IV Création et déviation sexuelle
Le côté inventif et novateur de la sexualité perverse m’a longtemps fait question quant à ses liens avec l’activité de sublimation. Il n’est pas rare que le pervers, celui qui a recréé la sexualité humaine, confie également à l’écrit, aux dessins ou aux photos, ses objets érotiques et ses scénarios originels, cette activité faisant partie de son érotisme. En quoi cette expression diffère-t-elle de l’activité créative de l’écrivain ou de l’artiste ? Au demeurant, quelle est la différence entre la pornographie et une œuvre érotique ?
Afin d’approfondir ma pensée sur cette similitude-et-différence, je suis partie des concepts de la sublimation et de la perversion tels que Freud les expose dans les Trois essais sur la sexualité. Ainsi je suis arrivée à la réflexion que, d’un certain point de vue, la définition de ces deux termes était identique. La sublimation et la perversion ont ceci en commun : elles décrivent, toutes deux, une activité dans laquelle les pulsions sexuelles sont détournées de leur but originel, ou visent un objet qui n’est plus l’objet d’origine. En outre, toutes deux concernent plus spécialement les pulsions dites « partielles » – pulsions libidinales aussi bien qu’agressives. Sans doute la conception généralement avancée pour différencier l’invention d’une perversion de la création artistique est-elle suffisamment connue pour qu’il n’y ait guère lieu de s’y attarder – je veux dire, le fait qu’une activité dite « sublimée » est décrite comme « désexualisée » quant à son but, et qu’elle est censée viser des objets socialement valorisés. De toute évidence il n’en est rien en ce qui concerne la déviation sexuelle, qui, elle, n’est ni désexualisée, ni socialement valorisée. Au contraire, pour le profane au moins, le terme « pervers » a, en soi, quelque chose de péjoratif. Espérons qu’il n’en est pas de même pour ceux qui se nomment psychanalystes, car l’analyste est bien placé pour savoir que tout homme est en puissance un « enfant pervers polymorphe », et que tout un chacun recèle, également en puissance, d’immenses ressources créatrices. Mais la plupart ignorent leur « noyau pervers » tout comme ils ignorent leur potentialité créative. Le premier est enseveli dans les traits de caractère et la deuxième est confinée dans les rêves ; les deux se rencontrent dans cette autre scène qu’est l’inconscient. Par ailleurs il est aisé de déceler le lien primitif entre des manifestations créatrices et des expressions perverses : entre, par exemple, le voyeur et le peintre, l’exhibitionniste et l’acteur, le fétichiste et le philosophe, le sadomasochiste et le chirurgien… Pourtant les gens de bon sens diraient que les différences sont bien plus importantes que ce lien primitif supposé. Mais c’est le destin de la psychanalyse que de s’écarter du bon sens pour poser des questions interdites, et pour chercher un autre sens derrière le sens communément admis. Il nous est loisible au même titre de nous demander quelles pulsions partielles, quelle perversion sexuelle, sublimée à temps, se nichent dans l’exercice de la psychanalyse, car le psychanalyste n’échappe pas plus qu’un autre à cette mise en question du fondement de son choix et de son agir. (Savoir pour voir, comprendre au lieu de prendre, réparer pour parer à la culpabilité sont des axes possibles autour desquels se bâtissent, entre autres, le désir d’être analyste.)
Avant de quitter le sentier bien battu du lien inconscient entre les déviations de la sexualité et les créations intellectuelles et artistiques, une question préliminaire s’impose : qu’entendons-nous par perversion ? Ce terme se définit par rapport à une sexualité dite « normale » ? Mais qu’est-ce que cela signifie ? Existe-t-il une sexualité « normale » ? Il y a là matière à un autre chapitre25, aussi ne vais-je pas m’attarder à approfondir ici cette question, sauf pour remarquer que Freud a attiré notre attention, voici soixante-dix ans, sur le fait que la frontière entre la « normalité » et la « perversion » était fort perméable, et que maintes activités habituellement qualifiées de « perverses » – voyeurisme, fétichisme, exhibitionnisme, intérêt pour une variété infinie de zones rendues « érogènes » – pourraient toutes jouer un rôle dans la réalisation d’une relation amoureuse hétérosexuelle. Pour des raisons inhérentes à sa structure, la perversion risque néanmoins d’être la sexualité sans amour.
Outre cette carence fréquente dans la relation à l’autre, ce qui, peut-être, caractérise le mieux le déviant sexuel, ce n’est pas ce qu’il fait mais la constatation qu’il ne peut pas faire autrement. Le pervers ne choisit pas d’être pervers, pas plus qu’il ne choisit la forme de sa perversion. Son choix inconscient est un essai d’autoguérison de l’angoisse suscitée en lui par le modèle de la relation sexuelle qu’ont fourni les premiers objets, modèle qui lui apparaît comme « in-sensé ».
Ainsi sa trouvaille érotique est essentielle à son équilibre psychique. Mais cette expression est fort étroite et, si elle est entravée, le sujet risque de se trouver menacé, dans le maintien en équilibre, de son économie identifîcatoire. Le côté compulsif, accaparant, de l’agir pervers le montre assez bien. Prenons l’exemple de l’homosexuel avec sa quête fiévreuse de partenaires ; être homosexuel, c’est une façon de vivre, presque un métier (et ceci est un des aspects le plus souvent invoqués comme douloureux chez ceux d’entre eux qui demandent une psychanalyse). Dans les autres déviations sexuelles – les mises en scène fétichistes, sadomasochistes, travesties –, nous retrouvons le même côté exigeant, inéluctable de l’agir, et cela, souvent, depuis l’enfance. En analyse, ces patients et ces patientes décrivent une activité érotique qui les occupe au plus haut point, capable de remplir des heures chaque jour, à tel point que, bien souvent, le motif conscient pour la demande d’analyse, c’est le problème de travail. Les heures de préparation rituelle, les scénarios consignés sur papier ou longuement développés dans les rêveries, les projets compliqués du voyeur, de l’exhibitionniste, de l’homosexuel qui « drague » jusqu’aux petites heures de la nuit – toute cette activité ne laisse pas le temps, ni parfois même le désir, de vivre hors de ce royaume érotique où le sujet est roi. Hors de cette scène inlassablement répétée, le monde des autres est souvent vécu comme fade, inutile, voire même incompréhensible pour le sujet, si son désinvestissement libidinal va très loin.
