2. Crises et ruptures à l’adolescence

La référence au concept de crise est complexe et parfois même ambiguë. La crise est un concept utilisé aussi bien en sociologie, en politique, en économie, en médecine somatique, qu’en psychopathologie. D’un point de vue purement clinique nous pourrions nous limiter à la notion « transient situational disorders » préconisée par la DSM III. Ceci élude les problèmes et surtout ne permet pas une discussion psychopathologique du concept de crise. Après avoir rappelé quelques notions sur celui-ci et les liens existant entre crise à l’adolescence et crise de société, une étude des différents points de vue psychologiques et psychopathologiques sur la crise de l’adolescence constituera la plus grande partie de ce chapitre. Nous y ajouterons trois réflexions : l’une sur les liens entre crise et processus de développement, une autre sur le concept de rupture auquel nous sommes plus personnellement attachés et enfin une dernière sur la question du normal et du pathologique.

La notion de crise

Par son étymologie grecque, le mot « crise » appartient d’abord au vocabulaire juridique : il désigne le moment de la sentence. Rapidement la médecine s’empare du terme : l’histoire de la pensée médicale pourrait être partiellement retracée à partir de la diversité du sens donné au concept de crise (A. Bolzinger et coll., 1970).

Pour la médecine des humeurs, la crise est la condition et pour ainsi dire la cause de la résolution morbide (la fièvre et les phénomènes critiques viennent chasser la maladie). Par définition, la crise est salutaire. Nous ne sommes pas éloignés de la conception actuelle qui soutient qu’au cours de toute adolescence normale des phénomènes critiques doivent se manifester.

Pour la médecine des réactions pathologiques, à laquelle viendra s’emboîter avec Broussais la médecine des agents pathogènes, la crise perd sa fonction salvatrice. Les phénomènes critiques désignent le processus pathologique dans sa croissance et son acmé, sans préjuger de la guérison. Le symptôme critique n’est pas toujours un bon symptôme qu’il faut respecter. Nous sommes passés de la « crise guérison » à la « crise maladie ». À propos de l’adolescence, nous ne sortirons pas de cette dialectique du concept de crise. Pour les tenants de la conception psychogénétique du développement, dès les premiers jours de la vie jusqu’au terme de l’adolescence et même au-delà, l’individu passera de crise en crise : crise du huitième mois, crise œdipienne, crise pubertaire, crise du milieu de la vie. Toute crise sera alors maturante et son absence sera pathologique : « il n’y aura pas de crise d’adolescence à proprement parler, de réorganisation spécifique vécue comme telle par le sujet à ce moment-là. Si cette absence d’aspect critique va au-delà des apparences, elle ne peut être que de mauvais augure quant au remaniement ultérieur de l’appareil psychique, et d’assez mauvais aloi quant à l’organisation qui l’aura précédé ». (E. Kestemberg, 1980). La difficulté à faire la distinction entre le concept de crise et le concept d’évolution apparaît ici clairement.

Pour les tenants d’une conception systémique, la crise n’est pas nécessairement évolutive. Elle se définit comme une perturbation temporaire des mécanismes de régulation d’un système, d’un individu ou même d’un ensemble d’individus. Cette perturbation provient de causes externes ou internes (R. Thom). Le rapport entre la notion de crise et celle du creuset pathologique ne se pose plus en terme d’alternative. Une crise peut devenir ou non le creuset du pathologique. Cette dernière définition s’applique aussi bien au champ sociologique qu’au champ psychologique.

Dans le champ psychopathologique nous proposerons la définition suivante de la crise : « la crise est un moment temporaire de déséquilibre et de substitutions rapides remettant en question l’équilibre normal ou pathologique du sujet. Son évolution est ouverte, variable ; elle dépend tout autant de facteurs internes qu’externes ».

On peut opposer la notion de crise aux notions de :

— conflit : il se définit uniquement comme la lutte entre deux positions antagonistes, mais sans limite temporelle définie ;

— stress : il évoque l’activation des mécanismes régulateurs en réponse à un stimulus pathogène ;

— catastrophe : elle ne peut empêcher d’induire l’idée d’une issue malheureuse ;

— urgence : elle introduit la notion d’une réponse immédiate.

Il est évident que dans le terme de crise, les notions précédentes sont présentes à des degrés divers. La délimitation du concept de crise et la définition que nous en avons donnée expliquent aisément son utilisation pour la période de l’adolescence.

I. – Crise à l’adolescence et crise de la société

Qui est en crise : les adolescents ou la société ? Telle est la question qui résume les liens existant entre crise d’adolescence et crise de la société (B. Brusset, 1975).

La crise traversée par les adolescents serait liée à un changement historique, à une nouvelle culture, à de nouvelles pratiques sociales, à une modification des rôles parentaux. Cette hypothèse s’appuie sur des constatations générales telles que : « les parents se résignent à voir leurs enfants devenir des inconnus pour un monde inconnu », ou encore la notion de crise des valeurs, crise du monde occidental, etc.

La crise de la civilisation, idée retenue par de nombreux sociologues contemporains, donne lieu à des élaborations qui imputent les difficultés des adolescents, leurs manifestations critiques au fait que la société est malade. Mais l’esprit trop général de cette analyse lui fait perdre toute valeur explicative. Comme le souligne J. de Ajuriaguerra, « si crise il y a, elle n’est pas nécessairement équivalente suivant les structures sociales, ni tout à fait identique dans une même structure » (J. de Ajuriaguerra, 1970).

Selon B. Brusset, on peut décrire une convergence remarquable entre l’état de la civilisation postérieure à la phase d’industrialisation et celui de l’adolescence postérieure à l’enfance : détrônement de la raison, perte des illusions, remise en question du recours aux parents idéalisés (Surnaturel, Valeurs Idéales, Dieu, l’Homme, l’Histoire, etc.). En d’autres termes notre société serait en période d’adolescence. On explique ainsi les analogies établies entre le thème de l’adolescence et celui de la mutation sociale : la notion de crise représente l’une de ces analogies.

