnostic précis : tantôt les troubles initiaux s’amenderont rapidement ou laisseront apparaître un dynamisme psychique dont l’entrave n’a été que momentanée ou très partielle ; tantôt au contraire la perte de contact avec la réalité s’aggrave, l’adolescent semble progressivement ou brutalement ne plus pouvoir maîtriser son angoisse et ressentir une inquiétude, une détresse tout à fait désorganisante.

L’importance de ce critère évolutif explique que le diagnostic soit d’autant plus difficile que les troubles en sont à leur début. Par conséquent l’attitude diagnostique consisterait alors, comme le recommande la

D.S.M. III, à n’évoquer le diagnostic de schizophrénie qu’après six mois au moins de troubles patents. Mais la question n’est pas purement diagnostique : lorsqu’on connaît la réversibilité à l’adolescence des troubles même les plus graves il est tentant d’agir précocement de façon adaptée. D’où le besoin d’apprécier en profondeur des troubles dont la potentialité psychotique est suspectée. Habituellement trois repères sont évoqués : 1) les antécédents du sujet ; 2) l’aspect clinique proprement dit ; 3) une évaluation fine et détaillée du fonctionnement mental.

1° Les antécédents du sujet. – Parmi les antécédents du sujet, trois séries d’éléments en faveur d’une schizophrénie débutante sont recherchées : a) la survenue antérieure d’épisodes équivalents ou des manifestations cliniques évoluant volontiers vers une schizophrénie ; b) les différents facteurs considérés comme caractéristiques des populations à « haut risque » de schizophrénie ; c) les traits de personnalités schizoïdes.

a) Vis-à-vis d’un adolescent dont les conduites font craindre un début de schizophrénie, la première question est de savoir s’il s’agit d’un premier épisode ou si des manifestations similaires sont déjà survenues. La première éventualité est la plus fréquente : seulement 1 % de toutes les schizophrénies apparaît avant 10 ans, et 4 % avant 14 ans (R.J. Corboz, 1969).

Nous ne pouvons cependant limiter les antécédents évocateurs de schizophrénie débutante aux seules manifestations similaires à l’épisode actuel. Sans rentrer ici dans la discussion sur la continuité ou la discontinuité entre les troubles mentaux de l’enfant et les psychoses de l’adulte, tous les auteurs s’accordent à reconnaître que non seulement les psychoses infantiles mais aussi les diverses organisations pathologiques « frontières » (dysharmonies évolutives à versant psychotique, dysthymies graves, prépsychoses, parapsychoses, organisations caractérielles graves : cf. Abrégé de Psychopathologie de l’Enfant) forment le lit d’une décompensation psychotique à l’adolescence ou à l’âge adulte. La présence de tels troubles dans l’enfance de l’adolescent chez qui on suspecte un processus schizophrénique pèse dans l’appréciation diagnostique.

b) D’autres antécédents sont moins évocateurs : les résultats des études sur les populations exposées à un « haut risque » de schizophrénie doivent cependant être cités. Rappelons quelques facteurs qui caractérisent ces populations à « haut risque » :

1) La présence d’un ou des deux parents schizophrènes : 10 % de tous les enfants qui ont un parent schizophrène développent plus tard une schizophrénie, mais seulement 10 à 20 % des schizophrènes ont des parents schizophrènes (S.A. Shapiro, 1981).

2) La survenue de difficultés au cours de la grossesse et de complications néonatales dans les antécédents du sujet. La signification de ces éléments et leurs liens de causalité avec les schizophrénies restent cependant peu clairs à ce jour (S.A. Mednick, 1970).

3) Le faible poids de naissance dans les antécédents est statistiquement un élément dont l’incidence est relativement élevée. Il a été, pour certains, associé à une prédisposition génétique (R.B. Rieder, 1980).

4) Un retard dans le développement sensori-moteur a été considéré comme un facteur de « haut risque ». Mais là aussi les difficultés méthodologiques et les diverses interprétations possibles ne permettent pas de conclure clairement.

Les limites de ces enquêtes et les limites de la notion de « facteur de risque », de « vulnérabilité » ou de « compétence » ont été abordées dans l’abrégé consacré à la psychopathologie de l’enfant (cf. p. 367-368). Elles gardent toute leur importance à propos de l’adolescent et nous conseillons aux lecteurs de s’y référer.

c) Enfin la classification américaine D.S.M. III distingue une catégorie diagnostique spécifique, les « Schizoid Disorders ». Il s’agit de troubles survenant avant l’âge de 18 ans qui consistent en un fléchissement scolaire associé de façon variable à la survenue de comportements agressifs par accès ou de longues rêveries solitaires ou même de préoccupations étranges ou ésotériques sans pour autant que les sujets aient réellement perdu contact avec la réalité. Six critères spécifiques sont retenus pour le diagnostic de « Schizoid Disorders » : 1) pas d’amis proches du même âge autre qu’un frère ou une sœur ou un enfant ou un adolescent dans le même isolement social ; 2) aucun intérêt pour se faire des amis ; 3) aucun plaisir dans les interactions habituelles entre pairs ; 4) évitement général de tous les contacts sociaux non familiaux, spécialement avec les pairs ; 5) aucun intérêt pour des activités qui impliquent d’autres adolescents ; 6) ces manifestations doivent durer au moins trois mois.

Rappelons que si un adolescent a présenté de tels antécédents il ne s’agit pas pour autant de porter un diagnostic péjoratif mais plutôt de repérer le changement survenu récemment et sa fonction : il peut s’agir d’un nouvel effort pour se dégager d’une tendance schizoïde ou au contraire d’un enfoncement dans un processus plus destructeur.

2° Les éléments cliniques. – Le tableau clinique d’un processus schizophrénique débutant est difficile à différencier d’un état passager de crise quand les manifestations s’installent de façon progressive et insidieuse. L’adolescent présente une labilité déconcertante de l’humeur, oscillant entre la dépression et une exaltation dysphorique ; il fait des « crises de nerfs », devient particulièrement agressif avec ses frères et sœurs et impertinent sans raison apparente avec ses parents. Parallèlement il s’isole, semble perdu dans de longs moments de rêverie. La suspicion d’un état psychotique est renforcée par l’existence de réactions infantiles, stupides, bizarres et par une attirance vers des attitudes extrémistes. L’observation devant le miroir, signe souvent évoqué est une conduite dont l’interprétation est difficile et délicate : s’agit-il d’une perception anxieuse de la métamorphose corporelle et de la nouvelle personnalité naissante ou au contraire représente-t-elle une tentative de se défendre vis-à-vis des angoisses pathologiques de dépersonnalisation ?

Dans l’ensemble, le diagnostic différentiel est difficile mais certains signes doivent cependant l’éclairer : ainsi l’adolescent non psychotique maintiendra, même au plus haut niveau de sa crise, un contact adéquat avec la réalité. Chez lui, l’étrangeté du comportement sera limitée à une sphère relationnelle assez précise, essentiellement la famille et surtout les parents, parfois le milieu scolaire mais ailleurs, en particulier au milieu de ses pairs, il apparaîtra tout à fait normal. L’opinion de l’entourage peut être intéressante à obtenir : en effet chez cet adolescent non psychotique, le comportement restera compréhensible même à ceux qui n’ont pas de connaissance psychologique particulière ; en revanche ce ne sera pas le cas pour le jeune schizophrène dont le comportement apparaîtra rapidement cahotique et sans but réel, même aux yeux de ses pairs.

