PRÉFACE
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Pour un psychanalyste, publier un livre dit « de psychanalyse », c’est toujours aussi pour une part se publier, rendre visible un fragment de soi.
Ce livre expose le trajet d’une réflexion poursuivie pendant plusieurs années et résultant d’une expérience partagée avec mes patients. Car une psychanalyse n’est pas assimilable à une situation où une personne en « analyserait » une autre. Elle est bien plutôt l'analyse d’une relation entre deux personnes : l’analyste va vivre à sa manière, avec sa force et sa faiblesse propres, ce qu’éprouvent ses analysants, il va s’identifier tour à tour à chacun d’eux et aux êtres qui ont marqué leur vie – et cela, à travers une connaissance, toujours partielle, de lui-même. Il arrive que l’intimité de cette expérience soit plus grande, plus intense que celle que l’analyste connaît avec ses proches…
Qu’est-ce qui m’a poussée à écrire les divers textes qui composent ce livre ? Ce n’est pas dans les moments où j’ai le plus de plaisir à être analyste que s’impose le besoin d’écrire mais plutôt dans ceux où il me faut surmonter des obstacles afin de retrouver ce plaisir. La relation intime dans laquelle deux individus sont réunis pour mieux comprendre la problématique de l’un d’eux déclenche une expérience novatrice où quelque chose peut être mis en mots pour la première fois dans l’histoire du sujet, et être, pour la première fois aussi, pensé et ressenti. Or, les complexités de la relation sont telles que, dans chaque analyse, surviennent des « temps morts » où ce processus est freiné. Parfois il se trouve même totalement entravé, mettant mal à l’aise et l’analyste et l'analysant. Ainsi, chaque fois que je me ’trouvais en difficulté, que je ne comprenais plus rien ou que je ne réussissais pas à communiquer ma compréhension, ou encore, phénomène plus troublant, quand j’avais l'impression d’avoir compris, d’avoir partagé ma compréhension et que, malgré nos efforts combinés, le processus analytique, avec tout le changement profond qu’il est capable d’induire, ne se déclenchait point – je me suis mise à écrire. Ce travail de réflexion fut d’abord mené à l’intention de jeunes analystes en formation. Aussi le premier thème de mes séminaires fut-il la relation du transfert et du contre-transfert, thème qui permettait une interrogation poussée toujours plus avant de ce qui met l’analyste en difficulté dans sa pratique et de ce qui risque d’échapper au processus analytique : mise en question sans cesse reprise des limitations de l’analyste, de l’analysant, enfin de la méthode psychanalytique elle-même. L’analyste reste en effet facilement prisonnier de sa formation. Son savoir spécifique, lui-même acquis et fortement marqué par des affects de transfert, risque non seulement de propager un certain terrorisme théorique – ce qui entrave la liberté de penser et de questionner – mais aussi de gêner sa pratique. Tout ce que l’analyste a manqué d’explorer dans sa psychanalyse personnelle est à l’origine de son aveuglement et de sa surdité à l’égard de ses futurs patients. Aussi est-il continûment poussé à l’examen de ses affects contre-transférentiels s’il veut accompagner ses analysants aussi loin que possible.