L’idée à retenir de ce rapprochement est l’association entre la notion de crise d’un côté et les facteurs de croissance de la société et de l’individu de l’autre.

En fait, B. Brusset ne s’interroge pas sur la validité de ce rapprochement, mais avance l’idée que « la représentation de l’adolescence et sa valorisation actuelle ou du moins de certains de ses aspects, ont pour fonction de donner une image rassurante des changements dans la société en en faisant un changement de la société (c’est-à-dire une crise d’adolescence de la civilisation), pour maintenir l’espoir utopique (?) d’un progrès historique vers plus de perfection, de cohérence, de sérénité et d’équilibre ».

II. – Crises à l’adolescence et crise de développement

En psychopathologie, le danger du concept de crise d’adolescence nous paraît résider surtout dans la confusion existant entre les modèles de compréhension souvent différents, voire divergents, auxquels se réfère chaque description. Afin de tenter une clarification nous regrouperons les différents auteurs ayant abordé le concept de crise d’adolescence selon quatre grands modèles de compréhension :

— un modèle de compréhension où domine l’apport de la psychologie de l’enfant mais profondément imprégné d’un système d’éthique philosophique : M. Debesse (1936) décrit la « crise d’originalité juvénile » ;

— Pierre Mâle parle de la « crise juvénile » à l’adolescence avec la volonté d’apporter une description clinique cohérente appuyée sur une compréhension analytique destinée à l’action psychothérapique ;

— le psychanalyste américain Erik H. Erikson, en insistant sur la quête de l’identité de la jeunesse contemporaine, ouvre la voie à une compréhension psychosociale de la crise d’adolescence destinée aux équipes pluridisciplinaires ;

— enfin, de nombreux psychanalystes utilisent le terme de crise d’adolescence dans ses modalités dynamiques et évolutives.

Tous ces auteurs assimilent évidemment cette crise à une phase particulière du développement de la personnalité.

A. – La crise d’originalité juvénile

Inspiré par les travaux antérieurs de Stanley Hall (Stanley Hall, 1935) et de Mendousse (P. Mendousse, 1909), le pédagogue et psychologue M. Debesse décrit la crise d’originalité juvénile (M. Debesse, 1936). Ses fonctions de professeur à l’Ecole Normale lui fournissent des observations auprès de ses jeunes élèves, futurs enseignants. Une enquête menée dans d’autres établissements scolaires équivalents recoupe, selon l’auteur, ses observations personnelles.

1° Le désir d’originalité. – Le désir d’originalité de l’adolescence se retrouve dans de nombreuses œuvres littéraires. Il est le fait d’observations quotidiennes de la part des éducateurs, des parents, et des adolescents eux-mêmes. Une horreur de la banalité, une propension à faire de soi quelqu’un d’exceptionnel, d’unique, le caractérise. Il s’agit non seulement d’un jugement porté par l’adulte sur des gestes ou des actes inattendus et inhabituels de l’adolescent, mais aussi du sentiment qu’a le sujet lui-même de sa propre singularité. Ce désir d’originalité, sous sa forme caractéristique, est contemporain de la puberté. Il débute aux environs de 14 ans pour la fille et 15 ans pour le garçon. Certes l’enfant peut manifester un tel désir, mais sans en prendre suffisamment conscience ou sans qu’il soit assez intense pour attirer l’attention de l’adulte. Il constitue un des premiers éléments de la « puberté mentale » qui accompagne les transformations d’ordre physiologique.

2° La crise d’originalité. – La crise d’originalité désigne la forme la plus visible et la plus complète du désir d’originalité. Cette crise d’originalité n’est pas permanente, elle présente des fluctuations. Son début est très souvent rattaché à un événement tel que l’éloignement, la mort d’un être aimé, un brusque changement dans l’existence, un chagrin d’amour, une ambition déçue, etc. À l’occasion d’une déception plus ou moins douloureuse, cette crise éclate soudainement et avec violence. Elle présente deux faces : une face individuelle, une face sociale :

a J La face individuelle se caractérise par l’affirmation de soi avec exaltation, une contemplation et une découverte du moi comparable, pour M. Debesse, à la découverte du corps chez le bébé. Elle peut se traduire par un goût de la solitude, du secret, par des excentricités vestimentaires, comportementales, langagières ou épistolaires. La pensée est avide d’inédit et de singulier. La passion de réformer, de moraliser ou de bouleverser le monde est intense. Plusieurs degrés se retrouvent, allant du simple désir d’originalité à la certitude d’être original en passant par la croyance d’être original.

b) La face sociale se manifeste par la révolte juvénile : révolte à l’égard des adultes, des systèmes de valeurs et des idées reçues. Les adolescents adressent deux griefs principaux à l’égard des adultes : leur manque de compréhension et le fait qu’ils attentent à leur indépendance. En fait il s’agit d’une révolte vis-à-vis de tout ce qui peut gêner cette affirmation de soi.

M. Debesse décrit trois phases :

1) Une première phase, de 14 à 16 ans, caractérisée par le besoin d’étonner.

2) Une seconde phase, de 16 à 17 ans, au cours de laquelle l’affirmation de soi est intense.

3) Enfin, une phase de dénouement à partir de 18 ans durant laquelle le sujet se détend. Il peut prendre du recul, porter un jugement plus nuancé sur lui-même. Il commence à parler de lui volontiers à des personnes étrangères, il ne répugne plus à se comparer aux autres, et par là même cesse de se considérer comme un tout mystérieux et sacré. Il s’apprécie avec une certaine tranquillité.

Cette crise d’originalité est commune aux deux sexes, mais peut évidemment prendre des formes d’expression différentes selon le sexe. De même si elle est fréquente, elle n’est pas absolument générale.