L’âge de survenue des troubles apporte un dernier élément clinique : les psychiatres d’adolescents sont assez d’accord pour reconnaître que plus le trouble sera précoce, plus le risque ultérieur sera grand. Nous retrouverons cette notion à propos des Bouffées Délirantes Aiguës.

Evidemment dans les cas où l’examen clinique lui-même ne permet pas de porter un diagnostic, les tests de personnalité fourniront une information complémentaire. Ce que l’adolescent ne peut exprimer par le langage ou l’agir, il le représente souvent dans une forme symbolique qui est plus intéressante (cf. p. 66).

3° Le fonctionnement mental. – La suspicion d’une potentialité psychotique et plus encore d’un processus schizophrénique débutant doit enfin s’appuyer sur une appréciation fine et approfondie du fonctionnement mental et de son évolution dans le cours de l’adolescence. Rappelons qu’il y a des parallélismes étonnants entre les phénomènes psychologiques normaux de la transformation de la personnalité au début de l’adolescence et le commencement d’un état psychotique. Dans les deux cas le Moi est en état de faiblesse, parfois même partiellement désintégré ; cet état s’accompagne d’un phénomène de régression. Dans les deux cas il y a une fluctuation de l’équilibre affectif associée à des tendances aux réactions dépressives et dysphoriques, à une anxiété envahissante. Dans les deux cas il y a une rupture plus ou moins brusque des liens affectifs avec l’environnement, une affirmation exagérée des tendances égocentriques renforcées par des conduites d’opposition évidente. Cette similitude conduit plusieurs psycha-

nalystes à évoquer des manifestations de type psychotique dans le déroulement de toute adolescence : « il est significatif de voir que, même dans le cas d’un développement normal, l’adolescent traverse parfois des périodes de retrait narcissique allant jusqu’à la perte réelle de l’objet interne et de l’identité… Pour tenter de se protéger contre les tendances pulsionnelles déchaînées, l’adolescent a parfois recours à des défenses de type primitif, telles que le déni, et à des mécanismes infantiles d’introjection et de projection. Ce qui importe alors est moins la durée que la réversibilité de ces états. Ils sont suivis normalement par un retour au monde objectai et de nouveaux progrès. » (Jacobson, 1975.) La réversibilité et la variabilité de ces états témoignent de la continuité du développement. En revanche lorsque ces états se fixent ou s’organisent sur un mode rigide, lorsque « les conflits de culpabilité sont absents et remplacés par des conflits de honte et d’infériorité et par des craintes paranoïdes d’être abandonné sans défense, on peut supposer à juste titre des processus régressifs qui affectent le Moi et le Surmoi et annoncent un terrain propice à la schizophrénie paranoïde et à la marginalité ». Insistons enfin sur un autre mécanisme mental de défense commun aux adolescents et aux psychotiques : l’identification projective. Tout adolescent utilise l’identification projective mais l’adolescent psychotique, lui, y recourt de manière massive et prépondérante.

La distinction entre « crise d’adolescence » et troubles psychotiques paraît donc difficile si l’on ne prend en considération qu’un élément biographique particulier, une conduite, un comportement donné ou une attitude psychologique isolée. En revanche l’évaluation de l’histoire du sujet, de ses antécédents, de l’ensemble de ses conduites et de leur signification dans le fonctionnement mental permettent de préciser le risque d’une évolution psychotique. À cela il faut ajouter le poids pronostic considérable que constituent les capacités ou non de l’environnement d’accepter, de supporter, d’accompagner et de transformer les difficultés plus ou moins profondes de l’adolescent. Nous en reparlerons dans le chapitre consacré à l’abord familial.

II. – Les bouffées délirantes aiguës

La nosographie psychiatrique française a traditionnellement conservé l’entité « Bouffées Délirantes Aiguës ». On a décrit sous ce terme des épisodes à début relativement soudain, marqués par l’envahissement puis la prépondérance et le polymorphisme de la thématique délirante. Ces épisodes évoluent assez rapidement (deux à trois mois maximum) vers une cédation du délire avec, du moins en théorie, un retour à l’état antérieur.

De nombreux autres termes peuvent se rencontrer : psychose délirante aiguë, état psychotique aigu. Rappelons que dans le cas des psychoses délirantes aiguës la classification de l’I.N.S.E.R.M. distingue les schizophrénies aiguës, les bouffées délirantes aiguës et les états confuso-oniriques. Dans les pays anglo-saxons on parle volontiers de « schizophrénie aiguë », de « schizophréniform disorder » qui se distinguent de la schizophrénie par leur durée (>2 semaines, <6 mois) et par leur symptomatologie : des hallucinations particulièrement vives, un bouleversement émotionnel, des peurs et une note confusionnelle sont fréquemment observés.

A. – Clinique

Nous n’étudierons pas l’aspect sémiologique de ces épisodes délirants aigus, identiques à celui de l’adulte. La thématique délirante centrée sur les modifications corporelles, les craintes hypocondriaques, les thèmes sexuels ou mégalomaniaques, une problématique sur la filiation sont peut-être un peu plus fréquents que chez l’adulte. Toutefois certains auteurs ont insisté sur la fréquence de ce qu’ils ont appelé Yépisode catatonique aigu. Cet épisode peut se développer en quelques heures et se manifester par une inhibition motrice importante évoquant une véritable panique ou au contraire une hyper-activité, un langage et des pensées confuses et paranoïdes. Les craintes sont centrées sur des thèmes d’homosexualité, de troubles sexuels, de culpabilité sexuelle ou sur l’ensemble de ces traits qui peuvent s’associer également avec des considérations tout à fait spéciales, philosophiques ou religieuses. De façon caractéristique, ces patients catatoniques expriment des souhaits ambivalents de transformation corporelle ou font part de l’impression d’avoir changé de sexe. Ils espèrent modifier immédiatement le monde pour le purifier et pour apporter des changements à d’autres personnes, changements qu’ils ont reçus comme une révélation. Souvent ces souhaits ou ces espoirs sont mis en acte de façon tout à fait inappropriée ou provoquent des comportements agressifs.

Comme pour l’adulte, l’abord purement sémiologique donne peu d’éléments de réponse quant à la question capitale posée par les épisodes délirants aigus de l’adolescent : leur évolution. En revanche, l’étude attentive du contexte peut fournir quelques éléments de réponse.

B. – Évolution et pronostic

Le problème posé par les psychoses aiguës n’est pas en effet diagnostic mais pronostic : quelle sera l’évolution de l’épisode actuel ? Si la régression immédiate est l’éventualité la plus fréquente, le risque de récidive et surtout

le risque de désorganisation psychotique au long cours ne sont pas négligeables.