Cet intérêt premier a laissé ses traces dans la quasi-totalité des chapitres de ce livre. Mais il n’est pas que l’étude de la relation analytique pour ouvrir le chemin vers l'exploration de ce qui met en échec le travail de l’analyste. Mon attention a été très tôt attirée sur un changement subtil survenu dans la nature de la demande d’analyse et sur le fait, également constaté d’ailleurs par un grand nombre de mes collègues, que le « bon névrosé classique » (si toutefois son existence à l’état pur est plus qu’un simple artifice de la théorie psychanalytique) se faisait rare. Nous avons plutôt affaire aujourd’hui à des patients aux problèmes caractériels, s’exprimant le plus souvent par des agirs symptomatiques que j’ai qualifiés d' « actes-symptômes ». Les actes-symptômes, faisant office de refoulé, prennent la place de l’élaboration psychique telle qu’on l’observe derrière les symptômes névrotiques. Un tel changement, dû en partie à l’intérêt croissant pour l'expérience analytique, a pour effet d’amener à l’analyse des patients qui, dans les premiers temps de la psychanalyse, n’auraient pas été considérés comme des « indications ». Mais aussi, les cures analytiques, de nos jours, durent plusieurs années, ce gui donne aux « névrosés » le temps pour découvrir leur dimension « psychosée », celle gui se cache dans les traits de caractère, dans les manifestations psychosomatiques, dans l’inhibition des aspirations créatrices. Parallèlement, j’ai pu constater que le « bon névrosé », avec son « moi solide » s’avérait souvent tout à fait inaccessible au processus analytique, a/ors que d’autres, de structure floue, narcissique, projective, les « soi fragiles », faisaient de leur analyse une aventure fructueuse et fascinante pour eux-mêmes comme pour l’analyste. Ces patients, pour qui je n’ai pas de nom tant leur symptomatologie est diversifiée – appelons-les les « cas difficiles » – m’ont amenée à comprendre, par l’acharnement même de leur résistance à l’analyse à laquelle ils s’accrochent pourtant farouchement, que leur carapace caractérielle avait pour fonction de protéger leur vie – et non pas seulement la sexualité, comme c’est le cas dans la symptomatologie névrotique. Il est vrai que tout symptôme est une tentative d’autoguérison, mais, chez ces analysants difficiles, les symptômes servent de rempart contre l’indifférenciation, la perte d’identité, l’implosion morcelante de Vautre. Pour sauvegarder le droit d’exister, seul ou avec autrui, sans crainte de se perdre, de sombrer dans la dépression ou de se dissoudre dans l’angoisse, un édifice psychique s’est créé, construit par la magie infantile, mégalomaniaque et impuissante : moyens d’enfant pour faire face à une vie d’adulte. Cette façon de vivre peut apparaître aux autres comme une existence folle ou incohérente, et le sujet comme inexplicablement agissant ou excessivement absent ; mais celui qui habite cet édifice, quand bien même la structure contraignante de celui-ci rend l’existence quasi invivable, ne va pas y renoncer allègrement (sauf décision de sa part de quitter la vie). Car, là du moins, au sein de cet édifice, la survie est possible.
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Ce livre ouvre là où mon questionnement de la créativité psychique a commencé, avec une interrogation de la perversion sexuelle. La solidité de cette construction qu’est la perversion a rendu opaque sa signification interne. C’est pourtant un terrain bien familier de la psychanalyse. Freud n’a-t-il pas, dans les Trois essais, consacré dès 1905 un chapitre magistral aux « aberrations sexuelles » ? Je n’ai fait que redécouvrir tout ce qui en découle : l'angoisse de castration ; les événements trauma-tiques de l’enfance qui, dans l’analyse, viennent étayer le sens du fantasme menaçant ; la prégénitalité et la tolérance de ses expressions érotiques que refusent les névrosés ; le retour de l’attaque surmoïque rejetée par le sujet, revenant du dehors avec une force persécutive. Mes patients me venaient en aide pour reconstruire leur vie d’enfant, pour entendre dans leurs propres paroles les mots significatifs qui rendaient sens à leur invention érotique, à leur choix d’objet, à leurs visées étroites. Mais leur souffrance continuait, et leur déviation aussi. J’avais beau trouver enrichissante la fameuse formule « la névrose est le négatif de la perversion » – formule que l'expérience clinique vient toujours confirmer -—, elle me paraissait insuffisante pour comprendre ce qu’il y a d’inébranlable et de compulsif dans l’organisation perverse. L’hypothèse économique de la « force libidinale », hypothèse qui illumine si bien le symptôme névrotique avec ses satisfactions secrètes, n’éclaire pas pareillement les chemins complexes de la déviation sexuelle qui fait, elle, l’économie d’une construction névrotique. Autrement dit, cette déviation (— une autre voie) n’est pas un simple détour sur la route du plaisir. Une dimension évocatrice de désespoir, un besoin vital s’entremêlent à la pratique perverse, prenant le pas sur le désir ; ou plutôt, c’est un désir autre qui s’exprime et qui peut fort souvent se passer de la résolution orgastique comme de la relation amoureuse. La menace qui pèse là sur la sexualité est plus ancienne : elle concerne le droit à une existence séparée et à une pensée indépendante. C’est l’angoisse originelle qui est en cause, le danger de disparaître dans l’autre, et de désirer cette disparition, cette mort psychique face à quoi l’être enfantin et fragile inventera n’importe quoi pour y échapper. Ainsi sont nées aussi bien les créations de la sexualité perverse que la perversité cruelle qui cherche par des moyens non érotiques à maîtriser le danger de l’autre. Certains, pris au piège de leur désir de vivre et de leur impossibilité de le faire sans violence, trouvent dans la néo-sexualité un scénario et une scène d’action susceptibles de contenir cette violence, avec aussi une expression érotique qui permet une vie sexuelle, quoique fort étriquée, et un contact avec autrui, quoique fort partiel. Ainsi se trouvent évités à la fois le danger de perdre tout droit au désir et le danger de se perdre dans la relation à l’autre. Est au contraire récupérée, dans cette rencontre, l’image de soi, avec une identité propre – et sans que personne n’en meure. Car l’acharnement à détruire l’objet menaçant vise en même temps les objets originels les plus aimés. Tel est le drame qui donne la mesure de l’exploit de l’enfant créateur de telles inventions, créations imaginaires qui, dans le deuxième temps du désir, deviendront des perversions sexuelles.