Notons à ce propos que ce genre de préoccupation intense et exclusive marque aussi bien l’intellectuel et l’artiste créateur ; mais en ce qui concerne le produit de sa créativité, le public est une dimension essentielle, tandis que le « public » du déviant sexuel (tout aussi puissant dans son fantasme que le public réel l’est pour l’artiste) est réduit au minimum et, bien souvent, au miroir. Bien que leur performance ait une visée de récupération narcissique, l’artiste comme le pervers ont affaire avec des objets internes, que chacun essaie d’atteindre par sa création. Mais il est évident que la jouissance de l’artiste, dans cette affaire de séduction qu’il entretient avec le public, n’est pas une jouissance orgasmique, tandis que le sujet pervers a toujours comme visée ultime la jouissance sexuelle – la sienne, ou, tout aussi fréquemment, la jouissance du partenaire. Cette dernière visée prime d’ailleurs très souvent sa jouissance propre – ce en quoi le pervers se montre artiste à son tour. L’artiste cherche, lui aussi, à atteindre son partenaire, le public, pour lui faire éprouver quelque chose, pour l’envahir de sa vision, lui communiquer son illusion de la réalité, tout comme le pervers cherche à imposer la jouissance sexuelle selon sa création personnelle. Mais l’acte créatif par rapport à l’agir pervers joue un rôle différent dans l’économie libidinale du sujet. Dans la transformation de l’expression sexuelle qui fonde l’œuvre créatrice, l’artiste est libre non seulement du dénouement orgasmique, mais aussi de la forme comme du contenu de sa création. Le thème de base peut être le même – une œuvre authentique portera toujours la marque de son créateur (un Picasso se reconnaît à l’autre bout de la galerie) – mais il n’est jamais identique. Le pervers cherche à recréer une mise en scène identique à ce qu’elle a toujours été ; la sexualité déviante est une sexualité opératoire dans le sens que donnent Marty, M. de M’Uzan et C. David26 à ce concept). C’est une création faite une fois pour toutes, peu modifiable quant à son contenu fantasmatique, ou quant à son expression.
Je dois ici dissiper un malentendu possible. Si j’ai l’air d’opposer création et perversion, cela n’exclut pas leur coexistence chez un même sujet. Il arrive souvent qu’un analysant révèle une sexualité aberrante et, par ailleurs, fasse montre d’une créativité authentique. Et des exemples célèbres ne manquent pas dans notre histoire culturelle. Mais l’inverse n’est pas nécessairement vrai : le fait d’être homosexuel, voyeur, fétichiste, ne confère en soi aucun don créateur. Au contraire, il serait plus vrai de dire qu’on peut être artiste-créateur en dépit de l’existence de déviations sexuelles organisées, car les conflits inconscients qui auront amené le sujet à une solution aberrante du désir sexuel englobent souvent bien plus que sa seule vie érotique ; ces conflits peuvent entraver toutes ses relations à autrui et son activité sublimatoire également. De toute façon, que le déviant sexuel soit ou non créateur par ailleurs, son agir érotique fait preuve d’une vie fantasmatique singulièrement pauvre. La force statique qui maintient en place ce champ étroit trouve son parallèle aussi dans la rigidité, et la continuité, des symptômes névrotiques – dont Freud a signalé la base commune avec les perversions. Mais la célèbre phrase freudienne selon laquelle la névrose est « le négatif de la perversion » s’est révélée, au fil des années, être inadéquate pour comprendre la structure inconsciente qui soutient l’agir pervers. Les Trois essais furent écrits en 1905 et Freud n’est jamais revenu sur ce travail magistral, sinon par quelques ajouts, cependant que sa théorie, surtout celle de la structure du Moi, évolua à pas de géant dans les trente années qu’allait occuper l’achèvement de son œuvre. Ainsi, dans les termes de la deuxième topique, pourrions-nous dire que la structure surmoïque du déviant sexuel ne lui permet d’imaginer les rapports sexuels que dans une perspective fort limitée. Comme dans la névrose, il s’agit d’une manifestation consciente tandis que le reste est occulté. L’hétérosexualité apparaît comme interdite et, en conséquence, contre-investie. L’homosexualité nous fournit l’exemple le plus clair : la phobie du sexe opposé que montrent les homosexuels des deux sexes est étayée tant par des interdictions massives prononcées par les parents que par l'angoisse de castration qui, elle, en tout cas ne fait jamais défaut. L’étude d’adolescents et d’adolescentes homosexuels fait apparaître que tout ce qui décourage l’hétérosexualité a pour effet d’encourager l’homosexualité. Des contraintes semblables, issues des problèmes inconscients des parents, se montrent à l’œuvre également chez les analysants fétichistes, etc. Combien de patients travestis, par exemple, se souviennent du regard maternel complice, faisant semblant de ne pas voir les sous-vêtements volés dans la chambre à coucher du rejeton. Ainsi l’enfant promis à une solution détournée de l’Œdipe est souvent en quête d’une solution aux problèmes sexuels et caractériels des parents ; son identité psychique est en partie taillée à la mesure de leurs spécifications inconscientes. A ce propos nous pouvons dire que la perversion est un triomphe sur l'instinct sexuel, et un triomphe acquis bien précocement dans la vie du sujet.
La « solution perverse » de l’Œdipe est tout autant la réponse aux problèmes de l’identité et de l’altérité, qu’une échappatoire pour l’angoisse de castration et un lieu privilégié de dépôt pour les pulsions prégénitales.
