11. La notion d’états limites (borderline)

L’extension du cadre des Etats Limites à l’adolescence est d’application relativement récente. Les premiers travaux portant sur la délimitation du concept ou sur l’approche thérapeutique des adolescents limites apparaissent au début des années 1970. Rapidement le nombre de ces travaux augmente surtout dans la littérature d’inspiration psychanalytique. Parmi les auteurs on peut citer les noms de J. Masterson, D. Rinsley, O. Kemberg, P. Kemberg, P. Giovacchini. M.E. Laufer, etc., cette liste n’étant à l’évidence pas exhaustive.

Parler des Etats Limites chez l’adolescent nécessite une connaissance préalable des Etats Limites de l’adulte, aussi bien dans leurs aspects historiques que cliniques, psychodynamiques, étiopathogéniques. Sans s’étendre ici à l’excès sur les caractéristiques des Etats Limites chez l’adulte qu’on trouvera décrites dans d’autres ouvrages (Marcelli D., 1981), nous rappellerons toutefois l’essentiel, pour la compréhension de ce cadre nouveau appliqué à l’adolescent.

Les Etats Limites se sont progressivement dégagés des psychoses et des névroses par deux voies différentes, mais qui se sont trouvées convergentes. La plus ancienne est d’inspiration psychiatrique : très tôt en effet les psychiatres confrontés à l’éclosion schizophrénique au début de l’âge adulte, se sont préoccupés d’un dépistage le plus précoce possible de cette maladie. Ils ont été ainsi conduits d’une part à analyser le passé des malades avérés pour dépister dans leur personnalité antérieure le filigrane de l’organisation pathologique actuelle, et d’autre part à rechercher au sein d’une population normale des signes mineurs pouvant faire craindre l’éclosion morbide ultérieure. C’est à partir de cette préoccupation à la fois amnestique et catamnestique que sont apparues les notions de schizoïdie et de schizothymie. Les travaux de Kretschmer en Allemagne, ceux de Minkowski ou de Claude en France répondent à ce souci. De glissement en glissement on

est ainsi arrivé à décrire des personnalités appartenant encore au registre du normal mais porteuses de traits psychologiques les rapprochant de malades avérés, puis des personnalités légèrement pathologiques sans toutefois présenter le tableau complet (état préschizophrénique, schizophrénie inci-piens).

L’autre voie de dégagement de ce concept est représentée par le courant psychanalytique, en particulier américain dès 1940-1945. La démarche fut ici totalement différente, la réflexion venant des déboires suscités par la cure analytique chez des patients apparemment névrotiques. En effet, les analystes se trouvèrent confrontés à une série de patients dont l’indication d’analyse était portée devant un ensemble de symptômes et de souffrances plutôt évocateur d’une névrose, mais qui se comportaient pendant la cure plutôt comme des patients psychotiques développant une psychose de transfert, caractérisée par les profondes altérations de la relation patient-thérapeute. Afin de prévenir, ou du moins de prévoir, de telles évolutions, divers analystes cherchèrent à isoler au sein des conduites initiales, ce qui pouvait en constituer les prémisses. Il importe de bien saisir ici la différence fondamentale par rapport à la position précédente : la préoccupation n’est plus celle d’un repérage sémiologique essentiellement centré sur l’existence latente ou patente d’un état schizophrénique, mais de repérer, aussitôt que possible, des distorsions dans la dynamique d’une relation devant faire craindre l’établissement d’un lien particulier entre patient et thérapeute. Ces deux courants d’essence fondamentalement différente se sont toutefois accordés sur l’appellation prévalente de « Borderline » dans les pays anglosaxons, d’ « Etats Limites » en France.

En ce qui concerne la clinique des Etats Limites nous ne ferons que citer : 1) l’importance de l’angoisse ; 2) l’existence de multiples symptômes névrotiques protéiformes au sein d’une sexualité en général peu satisfaisante pour le sujet ; 3) l’importance de la symptomatologie dépressive ; 4) la facilité au passage à l’acte d’où la fréquence des tentatives de suicide et des actes délictueux ; 5) l’établissement facile d’une relation de dépendance aux drogues diverses, à l’alcool ; 6) la possibilité d’épisode de décompensation transitoire mais rapidement régressif (épisode confusionnel transitoire, trouble du comportement impulsif).