1° L’étude des antécédents. – Elle révèle parfois l’existence de difficultés antérieures jusque-là passées inaperçues ou bien tolérées par la famille : difficultés relationnelles avec un caractère « solitaire », investissement d’un secteur particulier. Parfois il s’agit de manifestations encore plus évocatrices d’un conflit psychique non surmonté comme en témoigne la persistance de phobies multiples ou surtout de rituels invalidants pendant la préadolescence. À l’inverse, parfois aucun signe de conflit mentalisé n’est retrouvé : ces enfants ont toujours été sages, ils n’ont jamais suscité de difficulté ou créé de problème. Les diverses étapes marquées normalement par un conflit ont été surmontées aisément en apparence et même trop aisément (pas de trace d’angoisse du huitième mois, pas de rejeton symptomatique témoin du conflit œdipien). Ailleurs les divers organisateurs de la vie psychique n’ont pas trouvé leurs places (pas d’objet transitionnel par exemple). Cette apparente « aconflictualité », ce conformisme à l’environnement doivent faire évoquer l’existence d’une organisation plaquée tel qu’un « faux self » (Winnicott) ou d’un tableau de niaiserie (Diatkine), organisation dont la cohérence défensive ne tient plus face aux exigences pulsionnelles nouvelles de la puberté.

Quelques cas enfin évoquent l’existence d’une psychose infantile antérieure cicatrisée ou équilibrée dont la décompensation s’inaugure par un épisode en apparence aigu. Il ne s’agira alors pas tant d’un autisme infantile précoce que d’une psychose de la seconde enfance. L’existence de ces différents antécédents induit une hypothèse pronostique défavorable.

2° L’âge d’apparition. – Sans être prépondérant, l’âge d’apparition constitue également un élément important de pronostic. Dans notre expérience personnelle, plus les épisodes délirants aigus apparaissent tôt, plus une évolution vers une psychose chronique est à craindre. Avant 15 ans, la majorité de ces épisodes délirants aigus évoluent en effet vers une schizophrénie. Après 15 ans, plus l’adolescent se rapproche du jeune adulte, plus l’évolution est favorable. Il semble que dans le premier cas l’extrême fragilité du Moi n’ait pas pu offrir une résistance suffisante dès les premières poussées pulsionnelles de la préadolescence : ceci traduit des défaillances primaires profondes dans l’établissement du narcissisme. En revanche les épisodes psychotiques aigus qui apparaissent au milieu ou en fin de l’adolescence sont plus liés aux conflits propres à cette phase (conflit de désir sexuel, conflit d’identification,…) ; même si le Moi renonce temporairement à ses capacités adaptatives et médiatrices le fondement de l’identité narcissique semble être moins remis en cause dans cette seconde éventualité.

3° Les données sémiologiques. – L’existence de signes thymiques et tout particulièrement de signes expansifs est de bon pronostic. En revanche la restriction des affects a une valeur pronostique significativement défavorable.

4° Les données familiales et socio-culturelles. – Au point de vue familial une charge héréditaire en troubles schizophréniques est de mauvais pronostic. Au point de vue socio-culturel la transplantation est un facteur de bon pronostic, la bouffée délirante apparaît comme le résultat de l’isolement, de la situation sociale précaire et de la situation conflictuelle aiguë, liés à la transculturation.

5° L’évolution. – Peu de travaux fournissent objectivement des données sur l’évolution. Une étude de la Fondation Santé des Etudiants de France portant sur 1 000 patients hospitalisés apprécie à 4,1 % le nombre de « bouffées délirantes et autres psychoses aiguës ». Parmi celles-ci 93 % sont améliorés alors que 7 % sont dans un état stationnaire ou aggravé à la sortie (après 6 mois d’hospitalisation minimum). Plusieurs années après l’hospitalisation un réexamen portant sur 28 malades fut effectué : 39 % pouvaient être considérés comme étant dans les limites de la normale, 32 % avaient des troubles légers et 29 % des troubles graves. En revanche, sur la population initiale (41 patients) 6 patients étaient décédés la plupart du temps par suicide (Peraud et coll., 1975).

À l’adolescence les psychoses délirantes aiguës, en particulier les bouffées délirantes aiguës représentent donc un problème psychopathologique très intéressant. Elles peuvent manifester un échec du sujet à résoudre ses conflits et témoigner d’un débordement du Moi, mais elles peuvent aussi grâce au remaniement profond de l’équilibre intrapsychique déboucher sur un processus dynamique aboutissant à un nouveau mode de fonctionnement mental qui échappe ainsi au blocage ou à une régression plus désorganisante.

III. – États psychotiques caractéristiques de l’adolescence

Beaucoup d’auteurs contestent l’existence d’états psychotiques caractéristiques chez l’adolescent. Dès 1954, J. Rouart écrivait : « l’imprécision et le polymorphisme clinique justifient que soit posée la question de savoir si l’on peut décrire une psychopathologie qui soit particulière à la puberté et à l’adolescence ». La réponse de cet auteur est plutôt négative. Plus récemment, R.J. Corboz pense qu’un argument essentiel plaide en faveur de l’inexistence de syndrome psychiatrique spécifique ou caractéristique, psychotique ou non à l’adolescence : « il n’y a explicitement aucun trouble psychique trouvé exclusivement durant l’adolescence… sauf la crise pubertaire ». Si nous en restons à un plan sémiologique et nosographique classique, cet auteur a raison. Mais il existe cependant des adolescents psychotiques qui en raison d’un processus psychopathologique caractéristique associé à des manifestations cliniques particulières se présentent sur un mode qu’il est inhabituel de rencontrer à l’âge adulte. Nos repères ne sont alors plus tant sémiologiques que psychopathologiques.

Trois dimensions centrales caractérisent le remaniement intrapsychique qui s’opère à l’adolescence : la dimension corporelle, le problème de l’identité et celui de l’équilibre entre l’investissement narcissique et l’investissement objectai. Ces trois dimensions font évidemment partie de tout processus psychotique : l’angoisse liée au sentiment de transformation corporelle peut aller jusqu’à l’angoisse de morcellement, la non reconnaissance de soi et les troubles d’identité en découlent, enfin ce que Freud a appelé la « névrose narcissique » évoque tout naturellement la psychose. Les avatars de ces trois dimensions dans le cadre du processus de l’adolescence soulèvent donc le problème d’un état psychotique plus spécifique à cet âge. Nous pouvons ainsi distinguer trois formes particulières :

— celle où le corps est en question,

— celle où l’identité est en question,

— celle où l’équilibre entre l’investissement narcissique et l’investissement objectai est en question.

A. – Le corps en question

Les transformations physiques observables et la découverte d’un corps pulsionnel menacent l’unité et l’intégrité de l’image que l’adolescent a de lui-même : les premières règles ou les premières éjaculations peuvent être particulièrement anxiogènes. Par delà, avec la crainte de castration œdipienne et la culpabilité, celles-ci réactivent l’angoisse de morcellement enfouie dans la psyché de tout être humain.

