2009-04-16T11:32:02.64PT35S5LibreOffice/5.0.5.2$Linux_X86_64 LibreOffice_project/00m0$Build-22015-08-16T18:09:491943
Suisse : Neuchatel : Éditions de la Baconnière, novembre 1943, deuxième édition revue et corrigée. Réimpression, 1968, 276 pp. Etre et penser : Cahiers de philosophie, 4e et 5e cahiers.
source : http://classiques.uqac.ca/classiques/Odier_Charles/deux_sources_vie_morale/deux_sources.htmlPsychanalyseLes deux sources consciente et inconsciente de la vie morale
3175
4233
2
2
true
false
false
true
true
true
true
0
true
false
false
false
false
false
false
false
false
false
false
false
false
false
true
false
true
true
false
false
false
false
false
true
false
false
false
false
false
false
true
1694839
false
true
true
false
true
true
false
true
0
false
false
high-resolution
false
false
true
true
true
true
true
false
false
false
false
false
1694839
false
1
true
false
false
0
false
false
false
false
false
Note sur la réciprocité
173
166
0
Les deux sources consciente et inconsciente de la vie morale
Table des matières
Table des matières
Préface de la deuxième édition3
Avant-propos4
Introduction8
Note à l'adresse des chrétiens20
Point de départ25
A. Le moi et le « ça » vus par Freud25
B. Das Ich und das Uebertch (Ichideal)30
Chapitre I. Valeur et fonction des phénomènes psychiques36
1. Principes et définitions36
Application de ces premières données à quelques exemples simples39
Définitions44
A. Valeur44
B. Fonctions46
2. Nouvel aspect de la notion de « fausse valeur » - principe de coïncidence et de non-coïncidence47
3. Exemples de relations diverses entre valeurs et fonctions50
A. Coïncidence entre valeur sur individuelle et valeur individuelle51
B. Coïncidence entre valeurs et fonctions53
C. Non-coïncidence, entre valeurs et fonctions59
4. Les deux abus71
Conclusion76
Chapitre II. Surmoi. Santé et maladie82
5. Définitions82
6. Surmoi, nervosisme et santé morale88
7. Exemples de nervosisme105
8. Moralité et spiritualité saines et malsaines120
9. La morale psychologique128
Résumé131
Le déterminisme intercurrent132
Conclusion133
Chapitre III. La morale inconsciente136
10. Les principes premiers138
11. Fonction essentielle du surmoi146
12. Exemples de pseudo-moralité151
Interaction de trois ordres superposés de principes158
13. La vengeance et la morale débilanisée159
14. Les deux sources sont antinomiques166
Tableau comparatif des éléments constitutifs des deux systèmes moraux169
Conclusions204
Note sur la réciprocité219
Préface de la deuxième édition
Septembre 1946.
La deuxième édition de ce travail n'apporte à la première que des changements de détails à l'exception de deux adjonctions qui m'ont paru nécessaires.
L'une concerne le point de départ de mes réflexions sur la morale consciente et inconsciente. Elle précisera l'origine de l'idée directrice dont s'inspire cette étude. Cette idée fera l'objet d'un exposé plus spécialement destiné aux psychothérapeutes et à mes confrères psychanalystes en particulier. Cet exposé me permettra de situer ma position personnelle par rapport à la pensée et à la doctrine de Freud.
L'autre a trait à une valeur insuffisamment mise en lumière dans la première édition. Je veux parler de la « réciprocité », élément de base de toute relation sociale authentique et durable, que je m'étais borné à mentionner en passant. Toujours plus convaincu de l'importance du problème à la fois affectif et intellectuel que constitue l'acquisition du sens de la réciprocité et de l'application de cette norme fondamentale aux rapports interindividuels ; toujours plus frappé par son inaccessibilité à un grand nombre d'êtres humains, j'ai consacré à ce sujet une note spéciale qui figure au troisième chapitre.
Les épigraphes que nous avons placées en tête de certains chapitres ou paragraphes ont été recueillies par M. E.-A. Niklaus. Nous le remercions vivement de nous les avoir signalées.
Septembre 1946.
Avant-propos
La vertu morale tenant de la Terre à cause du corps a besoin de passion, comme d'outils et de ministres pour agir et faire ses operations, n'estant pas corruption ou abolition de la partie irraisonnable de l'âme, ains plus-tost le reiglement et l'embellissement d'icelle et est bien extrémité quant à la qualité et à la perfection, mais non pas quant à la quantité selon laquelle elle est médiocrité, ostant d'un coté ce qui est excessif, et de l'austre ce qui est défectueux.
Plutarque.
Certains philosophes de s'émouvoir sans doute à la lecture du titre de ce volume. Plus qu'un démarquage de goût douteux, ils inclinent à voir en lui un manque de respect témoigné par un psychiatre à la mémoire vénérée d'un maître de la philosophie.
Aussi avons-nous longuement hésité dans notre choix. Mais, à la réflexion, il nous a paru excusable dans la mesure même où nous saurions l'excuser honorablement. Les raisons qui nous l'ont finalement dicté sont de deux ordres : les unes sont plus personnelles, les autres plus générales. Commençons par les premières.