Cet ensemble symptomatique plutôt vague et extensible il faut bien le reconnaître, trouve son unicité dans le fonctionnement mental des sujets. Tous les auteurs s’accordent à reconnaître la prévalence des mécanismes mentaux dits archaïques où domine le clivage. Les autres mécanismes cités sont principalement l’identification projective, l’idéalisation, le déni. Ces mécanismes ont comme résultat d’affaiblir le moi lui retirant une partie de son potentiel d’adaptation (Kemberg). Les relations d’objets du patient « limite » sont dominées par l’anaclitisme de cette relation (Bergeret) ; elles se font avec les objets partiels, tantôt idéalisés, tantôt au contraire dévalorisés, avec de brusques changements de l’un à l’autre.

Les hypothèses étiologiques centrent en général leur attention sur l’impossibilité d’accéder à l’ambivalence névrotique avec l’inquiétude et la culpabilité envers l’objet que sous-tend cette accession.

Le clivage est compris comme un mécanisme actif pour lutter contre cette souffrance dépressive, pour éviter l’inquiétude et pour ne pas avoir à faire face aux nécessités de la réparation. Il maintient activement séparés bons et mauvais objets. Mais la persistance de ce clivage provoque les déviances déjà citées dans l’organisation psychodynamique du sujet (affaiblissement du moi, archaïsme du surmoi, conflits prégénitaux…).

Soulignons donc que, concernant les Etats Limites de l’adulte : 1) le modèle de compréhension est avant tout psychanalytique ; 2) l’étiopathogénie trouve son explication dans une hypothèse ontogénétique liée au mouvement de la psychanalyse génétique. En effet la majorité des auteurs travaillant sur ce sujet partagent un intérêt et des recherches sur le développement de l’enfant, compris le plus souvent à la lumière des travaux de M. Malher ; 3) la spécificité ne réside pas dans le tableau clinique, mais dans l’organisation conflictuelle, économique et dynamique sous-jacente : seul un abord psychanalytique peut donner la clé d’une telle compréhension.

A. – Points communs entre le processus de l’adolescence et les états limites

L’extension de ce nouveau cadre ainsi défini à la pathologie de l’adolescent repose sur plusieurs raisons, les unes communes, les autres spécifiques. Parmi les raisons communes, il y a l’évolution habituelle de tous les cadres nasographiques nouveaux, qu’ils soient sémiologiques, psychopathologiques, étiologiques. Chaque fois qu’une « maladie » a été isolée et décrite chez l’adulte, les psychiatres d’adultes, puis les psychiatres d’enfants, recherchaient si ce cadre nouveau se retrouvait aux autres âges, en particulier à l’enfance. Les exemples de la psychose maniaco-dépressive et de la dépression sont probants. Après avoir isolé les Etats Limites chez l’adulte, il était naturel qu’on se pose la question de leurs existences, et si oui, de leurs aspects cliniques et psychopathologiques d’une part dans l’enfance et d’autre part à l’adolescence.

Mais par delà ce mouvement général une série de motifs plus spécifiques pousse à décrire les Etats Limites chez l’adolescent.

1° Cliniquement, les adultes « limites » sont parfois décrits comme des « adolescents attardés » ; en outre certaines conduites symptomatiques ne sont pas sans présenter d’étroites similitudes avec les principaux axes symptomatiques propres à l’adolescence. Citons à titre d’exemple la fréquence de l’angoisse, l’importance de la dépression, la prévalence du passage à l’acte, la fréquence des tentatives de suicide et des conduites toxicomaniaques… À l’extrême, la clinique des Etats Limites de l’adulte en vient à être décrite à partir des signes cliniques observés chez les adolescents ; ainsi P. Kemberg déclare « l’adulte « limite » ne diffère pas fondamentalement de l’adolescent, sauf dans l’accumulation de complications secondaires dues au cours de la vie (mariage, enfant, vicissitudes professionnelles) ».

2“La dynamique conflictuelle sous-jacente présente aussi des points communs : 1) dans les deux cas on note l’importance des besoins pulsionnels confrontés à un moi en position de faiblesse ; 2) les mécanismes d’idéalisation, d’omnipotence bien qu’ils n’aient pas le même but, s’observent aussi bien chez les adultes « limites » que chez les adolescents en crise : 3) la crise d’identité de l’adolescent et l’état d’incertitude sur l’identité (identité diffuse d’E. Erickson) des adultes « limites » renvoient toutes les deux à un doute sur les limites de soi, à une quête identificatoire et au vaste problème du narcissisme.