C’est à travers l’étude de l’homosexualité féminine, et en suivant des cas d’analysants homosexuels, que je suis arrivée tout d’abord à dégager certains éléments importants concernant la signification de l’homosexualité dans l’économie psychique et à apprécier la structure œdipienne de tels patients. L’importance de la relation homosexuelle pour le maintien du sentiment d’identité et de l’estime de soi n’a d’égales que la profonde ambivalence et la violence qui, en même temps, marquent cette relation. Quant aux « portraits de famille » esquissés par ces patients, ils sont comme nous avons vu dans les chapitres précédents, étrangement ressemblants : c’est l’imago maternelle qui domine sur tous les plans, image hautement idéalisée, la haine qui y est attachée étant projetée sur le père. Ce dernier est présenté comme brutal, fruste, froid, de souche inférieure à celle de la mère – voire même mort – et en conséquence gommé de sa place dans le monde objectai interne. Ce qui reste des souvenirs attachés à lui le présente en tant que figure inapte à être une image d’identification pour le garçon, inapte à être un objet de désir pour la fille. Le fantasme de la scène primitive distillé par ce couple : mère intouchable et idéalisée, père méprisé et manquant, et la structure œdipienne qui en découle sont évidemment quelque peu distordus. En outre, ces images sont à leur tour clivées. Le père dénigré en cache toujours un autre, porteur d’un phallus idéal (rôle souvent attribué, d’ailleurs, au père de la mère, ou encore à Dieu, personnage phallique, hors série). L’image maternelle, tant vénérée, cache, quant à elle, sa face noire – c’est l’imago primitive, destructrice, la mère de la phase anale qui vide, contrôle, écrase son enfant, et la mère orale, celle qui étouffe, aspire et dévore son produit. L’homosexuel, homme ou femme, cherche inconsciemment une protection en érigeant une « barrière phallique » contre elle : chez la fille ceci se fait par le truchement d’une identification au phallus ; dans le cas du garçon en quête du phallus idéal, par son choix d’objet. Tous deux donc créent un objet externe, narcissique, tenant lieu de l’instance paternelle, cherchant ainsi à combler une béance fondamentale dans le monde psychique interne. L’Idéal du Moi, également projeté à l’extérieur, est cause d’une hémorragie psychique qui doit aussi être pansée par l’acte sexuel magique.
Nous avons déjà étudié la tentative de rendre sensés le modèle sexuel lacunaire qui a été fourni et l’organisation œdipienne bancale, avec la structure libidinale et narcissique qui y correspond, chez des analysants non homosexuels. Il est apparu que leur agir comprend toujours une tentative de gagner, conserver ou contrôler la représentation externe d’un phallus idéalisé, objet trouvé par projection et déplacement pour colmater un échec symbolique. La violence déguisée des analysants homosexuels s’est dévoilée de façon encore plus nette dans le jeu érotique des déviants non homosexuels comme nous avons pu voir. Il s’agit toujours d’une mise en acte d’une castration ludique qui, elle aussi, doit colmater la brèche dans le monde psychique intérieur du sujet, là où le complexe de castration n’a jamais su se signifier par le phallus. Ces jeux sexuels ne sont donc pas des jeux amoureux, et ils visent la maîtrise de l’angoisse autant que l’accomplissement d’un désir. Le fétichisme me paraissant être paradigmatique de toutes les organisations perverses inconscientes, j’ai choisi le cas d’un patient fétichiste pour ouvrir ce livre.
De ces traits que j’ai cru pouvoir dégager de l’étude des cas d’homosexualité et de fétichisme, je dirais aujourd’hui qu’ils se retrouvent dans toutes les déviations sexuelles organisées, et permettent de différencier celles-ci des organisations névrotiques et psychotiques. Je ne veux pas prétendre par là que ces entités sont étanches ; il serait plus correct de dire qu’une personnalité donnée peut recéler des parties névrotiques et psychotiques, ainsi que des aspects pervers ou sublimés, etc. Le Moi se défend de diverses façons envers les dangers qui le menacent. L’organisation perverse est justement marquée par un mélange de défenses psychotiques et névrotiques – le clivage repéré par Freud dans le bouclier défensif du Moi, notamment chez certains déviants sexuels. Je ne voudrais pas donner l’impression pour autant que la forme qu’emprunte l’expression érotique perverse n’a pas de signification propre ; ce serait d’autant plus faux que cette signification est, au contraire, extrêmement importante dans l’analyse de ces patients. Il y a une différence notable, par exemple, entre la structure psychique de l’homosexuel et celle qui soutient les autres organisations perverses ; et des différences évidentes quant à la signification de la perversion chez la femme ou chez l’homme. Ce qui m’intéresse pour le moment c’est de dégager les traits spécifiques de la « solution perverse » de l’Œdipe, son rôle dynamique et économique, et les questions qui se posent quant à la fonction symbolique dans la création perverse.
Je me permets de me résumer jusqu’ici : la constellation œdipienne de ces sujets est frappante de par son homogénéité même : c’est le couple œdipien du petit Jésus – mère idéale, asexuée, père insaisissable, aérien comme le Saint-Esprit. Derrière ces portraits ostensiblement tracés nous trouvons une image maternelle ressentie comme mortellement dangereuse pour son enfant, cependant que le père châtré cède la place à un autre, support du fantasme d’un phallus idéal. Cette imago phallique, au lieu d’être un objet interne, et par là, un symbole essentiel pour comprendre et structurer la réalité interhumaine et sexuelle ainsi que la place et l’identité narcissique et sexuée du sujet, est au contraire recherchée compulsivement et anxieusement à l’extérieur. Cette poursuite sans relâche témoigne de la gravité de l’échec symbolique, et des dégâts qu’il entraîne dans la structure de l’identité subjective. L’agir sexuel devient alors la recherche perpétuelle d’une confirmation de soi, destinée à endiguer la panique qui se déclenche face à toute menace de perte narcissique. Car cet échec se produit sur une base fêlée, bien antérieure à l’affrontement de l’Œdipe et de la différence sexuelle ; cet échec primitif concerne le manque primordial de la mère, là où se fonde l’altérité, là où s’origine la capacité de « symboliser » ce manque et de créer les premières illusions pour meubler l’espace psychique laissé par l’absence de l’Autre. C’est ce que Winnicott27 nomme l’activité créatrice primaire – la matière brute dont sont fabriquées l’illusion et la réalité psychiques. En parlant de la naissance de l’objet transitionnel, Winnicott souligne que son intérêt ne gît pas simplement en ce qu’il tient lieu d’un objet (mère, sein) alors qu’il n’est pas cet objet réel, corporel, mais bien un objet-chose dont l’enfant a créé seul la signification. Pour que l’enfant réussisse cette création il lui faut une mère qui tolère des substituts d’elle-même. L’enfant qui n’a pas été aidé à combler par sa propre activité psychique le manque de la mère trouvera les renoncements de la crise œdipienne doublement difficiles à affronter.