Aussi ce livre commence-t-il avec l’histoire de M. B…, ou plutôt un tronçon de son histoire analytique qui ne cherche qu’à illustrer une hypothèse. Tout ce qui était unique à B… ne figure donc pas dans ces pages, seulement ce qu’il avait en commun avec d’autres qui, comme lui, souffraient d’une même angoisse, d’un pareil désespoir. Cette douleur insoutenable, au-delà de l'« angoisse de castration » qui sous-tend la symptomatologie névrotique (et qui ne manque pas non plus chez ces patients), concerne la mort psychique où le Je du discours risque de perdre ses repères narcissiques identificatoires. Ériger un rempart contre cet écroulement, mur dont les premières pierres ont été posées au cours de la petite enfance, avec tout ce que cela implique de chancelant et d’inébranlable à la fois, c’est donner à l’agir érotique, clef de voûte de cet édifice archaïque, une dimension effrayante et inéluctable.
Dans un chapitre plus théorique (chap. n), j’ai tenté de préciser cette problématique et de définir le fonctionnement psychique qui permet le maintien de cet équilibre fragile.
Cette première interrogation sur la perversion ouvre d’autres questions. Maintes perversions sexuelles sont au fond des systèmes insolites de masturbation, ce qui m’a poussée à une réflexion sur la masturbation en tant que phénomène universel chez l’homme, et sur son rôle en tant qu’expression privilégiée de la bisexualité psychique et de la toute-puissance érotique de tout être. Entre les dieux et les vers de terre, Hermaphrodite occupe un lieu imaginaire (chap. m).
Dans « Création et déviation sexuelle » (chap. iv), j’aborde le problème de ce qui lie la sublimation et la perversion et de ce qui les distingue l’une de Vautre, interrogation qui, pour moi, est loin d’être close.
En partant de la notion d’une sexualité « addictive » – de la sexualité en tant que drogue –, j’en suis venue à me demander si maintes relations sexuelles, nullement déviantes dans leur forme, ne jouaient pas un rôle semblable dans l’économie psychique du moi. De là Vidée de repérer dans la régression psychosomatique une forme de sexualité et de relation « addictives ». Je me suis en effet intéressée à ceux qui, tout en montrant une problématique de fond identique à ce qui se dévoile à l’intérieur de la déviation sexuelle, n’ont pas pu trouver cet essai d’autoguérison, ou qui, l’ayant trouvé, ne Vont pas retenu. La séance d’analyse rapportée dans « Corps et discours » (chap. ix) fournit un exemple de la perte des solutions économiques de cet ordre.
Ces observations ont débouché sur les problèmes de l’économie narcissique et de ses permutations éventuelles chez ceux qui luttent sans cesse pour sauvegarder leur identité de sujet. Travail de spéléologue psychique que de vouloir sonder la profondeur des angoisses psychotiques de morcellement, de perte d’identité ; travail dans une angoisse partagée pour suivre une route qui s’ouvre sur un vide si terrifiant que n’importe quel chemin semble bon pour y échapper : fuite vers les autres, avalés comme une drogue ; fuite devant les autres dans une autarcie narcissique ; et, quand la tentative de se nicher chez Vautre, de se lover sur soi-même, mène toujours vers un abîme dont l’esprit ne peut mesurer la profondeur, précipitation dans des actes automutilants ou toxicomaniaques, avec, à l’horizon, la fuite ultime dans le suicide.