3e Enfin la genèse des troubles est étroitement liée à une distorsion dans le développement précoce de l’enfant comme nous l’avons déjà dit. La phase incriminée étant la difficulté d’accession à la position dépressive (J. Steiner), à la triangulation œdipienne (J. Bergeret), à la phase de séparation-individuation (J. Masterson, D. Rinsley, P. Giovacchini, P. Kemberg). L’origine des troubles étant historiquement datée de cet âge précoce, il était logique après avoir décrit le tableau clinique des adultes, d’en rechercher la trace chez des individus plus jeunes.

B. – Symptomatologie clinique

Plus encore que pour l’adulte, le cadre sémiologique des Etats Limites chez l’adolescent est flou. Une fois encore, il faut souligner que cette pathologie se repère non pas sur le décryptage sémiologique, mais sur l’évaluation du fonctionnement psychique. Les symptômes les plus fréquemment cités soit de façon explicite, soit à travers l’analyse des cas cliniques présentés sont les suivants :

— La fréquence de 1’ « agir » sous toutes ses formes, qu’il s’agisse de « passage à l’acte » dans son sens habituel (cf. p. 77) ou de tendance à l’agir tel que l’agitation, l’instabilité. Les tentatives de suicide sont souvent relatées dans les observations.

— La fréquence des conduites marginales et/ou délinquantes : toxicomanie, appétence médicamenteuse excessive, délinquance plus ou moins organisée et répétitive, attitude marginale sur le plan social, refus scolaire.

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)

— L’existence d’inquiétude ou même d’angoisse centrée sur le corps avec des manifestations hypocondriaques, des conduites anorectiques, voire des conduites automutilatrices.

— Des difficultés sexuelles souvent dominées par leurs aspects chaotiques ou pervers.

— La fréquence de l’ennui, du désintérêt, de sentiment de vide, d’inutilité, pouvant provoquer un désintérêt pour les activités sociales ou scolaires. La dépression en tant que telle est rarement citée, mais on sait que sa symptomatologie est loin d’être évidente à l’adolescence (cf. p. 216).

— À mi-chemin entre la description clinique et l’interprétation psychopathologique, les auteurs relèvent la sensibilité de l’adolescent « limite » aux pertes, aux sentiments d’abandon. Le terme « dépression d’abandon » est même explicitement utilisé (J. Masterson) (cf. p. 221).

C. – Le contexte familial

Les auteurs reconnaissent tous l’importance des interactions familiales et l’existence de perturbations plus ou moins profondes dans ces interactions. Il faut noter que, s’agissant de la description de la famille, il est souvent difficile de faire la part entre, d’un côté ce qui relève d’une description clinique des interactions actuelles, et de l’autre les hypothèses pathogéniques concernant la reconstruction du passé des adolescents « limites » (voir § E). On note l’existence dans les antécédents parentaux de conduites pathologiques souvent similaires : tentatives de suicide, alcoolisme, dépression, épisode confusionnel ou psychotique transitoire. Le couple parental est décrit en général comme dysharmonique, l’un des parents apparaissant comme dévalorisé ou déchu. La mésentente, la séparation parentale est fréquente. Il ne semble pas que ces perturbations concernent plus le père ou la mère. Le diagnostic d’Etat Limite chez les parents est souvent posé (Masterson).

La relation entre l’adolescent « limite » et ses parents, en particulier la mère, est profondément teintée d’ambivalence : il existe fréquemment une extrême dépendance à la fois à la personne et à l’image parentale (fréquente idéalisation parentale) entrecoupée de velléité d’autonomie agressive et dévalorisante. Le fonctionnement projectif est souvent prévalent dans ces familles, tant du côté des parents que de l’adolescent (cf. p. 352).

D. – L’approche psychopathologique

Cette approche et les conclusions qui en découlent constituent le fondement même du cadre des Etats Limites. Nous reprendrons en partie la description structurelle et dynamique faite par P. Kemberg en distinguant

d’un côté les mécanismes de défense utilisés et de l’autre les conséquences de cette utilisation privilégiée dans les relations d’objets et sur le processus de développement de l’adolescent.