Les perturbations de l’image du corps avec l’inquiétante étrangeté qui s’ensuit peuvent apparaître à tout âge, mais particulièrement à l’adolescence : il s’agit de l’impression inquiétante de ne plus reconnaître le corps, de ne plus percevoir sa transformation. Ceci s’accompagne alors d’une angoisse intense que le sujet ne peut plus contrôler. Cliniquement les conduites auto-mutilatrices ou auto-destructrices bizarres et incompréhen-

sibles pour l’entourage peuvent en résulter. La bouffée hypocondriaque aiguë de l’adolescent décrite par R. Ebtinger et J.P. Sichel peut être un autre type de manifestation de cette angoisse. Ailleurs des accès psychotiques se manifestant par la seule « inquiétante étrangeté » sont brefs : de quelques heures ou quelques jours. A minima, ils peuvent passer inaperçus aux yeux de l’entourage, seul l’adolescent pourra décrire rétrospectivement mais toujours avec une certaine difficulté cette impression d’incohérence interne qu’il a ressentie. Dans d’autres cas l’angoisse débordera tellement les défenses du sujet qu’un comportement étrange, des propos décousus ou même des actes graves alerteront les proches de l’adolescent et nécessiteront un traitement approprié.

B. – L’identité en question

L’adolescent doit affronter un remaniement qui remet certes en cause l’image de son corps, mais plus généralement les bases mêmes de son unité et de son sentiment d’identité. L’individu aux prises avec la déstabilisation de toutes ses représentations est engagé de tout son être dans cette lutte. On rejoint là incontestablement le drame de la psychose. Sous le coup des chocs incessants, internes ou externes qu’il rencontre, l’adolescent cotoie la dissolution de sa personne, la détresse et l’angoisse. « Lorsque nous interrogeons la problématique de la psychose dans ce qu’elle a de plus général et que nous demandons pourquoi le franchissement du cap de l’adolescence constitue pour elle une aussi redoutable échéance, nous sommes amenés à nous centrer sur le problème, à cet âge, de l’acquisition d’une identité stable et suffisamment fondée » (B. Penot, 1975).

Ces troubles psychotiques de l’identité prennent différentes formes : les délires de filiation ou les délires portant sur l’identité sexuelle en sont les manifestations les plus évocatrices.

Ailleurs les troubles de l’identité se manifestent par un éloignement de la réalité et plus encore une perte de la réalité, source d’état psychotique, mais sans délire apparent. L’adolescent, face à la désunion conflictuelle de son Moi, à l’impossibilité de se raccrocher aux images de ses parents, à l’échec de se reconstruire à travers de nouvelles identifications amorce un mouvement de recherche sur lui-même : il s’auto-observe, scrutant ses états, sans pouvoir s’identifier à ce qu’il était, sans pouvoir s’identifier à ses parents ou à ses proches. Ce mouvement peut provoquer une angoisse profonde, l’adolescent se sent peu à peu submergé par la perte de cohérence de sa personne. Les limites entre les représentations de soi et d’objet s’estompent, laissant place à une impression de dissonance ; le sujet est alors momentanément noyé dans le flou, sans démarcation nette entre ce qui est perçu et ce qu’il perçoit, tel le héros de Romain Rolland, Jean Christophe : « Au milieu de la plaine unie des heures, s’ouvraient des trous béants où l’être s’engouffrait. Christophe assistait à ce spectacle comme s’il lui était étranger. Tout et tous et lui-même lui devenaient étrangers. Il continuait d’aller à ses affaires, il accomplissait sa tâche d’une façon automatique ; il lui semblait que la mécanique de sa vie allait s’arrêter d’un instant à l’autre : les rouages étaient faussés. À table avec sa mère et ses hôtes, à l’orchestre, au milieu des musiciens et du public, soudain se creusait un vide dans son cerveau. Il regardait avec stupeur les figures grimaçantes qui l’entouraient ; il ne comprenait plus. Il se demandait :

— Quel rapport y a-t-il entre ces êtres et… ?

Il n’osait même pas dire :

—… et moi.

Car il ne savait plus s’il existait. Il parlait, et sa voix lui semblait sortir d’un autre corps. Il se remuait, et il voyait ses gestes de loin, du haut, du faîte d’une tour. Il se passait la main sur le front, l’air égaré. Il était pris d’actes extravagants. »

Enfin la remise en cause de l’identité peut se manifester par un troisième aspect : l’envahissement progressif et déstructurant par un sentiment d’infériorité. À la recherche de son idéal du Moi, tout adolescent est souvent objet de honte. Ce sentiment de honte provient de la non concordance entre l’image mégalomaniaque de l’adulte qu’il croit parfois être ou qu’il désire devenir, et l’image de sa personne dont on lui renvoie le reflet, ou telle qu’il la perçoit. Il souffre alors d’infériorité, s’estime humilié. Dans ce contexte, pour certains adolescents une épreuve relativement angoissante comme le passage d’un examen, une moquerie ou un échec parfois minime sont à l’origine d’un effondrement de l’estime de soi. Le sujet se sent tout à coup fantoche, factice, il semble happé par le vide et bascule dans un état délirant aigu dont les thèmes mégalomaniaques sont au premier plan. Cette néoréalité délirante ainsi construite le protège de son sentiment d’infériorité et de son humiliation. Il faut noter que, dans ces cas, une étude rétrospective découvre le plus souvent avant cette décompensation psychotique l’existence d’une dépression d’infériorité passée jusque-là inaperçue (cf. p. 220).

Ces différents états psychotiques et les éléments psychopathologiques qui les sous-tendent constituent chez l’adolescent des tentatives pour réorganiser son identité, son individualisation et de nouvelles relations d’objet.

C. – L’équilibre entre l’investissement narcissique et l’investissement objectal en question

À l’adolescence le renforcement des tendances narcissiques, la prévalence de l’investissement narcissique sur l’investissement objectai ne peuvent être considérés comme pathologiques. Mais un investissement narcissique exagéré se transforme rapidement en une position de repli plus inconfortable qu’il n’y paraît de prime abord. Rappelons que Freud le premier avait fait de ce retrait de la libido sur le Moi la caractéristique des « névroses narcissiques », terme équivalent dans un premier temps à l’ensemble des psychoses puis ensuite réservé aux affections de type mélancolique. De toute façon, un effondrement de l’investissement objectai et par là même un repli narcissique exagéré peut aller jusqu’à l’estompage de la réalité et la perte de contact avec le réel. Nous observons cet état chez certains patients que P. Male appelle « les pré-schizophrénies de l’adolescence ».

Cliniquement elles se manifestent par un fléchissement intellectuel souvent peu spectaculaire mais caractéristique car survenant chez un adolescent à la scolarité jusque-là brillante. Le sujet se plaint de ne plus pouvoir fixer son attention. Sa pensée semble par moments vidée de sa substance. Parallèlement à ce fléchissement on observe des troubles du comportement dont l’aspect discordant les distingue des troubles liés à un simple état de crise. Bien qu’artificiellement maintenu, le contact est distant, sans participation affective dans le dialogue. Enfin des éléments délirants peuvent momentanément apparaître, des émotions peuvent envahir le sujet et être à l’origine de comportements impulsifs qui surgissent sur un fond d’indifférence affective.

Ce tableau clinique laisse évidemment transparaître la perte de l’unité et l’aspect dissociatif classique. Mais l’altérité du développement objectai et le repli narcissique constituent le mouvement prévalent comme en témoigne la tendance de ces sujets à revenir en arrière, à retrouver des formes d’organisation de la toute première enfance. « Avant toute psychothérapie, il faut faire un bilan et un pronostic, souvent fort difficiles à établir dans ces états. Il faut notamment savoir reconnaître les troubles discrets que le sujet cache et que nous devons atteindre. Ils révèlent en effet la perte du contact avec le réel, le refoulement de la réalité, qui semblent définir les névroses narcissiques au sens freudien » (P. Male, 1980).