D’un point de vue structurel, « l’attention au corps, l’attention au milieu et l’attention à la pensée », sont trois séries de causes déterminant un travail mental qui est l’élément structural de la crise. Ce travail aboutit à l’affirmation consciente du moi. Cette crise d’originalité juvénile favorise pour M. Debesse la construction de la personnalité juvénile. Elle représente un potentiel constructif : elle doit être distinguée des différents processus psychopathologiques propres à l’adolescent, même si on y retrouve parfois certains des éléments précédents. Selon cet auteur, la crise d’originalité ne varie pas selon les époques ou les cultures car elle a pour origine la prise de conscience du moi, par l’intermédiaire du développement de la vie intérieure, du sentiment du différent et de l’unique. En revanche, une époque ou une culture peut favoriser ou entraver le développement de cette originalité. De même la révolte, versant social de cette crise, n’aura pas la même allure ni le même retentissement si elle se développe dans un milieu informé de son existence et de ses particularités ou dans un milieu qui en est ignorant.

La reconnaissance de la crise d’originalité juvénile permet ainsi de comprendre et de respecter les modes et les idéaux des adolescents, de prendre ces derniers au sérieux et de proposer ce que M. Debesse appelle une pédagogie de la crise : pédagogie d’accompagnement adaptée à chaque sujet, pédagogie qui évite certaines erreurs liées à l’ignorance du déroulement de cette crise.

Evidemment, la description de cette crise d’originalité proposée par M. Debesse soulève un certain nombre de critiques : problème de l’échantillon, problème de l’origine sociale et intellectuelle des sujets examinés : M. Debesse reconnaît ce biais en déclarant que cette crise survient plus spécifiquement chez les adolescents qui manifestent une richesse de la vie intérieure ou de la vie sentimentale, une certaine excitabilité spontanée et un développement intellectuel souvent brusque (cf. p. 30).

B. – La crise juvénile

(P. Mâle)

À partir de son expérience de psychothérapeute, P. Mâle décrit un tableau spécifique : la crise juvénile (P. Mâle, 1964). L’objectif pour cet auteur est de mieux cerner le champ de la psychothérapie, ses indications, ses modalités techniques. Pour cela, sans nier les difficultés inhérentes à une telle démarche, l’intérêt porte sur la reconnaissance des forces, les mouvements d’intérêts, les conflits et les manifestations que présentent les adolescents. Dans un second temps l’auteur les regroupe par tableaux différenciés : ainsi la crise juvénile sévère sera distinguée des aspects névrotiques et psychotiques parfois redoutables pour l’avenir.

P. Mâle considère la crise juvénile simple comme une phase extrêmement féconde caractérisée par un remaniement spontané de l’individu, par une véritable mutation. Cette phase adaptative connaîtra souvent une évolution difficile, longue et perturbée, mais fera émerger le sujet du monde protégé de l’enfance. L’auteur distingue la crise pubertaire et la crise juvénile proprement dite.

1° La crise pubertaire. – La phase pubertaire marque le début de la crise juvénile. De trame inégale, elle apparaît dans les deux sexes, débutant vers 10-11 ans et se terminant vers 15-16 ans. Chez la fille l’apparition des règles signale apparemment un début franc ; chez le garçon le début est plus difficile à préciser. Mais l’inégalité dans les dates d’apparition de la puberté pose aussi un problème à dimensions socio-culturelles.

Deux points essentiels caractérisent cette crise :

— le doute sur l’authenticité de soi et de son corps. L’adolescent hésite à assumer son corps au point d’avoir constamment un doute et un besoin de réassurance. La crainte d’être observé, les longues stations devant le miroir en sont les expressions les plus manifestes ;

— l’entrée en jeu de la tension génitale ou de la masturbation. Les premières « pollutions », l’évolution vers la sexualité adulte sont difficiles à assumer, source de culpabilité. Les premières expériences auto-érotiques ou les premières relations sexuelles suscitent parfois des inhibitions considérables.

P. Mâle rappelle les travaux d’Anna Freud pour qui l’ascétisme et l’intellectualisation représentent des défenses parfois rigides contre le danger rue représente l’intrusion génitale à l’adolescence (cf. p. 19).

2° Les dysharmonies de l’évolution pubertaire. – De la crise pubertaire simple telle qu’elle vient d’être décrite, doivent être distinguées les dysharmonies d’évolution pubertaire : une première dysharmonie est marquée par l’écart entre un corps encore infantile et des moyens d’expressions génitales presque matures. En second lieu, la dysharmonie paraît provenir du contraste entre une activité pulsionnelle commandée par la génitalité et de l’autre côté des mécanismes psychiques de défense encore pris dans les structures infantiles. Il y a là un véritable asynchronisme. Il s’agit d’adolescents pour lesquels le développement somato-endocrinien est soit très précoce, soit retardé. Pour ceux-là les aspects psychologiques caractérisant le processus de l’adolescence apparaissent de façon décalée par rapport au développement physiologique qui est donc soit en retard, soit en avance. La violence de l’instinct se manifestera par ce que P. Mâle appelle les « pulsions latérales », c’est-à-dire des activités agressives, compensatrices de la sexualité bloquée : simple attitude caractérielle ou parfois prenant l’aspect de fugue ou de délinquance. La sphère cognitive peut être elle-même envahie par ce mouvement de dénégation ou de refus sexuel, ce qui est source de troubles scolaires survenant en particulier entre 12 et 14 ans.

5 » La crise juvénile proprement dite. – Elle suit la période de crise pubertaire. Sa durée est très variable, pouvant aller jusqu’à 25 ans et plus. Elle s’exprime par une série d’attitudes et de comportements, mais aussi par la survenue possible de troubles variés. La problématique corporelle est souvent cachée par l’adolescent en même temps qu’il est en proie à une exaltation ou une annulation paradoxale de sa vie amoureuse ou passionnelle. Les caractéristiques suivantes semblent plus spécifiques et d’apparition généralement rapide : l’extension des intérêts, l’émancipation de la pensée, le goût de l’abstraction et de la rationalisation, l’originalité ou la bizarrerie, des attitudes d’isolement, une opposition souvent bruyante au milieu familial. Nous retrouvons ici les principaux traits de la crise d’originalité juvénile. Mais, pour P. Mâle, il s’y associe une série de troubles caractéristiques : refus scolaire malgré une intelligence normale, échec systématique des examens, alternance de comportements agressifs et masochiques, difficultés d’exprimer quoi que ce soit des aspects conflictuels et « critiques ».