Comme l’objet transitionnel, les objets pervers sont investis de magie symbolique et la question peut se poser quant à leur éventuelle similitude. Prenons l’exemple du fétiche : l’objet transitionnel est une étape normale dans l’évolution de l’enfant tandis que l’objet fétiche témoigne d’un échec dans la capacité de symboliser la vérité sexuelle et les renoncements à la toute-puissance que cela demande. Le fétiche (comme l’objet transitionnel) est représentatif d’un objet réel, et lui aussi tire son intérêt du fait que c’est un objet-chose, donc une création du sujet, de la même manière que le petit enfant crée sa première « not me possession ». (Le partenaire, dans la mise en scène perverse, peut aussi bien servir d’objet-chose.) Néanmoins l’objet transitionnel n’est nullement un objet pervers, et n’a pratiquement aucune possibilité de devenir un fétiche. Les deux objets appartiennent à deux stades distincts de l’évolution de l’enfant. Ce qui peut les rapprocher, c’est leur construction symbolique et leur relation à l’image maternelle. Il est probable que le genre de mère qui empêche son bébé de trouver et de créer son objet transitionnel est le même qui prépare un terrain propice à une issue perverse de l’Œdipe. Refusant de renoncer à l’objet incestueux, l’enfant manque le tournant de l’identification secondaire à l’objet du même sexe et se condamne ainsi à une récupération narcissique de son identité sexuelle lésée.
J’aimerais citer dans ce contexte un passage d’un article de J. Chasseguet28 : «… le secteur privilégié de la création permet au sujet une récupération narcissique sans intervention externe. En effet, ces patients, tombés malades par manque d’apports narcissiques externes dans leur toute petite enfance, parviennent, par le truchement de l’acte créateur, à combler leurs déficits narcissiques de façon autonome. En ce sens la création est une autocréation et l’acte créateur tire son impulsion profonde du désir de pallier, par ses propres moyens, les manques laissés ou provoqués par autrui ». L’idée directrice de ces lignes s’accorde assez étroitement avec ma conception de la signification de la sexualité déviante en tant qu’acte de création, et de son enracinement dans la relation maternelle précoce. Je ne propose pas de développer plus longuement des aspects narcissiques de la structuration psychique du déviant sexuel, d’autant plus qu’ils ne sont pas réservés à la seule perversion, mais se découvrent dans toutes les manifestations de l’économie psychique qui s’expriment dans les actes-symptômes. Mon thème ici se borne à étudier la dimension créatrice de la sexualité déviante, et son mode de fonctionnement.
Si le système sexuel du pervers fournit à sa structure psychique un rempart solide contre des infiltrations psychotiques, une fragilité y est intrinsèquement inscrite, car ce système n’a pu être construit que grâce à l’effacement de certains liens associatifs entre les représentations psychiques et la réalité extérieure. Ainsi la relation du sujet à la réalité tend à s’affaiblir, du moins dans ce domaine circonscrit. Pour combler le trou laissé par l’élision du phallus en tant que réponse à l’angoisse de castration, le sujet se trouve dans l’obligation de découvrir d’autres repères, d’inventer de nouvelles connaissances, d’avoir recours à l’illusion.
J’espère avoir montré en quoi consiste le savoir illusoire du pervers, ce qui fonde sa croyance et son secret – lui qui érige sa solution sexuelle en secret ésotérique, ou croit détenir le « vrai » secret du désir sexuel. « La normalité », dit le pervers, « c’est l’Éros châtré ! » – ce en quoi il n’a pas entièrement tort. Car la perversion est un triomphe sur l’Œdipe comme sur la sexualité génitale qui, par définition, dépendent toujours d’un autre. La perversion c’est le « système D » de la sexualité, l’indépendance incarnée. Seulement ainsi peut-il conserver l’illusion d’être le « vrai » objet de désir de sa mère, condamné qu’il est à jouer à la sexualité afin de composer avec la vie et ses vérités insoutenables.
En analyse, la dépression qui se tient derrière cette activité érotique se dévoile rapidement, et donne à cette sexualité une nuance de défense maniaque, au sens kleinien de ce concept. Dans la reconstruction de leur histoire, beaucoup de ces analysants retrouvent le moment fatal de désillusion, l’enfant qui ne peut plus jamais retrouver ce qu’il représente pour sa mère trouve dans son jeu sexuel de quoi raccommoder l’illusion déchirée, de quoi combler le vide brutal ainsi creusé dans son sentiment d’identité. (« Si je ne suis pas l’objet privilégié de ma mère, qui suis-je alors ? ») Désormais le jeu doit masquer la vérité sexuelle, aussi bien que la rage et les impulsions meurtrières suscitées par sa découverte. Cependant la déception œdipienne fait partie de la condition humaine. L’énigme du choix pervers reste entière.
Dans l’analyse, ces patients nous révèlent la façon dont ils ont construit leurs repères identificatoires pour pallier l’effondrement de l’illusion incestueuse ; parfois c’est la naissance d’un cadet ou, bien souvent, c’est l’attitude méprisante des parents envers la sexualité de leur enfant. Ce sont souvent des mères et pères inconsciemment séducteurs, ceux qui se promènent nus devant leurs enfants, qui refusent aux adolescents et adolescentes le droit de s’enfermer seul dans la salle de bains, etc. Par l’apparent déni des pulsions sexuelles de leurs enfants, de tels parents favorisent des organisations perverses.
Là romancière Violette Leduc29 dans son roman autobiographique, offre un exemple classique de l’éveil à la relation homosexuelle. Enfant illégitime, fidèle petit serviteur de sa mère, elle apprend brutalement que sa mère va se marier, en conséquence de quoi elle va être envoyée en pension. Là, elle sera séduite par Isabelle :
« Elle est mariée. Nous sommes divisées. Fini le temps où
je grattais la terre pour elle, où je me glissais dans les barbelés… Je ne serai pas son homme de journée, je ne serai pas l’usinier qui lui apportera de l’argent… elle a tout jeté. Mademoiselle se mariait. Elle a tout liquidé. Elle a ce qu’il lui faut. C’est une femme mariée… un homme nous a séparées. Le sien.
Nous nous serions suffi. J’avais chaud dans son lit. Elle m’appelait son petit gueux. Elle me disait : niche-toi dans mon bras… mais Monsieur est entre nous. Elle veut une fille et un mari. J’ai une mère exigeante… mais elle a quelqu’un. J’ai rencontré Isabelle, j’ai quelqu’un. Je suis à Isabelle, je n’appartiens plus à ma mère ».