1° Les mécanismes de défense. – Tous les auteurs signalent la persistance des mécanismes de défense dits primitifs, au premier rang desquels le clivage. Ce maintien du clivage rend compte de certaines conduites du sujet telles que les brusques passages d’un extrême à l’autre dans l’appréciation affective d’autrui, les jugements à l’emporte-pièce sans modulation possible, l’instabilité et la labilité apparente dans les différents secteurs de la vie. Bien évidemment se trouvent ainsi pérennisées des images clivées, images de soi et d’objets totalement bonnes d’un côté, images de soi et d’objets totalement mauvaises de l’autre.

Au clivage, autant pour le maintenir que pour le renforcer, d’autres mécanismes viennent s’ajouter : 1) iidéalisation de l’objet avec lequel l’adolescent établit une relation de dépendance, de soumission ou d’inclusion grandiose ; 2) l’omnipotence qui permet au sujet de se sentir à l’abri de toutes menaces de rétorsion ; 3) le déni des affects opposés, des pensées contraires ; 4) la dévalorisation des autres, de soi, lorsque se trouve activée une séquence relationnelle, réelle ou fantasmatique, remettant en cause la perfection de l’objet idéalisé et le renversant en son contraire ; 5) enfin et surtout la projection des parties mauvaises du soi et des objets sur l’extérieur, sur certains objets qui deviennent de ce fait menaçants. Ceci justifie le renforcement du clivage et des autres mécanismes suscités aboutissant à des cercles vicieux qui renforcent en spirale l’effet du clivage, de la projection, de l’idéalisation, etc.

Le vie affective est ainsi dominée par l’irruption de sentiments violents non modulés souvent non modulables qui doivent être satisfaits dans l’instant ou à défaut expulsés immédiatement. Les affects de frayeur, de méfiance, de colère, de rage, d’impuissance sont les plus souvent ressentis.

Contrairement aux adolescents psychotiques l’épreuve de réalité (reality testing) est préservée tout en étant d’une qualité particulière à cause des mécanismes archaïques : si la réalité est perçue dans son aspect externe, ses contours géographiques, en revanche son contenu qualitatif est en général brouillé du fait de l’identification projective. Il en résulte un estompage dans les limites de soi et des autres, estompage qu’E. Erickson appelle « l’identité diffuse ».

Selon O. Kemberg la permanence de l’objet n’est pas acquise : il importe cependant de distinguer ici la permanence de l’objet au sens où l’entend l’école de psychologie génétique piagétienne (notion cognitive de la permanence matérielle de l’objet), de la permanence de l’objet libidinal au sens où l’entend l’école de psychanalyse génétique de Malher. Dans cette seconde optique cela signifie que l’image de l’objet libidinal (en particulier l’image maternelle) est intrapsychiquement disponible à tout moment, même en l’absence physique de cet objet. (Pour Malher la permanence de l’objet libidinal n’est pas acquise avant 2 ans 1/2-3 ans). À la fois cause et conséquence du clivage, la non accession à la notion de permanence de l’objet libidinal présente de nombreuses conséquences :

— une dépendance extrême à l’égard de ces objets, une incapacité à surmonter les séparations, deuils et épisodes dépressifs consécutifs ;

— une entrave aux processus de réparation (qui impliquent le souvenir de l’objet avant qu’il ne soit endommagé) ;

— une difficulté d’intérioriser des images totales modulées et modulables ;

— une difficulté au plein épanouissement des processus cognitifs : ainsi les notions du temps ou de la réversibilité restent d’accession difficile aux patients « limites ».

2° L’organisation topique est dominée par deux éléments : la faiblesse du moi, l’exigence et la sévérité du surmoi.

« La faiblesse du moi » est dénoncée par tous les auteurs anglosaxons qui se situent dans le courant théorique de 1’ « ego psychology » hartmanienne. Cette faiblesse du moi se traduit par la médiocre capacité du moi de faire face à l’angoisse, l’incapacité relative de tolérer la frustration d’où découle une difficulté à contrôler les impulsions. P. Kemberg signale toutefois que ce manque de contrôle, contrairement aux sujets adultes n’est pas toujours chez l’adolescent le témoin d’une faiblesse du moi, mais qu’il peut aussi être utilisé pour provoquer divers états affectifs que le moi cherche à éprouver. Enfin la faiblesse du moi entrave la capacité de synthèse, l’activité de liaison de ce moi.