On ne s’étonne pas alors d’observer, chez ceux pour qui une telle souffrance est le support de leur demande d’analyse, une résistance farouche contre le protocole de la cure psychanalytique avec son invitation à tout dire, à tout ressentir, sans recours aucun à Vagir. Je ne me réfère pas ici à ces cures dites de « psychothérapie psychanalytique » où l’analyste se montre d’emblée réservé quant à la capacité du demandeur d’utiliser la relation analytique, de pouvoir contenir et élaborer les émois intenses suscités par elle, de supporter enfin des communications qui ne sont que des interprétations. A vrai dire, entreprendre une telle aventure ne suppose-t-il pas une bonne dose de santé psychique ! Or il arrive que beaucoup de patients sont engagés dans une analyse à la faveur des symptômes névrotiques mais que la part psychotique prime chez eux celle de la dimension névrotique de la personnalité. La défense contre les angoisses psychotiques risque de s’interposer constamment entre l’analyste et l'analysant, déclenchant des passages à l’acte difficilement rendus en paroles – ou pis, des analyses en apparence plates, voire orageuses mais vides, où les séances se suivent et se ressemblent sans produire aucun changement à l'intérieur de la relation analytique.
13
Inéluctablement, je faisais la découverte que de tels patients mobilisent chez l'analyste ses propres craintes et défenses psychosées ; dans la stagnation du travail, c’est en effet l’analyste qui risque de perdre ses repères identificatoires, à savoir la perte de son identité d’analyste. Subrepticement, il découvre qu’il ne « fonctionne » plus. Parcours d’analyse où il faut inventer quelque chose, sous peine de se trouver piégé dans un rapport de forces interminable ; c’est ici que commence la mise en question de soi-même, et le noyau de nouvelles hypothèses de travail – une nouvelle façon d’intervenir, un geste tenant lieu d’interprétation, une autre manière d’écouter et, dans tous les cas, une réflexion approfondie sur soi, sur l’autre, et sur le couple qu’ils forment. Cet aspect de l’aventure psychanalytique, côté analyste, s’exprime plus particulièrement dans deux chapitres : « L’anti-analysant en analyse » (chap. v) et « Le contre-transfert et la communication primitive » (chap. vi).
Mais l'auto-analyse ne donne que des éclaircissements partiels. Pourquoi ai-je réussi à ramener Annabelle Borne, personnage central de la « Communication primitive », à la vie, et pourquoi ai-je échoué si lamentablement à en faire autant pour Mme 0… de « L’anti-analysant » ? A croire qu’il y a toujours le contre-transfert pour obstruer la vue ! Il n’est pas surprenant de découvrir que la relation analytique qu’établissent de tels analysants trouve son répondant dans les relations incohérentes qu’ils entretiennent avec leur entourage. Mais l’analyste est supposé trouver dans cette incohérence un sens, et cela ne manque pas. En arrière-plan, on découvre toujours en effet les relations incohérentes de la petite enfance, relations tour à tour gratifiantes et frustrantes, ou parsemées d’expériences d’abandon, de perversion, de maladie, de mort, qui toutes ont contribué à plonger l’enfant dans des deuils impossibles et à mettre en danger sa vie psychique. Le petit sujet pris dans les rets de fond de l’inconscient parental, ou d’une réalité trauma-tique, souffre de la rage et de la mortification narcissiques, lesquelles, restant enkystées jusqu’à l’âge adulte, parviennent, malgré la défense massive contre les souhaits destructeurs, à régler sournoisement leurs comptes. Si une « solution » psychotique est évitée, des mécanismes primitifs n' infiltrent pas moins alors toute relation. De tels sujets arrivent enfin à perdre l’espoir de pouvoir vivre une relation d’amour qui ne serait pas détruite par la haine. Destruction de soi, destruction de l’autre ? Dans ce monde de relation fusionnelle, cela revient au même. Cependant que la répétition inlassable vient confirmer au sujet la certitude qu’avec chaque nouvelle rencontre il sera refusé, dénigré, abandonné, trahi. Il rentre alors dans un cercle qui commence avec l’idéalisation de l’objet supposé tout combler, suivie de fureur et de fantasmes meurtriers quand survient la défaillance de l’autre. Dans son acharnement à nouer une relation indissoluble et éternelle, il crée un lien fusionnel imaginaire, image en miroir qui va, inévitablement, se révéler inadéquate à l’impossible attente. L’alouette, prise au piège de son propre désir, découvre dès lors une force sur-puissante pour s’arracher de l’autre – surface réfléchissante – et pour briser le miroir. Or, à ce moment précis, c’est sa propre image qui vole en éclats. Submergé d’angoisse, il se rétrécit devant la vie, s’écarte d’autrui et récrimine, s’adressant des reproches amers. Face à un pareil désastre, certains ne se risquent plus dans l’univers des autres, ne s’exposent plus jamais à la dépendance servile, à la crainte constante de perdre – non seulement l’objet désiré mais aussi l'objet-reflet, garant de l’existence et assurance que la vie vaut la peine d’être vécue. J’ai tenté, dans « Narcisse en quête d’une source » (chap. vii), de rendre sensible, à travers quelques bribes d’analyse, les deux dénouements, en apparence opposés, de ce conflit psychique vital. Si l’une des solutions vise la maîtrise aussi absolue que possible de soi, l’autre poursuit le contrôle absolu de l’objet, chacune tentant à sa manière de contourner la menace de la mort psychique.