Cette nouvelle individualisation est vécue sous la double contrainte des tendances infantiles persistantes et des tendances adultes débutantes. P. Mâle distingue les crises juvéniles simples des crises sévères aux confins des névroses et de la morosité.

a) Les crises juvéniles simples. – Dans les crises juvéniles simples, l’acceptation de l’image de soi est assez facile, les réactions de l’adolescent sont liées à des motivations vivantes et chargées d’angoisse. En consultation, le médecin ou le psychologue apparait réel, solide dans l’esprit de l’adolescent. Enfin, si les attitudes d’échec sont observables, elles sont réversibles et l’intelligence reste disponible.

b) Les crises juvéniles sévères. – Au contraire, dans les crises juvéniles sévères, l’acceptation de l’image de soi est difficile. Les réactions de l’adolescent apparaissent liées à des attitudes anciennes, prenant la forme de véritable automatisme. En consultation, le praticien semble flottant, incertain, décevant aux yeux de l’adolescent. Aux confins ou inclus dans ces crises sévères, trois tableaux caractéristiques sont décrits :

— la névrose d’inhibition, avec des inhibitions multiples, une difficulté à s’exprimer, une crainte de la personne du sexe opposé, une inhibition intellectuelle et sociale avec souvent des traits phobo-obsessionnels ;

— la névrose d’échec avec des comportements et des conduites qui se retournent contre l’individu : échec scolaire, échec sentimental, acting, expression brutale d’interdits surgissant de l’inconscient, refusant le succès que semble souhaiter le conscient. La pensée devient perturbée, labile, instable, investie par des problèmes névrotiques ;

— la morosité, qui n’est ni la dépression ni la psychose, mais un état proche de l’ennui infantile ; « je ne sais pas quoi faire, à quoi m’intéresser, à quoi jouer, etc. ». C’est un état qui manifeste un refus d’investir le monde, les objets, les êtres plutôt qu’une perturbation thymique véritable. L’important est que « cet état morose paraît la cause prépondérante et dominante du passage à l’acte sous trois formes principales : fugue ou délinquance, drogue, suicide ».

Evidemment, un nombre important de réactions de ce type ne relève pas de cette morosité, mais de l’incapacité de supporter le recommencement de la vie quotidienne. Le besoin insatiable de changement, de nouveautés, de prise de distance vis-à-vis de l’enclos familial, caractéristiques de ce cadre, favorisent ici le passage à l’acte. L’expression pulsionnelle par les réalisations érotiques ou par les fantasmes, ne peut être ni vécue directement, ni sublimée. Si la vie se déroule, elle est vécue sans discrimination, en expériences successives, n’attachant d’importance ni à l’objet, ni à la fonction. Au cours de cette crise morose, l’adolescent ne se représente pas le temps. Selon P. Mâle, tout ceci est compatible avec un très bon niveau intellectuel, avec une bonne verbalisation qui constituent une sorte d’écran trompeur pour le clinicien s’il n’approfondit pas ces problèmes.

Ces crises sévères doivent cependant être distinguées :

1) du déséquilibre psychique où l’adolescent perturbé donne l’impression d’être comme enfermé dans son comportement ;

2) des aspects dissociatifs où l’image de soi n’est plus acceptée du tout, et où, en plus, on observe parfois une division de la personnalité avec des bizarreries sortant du cadre de la simple originalité.

Pour l’abord psychothérapique de la crise juvénile, le psychothérapeute accepte une série d’attitudes faites de réassurance, de synthèse, d’anticipation, de compréhension directe, en un mot propose « une expérience émotionnelle correctrice ». Le psychothérapeute doit toujours laisser disponibles plusieurs possibilités identificatoires afin de s’appuyer sur la force nouvelle que représente l’autonomie croissante portée par la crise pour dégager le sujet de ses positions régressives et infantiles. Ces attitudes thérapeutiques vont permettre aux formes sévères de la crise de voir leur potentiel destructeur s’atténuer, évitant ainsi à l’adolescent de basculer dans les tableaux psychopathologiques fixés, telle qu’une dépression, un déséquilibre, ou une psychose débutante. Evidemment, l’attitude du milieu familial à l’égard de ces différentes formes de crise et de leurs composantes, détermine pour une part non négligeable son déroulement.

C. – Identité, jeunesse et crise

(E.H. Erikson)

Bien que psychanalyste, Erik H. Erikson appréhende la crise de l’adolescence sous son aspect psychosocial. L’originalité de son approche réside surtout dans l’intérêt qu’il porte au concept d’identité. « Identité et Crise d’identité » sont devenues dans l’usage courant et même scientifique des termes qui circonscrivent tantôt des éléments très généraux (exemple : la Crise de l’Identité de l’Afrique), tantôt des repères très spécifiques à une discipline (exemple : l’Identité du Phonème). Il importe de cerner le concept d’identité et celui de Crise d’identité au niveau clinique. Comme il est habituel dans l’histoire de la psychanalyse, E.H. Erikson n’a proposé une description et une compréhension de la crise normative à l’adolescence, puis au début de l’âge adulte, qu’après avoir repéré son équivalent pathologique : la confusion d’identité, ou la perte de l’identité du moi (E.H. Erikson, 1968).

1° La confusion d’identité. – Sous ce terme, E.H. Erikson décrit divers troubles observés chez des jeunes « incapables d’embrasser les carrières offertes par leur société et de créer ou de maintenir pour eux-mêmes un moratoire spécifique et personnel ». Les signes d’une confusion d’identité aiguë apparaissent au moment où l’adolescent se trouve confronté à une série d’expériences qui exigent un choix et un engagement : choix d’une personne avec laquelle partager intimité physique et affective, choix professionnel décisif, engagement dans une compétition énergique, choix d’une définition psychosociale de soi-même. Selon l’enfance de l’individu, la tension ainsi créée est source ou non de troubles en raison du mouvement régressif de la crise, et selon l’histoire de la culture dans laquelle il vit (par exemple : une civilisation qui fournit aux jeunes une perspective temporelle convaincante et compatible avec une image d’un monde cohérent atténue notablement cette tension). La première caractéristique en est l’incapacité à s’engager de façon authentique avec d’autres, à établir une intimité plaisante, qu’il s’agisse d’amitié, de flirt et d’amour, à investir la compétition. L’adolescent recherche alors cette intimité avec les partenaires les plus invraisemblables ou s’isole totalement. Son sentiment de continuité, d’identité intérieure se désintègre et s’accompagne d’un sentiment de honte universelle, d’une incapacité à éprouver une sensation d’accomplissement à travers une activité.