En pratique, ces trois formes d’états psychotiques particulières à l’adolescence se présentent souvent de façons moins schématiques. La distinction ici introduite entre le corps, l’identité et l’équilibre entre l’investissement narcissique et l’investissement objectai éclaire la prévalence d’un aspect par rapport à l’autre. Mais cette distinction risque de faire oublier que ces trois axes s’interpénétrent largement aussi bien dans le processus de l’adolescence que dans la psychose et dans le fonctionnement psychique en général. L’acquisition d’une identité, en particulier d’une identité sexuelle, nécessite l’assomption de son propre corps par l’investissement narcissique ; l’intérêt pour l’image de soi dans le miroir et le sentiment d’identité qui s’y associe, témoignent que l’investissement narcissique du corps entier se réalise aux dépens d’un investissement objectai : un trouble profond dans l’un des composants de cet ensemble retentit sur les deux autres. De même l’hypocondrie délirante ou l’inquiétante étrangeté que nous avons évoquées ne peuvent se comprendre par la seule mise en question de l’image du corps : l’identité de l’adolescent et son narcissisme y sont également problématiques.

Pour conclure ce chapitre, on pourrait dire que les états psychotiques décrits ci-dessus sont spécifiques de l’adolescence tant par leur mode de survenue, leurs manifestations cliniques ou leurs évolutions souvent favorables que par les liens qui les associent avec le processus même de l’adolescence.

IV. – Les formes particulières

La clinique nous amène à rencontrer deux formes particulières de manifestations psychotiques en psychiatrie de l’adolescent :

— les états psychotiques liés à l’utilisation de drogues ;

— les états psychotiques de l’adolescence succédant à une psychose infantile.

A. – Drogues et psychoses

La fréquence de l’existence de manifestations psychotiques au cours ou après l’utilisation de drogues est difficile à déterminer. Elle dépasse cependant la simple coïncidence. D’un point de vue clinique et psychopathologique on distingue :

— l’état psychotique aigu « réactionnel » à une prise de drogue ;

— l’association psychose chronique et utilisation de drogue.

1° L’état psychotique aigu « réactionnel ». – Face à tout état psychotique aigu le clinicien se pose actuellement la question d’une prise de drogue déclenchante.

La plus grande part des troubles aigus engendrés par l’action directe d’un toxique revêt la forme générale d’une confusion, d’un état oniroïde, ou délirant toxique. Selon le produit on distingue « l’effet schizo » avec les hallucinogènes (L.S.D., Mescaline, etc.) où la plongée onirique, le sentiment de dépersonnalisation et même l’angoisse de morcellement sont observés et « l’effet parano » avec les amphétamines où la participation délirante est plus intense. Nous ne pouvons parler, à notre avis, d’état psychotique aigu et non plus d’effet toxique direct qu’après un délai de 24 heures entre la prise du toxique et le syndrome clinique. L’évolution en est variable, tantôt restant un accident sans lendemain, tantôt se répétant sans nouvelle prise de drogue (flash back, psychoses aiguës à distance), tantôt introduisant une modification profonde de la personnalité et débouchant sur un état psychotique chronique.

Les mécanismes d’action des drogues sur ces états psychotiques soulèvent beaucoup d’intérêt. Des hypothèses biochimiques sont avancées mais ne peuvent cependant tout expliquer.

D’un point de vue psychopathologique nous avons montré que ces états psychotiques aigus surviennent le plus souvent chez des sujets au Moi faible, fragilisés par le processus proprement dit de l’adolescence ou par une organisation de type Borderline. « L’hypothèse du mécanisme d’action chez ces sujets est liée à l’interaction entre les effets de la drogue (distorsion des perceptions, exagération des réactions affectives, dissolution du Moi quant à ses limites à l’égard du matérial conflictuel réprimé) et la faiblesse de ce même Moi. la conséquence en est la perte du contrôle de ce Moi et l’état psychotique qui en découle en raison de l’incapacité pour le sujet de retrouver son contrôle dès que l’effet de la drogue s’estompe (A. Braconnier et G. Schmit, 1979).

2° Psychose chronique et utilisation de drogues. – L’aspect clinique est généralement simple : un adolescent présente depuis plus de six mois des symptômes psychotiques caractéristiques et a utilisé récemment ou utilise en même temps des drogues. L’appréciation des mécanismes interactifs entre la drogue et le processus psychotique est beaucoup plus difficile. L’influence d’expériences hallucinogènes fréquentes et répétées sur une dissociation ou une désagrégation schizophréniques ne peut être écartée. Les psychoses chroniques amphétaminiques dont la symptomatologie est proche des délires chroniques sont bien connues. Le tableau hébéphrénique de certains grands héroïnomanes en impose pour le rôle actif des opiacés sur le fonctionnement mental. Dans une perspective physiopathologique, les corrélations biologiques entre toxicomanie et schizophrénie sont actuellement plus étayées pour les drogues hallucinogènes et amphétaminiques que pour les opiacés. L’approche psychopathologique pose le problème de la personnalité préexistante à l’utilisation de drogue. D’un côté le renforcement de prédispositions par la drogue, de l’autre une dépersonnalisation ou une dissociation créées de toutes pièces sur un terrain sain restent en effet la question centrale. Certains adolescents utilisent incontestablement des drogues comme un dernier rempart vis-à-vis de l’angoisse de morcellement. D’autres trouvent dans la succession de la « planète » et du « manque » un équivalent de l’alternance des épisodes maniaques et des épisodes dépressifs (cf. p. 221). D’autres enfin semblent démunis devant l’emprise de la drogue et évoluent lentement vers un état schizophrénique irréversible. Nous pouvons avec Charles-Nicolas distinguer une population de toxicomanes qui contrairement aux habitués des drogues « ne brûlent pas ce qu’ils ont adoré » au cours de leur désintoxication mais restent attachés à une certaine

philosophie de la vie (exploration du psychisme par les drogues, religions orientales) et à certains mécanismes de défense (ascétismes, intellectualisations extrêmes, intransigeances excessives). Ces adolescents constituent un groupe « exposé » à une décompensation psychotique chronique (A.J. Charles-Nicolas. 1975).

B. – Le devenir à l’adolescence des psychoses infantiles

L’adolescence marque incontestablement un tournant dans l’évolution des psychoses infantiles. L’oligophrénisation sur fond psychotique reste une menace fondamentale pour les enfants psychotiques. Elle s’objective le plus souvent à l’adolescence. Mais grâce aux méthodes thérapeutiques dynamiques et à la création d’institutions actives, de plus en plus d’enfants psychotiques sortent du champ de la psychose à l’adolescence. Sur 15 cas de psychoses infantiles traités en hôpital de jour et suivis jusqu’à l’âge de 20 ans et plus, 5 seulement ont présenté au moment de leur adolescence une pathologie psychotique de gravité d’ailleurs variable : deux ont présenté des épisodes psychotiques aigus tout en conservant une certaine adaptation sociale ; les 3 autres se présentent comme des schizophrènes nécessitant de façon permanente (1 cas) ou relativement discontinue (2 cas) des soins où l’assistance est un élément de premier plan (G. Lucas et I. Talant, 1978).