Contrastant avec un moi faible, l’existence d’un surmoi archaïque, exigeant et tyrannique est noté (Giovacchini, O. Kemberg). Ce surmoi est directement issu des images parentales archaïques en particulier de l’image maternelle. Cet archaïsme se traduit par une sévérité excessive à l’égard d’un moi jugé défaillant, par un système de référence utilisant avant tout la loi du talion plutôt qu’un système de valeur abstrait. En terme plus trivial si l’adolescent « limite » ne présente pas de conduite délinquante, marginale ou chaotique, c’est parce qu’il a peur de la présence physique du gendarme (qui peut être sa mère ou une autre personne de la famille telle qu’une grand-mère) et non pas parce qu’il a intégré un système de valeur personnel. Ce surmoi archaïque juge en général avec sévérité et dévalorisation les instances moïques et l’image de soi d’où la nécessité pour l’individu d’un système narcissique idéalisant défensif.

Le système narcissique particulier des sujets « limites » est largement évoqué à tel point que certains auteurs ne font pas de distinction entre la pathologie dite limite et la pathologie dite narcissique (Bergeret). À l’évidence il existe ici une conjonction entre la problématique narcissique de tout adolescent et certaines caractéristiques de la pathologie limite. Le système narcissique (cf. p. 20) de l’adolescent est particulièrement fragile comme en témoignent l’importance de l’idéalité et des idéalisations, la place de l’idéal du moi, le flottement dans les niveaux de l’estime de soi (passant parfois de l’autosatisfaction béate à la dévalorisation plus ou moins complète). Chez l’adolescent « limite » ce système est renforcé à cause de l’archaïsme du surmoi et de la faiblesse du moi. Afin de protéger son narcissisme, l’adolescent aura tendance à ériger un système d’idéalisation défensif aboutissant au maximum à ce « soi grandiose » décrit par

H. Kohut. Toutefois certains auteurs (O. Kemberg) tiennent à maintenir la distinction entre la pathologie narcissique proprement dite (caractérisée par ce soi grandiose incluant le moi actuel, le surmoi et l’idéal du moi) de la pathologie limite (où l’idéal du moi reste distinct du surmoi et du moi avec de nombreux secteurs clivés). De son côté Laufer propose une distinction non pas selon un point de vue topique, mais selon un point de vue génétique et dynamique. Selon cet auteur, on pourrait considérer que la pathologie de l’adolescent « limite » résulte de la perte d’un investissement libidinal particulièrement intense de l’image du corps infantile, perte provoquée par les modifications pubertaires. En revanche, les troubles narcissiques de la personnalité chez l’adolescent proviendraient d’un défaut ou d’un manque d’investissement libidinal satisfaisant de l’image du corps infantile et d’une défense qui tente de compenser ce manque en utilisant de façon prématurée le surmoi comme source substitutive de satisfaction accompagnée d’un désir intense de se passer de l’objet manquant. Il est vrai que dans cette seconde hypothèse, certaines fonctions du surmoi et de l’idéal du moi paraissent en partie confuses.

3° Les relations d’objet des adolescents « limites » sont profondément perturbées. Ces perturbations découlent de l’organisation topique et dynamique décrite ci-dessus, aussi nous serons plus brefs : l’adolescent « limite », plus encore que tout adolescent, établit d’étroites relations de dépendance et d’anaclitisme avec un objet idéalisé, tout puissant et protecteur mais qui risque à la moindre défaillance d’être rejeté, dévalorisé. Les relations d’anaclitisme sont donc souvent chaotiques, brusquement inversées. La réciprocité dans les relations affectives est en général ignorée d’où des relations qui s’apparentent plus au parasitisme ou à l’accaparement qu’à un échange affectif. Le clivage des images d’objet et de soi aboutit à projeter sur l’environnement les qualités mauvaises et agressives d’où la dimension fréquemment persécutive et paranoïde des relations que l’adolescent « limite » peut établir. La crainte de la loi du talion alimente encore cette position paranoïde.

En un mot le système relationnel de l’adolescent « limite » le conduit à établir – des relations superficielles, ne faisant que renforcer les aspects pathologiques de son organisation mentale. Bien entendu ceci devient prévalent dans l’abord thérapeutique.