Une autre attitude est le désintérêt pour le temps comme dimension de la vie. Le sujet peut à la fois se sentir très jeune et vieux au-delà de toute possibilité de rajeunissement. À ce désintérêt s’associe parfois un véritable désir de mourir ou une aspiration du moi à se laisser mourir, allant jusqu’à des gestes suicidaires. Une incapacité à se concentrer sur diverses tâches, une désorganisation du sens du travail s’observent aussi.

Enfin, ce tableau se complète par le choix d’une « identité négative », c’est-à-dire « une identité perversement établie sur toutes les identifications et les rôles qui, aux stades critiques antérieurs du développement, avaient été présentés comme indésirables ou dangereux ». Cette identité négative s’exprime souvent par une hostilité méprisante et prétentieuse à l’égard des rôles que la famille et l’entourage recommandent. Elle représente naturellement une tentative désespérée pour maîtriser une situation dans laquelle les sentiments disponibles d’identité positive s’annulent les uns les autres.

Un état de désespoir, des épisodes de délinquance ou des manifestations frôlant la psychose, peuvent constituer des conduites symptomatiques de cette confusion d’identité. Devant ces manifestations symptomatiques l’intérêt de reconnaître un tableau de confusion d’identité, est de ne pas leur attribuer la même fatale signification que celle qu’elles pourraient avoir à d’autres âges de la vie ou dans un autre contexte.

2° La crise d’identité. – La confusion d’identité ne représente en fait que l’aliénation, l’aggravation pathologique, la prolongation exagérée d’une crise qui appartient à ce stade particulier du développement individuel que sont l’adolescence et le début de l’âge adulte. E.H. Erikson appelle cette période la crise d’identité.

Pour Erikson, celle-ci est inévitable à une période de la vie où les proportions corporelles changent radicalement, où la puberté génitale submerge le corps et l’imagination avec toutes sortes d’impulsions, où l’intimité avec l’autre sexe approche et est, à l’occasion, imposée de force au jeune individu, et où l’avenir immédiat confronte l’adolescent avec nombre de possibilités et de choix conflictuels. Cette crise d’identité est liée à la quête d’un sentiment nouveau de continuité et d’unité vécue qui doit inclure désormais la maturité sexuelle. Mais cette « identité finale » ne peut s’installer qu’après s’être une fois encore confrontée aux multiples crises de développement des premières années. Cependant, le contexte est différent de celui de l’enfance. C’est la société qui donne ses limites et ses exigences, et non plus la famille. Nous retrouvons ici le souci d’approche interdisciplinaire du phénomène cher à Erikson.

Les manifestations de cette crise d’identité à l’adolescence vont donc dépendre du déroulement des crises d’identité antérieures :

— si le tout premier stade du développement a légué à la crise d’identité un important besoin de confiance en soi et dans les autres, l’adolescent redoutera un engagement à la légère ou fera preuve d’une méfiance excessive. Il recherchera avec ferveur des hommes et des idées auxquels il puisse accorder sa foi ;

— si le second stade caractérisé par le combat pour l’autonomie a été prévalent, l’adolescent sera effrayé par toute contrainte : cela le conduira au comportement paradoxal de faire n’importe quoi, à la seule condition que ce soit de son libre choix ;

— l’héritage de l’âge ludique dominé par l’imagination illimitée quant à ce que l’on pourrait devenir, fournira un champ d’action imaginaire, sinon illusoire à bon nombre d’adolescents. Ils supporteront très difficilement toute limitation à l’éventail imaginaire de leurs propres images de soi, et feront preuve d’ambitions démesurées, parfois fortement culpabilisées ;

— enfin l’âge scolaire (à partir de 6 ans) amène l’enfant au désir de faire fonctionner quelque chose et de le faire fonctionner comme il faut. Les adolescents très concernés par cet âge, chercheront leurs satisfactions et leurs identités dans une activité ou une profession où toutes les questions matérielles de statut, de rémunération passeront au second plan par rapport à la valeur de cette activité ou de cette profession.

Cette crise d’identité, sous ses différentes formes, débouchera sur la formation d’une identité variable selon les individus, mais dont la caractéristique générale sera pour Erikson la capacité d’une prise de distance, c’est-à-dire la délimitation d’un territoire d’intimité propre, mais aussi de solidarité avec autrui. Au cours de cette crise : « l’identité doit être recherchée. L’identité n’est pas donnée à l’individu par la société, ni n’apparaît comme un phénomène de maturation, comme les poils pubiens. Elle doit être acquise à travers des efforts individuels intenses. C’est une tâche d’autant plus difficile qu’au moment de l’adolescence, le passé est en train de s’effacer avec la perte de l’ancrage dans la famille et la tradition, le présent se caractérisera par les changements sociaux, et l’avenir est devenu moins prévisible ».

Avec la crise d’identité et la confusion d’identité, Erikson introduit des concepts et des repères parfois difficiles à cerner. Pour le comprendre il est nécessaire de resituer son objectif : la réflexion d’une équipe interdisciplinaire sur l’évaluation d’un problème social par une approche qui repose sur une méthodologie clinique et psychanalytique.