La continuité patente entre la psychose infantile et la psychose de l’adulte à travers l’adolescence n’est donc pas systématique. En revanche lorsqu’elle apparaît, et sans même évoquer les tableaux aussi lourds que constituent les symptômes déficitaires, E. Kestemberg distingue un certain nombre de caractéristiques significatives de « cette perpétuation quasi anévolutive de l’organisation psychotique infantile » (E. Kestemberg, 1978) :

— « le surinvestissement de la pensée et l’absence ou le défaut du fonctionnement symbolique sont toujours présents…;

—… « les faits et les événements sont interprétés par les intéressés, d’emblée, de façon trop proche des fantasmes inconscients…;

— le monde extérieur et les objets – qu’il s’agisse des objets internes ou externes – sont toujours vécus comme dangereux, intrusifs, voire cataclysmiques ;

— l’ambivalence est réduite, voire non organisée au profit d’une haine déclarée, ouverte, souvent revendiquée, ou au contraire totalement tue si ce n’est dans certains comportement incohérents ;

— la présence des conduites masochiques est flagrante, souvent même proclamée avec un plaisir quasi conscient… ».

Ce même auteur ajoute que sans nier tous les facteurs prédisposants

(génétiques, familiaux, environnementaux) le recours à la notion de traumatisme (au sens psychanalytique) permet de distinguer à l’adolescence deux états. D’un côté, les états psychotiques continus aux psychoses infantiles pour lesquels les relations objectales précoces ont constitué d’emblée un « traumatisme » : celui-ci ne peut que se répéter en une sorte « d’inertie triomphante ». D’un autre côté les états psychotiques apparaissant à l’adolescence, en rupture avec l’état antérieur : ici le processus de l’adolescence lui-même constitue un « traumatisme » indépassable pour certains sujets. « Ces derniers semblaient avoir jusque-là, au prix de contraintes et d’inhibitions apparemment non majeures, pu juguler l’impact des difficultés et de la mésorganisation des relations objectales précoces et des investissements narcissiques peu solides mais prégnants » (E. Kes-temberg, 1978). Dans ce dernier cas il semble s’agir d’enfants présentant des formes frontières non franchement psychotiques.

Hypothèses étiologiques et psychopathologiques

I. – Abord génétique et hypothèses à prédominance organique

Dans ce champ les psychoses à l’adolescence n’ont pas fait l’objet de recherches spécifiques. En raison de leur importance nous rappellerons essentiellement ici les travaux génétiques et neurobiologiques consacrés à la schizophrénie.

A. – Abord génétique

La fréquence de la schizophrénie est habituellement estimée à 1 % dans la population générale. Le risque morbide est d’environ 10 % chez les frères et sœurs de schizophrènes ; il est environ de 12 % chez les enfants de schizophrènes et de 6 % chez les parents de schizophrènes. La concordance chez les monozygotes est la plupart du temps au moins trois fois supérieure à celle qui est observée chez les dizygotes. Enfin à partir des études d’adoptions il paraît difficile d’interpréter une partie des résultats si l’on rejette l’hypothèse de l’intervention de facteurs génétiques dans l’étiologie de certaines psychoses schizophréniques. L’étude la plus en faveur de l’existence de facteurs génétiques dans l’étiologie des schizophrénies est celle de Heston et Denney : 5 cas de schizophrénie parmi les cas index adoptés contre 0 cas de schizophrénie parmi les contrôles adoptés. Ces différentes études (statistiques, jumeaux et adoptions) n’éliminent pas un facteur génétique ; elles n’éclairent cependant en rien la nature du facteur génétique ni la nature des facteurs environnementaux coexistants. Des recherches récentes concernent principalement trois domaines :

— l’étude du spectre de la schizophrénie permet de déterminer que dans les familles de schizophrènes on retrouve des sujets atteints d’affections psychiatriques diverses (schizophrénies bien sûr mais aussi psychoses délirantes non schizophréniques, états limites et personnalités pathologiques non névrotiques). C’est dire que l’éventuel facteur génétique qui prédipose à la schizophrénie ne prédispose sans doute pas qu’à la seule schizophrénie ;

— l’étude de linkages n’a pas apporté pour l’instant d’éléments très intéressants ;

— l’analyse génétique des arbres généalogiques par des moyens informatiques permet d’envisager deux hypothèses : la première est que l’étiologie de la schizophrénie est hétérogène, la seconde est que l’étiologie de la schizophrénie correspond à un modèle monogénique récessif avec pénétrance partielle chez les homozygotes.

Au total nous retiendrons les conclusions de Q. Debray (1981) : « il faut pour l’instant constater que le facteur génétique joue sûrement un rôle dans l’étiologie de certaines schizophrénies, mais qu’il demeure méconnu dans son mode d’action et dans la place qu’il occupe par rapport à l’environnement ».

B. – L’hypothèse dopaminergique

Parmi les nombreux travaux biochimiques consacrés à la schizophrénie, l’hypothèse dopaminergique paraît la mieux documentée. Trois types d’arguments étayent cette hypothèse : 1) la similitude entre la schizophrénie paranoïde et la psychose amphétaminique expérimentale. Or l’amphétamine est un agoniste catécholaminergique indirect : elle agit en provoquant une libération de dopamine ; 2) les effets des thérapeutiques « anti-schizophréniques » qui semblent comporter comme dénominateur commun le fait de déprimer les transmissions dopaminergiques ; 3) enfin la similitude entre les symptômes schizophréniques et les manifestations associées à une hyper-dopaminergie expérimentale.

La schizophrénie pourrait donc comporter une hyperactivité dopaminergique. Les modulations de sensibilité des récepteurs dopaminergiques semblent en particulier très intéressantes (J. Costentin, 1979). Cette hypothèse ne stipule pas cependant qu’un trouble des transmissions dopaminergiques constitue le primum movens de l’affection. L’intimité du phénomène responsable autant que sa localisation demeure inconnue.

C. – Les hypothèses neurophysiologiques

Beaucoup de chercheurs tentèrent de déterminer la partie du cerveau responsable des manifestations psychotiques. Les enregistrements électroen-céphalographiques ou les études des flux sanguins cérébraux furent les techniques initialement utilisées. Actuellement le développement de la scannographie, de la caméra à positrons ou de la gammatomographie cérébrale devrait permettre de nouvelles recherches. Les résultats jusque-là obtenus restent trop partiels pour être probants.

À propos des adolescents psychotiques une corrélation entre le degré des troubles du système nerveux central (signes neurologiques mineurs, troubles de l’intégration intersensorielle visuoauditive, etc.) et la sévérité des troubles psychotiques a été évoquée. Haier et coll. (1980) étudièrent une population de collégiens et de lycéens « biologiquement à haut risque ». Ils utilisent deux mesures considérées comme des variables indépendantes : le taux plaquettaire de M.A.O. et le taux des potentiels évoqués (PE). Une personne dont le taux de PE croît quand l’intensité du stimulus croît est appelée un « augmentor » ; une telle personne n’aurait pas de protection sensorielle suffisante ; au contraire une personne dont le taux de PE décroit quand l’intensité du stimulus croît est appelée un « reducer » ; une telle personne aurait une protection sensorielle suffisante. On a pu constater que les schizophrènes tendaient à avoir un taux bas de M.A.O. et à être des « augmentors ».