E. – Les hypothèses étiologiques ontogénétiques

Les psychanalystes qui ont décrit les Etats Limites ont très vite adopté en ce qui concerne les hypothèses étiologiques un modèle de compréhension historique faisant de cette pathologie le résultat d’une distorsion des relations précoces entre l’enfant et son environnement, surtout la mère. De nombreux auteurs utilisant des références kleïniennes, situent la genèse des Etats Limites à une étape intermédiaire entre la position dépressive et la position schizoparanoïde (J. Steiner). Concernant l’adolescent, le problème est un peu plus particulier car ceux qui ont travaillé sur ce sujet adoptent essentiellement un modèle de compréhension utilisant les recherches de M. Malher (Masterson, D. Rinsley, O. Kemberg). Pour ces auteurs la psychodynamique de l’adolescent normal correspond à un processus de développement lié à la reviviscence de ce qu’ils appellent un second processus de séparation-individuation (cf. P. Bios, p. 28). Dans cette optique il est logique de renvoyer les achoppements actuels de l’adolescent « limite » à la première phase de séparation-individuation et à ses difficultés.

Ainsi J. Masterson avance : « À la différence de l’enfant autistique ou atteint de psychose infantile, l’enfant borderline a progressé pour dépasser le stade symbiotique, mais sa séparation d’avec sa mère est, ou bien partielle, ou bien ne s’est effectuée qu’au prix de violents sentiments d’abandon contre lesquels il se défend par le clivage et le déni ». L’origine de ces difficultés réside selon l’auteur dans le fait que la mère refuse de participer aux tentatives faites par son enfant pour s’individualiser. À l’adolescence, la reviviscence de ce processus de séparation-individuation, renforce les sentiments et/ou les craintes d’abandon et « provoque un syndrome clinique qui s’exprime par le besoin de renforcer les défenses ». Ce syndrome s’observe encore plus intensément si, à cette fragilité inscrite dans l’histoire du sujet, s’ajoutent, ce que Masterson appelle des « facteurs précipitants » : une véritable séparation, une perte ou la nécessité de prendre des responsabilités individuelles.

Parmi les raisons qui conduisent la mère à refuser les tentatives d’individualisation de son enfant, P. Giovacchini cite les projections inconscientes de la mère, en particulier les projections de ses parties haineuses sur l’enfant, celui-ci étant utilisé comme un « appendice narcissique ». Selon Giovacchini la mère manque de la capacité apaisante qui constitue la toile de fond normale d’un maternage suffisamment bon. Au lieu d’introjecter cette capacité apaisante, cette expérience fondamentale d’apaisement, l’enfant associe à ce maternage un sentiment de manque d’apaisement, de rupture ou de dislocation. Par la suite lorsque l’enfant devient capable d’élaborer des introjects qui serviront à construire sa

représentation de soi, il ne disposera que des parties haineuses, des affects disloqués, rompus. L’enfant se protège alors de ces introjections menaçantes par une utilisation renforcée du clivage, de la projection.

C’est donc à partir d’une phase assez précoce du développement que des distorsions premières interviennent. Aussi l’enfance de ces adolescents « limites » est-elle souvent décrite comme perturbée sans toutefois que des conduites symptomatiques spécifiques aient été décrites à l’exception de

D. Rinsley pour qui, les adolescents dits limites présentaient dans leur enfance une psychose symbiotique.

F. – Propositions thérapeutiques

L’approche thérapeutique de l’adolescent « limite » doit souvent associer plusieurs techniques, étant donné la pathologie souvent grave de ces patients, pathologie dominée par les passages à l’acte dont le résultat essentiel est le risque de provoquer des interruptions ou des impasses thérapeutiques si le cadre du traitement n’a pas été rigoureusement défini. Très brièvement les auteurs s’accordent à reconnaître la nécessité fréquente d’une double approche :

— une psychothérapie d’inspiration analytique ;

— une série de mesures dites institutionnelles de type hospitalisation, foyer, hôpital de jour, quand la pathologie du patient, la nature des interactions familiales nécessitent un cadre mieux limité, cadre dont un des rôles essentiels est de permettre la poursuite dans de bonnes conditions de la psychothérapie.

1“La psychothérapie selon Kemberg ne doit pas être une simple psychothérapie de soutien, mais une psychothérapie d’inspiration analytique en face à face comme il l’a proposée pour les patients adultes, centrée sur l’interprétation dans T ici et maintenant des perturbations intrapsychiques et interpersonnelles telles qu’elles apparaissent dans le transfert. Ce n’est qu’après avoir clarifié ces défenses, en particulier après avoir interprété le transfert négatif que des reconstructions génétiques à partir du passé du patient pourront être proposées.