D. – La crise de l’adolescence :

Approche psychanalytique

Un certain nombre d’analystes ont proposé une réflexion à travers un modèle surtout dynamique et économique sur le concept de crise d’adolescence. Qu’il s’agisse d’Anna Freud, de Moses Laufer, d’Evelyne

Kestemberg, ou de bien d’autres, l’idée centrale est que la crise d’adolescence renvoie à ce que H. Nagera appelle un « conflit de développement » (cf. Abrégé de Psychopathologie de l’enfant, p. 365). Ce conflit de développement est éprouvé par tous les adolescents à un degré plus ou moins grand. L’adolescence ainsi comprise est un moment de réorganisation psychique, débutant par la puberté, dominée par l’effet de celle-ci sur le psychisme, par le renforcement de la dépression sous-jacente qui court dans l’appareii psychique tout au long de l’existence, par des interrogations sur l’identité, sur la bisexualité, par une « bousculade » des identifications antérieures, et par l’idéalisation de cette « nouvelle vie » qu’imaginairement et inconsciemment l’adolescent attendait. Il s’agit d’une crise, car l’adolescent, en pleine réorganisation, vit des changements, des contradictions, des conflits dont l’évolution est ouverte : ils peuvent déboucher sur une déception traînante, ou au contraire sur une conquête progressive de soi-même. Nous avons développé ces points de vue dans le chapitre consacré au modèle de compréhension de l’adolescence s’inspirant de la psychanalyse (cf. p. 14). Nous ne reprendrons donc ici cette question que brièvement.

1° La crise. – La symptomatologie peut être tout à fait diverse, faite de situations de conflits, de passages à l’acte, de conduites d’oppositions. En eux-mêmes, ces symptômes ne sont pas significatifs d’une pathologie : l’intensité des manifestations de la crise n’est pas en relation directe avec d’éventuelles perturbations. Par exemple, il n’y a pas de parallélisme entre la gravité d’un comportement quant à son pronostic vital ou social, et la gravité du processus psychopathologique sous-jacent.

A. Freud insiste tout particulièrement sur la maturation du Moi à l’adolescence et sur les mécanismes de défense dirigés contre le lien à l’objet infantile et contre les pulsions lorsque les mécanismes précédents sont défaillants dans leurs fonctions de maîtrise de l’angoisse (cf. p. 19). Combattre ses pulsions et les accepter, les éviter efficacement et en être écrasé, aimer ses parents et les haïr, se révolter contre eux et en être dépendant, sont des positions extrêmes dont les fluctuations de l’une vers l’autre seraient tout à fait anormales à un autre âge de la vie. À l’adolescence, elles ne sont que le signe de l’émergence progressive d’une « structure adulte de personnalité ».

E. Kestemberg comprend ainsi la crise d’adolescence (E. Kestemberg, 1980) : bien qu’attendue, « la puberté est toujours une surprise » pour l’adolescent. Il en ressent fugacement un moment de gloire auquel succède l’angoisse. L’avenir dépendra des possibilités d’aménagement de cette angoisse. Mais l’avenir dépendra également de la satisfaction ou de la non-satisfaction qu’apporte la puberté comme « couronnement » de cette vie nouvelle que l’adolescent a attendue au cours de la période de latence. Le déroulement normal de la crise se fait en deux étapes. La première est généralement celle de la déception, pouvant même aller jusqu’à la désillusion vis-à-vis de ce qu’imaginairement et inconsciemment l’adolescent attendait. À l’inverse, il peut vivre cette étape comme profondément éblouissante, ce qui l’entraîne au-delà de ses possibilités. La seconde étape est celle du passage de la déception à la conquête : conquête de soi, au travers d’un objet, base des assises narcissiques des adultes de demain. Ce passage se réalise quand l’adolescent n’a plus besoin de tout, tout de suite, lorsqu’il peut vivre un projet comme une potentialité future, et non comme une réalisation immédiate, quand il a retrouvé le temps d’attendre et par conséquent de fantasmer.

2° Les aspects pathologiques. – La crise pathologique s’observe lorsque « la puberté et l’adolescence auront été non seulement critiques, mais traumatiques par le fait qu’elles auront soit sidéré le Moi, soit pour le moins, l’auront suffisamment bouleversé pour qu’il ne puisse retrouver et faire usage de ses mécanismes de défenses antérieurs à cette situation nouvelle, et recourir à, et s’ancrer dans des fantasmes » (E. Kestemberg, 1980) :

— la première forme est représentée par l’absence apparente de crise à proprement parler, absence de réorganisation spécifique ;

— l’autre aspect est celui de la morosité (cf. p. 45), sorte d’hyperla-tence. Cet aspect est lié, pour E. Kestemberg, à « l’effacement » de l’idéalisation naturelle de l’adolescent. À un degré de plus, il y a un véritable déni des changements provoqués par la puberté. Tout se passe comme si rien ne s’était passé. L’anorexie mentale ou les toxicomanies en sont des expressions cliniques ;

— ailleurs le changement pubertaire est au contraire fortement proclamé. Il s’agit d’adolescents se jetant dans une forme d’activisme sexuel parfois accompagné d’une inhibition de l’activité intellectuelle ou créatrice ;

— enfin, l’adolescent peut « se disloquer » (R. Angelergues) : au travers de l’altération pubertaire il découvre sa propre altérité. Il devient étranger à lui-même et à l’objet. Il s’agit ici de l’instauration de la schizophrénie de l’adulte au moment de l’adolescence.

III. – Discussion

En raison de son utilisation extensive le concept de crise doit de nos jours être discuté. Trois questions sont habituellement soulevées :

— Doit-on introduire une distinction entre la crise et le processus de l’adolescence ?

— Au terme de crise, ne peut-on substituer celui de rupture à l’adolescence ?

— Qu’en est-il de la distinction entre le normal et le pathologique à l’adolescence ?

A. – Crise et processus de l’adolescence

On peut se poser la question de savoir si par « crise de l’adolescence » on ne décrit qu’une partie de l’adolescence, en ne retenant que les aspects bruyants, parfois aigus de certaines manifestations et en n’insistant que sur l’aspect conflictuel de ce processus ? Plusieurs auteurs répondent positivement à cette question (cf. p. 27). Ils s’appuient en cela sur plusieurs arguments :

— la difficulté de distinguer, dans la pensée de ceux qui ont décrit la crise d’adolescence, une ligne de démarcation claire entre le normal et le pathologique ;

— la relative tranquillité et donc l’absence d’éléments critiques dans beaucoup d’attitudes et de mouvements intrapsychiques chez la très grande majorité des adolescents (D. Offer) ;

— la confusion parfois rencontrée entre les événements intra-psychiques, inconscients ou préconscients et les attitudes comportementales apparentes (la description de la crise d’originalité par M. Debesse s’appuie en effet essentiellement sur des traits apparents du comportement ; inversement, les aspects critiques décelés par E. Kestemberg sont reconnus à partir d’une analyse de phénomènes intra-psychiques, pour la plupart inconscients ou préconscients).