De telles études ouvrent un champ intéressant de recherches encore que comme pour les travaux sur les psychoses infantiles, les difficultés méthodologiques et les prudentes interprétations des résultats réalisent l’accord de tous les auteurs.

Beaucoup d’autres études seraient à citer (sur le langage, la perception, l’attention, la mémoire, le sommeil et le rêve). Une énumération ne serait ni exhaustive ni satisfaisante en raison des progrès continuels dans ce domaine. Nous laisserons le lecteur s’informer plus précisément dans des ouvrages plus spécialisés.

II. – L’approche systémique familiale

Le rôle des conflits familiaux est reconnu depuis longtemps dans les états psychotiques. Les premiers travaux des psychanalystes américains ou européens sur les liens entre les difficultés familiales et la psychose conduisirent à la thérapie des famille dans les psychoses. Mais l’approche systémique dans la continuité des travaux sur la communication a permis d’apporter une hypothèse de compréhension et une méthode thérapeutique nouvelle.

En 1956, G. Bateson et ses collaborateurs élaborent une théorie communicationnelle de la schizophrénie qui repose sur la théorie du double lien. La séquence interactionnelle se déroule ainsi :

1) Il y a en présence deux personnages centraux, ou plus, ayant entre eux des relations intenses d’importance vitale.

2) Il ne s’agit pas d’un trauma unique mais d’une expérience répétitive, prolongée et rituelle.

3) L’injonction négative primaire (premier message transmis) exprime une menace sur le mode verbal. Par exemple une mère dit à son fils schizophrène « tu ne m’aimes plus ». Le niveau de la communication est appelé digital.

4) Une injonction négative secondaire exprime un conflit manifeste avec l’injonction négative primaire mais sur un plan non verbal, métacommunicationnel (intonation, rythme, scansion de la voix, mimique gestuelle), utilisation de l’espace, du cadre). Dans l’exemple, la mère se guindé. Le niveau de communication est appelé analogique.

5) « Une injonction négative tertiaire prive la victime de tout échappatoire ». Dans l’exemple la mère ajoute : « mon chéri, il ne faut pas que tu te sentes si embarrasé et peureux au sujet de tes sentiments ». On interdit au sujet d’accéder à la connaissance de la contradiction.

6) Le phénomène de double lien se répète constamment dans la famille du schizophrène de façon quasi auto-entretenue.

Il faut préciser que ces auteurs ne prétendent pas que le double lien est la cause de la schizophrénie mais qu’il est devenu le « pattern » prédominant de communication dans la schizophrénie.

À ce mode de communication correspond une compréhension de la famille comme un système homéostatique interactif circulaire où « le système est plus que la somme de ses parties ». Dans le cas des états psychotiques, ce système répond aux interactions de ses divers membres et en même temps aux symptômes du patient.

Cette hypothèse systémique débouche sur l’action thérapeutique que propose P. Watzlawick : le thérapeute doit agir sur la communication et les interactions intrafamiliales pour rendre un choix à celui que ne dispose d’aucune possibilité à ce sujet du fait des injonctions paradoxales.

Depuis les travaux de Palo Alto beaucoup d’autres équipes ont étudié l’hypothèse systémique des schizophrénies et ses débouchés thérapeutiques. Chacune a souvent introduit des concepts nouveaux :

— celui de « disqualification » qui consiste à disqualifier ce que dit chacun et ce que disent les autres dans la famille de psychotiques ;

— celui de « position intenable » qui explique l’émergence du délire comme une tentative de survie du sujet dit malade vis-à-vis de son entourage, tentative d’exprimer certaines vérités au prix de la réalité ;

— celui de « disconfirmation » qui consiste à affirmer par la famille que l’on n’est pas là ; que l’on n’agit pas vis-à-vis du malade.

L’adolescence est bien la période caractéristique où le sujet remet en cause l’équilibre familial, (cf. p. 348) à travers la crise parentale. L’hypothèse systémique familiale enrichit donc incontestablement la compréhension de l’émergence d’états psychotiques à cette période de la vie. L’adolescent menace, par les changements qui émergent en lui, l’homéostasie du système ; il ne peut, par là même, que renforcer dans les familles à transactions schizophréniques la règle familiale essentielle qui est, selon l’hypothèse systémique, de ne pas toucher à la relation établie entre chacun. Sa seule porte de sortie reste alors la bizarrerie de sa conduite ou le délire qui le désignent comme étant à la fois celui qui menace l’équilibre de la famille et qui du même coup se disqualifie. Mise à part la schizophrénie, l’expérience montre que dans beaucoup d’épisodes psychotiques aigus un lien peut s’établir entre la levée d’un secret familial figeant l’homéostasie familiale et la possibilité pour l’adolescent de ne pas entrer dans la chronicité : par exemple lorsque l’épisode psychotique aigu de l’adolescent est centré sur un problème identité-identification, il est fréquent que les parents révèlent une particularité dans la généalogie familiale. On peut poser comme hypothèse que la levée d’un tel secret est thérapeutique pour l’ensemble de la famille évitant ainsi les manœuvres de disqualification ou de disconfirmation pour l’adolescent.

Il est nécessaire de nos jours de reconnaître l’immense apport des systémiciens. Toute étude sincère et sérieuse montre en effet que l’adolescent psychotique a sa place dans l’équilibre des transactions familiales et qu’en faire l’impasse n’est pas possible.

III. – L’approche psychanalytique

Les conceptions psychanalytiques des états psychotiques, en particulier de la schizophrénie sont habituellement basées sur l’expérience de la cure analytique des psychotiques. La possibilité du déroulement du processus de la cure est difficile. « C’est pourquoi la somme désormais considérable des travaux que la psychanalyse consacre à la schizophrénie offre non pas une seule mais plusieurs interprétations, qui toutefois sont parvenues de nos jours à une convergence permettant de les rassembler dans un creuset commun » (P.C. Racamier, 1976).

A. – Les processus primordiaux

Au moment de l’adolescence la recherche des « processus primordiaux » des psychoses, processus qui sont souvent cachés, prend son importance.

Parmi ces « processus primordiaux » nous avons déjà évoqué les questions sur le corps, l’identité et l’investissement narcissique aux dépens de l’investissement objectai ainsi que les liens qui unissent ces questions aux dimensions propres du processus de l’adolescence.

Déjà plus organisée, mais toujours dans le cadre des « processus primordiaux », il faut citer la bouffée délirante aiguë que Nacht et Racamier considèrent comme le moment originaire « d’une série d’adaptations psychiques destinées à enrayer la peur ». Ce qui caractérise ce moment, c’est l’irruption de l’angoisse « dans le bouleversement des relations objectales », c’est « le temps matriciel du délire », « le Moi s’y trouve à vif et mis à nu, les investissements se liquidifient », proche de ce que certains auteurs ont appelé « expérience délirante primaire ».