Ainsi l’enfant fixé à sa mère fait un effort désespéré pour se libérer d’elle à travers diverses inventions érotiques. Ces scénarios sexuels prédéterminés dans leur essence, commencent souvent à être élaborés à l’âge de latence. Négation, désaveu, déplacement lui viennent en aide au moment où l’enfant ne peut plus maintenir sa fiction d’être l’objet phallique de sa mère ; mais il ne sait plus ce qui peut lui donner satisfaction. Comme le père a été rarement reconnu comme objet de désir pour la mère, l’enfant n’a guère envie de se tourner vers lui, ni de s’identifier à lui. L’exclusion du père, renforcée par les attitudes conscientes et inconscientes des deux parents, s’accorde trop bien avec le désir de l’enfant de croire au mythe d’un père effacé, castré, et d’une mère comblée par son seul enfant. La crise œdipienne demande alors des solutions détournées. La mère complice, le père défaillant et leurs influences conjuguées sur la création d’un modèle sexuel et surmoïque distordu sont bien connus tandis que l’élaboration psychique dont témoigne l’invention de l’enfant a attiré moins l’attention. Ceci soulève aussi la question du maintien de cette croyance sexuelle insolite, illusoire au plus haut point, mais qui pourtant, ne cède pas à la psychose.
En de nombreux points, la scène jouée et les mécanismes psychiques à l’œuvre sont comparables à la création d’un rêve. Un patient paie une prostituée pour qu’elle porte un certain type de chaussures à talons hauts ; ainsi chaussée la fille doit trépigner sur son sexe, tout en criant des mots humiliants ; le patient regarde la scène dans un miroir jusqu’à l’orgasme. Un autre endosse des vêtements qui cachent son sexe mais révèlent ses fesses ; il se fouette alors et la seule vue des marques de fouet, qu’il guette anxieusement dans une glace, lui apporte une jouissance (sans éjaculation) qu’il qualifie d’extraordinaire. Un autre encore lèche les matières fécales et l’anus de son partenaire pour atteindre à la jouissance sexuelle, etc. Toutes ces scènes cachent un scénario compliqué ; comme un rêve, elles ressemblent à une pièce de théâtre dans laquelle manquent quelques liens essentiels à sa compréhension. Il s’agit toutefois d’un contenu manifeste qui fait usage du processus primaire : condensations, déplacements, équations symboliques. Et l’acteur principal lui-même a invariablement perdu la clef de sa mythologie sexuelle. Il essaie bel et bien de se convaincre et de convaincre les autres qu’il détient le secret du désir sexuel, et c’est ce qu’il monte en spectacle dans sa création érotique. Mais le contenu latent lui échappe. Que veut prouver, ou accomplir, cette mise en scène d’un désir fourni en objets insolites, en buts nouveaux, en zones nouvelles qui semblent au profane peu aptes à susciter ou à satisfaire un désir sexuel ? Cette nouvelle scène primitive dont le pervers est l’auteur mérite toute notre attention. Bien que les interprètes, le décor, les objets démontrent autant de variations que l’imagination de l’homme est capable de concevoir, le thème est immuable. Comme je l’ai déjà signalé, c’est celui de la castration réduite à un jeu, et visant à en maîtriser l’angoisse inhérente.
Nous avons déjà évoqué (chapitre n) quelques scénarios classiques : celui du sadomasochiste qui cherche la douleur et vise souvent ses propres organes génitaux ou ceux de son partenaire, pour réaliser la castration ludique ; le fétichiste qui réduit le jeu de la castration à des fesses battues, à des ligotages douloureux, où les traces des sévices symbolisent la castration, tout en s’effaçant facilement ; ou le drame du travesti qui fait disparaître son sexe en se glissant dans les vêtements de sa mère, afin de s’approprier son identité ; ou encore, l’homosexuel avec sa quête incessante de pénis qu’il joue à incorporer – analement, oralement – réparant ainsi son fantasme d’autocastration, châtrant et réparant du même coup le partenaire.
Mais il y a aussi des « castrations » en deçà de la phase phallique-œdipienne, des menaces de castration qui font partie du vécu du nourrisson et doivent également être mises en scènes et maîtrisées par l’acte magique. A cette époque précoce l’enjeu n’est pas le sexe, mais le corps entier, voire la vie même. Dans un article, Michel de M’Uzan30 décrit la mise en scène d’un patient : « Étouffant entre sommier et matelas il assistait aux rapports sexuels que sa femme avait au-dessus de lui avec le partenaire, lequel venait de le gifler, de lui faire baiser ses mains et ses pieds, et de lui ordonner d’absorber ses excréments. » Dans le scénario écrit et mis en acte par ce patient, il s’agit apparemment d’un jeu de maîtrise des traumatismes prégénitaux, tels qu’un petit enfant pouvait les vivre dans la relation maternelle, où la respiration, la peau, les excréments, le corps entier sont en jeu. Si nous essayons de mettre en mots cet agir dramatique cela peut faire penser que l’homme, ayant subi le châtiment du père, peut maintenant participer au coït parental en étant caché à même le ventre maternel.
Malgré les différences de niveau de régression dans la figuration de la « castration ludique », nous voyons que l’intrigue est toujours la même : la castration ne fait pas souffrir ; mieux, elle est la condition même de la jouissance sexuelle. Ainsi le sujet vient à bout de son immense angoisse grâce à la mise en scène de son illusion, tout comme l’enfant à la bobine maîtrisant le traumatisme de la séparation. A travers sa négation massive de l’angoisse de castration et de la scène primitive, le sujet arrive aussi à se convaincre que les organes génitaux des parents ne sont pas destinés à se compléter l’un l’autre. L’enfant a troqué le mythe de l’Œdipe avec sa structure universelle contre une mythologie sexuelle privée. Sa vie se conformera désormais à ce nouveau modèle.
Dans le maintien de sa scène primitive fictive le pervers est, néanmoins, engagé dans un combat avec la vérité. Savoir que « un plus un font deux » n’est pas en soi une grande acquisition intellectuelle, mais celui qui ne le sait pas va rencontrer des difficultés partout où il va ; désormais il se trouvera forcé de calculer suivant des règles personnelles. Les faux calculs du pervers ne se limitent pas toujours aux relations sexuelles ; ils risquent parfois de réglementer ses relations objectales tout entières, ce qui confine à la psychose.
Comment comprendre cette néo-sexualité ? Comment rendre mort un père vivant ? Comment nier la scène primitive tout en faisant fi de la menace de castration ? Par quels mécanismes psychiques peut-on y arriver ?
Pour mieux situer la « solution perverse » par rapport à la « solution névrotique » de l’angoisse de castration et de la problématique œdipienne, je reprends encore une fois la conception freudienne de l’évolution des fantasmes du jeune enfant dans sa tentative de composer avec les réalités inacceptables de la différence des sexes :
1. D’abord l’enfant croit qu’il n’y a qu’un seul organe sexuel – le pénis. C’est la théorie de l’unicité des sexes.
2. Tôt ou tard l’enfant ne manquera pas de s’apercevoir que les femmes n’ont pas de pénis. Il détruit la représentation de sa propre perception. « Il y a un pénis là ; je l’ai vu. » C’est le désaveu ; le déni par la parole et par l’agir.