Notre propos n’est pas ici de trancher dans cette discussion. Il semble cependant que ceux qui insistent de nos jours sur la dimension critique de l’adolescence s’appuient avant tout sur un point de vue dynamique et conflictuel, mais ceci risque de déboucher sur une attitude trop fréquente de « wait and see » dont on pourrait craindre une conséquence pratique : une attitude abstentionniste exagérée face à certaines situations dangereuses pour l’avenir psychique du sujet. Au contraire, ceux qui préfèrent décrire l’adolescence comme un processus s’appuient sur un point de vue génétique ou développemental dans le sens d’un processus de changement dans différentes lignes du développement, dans différents axes de la vie intra et inter-individuelle. Ces changements dans la continuité psychique et dans les liens entre la réalité interne et la réalité externe, peuvent être des ruptures ou non, prendre des formes critiques ou pas, mais nécessitent une évaluation soigneuse et approfondie débouchant sur des distinctions entre processus et crise, entre le normal et le pathologique et donc sur des interventions précoces et parfois intensives lorsqu’elles s’avèrent nécessaires.

B. – Crise et rupture à l’adolescence

En associant le terme de rupture à celui de crise, nous souhaitons apporter un point de vue personnel. Tout d’abord, l’association quasi automatique entre adolescence et crise nous semble trop largement répandue et ne tient aucun compte des difficultés aussi bien historiques que méthodologiques et épistémologiques rencontrées pour définir le concept de crise. D’autre part, nous sommes plus intéressés par la fonction psychologique et psychopathologique de la crise que par sa simple description clinique : ceci nous amène à introduire le concept de rupture. Selon nous, les différents types de crise ne sont que l’expression manifeste des ruptures sous-jacentes. Nous portons ainsi notre attention sur « la manière dont les composantes de la crise sont vécues, élaborées et utilisées subjectivement, c’est-à-dire essentiellement comme une rupture dans la relation inter et intrasubjective, dans le jeu des appartenances de groupes et de société » (R. Kaes et coll., 1979).

La rupture s’exprime par des états de crise, c’est-à-dire par un événement mental ou une série d’événement mentaux dont l’association, le renforcement ou la substitution de l’un par l’autre constituent des systèmes allant d’une phase instable et conflictuelle à un nouvel état de stabilité. Ces expériences de ruptures peuvent mettre en cause douloureusement :

1) Le monde interne : la continuité psychique, la continuité de soi, l’usage des mécanismes de défenses, l’organisation des identifications et des systèmes d’idéaux, le monde fantasmatique.

2) Le monde externe : le paradoxe des relations familiales, la fiabilité des liens d’appartenance à des groupes, l’efficacité du code commun à tous ceux qui, avec le sujet, participent d’une même sociabilité et d’une même culture.

D’un point de vue psychopathologique, les expériences de rupture peuvent s’analyser selon deux modalités :

1) Tout d’abord le problème de la rapidité des substitutions dans les différents domaines intra-psychiques. Cette rapidité des substitutions provoque une sorte d’amnésie du stade précédent, fait croire que l’adolescent vit toujours dans le présent, et donne cet aspect de « crise » si souvent décrit de façon différente d’un auteur à l’autre en fonction des points de vue théoriques adoptés. Cette sorte d’amnésie si particulière à l’adolescence, cet oubli si rapide du moment précédent et cette difficulté à anticiper le moment suivant, rend compte de la valeur subjective très particulière du temps à cette période de la vie. Il est logique de considérer ces crises comme des événements normaux, temporaires et non comme des troubles psychiques organisés durables. Les divers types de crise que nous avons décrits se situent dans ce registre. La « mémoire psychique » est fréquemment rompue mais non la « continuité psychique ».

2) En second lieu, le problème de la « cassure » qui surgit à travers les transformations corporelles. Cette cassure s’accompagne d’un travail psychique dont l’objectif est d’accéder à la possession de son propre corps sexué. « Au cours de l’adolescence, lorsque le corps de l’individu devient physiquement sexué, il se peut que pour lui, la seule façon de conserver sa façon d’être, soit homme, soit femme, soit une cassure du monde extérieur » (M. Laufer, 1982). Cette cassure peut provoquer un véritable « effondrement psychique » au cours duquel la personnalité est totalement submergée, incapable de fonctionner et où l’adaptation à la réalité est compromise. La continuité psychique est rompue. Une tentative de suicide, une conduite toxicomaniaque, une confusion d’identité ou l’un des états psychotiques caractéristiques de l’adolescence peuvent traduire cet effondrement qui est en soi un véritable trouble psychique selon Laufer. Il se distingue cependant des maladies mentales, comme la schizophrénie où la différence entre le dedans et le dehors n’existe plus, et où les troubles du fonctionnement psychique, telle la paradoxalité, sont déjà bien inscrits dans la vie interne et relationnelle du sujet.

C. – Le normal et le pathologique à l’adolescence

Plus qu’à tout autre âge de la vie la question du normal et du pathologique se pose avec acuité à l’adolescence : la multiplicité des conduites déviantes, leur labilité, la difficulté à saisir l’organisation structurelle sous-jacente, l’estompage du cadre nosographique habituel, le rôle non négligeable de la famille et de l’environnement social… Autant d’axes de repérage, autant d’incertitudes : les critères sur lesquels, à d’autres âges, se fondent la notion du normal ou du pathologique sont tous ici mis en échec : 1) la normalité au sens de la norme statistique inciterait à considérer comme normales des conduites manifestement déviantes à d’autres moments, au risque de leur retirer toutes significations de souffrance (ainsi en est-il de l’idée de suicide de l’adolescent) ; 2) la normalité au sens de la norme sociologique risquerait de rejeter la totalité de l’adolescence dans le champ pathologique (en fonction de la fréquence des conduites dites précisément antisociales) ; 3) la normalité opposée à la maladie aboutirait-elle à parler de « l’adolescence-maladie » ?