Dans le cas des adolescents « limites » et de façon plus spécifique, certaines défenses sont mises en avant. Kemberg signale ainsi la tendance de l’adolescent « limite » à utiliser la différence des générations entre lui-même et le thérapeute adulte, comme un écran : ainsi le patient peut estimer que le thérapeute pense, se conduit ou le traite exactement comme le font ses parents, point de vue qui est moins une reconnaissance d’un mouvement transférentiel qu’une tentative d’éviter d’en prendre conscience en englobant tous les adultes dans des portraits stéréotypés simplistes.

Le second niveau de défense essentiel à interpréter est le système d’identification projective qui par exemple se traduit en clinique par la tendance de l’adolescent à traiter le thérapeute de la même manière désobligeante, dévalorisante, impuissante que le font ses parents, lui-même se considérant à l’aune de ses images parentales comme triomphant, grandiose et sadique. Ces moments particuliers où se trouve activée une ancienne relation d’objet partiel, doivent être interprétés d’abord dans l’interaction entre patient-thérapeute, puis secondairement reliés à l’interaction patient-famille.

2° Les hospitalisations et autres thérapies institutionnelles peuvent être ponctuellement nécessaires pour protéger et maintenir la poursuite de la psychothérapie. Hospitalisation plus ou moins brève, hôpital de jour, séparation de la famille avec installation dans un foyer, etc. Toutes ces mesures seront prises de préférence par un second thérapeute ou par une équipe distincte du psychothérapeute. En cas d’hospitalisation Masterson et Rinsley repèrent trois temps essentiels dans l’approche thérapeutique institutionnelle, dont la compréhension et l’analyse sont utiles au patient y compris dans la dynamique de la psychothérapie individuelle : 1) une période d’évaluation où cliniquement domine la manœuvre de mise en acte de la part du patient ; 2) une période de « perlaboration » où s’amorce un mouvement dépressif ; 3) une période de séparation correspondant à la sortie prévue de l’institution dominée par la recrudescence de l’anxiété à cause de cette prochaine séparation.

L’hospitalisation ne doit toutefois être réservée qu’aux patients les plus perturbés, ou ceux chez lesquels les interactions avec l’entourage renforcent constamment les conduites les plus pathologiques.

G. – Conclusion

Le cadre des Etats Limites connaîtra probablement la même extension chez l’adolescent que chez l’adulte ou chez l’enfant à propos des préspychoses. Il importe donc d’en repérer clairement les références théoriques afin de pouvoir l’utiliser avec pertinence. En effet, à titre d’exemple il n’y aurait pas grand intérêt à opposer dans une discussion diagnostique l’hypothèse d’une psychopathie et celle d’un Etat Limite : il peut s’agir du même patient, simplement le point de vue théorique et le regard porté sur les conduites cliniques n’est pas le même. Dans le cas des Etats Limites le diagnostic se fait en référence à un type de fonctionnement mental ou plus précisément à un type de relation d’objet : dans un tel cadre le symptôme est une conduite, et représente le témoin, la voie finale commune d’une relation intériorisée précise dont le rapport à un type d’organisation mentale se situe à des niveaux variables. Ainsi se trouvent mis en question non seulement la corrélation symptôme-syndrome habituelle à une certaine nosographie psychiatrique, mais aussi la corrélation symptôme-structure mentale qu’on retrouve parfois dans certaines approches psychopathologiques. Cette interrogation est ici doublement pertinente d’une part en raison du continuum caractéristique de tous les processus mentaux, mais aussi en raison de la fluctuation de la psychopathologie à l’adolescence. L’intérêt des Etats Limites à l’adolescence n’est pas de « boucher un trou » entre les psychoses et les névroses (il y aura toujours des « trous » dans les classifications nosographiques portant sur les processus psychiques), mais bien de sensibiliser le clinicien en situation d’investigation à la valeur relative du symptôme, et à la nécessité de rechercher derrière chaque conduite, dans le hic et nunc de l’entretien, la signification et la fonction occupée par cette conduite dans la dynamique de la relation : il s’agit donc d’une clinique de la relation éclairée par l’apport conceptuel psychanalytique, seul système pertinent lorsqu’on évoque un Etat Limite chez un adolescent.

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