La schizophrénie n’est que la plus évolutive des structures psychotiques et le plus organisé des processus psychotiques.

B. – La paradoxalité

Au niveau de l’interprétation psychanalytique des schizophrénies les références théoriques sont polyvalentes. Nous retrouvons par exemple les hypothèses à prédominance psychogénétiques évoquées à propos des psychoses infantiles mais appliquées à l’adulte où la dimension de la régression est encore plus prégnante (cf. Abrégé de Psychopathologie Infantile). Nous insisterons plutôt sur un nouveau concept introduit par P.C. Racamier : « la paradoxalité ». « La paradoxalité » est à la fois un fonctionnement mental (sollicitations et disqualifications du processus secondaire), un régime psychique (où la défense majeure est globalement anti-ambivalente et anti-conflictuelle) et un mode relationnel qui vise et vide avec toute puissance quelqu’un qui peut être le sujet lui-même ou autrui.

P.C. Racamier émet l’hypothèse que chez les schizophrènes la paradoxalité est non seulement « serrée mais elle est écrasante. Elle affecte la totalité de la vie psychique… Le paradoxe essentiel du schizophrène porte sur l’existence de l’objet, de soi et de leurs relations. Contrairement même aux autres malades de structure psychotique ou approchante, le schizophrène érotise la paradoxalité. Elle devient pour le schizophrène son objet de plaisir et le seul. »

C. – Les mécanismes psychotiques du moi

À tout âge, les mécanismes psychotiques du Moi visent à effacer le conflit comme réalité interne. Freud dès 1924, détermine que dans la psychose le conflit n’est pas entre le Moi et le Ça, donc interne, mais entre le Moi et la Réalité Externe, il est donc bien désintériorisé. La stratégie du Moi psychotique utilise pour cela plusieurs mécanismes qui peuvent s’observer ponctuellement et modérément au cours de toute adolescence normale, mais qui, chez l’adolescent psychotique, vont envahir le champ du fonctionnement mental du sujet. Nous les citerons brièvement :

Le déni commande le fonctionnement mental de l’adolescent psychotique et sa relation d’objet : déni de sens, déni de signifiance, déni d’altérité ou déni majeur, déni d’existence.

Le clivage est un mécanisme commun aux états limites et aux perversions. O. Kemberg a bien montré que contrairement à ces deux derniers états, son repérage et l’interprétation de son rôle introduisent chez le patient psychotique un effet confusionnant entre le soi et le non soi.

L’identification projective n’est pas non plus réservée qu’au Moi psychotique, mais chez le schizophrène ce mécanisme reste la voie privilégiée des échanges avec l’objet : c’est une projection en général des « mauvais produits », c’est-à-dire des « produits violents, agressifs ou confusants dans l’objet ».

L’extériorisation est un processus également prévalent chez le psychotique qui a besoin, pour sa défense du monde extérieur, du concret. Confronté au désaveu de l’existence de sa réalité interne propre, le schizophrène a un besoin absolu de concret.

En fait « les mécanismes typiquement psychotiques ont pour propriété commune de préluder ou de procéder à l’éjection de quelque part active de la psychose. En phase aiguë, cette éjection est hémorragique (P.C. Racamier, 1980).

D. – L’approche psychanalytique familiale

L’approche psychanalytique des psychoses s’est également depuis longtemps intéressée à la dynamique familiale. Un premier courant explora presque exclusivement la relation entre le psychotique et ses parents. Ceci aboutit à des concepts simplificateurs de mères surprotectrices, de mères schizophrénigènes, etc., ou à une typologie des pères de schizophrènes telle celle qu’établit Th. Lidz autour des années 50. L’essentiel de ces travaux repose sur la recherche d’un agent pathogène intrafamilial le plus souvent la mère mais aussi le père.

Mais peu à peu l’approche psychanalytique s’intéressa plus à l’ensemble familial. Quelques années plus tard Lidz par exemple insista sur l’incapacité des familles des schizophrènes à différencier les deux générations de la famille.

Actuellement deux courants se distinguent : celui qui se propose d’étendre des concepts métapsychologiques qui ressortent de la cure psychanalytique traditionnelle à l’étude de la famille du psychotique. Dans cette lignée A. Eiguer mentionne quelques aspects qui lui paraissent spécifiques de la famille des psychotiques :

— Le regroupement familial sous le prétexte de la maladie d’un membre, mais en fait par crainte de l’effondrement devant les fantasmes concernant un autre membre de la famille et de la génération parentale.

— La créativité du récit qui met en scène la famille et où doivent être différenciés le récité et le raconté.

— La fétichisation du temps de la famille des psychotiques qui vit dans un temps circulaire où tout changement est menaçant. L’écoulement du temps est dénié : « la parentification s’étend de ce fait non seulement comme il a été souvent dit à la génération des grands parents, mais elle contamine les collatéraux et le sujet malade. Le processus témoigne de l’hyperinvestissement narcissique de tous les membres du cercle familial : chacun d’entre eux n’est qu’un miroir pour l’autre ».

L’autre courant considère qu’il existe des différences radicales entre l’étude de la communication et de l’interaction familiale d’une part, et la communication psychanalytique d’autre part. Tenant compte cependant de l’approche systémique ce second courant est amené à constater que les interactions entre les membres de la famille sont à la fois comportementales et fantasmatiques. Ce « conjointement » constitue le principe mis en œuvre. « Dans la psychose, la gangue généalogique est mise en démonstration par des allégories qui ont pris la place des valeurs symboliques. Le travail qui doit alors être fait permet peut-être aux systémiciens d’élucider le modèle familial et d’y injecter paradoxes et contre-paradoxes. Le psychanalyste peut mobiliser la communication et favoriser la transaction pour élargir l’espace interactif intrafamilial et interpersonnel, permettant ainsi une relative liberté dans l’espace interactif intrapsychique du patient » (S. Lebovici, 1981).

Nous limiterons arbitrairement aux auteurs cités les hypothèses théoriques concernant les états psychotiques. Nous aurions pu citer aussi les travaux phénoménologiques et en particulier Binswanger ou les travaux psychanalytiques de Lacan et de son école. Toutefois il conviendrait alors de reprendre la totalité de leur élaboration théorique car la psychose y occupe toujours une place importante. Il nous a paru plus utile pour le lecteur de donner un repère simple des principales théories concernant ce domaine si vaste et s’étendant bien au-delà du champ de l’adolescence.

Bien que relativement limités les troubles psychotiques à l’adolescence doivent être soigneusement reconnus et différenciés dans leurs déroulements et leurs dimensions psychopathologiques. Le processus psychologique normal de tout adolescent contient les germes d’une décompensation psychotique : la résurgence pulsionnelle, la reviviscence de certains mécanismes archaïques comme le déni ou la projection, les problèmes identificatoires et narcissiques sont autant de mouvements intrapsychiques dangereux pour l’équilibre mental du sujet. Il n’en demeure pas moins que, même lorsqu’ils surgissent, les troubles psychotiques y compris le plus organisé comme la schizophrénie conservent à cet âge de la vie une capacité de réversibilité et d’évolutivité importante.

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