Pourtant, face à des conduites déviantes de l’adolescent, le psychiatre est directement interpellé par la famille ou la société. 11 est plus ou moins sommé de répondre : cet adolescent deviendra-t-il un adulte normal ou s’enfoncera-t-il dans la pathologie ? Que les conduites déviantes paraissent témoigner d’un conflit internalisé (dépression), ou d’un conflit dans le champ familial (opposition aux parents, refus scolaire), ou d’un conflit dans le champ social (conduite délinquante, toxicomanie), ne change rien à la question. L’adolescent est un adulte potentiel : c’est sur cette potientalité que le psychiatre est interrogé.

Face à cette demande pronostique, le consultant peut être tenté d’adopter deux types de stratégies psychopathologiques opposés. Il peut selon le modèle traditionnel chercher à faire coïncider les diverses conduites déviantes de l’adolescent avec des symptômes d’entité morbide, définis dans le champ psychiatrique de l’enfant ou de l’adulte. Ce mode de repérage sémiologique tend à faire de chaque conduite inhabituelle un symptôme morbide. L’expérience clinique la plus élémentaire montre que ce schéma est encore moins valide à l’adolescence qu’aux autres âges de la vie. Inversement, le consultant peut adopter une attitude hâtivement qualifiée « d’empathique » où seul le « vécu » de l’adolescent est pris en compte ; toutes les conduites risquent alors d’être ramenées à une composante banale et normale de la « crise de l’adolescence ».

Si le risque de plaquer un cadre nosographique arbitraire est alors évité, en revanche cette approche tend à annuler le sens de ces conduites (souffrance, appel) ou à utiliser une grille nosographique empirique (tel adolescent ressemble à tel autre, il a un air de…). Widlôcher a clairement posé les termes de cette alternative : « faut-il objectiver au maximum la conduite pour la réduire à un symptôme rattachable à une étiologie ? ou faut-il au contraire réduire cette conduite au sens qu’elle revêt dans la subjectivité de l’adolescent et ne s’intéresser qu’au « vécu de ce dernier » ? (D. Widlôcher, 1976).

Tous les auteurs qui se sont penchés sur l’adolescence ont eu tendance à utiliser une terminologie issue de la pathologie pour comprendre le sens de la crise habituelle de l’adolescent : la pathologie sert ainsi de modèle aux mouvements propres à cette période, ce qui estompe encore toute frontière possible entre le normal et le pathologique. Winnicot compare certains éléments du processus de l’adolescence à ce qu’on observe chez le psychotique ou surtout le délinquant. Pour A. Freud, « la puberté peut se rapprocher des poussées psychotiques du fait de l’adoption de certaines attitudes de défenses primitives… ». Pour elle à cet âge, seule une différence économique d’intensité distingue ce qui est normal de ce qui est pathologique. A. Haim parle du travail de deuil accompli pendant l’adolescence avec tous les mouvements dépressifs qui accompagnent ce travail. Ainsi, entre la dépression clinique, la crise psychotique aiguë ou les conduites psychopathiques d’un adolescent malade d’un côté, et de l’autre la problématique du deuil, les remaniements d’identité-identification ou le conflit de génération et de revendications sociales propres à la « crise de l’adolescence », y a-t-il plus qu’une continuité symptomatique : il y a pour certains auteurs une réelle similitude structurelle, similitude dont le résultat serait de nier toute ligne de partage entre la « crise de l’adolescent » nécessaire, maturative et structurante, et une éventuelle organisation pathologique fixée. Selon Widlôcher, la solution de ce paradoxe réside dans une meilleure compréhension des conduites de l’adolescent : cet auteur refuse le partage trop fréquent entre des conduites qui seraient témoins d’une pathologie (conduite-symptôme) et des conduites qui seraient l’expression d’une psychologie normale (conduite-vécu). Toute conduite doit être envisagée pour elle-même, puis replacée dans l’ensemble des conduites du sujet en appréciant l’harmonie, la fluidité de ces groupes de conduites ou au contraire la dissonance, la rigidité. Ainsi « tel symptôme très inquiétant s’inscrit dans un système de conduites fluides, tel autre dans un système rigide et parfaitement typé du point de vue psychopathologique ».

Ces « systèmes rigides » réalisent des ensembles de conduites tendant à covarier les unes avec les autres. Ils définissent ainsi un fonctionnement psychopathologique plus facilement repérable. Rappelons la phrase de S. Freud : « la pathologie isole et exagère certains rapports » (1932).

À côté de cette distinction entre système « fluide » et système « rigide », d’autres auteurs utilisent le point de vue développemental déjà évoqué (P. Bios, M. Laufer) pour essayer d’évaluer le normal et le pathologique. En fait ces deux points de vue s’associent le plus souvent : « la distinction entre les stress normaux temporaires et les troubles psychiques peut paraître malaisée si l’on ne prend en considération qu’un phénomène isolé, une conduite ou un comportement donné. Par contre, l’évaluation du fonctionnement global de la personnalité permet en général de saisir les interférences et de préciser le risque qu’elles puissent entraver la poursuite de l’évolution vers l’âge adulte ».

Deux modalités d’analyse sont ainsi dégagées : 1) d’un côté la souplesse opposée à la rigidité des conduites et la manière dont ces conduites interfèrent avec le fonctionnement global de la personnalité, c’est-à-dire les événements actuels et l’organisation mentale historiquement construite ; 2) d’un autre côté l’entrave plus ou moins importante que ces conduites représentent pour la poursuite du développement psychique, c’est-à-dire une analyse prospective sur les interactions entre ces événements actuels et le processus psychique en cours de construction. Ces deux modalités d’analyse associées apportent un éclairage dynamique à la compréhension de la psychopathologie individuelle et à la question du normal et du pathologique à l’adolescence.

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