3. Avec l’évolution du Moi de l’enfant la réalité externe prend un aspect inexorable qui entrave cette solution commode ; l’enfant se met à imaginer des événements pour en rendre compte. C’est le déni par le fantasme. Ceci est un progrès psychique considérable par rapport au désaveu.
4. La découverte progressive de la réalité sexuelle avec ses interdictions oblige les enfants des deux sexes à contre-investir l’inquiétant sexe maternel (le sexe féminin devient « dégoûtant », la féminité est méprisée, etc.). D’une manière ou d’une autre, le sexe maternel cesse d’être un objet de fascination. L’enfant a l’air d’avoir résolu la crise œdipienne. Bien souvent il a simplement réussi à refouler en bloc ses fantasmes, et la porte est ouverte à des névroses ultérieures. C’est l’âge dit « de latence », marqué par la régression libidinale, et l’adhésion aux groupes où les enfants cherchent chez leur semblable un appui homosexuel contre le monde des adultes. Cet appui manque, notamment, chez les enfants destinés à une solution déviée ou homosexuelle du conflit œdipien. A cet époque ceux-ci se trouvent déjà enfants solitaires, à l’écart du groupe.
5. Dans le meilleur des mondes il y a « dépassement » de l’Œdipe (bien que ceci risque de faire partie d’une mythologie psychanalytique). L’enfant qui atteint ce stade accepte que ce qu’il souhaite ne se réalisera jamais ; il admet que le secret du désir sexuel gît dans le pénis manquant à la mère, et que seul le pénis du père pourra jamais combler son sexe à elle ; il accepte, en fin de compte, d’être aliéné à tout jamais de son premier désir et de ses souhaits narcissiques. C’est l’identification secondaire.
Mais l’enfant destiné à la déviation sexuelle, à un contournement de l’Œdipe et de ses vérités inacceptables, est bloqué entre le stade 2 et le stade 3 du schéma freudien. Ayant détruit la signification de ses propres perceptions, il se trouve dans l’obligation de créer une néo-réalité pour remplir le vide laissé par son désaveu. La différence entre l’aménagement névrotique et l’illusion perverse se tient précisément ici. Des formations réactionnelles, des contre-investissements phobiques et d’autres constructions névrotiques, fruits des élaborations fantasmatiques, se trouvent certes également dans la structure défensive des sujets pervers, mais elles sont surajoutées au désaveu fondamental.
La Verleugnung de Freud inclut deux types de défense si on la regarde de plus près : le premier, le déni ou désaveu de la réalité par la parole et par Vagir, et le second, le déni ou désaveu de la réalité par le fantasme. Malgré les raisons tout à fait probantes que donnent Laplanche et Pontalis pour leur choix, comme je l’ai déjà remarqué, je trouve qu’il est plus adéquat de réserver le terme de désaveu à la destruction du sens implicite dans le « déni par l’acte et par la parole », et de garder le terme de déni pour la défense par le truchement des fantasmes. L’enfant qui déclare, face au sexe féminin, qu’il a vu un pénis, a trouvé une défense bien plus radicale que celui qui admet qu’il n’y a pas de pénis, mais ajoute que celui-ci poussera plus tard. Cet ajout témoigne d’une transformation psychique intérieure d’une importance cardinale pour le développement psychosexuel de l’enfant, et pour son identité sexuelle future : même s’il doit garder ses fantasmes comme point nodal d’une névrose éventuelle il sauvegarde néanmoins sa relation avec la réalité ainsi qu’une certaine indépendance d’elle. Le sens de la réalité peut être conçu comme tournant autour du sexe vide de la mère. Ce rien qui surprend l’enfant et qui l’angoisse, le fait à double escient, car il renvoie non seulement à la différence des sexes mais surtout à sa signification. En découvrant que sa mère n’a pas de pénis l’enfant a trébuché sur le secret sexuel des parents. Au-delà des fantasmes de castration – que celle-ci menace les petits garçons, ou qu’elle soit déjà arrivée aux petites filles –, la découverte dévoile aux yeux de l’enfant l’endroit où un pénis réel vient remplir sa fonction phallique réelle ; sa connaissance sexuelle, jusqu’alors corporelle et intuitive, est maintenant confirmée. Le sexe béant de la mère fournit la preuve inéluctable du rôle du pénis paternel. A l’interdiction du désir incestueux s’ajoutent l’humiliation et la mortification narcissiques à savoir qu’on est exclu de la relation sexuelle des parents. Mais les enfants qui nous occupent ici ne veulent rien savoir de tout cela. Ils préfèrent nier la différence, halluciner un pénis, mettre un objet inanimé à la place de la mère comme source du désir ou, de maintes autres façons, créer un ordre sexuel nouveau. Ainsi l’enfant échappe au tabou de l’inceste, à l’angoisse de castration et à la mortification narcissique. C’est une victoire sur tous les plans, mais qui lui coûte cher, car le sujet cède une partie de son identité psychique dans ce troc ; le pénis du père perd sa valeur symbolique et structurante pour la personnalité en même temps que certains fragments de la connaissance de la réalité sont effacés. Par comparaison, l’adaptation autoplastique du névrosé est moins endommageante pour l’intégrité du sujet.
Deux rêves de deux analysants nous révèlent deux façons d’affronter l’angoisse de castration, de composer avec la vérité sexuelle. L’un a une sexualité fétichiste compliquée tandis que l’autre a des problèmes sexuels à dominance névrotique. Ils ont raconté le même jour un rêve, mobilisé, quant à ses résidus diurnes, par un incident lié au transfert : le jour précédent, les deux analysants ont vu chez moi une porte grande ouverte, porte qui était fermée d’ordinaire, et qui laissait voir des ouvriers en train de travailler à l’intérieur d’une pièce. « J’ai rêvé (c’est le patient fétichiste qui parle) que j’étais étendu à côté d’une femme et on m’a ordonné de regarder ses jambes nues qu’elle tenait grandes ouvertes. Je les fixai quelque temps mais ne pus trouver ce que j’étais censé répondre. Il me semblait que c’était un problème de logique. Finalement je dis que je ne trouverais jamais la réponse car je n’avais jamais été bon en mathématiques. » Une des associations à ce rêve fut qu’il avait vu la porte ouverte chez moi et qu’il ne pouvait pas comprendre ce que faisaient ces hommes là-dedans. De là il passa aux jeux solitaires de son enfance et aux longues heures qu’il vivait seul, sans camarades.