Mes réflexions sur la libido narcissique avec son économie précaire m’ont mise face à ses expressions les plus archaïques – qui sont aussi, curieusement, ses expressions les plus banales : les « créations » psychosomatiques, manifestations de l’esprit humain qui, tout en luttant aveuglément pour la vie, prennent pour appareil de pensée cet ordinateur implacable qu’est le soma, et ainsi se rangent du côté de la mort. Cette faille dans la psyché, qui la clive du soma, n’est pas le manque signifiable qui suscite le désir et la créativité et qui induit les symptômes névrotiques et psychotiques, les perversions et les actes-symptômes, tous, témoins de la créativité psychique. Quand c’est le soma seul qui trouve la réponse aux conflits de l’esprit, sa création est, par définition et littéralement, inénarrable. Ici l'analyste est à l’écoute de l’ineffable, d’un néant indicible, métaphore de la mort. Les chapitres de ce livre qui traitent du psychosoma en psychanalyse (chap. vm à xij avancent des notions des plus hypothétiques. Novalis dit quelque part : « Les hypothèses sont des filets de pêche ; qui n’en lance pas n’aura point de prise. » J’ai donc étendu quelques filets…, attendant que d’autres me viennent en aide pour les tirer au bord et pour évaluer ce qu’ils contiennent. Ce terrain limite de l'analysable m’a amenée à une appréciation de la vitalité psychique dans toutes ses formes. Créer ou mourir ? Est-ce là le choix final ? Entre les interdits et l’impossible qui structurent la psyché humaine, le droit de passage est durement acquis et le prix payé plus diversifié que l’on ne pense. Entre la promesse de l’enfance et les accomplissements d’une vie d’adulte, il n’y a pas que les écueils de la névrose, de la psychose et des actes-symptômes. L’enfant incestueux et le nourrisson mégalomane qui clament leurs droits dans ces créations-là ont peut-être évité un autre sort, celui de l’enfant qui, lui, a trop vite et trop bien su se plier au monde des grands, au risque de se perdre dans une suradaptation à la réalité externe, dans une « normalité pathologique » tout aussi poignante sous ses couleurs fades que les chemins de la folie.
Si l’enfant tapi au fond de l’homme est la cause de sa souffrance psychique, il est aussi la source de l’art et de la poésie de l’existence, la promesse toujours présente d’un regard nouveau, dévoilement de l’insolite dans le quotidien, garde-fou et folie secrète contre le spectre de la « normalité normalisante » que serait une vie uniquement « adulte ». Il faut savoir échanger avec cet enfant magique narcissique, sous peine de l’étouffer. Voir s’épanouir cet échange est une expérience émouvante ; être témoin de sa faillite, une tragédie. C’est bien là le sentiment que voudrait transmettre le chapitre qui clôt ce livre et qui lui donne son titre : « Plaidoyer pour une certaine anormalité ».
[Conclusion]
Chaque homme dans sa complexité psychique est un chef-d’œuvre, chaque analyse est une odyssée. Mes analysants ne cessent de m’étonner, de m’éclairer, de m’émouvoir. A tous ceux qui m’ont permis de les accompagner dans leur voyage, ce livre est dédié.