L’autre rêve, lié également par le rêveur à cette porte ouverte, était le suivant : « J’essaie de pénétrer une femme, mais quelque chose m’en empêche et je deviens flaccide ; d’un coup je me retrouve dans votre maison. On me dit que je ne peux pas pénétrer par un certain couloir parce que ce sont là les parties professionnelles de votre mari et que cela m’est interdit : alors je me trouve, magiquement, à l’intérieur de votre jardin. Là, il y a des animaux rares et un homme m’explique que ce sont des bêtes moitié chat-moitié serpent ; ils s’érigent, se croisent, volent partout. L’homme me demande si j’ai peur d’être frôlé par ces bêtes. Je lui réponds que non, mais que j’aimerais comprendre comment elles font pour voler comme ça. »
Je laisse aux associations libres de mes lecteurs la découverte des significations riches et variées que peut receler un tel rêve ; il est évident qu’on a affaire à une floraison de fantasmes, d’objets symboliques, et de chaînons associatifs ayant trait à ce qui se passe entre les parents et à l’intérieur de la femme. Le rêve du premier patient par contre révèle une coupure nette, une destruction de sens, et un appauvrissement fantasmatique qui demande un jeu frénétique de récupération ; et il renvoie le rêveur aux jeux solitaires d’un petit garçon perdu. Là où le fantasme aurait pu venir pour contenir l’angoisse indicible et où les vus et les entendus insupportables auraient dû être symbolisés, il y a un blanc, un non-su. Le petit garçon destiné à trouver une réponse factice, fétichiste, au désir sexuel a seulement réussi à désavouer le réel pour s’en défendre. Certes, il a eu le courage de le remplacer par une nouvelle création, mais il s’agit d’un courage « fou », égal au défi monumental du psychotique qui, lui, plus occupé à sauvegarder sa vie qu’à protéger sa sexualité, ose inventer non son identité sexuelle mais une identité tout entière, qui ignore les repères identificatoires du socius.
Nous sommes ici au point où les formations perverses se rapprochent de formations psychotiques, où le désaveu devient l’abolition de la représentation, ou du moins la destruction du sens qui lui est attaché il s’agit d’un rejet hors du Moi de ce qui est intolérable au sujet. C’est la Verwerfung postulée par Freud comme mécanisme fondamental à la psychose. En essayant de a comprendre le délire de Schreber, Freud a postulé que « ce qui été aboli à l’intérieur revient de l’extérieur ». Ce phénomène trouve un approfondissement chez Bion31 dans le concept de K-Minus et chez Lacan32 dans le concept de Forclusion. Le mécanisme qui condamne l’accès à la vérité permet chez le psychotique une récupération sous une forme délirante. L’importance pour notre sujet est ceci : le pervers aussi rejette un fragment de la réalité, laissant des représentations « dénudées » (Bion), c’est-à-dire dont la fonction signifiante a été détruite. Lui aussi récupère de l’extérieur quelque chose de ce qu’il a rejeté mais c’est une récupération bien plus délimitée que celle du psychotique. Le pervers, lui, crée une illusion, pour donner un sens à l’énigme du désir. Bien entendu, il a souvent l’impression que sa solution de la problématique sexuelle lui a été imposée par le ciel, tout comme le psychotique, pour qui le délire est affecté de la qualité du réel, mais la déraison de la perversion est limitée à certains secteurs de la réalité humaine. La théorie sexuelle délirante du psychotique est réduite à un objet partiel ou à un objet-chose. Ces « machines à influencer » miniatures, qui permettent le désir et son contrôle rigoureux, sont peut-être une psychose focalisée, mais qui garantissent au sujet le reste de son identité ; qui plus est, ses objets aimés échappent en même temps à ses souhaits destructeurs à leur égard.
J’ai beaucoup parlé du désir et peu de la violence et de l’agressivité que recèlent les déviations sexuelles. Cet aspect demande une exploration assez vaste qui dépasse mon sujet actuel, bien que la capacité de freiner et de contenir la violence soit un des aspects créateurs de la perversion. Schématiquement nous pourrions dire que l’agressivité peut emprunter deux chemins pour se canaliser dans un acte sexuel : peut se trouver là-dedans l’illusion de réparer l’autre, le partenaire, pour des attaques castratrices, fantasmées. Ceci suit le mode dépressif. Il y a encore le versant persécutif où la visée est le contrôle et la maîtrise de l'objet, en en étant le maître sur le plan érotique. La jouissance de l’autre équivaut à sa castration, et le sujet échappe ainsi au sort de l’objet-victime, manipulé, « influencé » par le désir.
Il est évident que l’acte créateur dans la relation entre l’artiste et son public peut aussi intégrer ces deux types de fantasme – dominer l’Autre pour combattre sa peur, et réparer l’Autre pour échapper à un sentiment intolérable de culpabilité.
L’agir du pervers, avons-nous dit, peut se comprendre comme un rêve, et ceci nous amène, après un long détour, à son côté créateur, novateur. Notons que c’est bien l’aspect non sexuel qui contient les éléments d’un acte de créativité – c’est-à-dire toute l’activité qui remplit l’espace entre le désir du sujet et le dénouement qui y met fin. Beaucoup de déviants sexuels planifient et ruminent leur projet et son scénario pendant des heures, ou même des jours, sans passer à l’acte. Cliniquement ceci s’observe le plus facilement avec des patients exhibitionnistes et fétichistes. Nous avons déjà mentionné les homosexuels qui cherchent toute une nuit un partenaire mythique. Le dénouement, la fin, de l’exploit du pervers souvent le déçoit, le dégoûte, voire même le déprime. C’est la fin de l’illusion. Le jeu désespéré est terminé – et il faut recommencer le lendemain. Ceci est vrai dans une certaine mesure chez tous les êtres qui font l’amour. L’illusion trouve toujours son compte et la jouissance entraîne inévitablement le sentiment que quelque chose de magique se termine banalement. Mais chez le déviant sexuel il s’agit d’une perte narcissique plus profonde. Un patient l’a exprimée de façon simple en décrivant ses heures nocturnes de chasse aux partenaires homosexuels : « Tout ce qui m’intéresse, c’est leur éjaculation, et c’est ça mon plaisir. Quelquefois, quand je rentre chez moi je me masturbe mais je l’évite le plus possible, car après je perds mon désir. Il n’y a plus rien, et moi non plus je ne suis rien. J’existe à peine. »
Je reviens enfin à la question posée en premier lieu : la création du scénario pervers est un acte créateur, mais en quoi échappe-t-il à la transformation en création artistique ? Que manque-t-il à cet agir compulsif pour qu’il soit libéré de sa rigidité, détaché de son dénouement orgastique, pour être investi autrement dans l’économie libidinale du sujet ? Qu’est-ce qui différencie son acte de celui qui finit en œuvre artistique ou intellectuelle ? Le créateur a une mobilité intérieure qui lui est spécifique ; il trouve tout ce qui se présente à lui aimanté d’intérêt – au point de paraître naïf aux gens moins créateurs. S’il regarde tout ce qui l’entoure avec un œil neuf, tout ce qu’il entend avec une oreille critique, c’est que tout objet – fût-il le plus banal – soumis à son observation devient fécond parce que mis en liaison avec un nombre infini d’autres impressions, perceptions, représentations et réflexions, dans un va-et-vient assez libre entre processus primaire et processus secondaire. Il ose mettre en question l’idée reçue, mettre en contact les idées disparates, créer ce qui n’existait pas.
La création érotique de la mise en scène déviante est aussi de cet ordre ; elle suit également les lois du processus primaire ; elle s’exprime ensuite dans un acte, secondarisé et extérieur au sujet. Tout comme la fièvre qui alimente l’activité créatrice, cette sexualité aberrante est produite sous pression, et sa production apporte une satisfaction narcissique au sujet comme l’acte de créer l’apporte à l’artiste. A cet effet nous pourrions remarquer que la joie trouvée dans l’acte de création est plus intense que le plaisir de contempler l’objet créé ; la production prime le produit. L’analogie avec la déviation sexuelle est évidente. Et elle trouve son pendant chez le petit enfant dans la phase anale. A cette époque l’enfant trouve un plaisir spontané dans l’acte de mettre au monde ses premières créations visibles – ses matières fécales et son urine. Les produits eux-mêmes ne l’intéressent que dans la mesure où sa mère leur donne de l’importance ; c’est elle le « public » essentiel qui donne aux produits leur fonction signifiante d’objets d’échange. Mais bien des transformations sont requises avant que cette production ne devienne un processus créateur. Un premier écueil, le plaisir de la production, risque de devenir en soi une activité culpabilisée parce que imprégnée d’éléments sexuels génitaux ainsi que d’éléments sadiques et destructeurs. Si la plupart des êtres humains ne sont ni créateurs ni pervers, c’est parce qu’ils n’ont pas assumé les transgressions inhérentes au plaisir de « production », ni l’angoisse qui accompagne cette autofécondation.
Le pervers comme l’artiste a le courage de transgresser, de créer ce qui n’existe pas, mais à des fins autres et dans un contexte relationnel différent. Quel est le destin de cette création ? Nous avons dit que la production prime le produit. Néanmoins, pour la personnalité créatrice, au-delà du plaisir de la production il y a un deuxième temps de plaisir narcissique, c’est le moment du don de son produit au public (sans quoi il ne s’agirait pas d’une vocation artistique). L’attente anxieuse de la réaction du public est liée à l’attente d’une confirmation qui lui assure que sa production (vécue dans l’inconscient comme une activité érotique et agressive) et son produit (dans l’inconscient, le dévoilement d’un objet partiel, anal ou phallique) sont acceptables, valables, désirés, et, en outre, source de jouissance pour le public. L’engagement affectif qu’entretient l’artiste avec son public – sa publication peut-on dire – marque la différence de but et de signification d’avec celui de l’acte pervers. Le fantasme d’un « public », comme j’essayai de le démontrer dans Le spectateur anonyme (chapitre i), est aussi essentiel à la mise en scène perverse et à son pouvoir excitant, mais il s’agit d’un amour secret, anal, entre mère et enfant, accompagné d’une tentative de récupérer, dans le défi même, la troisième dimension qui donne au sujet son identité. Si le sentier suivi, creusé parle déviant sexuel, a été détourné des chemins d’autrui, c’est pour qu’il ne rencontre jamais sur sa route cet Autre qui pourrait poser une interdiction à son désir. Parce qu’il perd, par ce détour, la confirmation de sa place de sujet, il est désormais obligé de chercher la preuve de son existence, de son identité subjective, indépendamment, dans un acte théâtral. Le pervers a encore plus besoin que l’artiste d’une confirmation narcissique, d’une validation de sa création, car, contrairement à l’artiste, face à son activité créatrice, il est mû davantage par l’angoisse que par le désir. Ceci ne veut pas dire que la transgression implicite dans la création de n’importe quelle œuvre d’art, ou découverte scientifique, ne suscite point d’angoisse ; mais l'artiste, par sa création même, s’offre au jugement de l'Autre. Le pervers, lui, se dérobe. La sexualité perverse, en tant qu’acte de créativité précoce, a été presque trop réussie ; coulée brûlante de la mégalomanie infantile, elle se fige dans son moule, et doit servir désormais de réponse magique à toute blessure narcissique, comme à tout désir naissant ; geste de défi, de désespoir, pétrifié à jamais…
Pour conclure, disons que le pervers, comme l’artiste, est un maître de l’illusion, mais avec cette différence capitale : l’art, c’est l’illusion de la réalité, que l’artiste crée pour lui-même, pour les autres, dans l’espoir de communiquer, de faire éprouver – et finalement faire accepter – son illusion. La mise en scène du pervers, avec son agir propre, c’est l’illusion qui s’impose à lui, et que le sujet passe sa vie à faire accepter comme une réalité.
25 Voir à ce propos le chapitre final de cet ouvrage.
26 P. Marty, M. de M’Uzan et C. David, l'Investigation psychosomatique. P.U.F., Paris, 1963.
27 D. W. Winnicott, « Transitional objects and Transitional Phenomena » in Collected Papers, Tavistock, Londres, 1958.
28 J. Chasseguet-Smirgel, « La hiérarchie des actes créateurs » in Pour une psychanalyse de l’art et de la créativité, Payot, Paris, 1971.
29 V. Leduc, Thérèse et Isabelle, Gallimard, Paris, 1966.
30 M. de M’Uzan, « Un cas de masochisme pervers » in La sexualité perverse, Payot, Paris, 1972.
31 W. Bion, op. cit.
32 J. Lacan, op. cit.