Bien avant d'avoir lu et médité Les deux sources de la morale et de la religion, nous usions couramment auprès de nos patients de locutions similaires, et même de termes identiques à ceux dont Bergson devait user dans la suite. Nous maintenant bien entendu sur le terrain qui était le nôtre, nous nous efforcions de différencier deux ordres majeurs de phénomènes psychiques en recourant à des expressions ou images susceptibles d'en rendre les traits distinctifs plus frappants et leur opposition plus claire. Il s'agissait en effet d'opposer l'un à l'autre le système conscient et le système inconscient de l'esprit, car nous appliquions précisément la méthode d'exploration de ce dernier, imaginée par Freud. C'est ainsi que chaque jour nous qualifiions le premier de « déterminisme fermé », terme lancé par Freud lui-même, et le second de « motivation ouverte », cet adjectif signifiant à peu près : accessible aux influences directrices du moi ou correctrices de la conscience morale ; en un mot, aux appels de la finalité liés eux-mêmes à la conscience de celle-ci, mais opposés aux exigences d'une causalité organo-psychique rigoureuse régnant en souveraine dans la sphère inconsciente. Parlant en revanche de cette dernière, nous disions aussi : système replié sur lui-même, fermé à la réalité extérieure, imperméable aux appels du « principe de réalité » ; ou encore causalité fermée, ou immuable, etc. Nous précisions, quand il s'agissait d'éthique, que la morale inconsciente elle aussi obéissait aux lois de cette causalité fonctionnelle close, alors que la morale consciente, Inversement, s'ouvrait au monde des valeurs ou tendait vers lui ; qu'elle était ouverte ainsi à un progrès continu, à une évolution indéfinie à laquelle le psychologue comme tel ne saurait tracer de limites.
Or, cette façon toute spontanée de nous exprimer était satisfaisante. Elle répondait bien à la réalité des laits analysés. Elle mettait en lumière et en valeur - nos patients en étaient témoins - le double aspect de l'expérience morale humaine. Nos confrères d'ailleurs employaient un vocabulaire analogue ; si bien qu'à l'époque de la parution des Deux sources maints d'entre eux s'écrièrent : « Voilà Bergson qui marche sur les brisées de Freud ! »
Cependant cette exclamation hâtive et un peu partisane comportait une erreur. La lecture attentive de l'ouvrage magistral du philosophe ne tarda pas dans la suite à nous en faire revenir. L'évocation de ce souvenir nous amène au second ordre de nos raisons justificatives.
Heureusement le conflit fâcheux qui s'alluma il y a un demi-siècle environ entre une certaine philosophie spiritualiste ou religieuse traditionnelle et une certaine psychologie nouvelle d'allure psychiatrique s'est éteint aujourd'hui. Nous ne nous étendrons pas ici sur ce tumulte historique, dont l'argument paraît avec le recul un peu défraîchi, et dans lequel la voix si pleine d'autorité et de sagesse du professeur Flournoy, éminent psychologue et philosophe distingué à la lois, retentit à notre grande joie, un peu à la manière de la sonnerie militaire ait point culminant des manœuvres : « Cessez le combat ! » Nous dirons quelques mots de cette aventure au cours de ces pages. Il serait donc, de la part d'un médecin, bien maladroit de les inaugurer par un titre où l'on flairerait l'intention suspecte d'opposer l'un à l'autre deux grands morts qui, de leur vivant, à ma connaissance, n'eurent jamais de querelles. Et cela d'autant plus que ce livre ne vise qu'à apporter sa modeste contribution à l'œuvre de collaboration entreprise désormais par les philosophes et les psychologues, en matière de morale notamment. C'est là une très belle œuvre dont les fruits sont déjà nombreux, et dont les plus éminents artisans se recrutent, il convient de le souligner, en notre Suisse romande. Nous comptons consacrer quelques pages à l'essor réjouissant de ce que nous serions tenté d'appeler « l'école suisse de psychologie morale ». Ne travaille-t-elle pas à asseoir la morale philosophique sur des bases plus consistantes ?
Mats revenons à notre titre. Il serait vain, à son propos, de se livrer à un petit jeu de correspondance, de chercher à établir une liaison étroite entre les deux sources révélées par Bergson et les deux sources découvertes par Freud. Car il n'y a pas de commune mesure entre ces deux ordres de notions. Les deux points de vue adoptés diffèrent trop l'un de l'autre pour que les deux aspects envisagés du problème moral puissent être confondus. Aussi qu'on se garde d'assimiler hâtivement la morale inconsciente à la première source et la morale consciente à la seconde. Si toutefois certains éléments, comme nous le verrons, sont communs au système inconscient freudien et à la première source bergsonienne, il n'en reste pas moins que celui-là ne coïncide nullement avec celle-ci, ni par son origine, ni par sa nature. Ces deux notions sont pour ainsi dire incommensurables l'une à l'autre. Quant au système conscient et à la seconde source, Bergson place celle-ci presque d'emblée sur un plan si élevé de pure spiritualité, religieux et mystique, que le problème de leur relation ne se pose plus. Il ne s'agit donc pas, dans notre confrontation, d'une sorte de superfétation psychologique, commise au nom des notions freudiennes, de la métaphysique bergsonienne.
Or dès l'instant où, face à un problème complexe et hétérogène, divers points de vue sont requis et donc admissibles, il va de soi que toute discipline d'étude a le droit de soutenir le sien après l'avoir adopté, à la condition qu'elle n'en revendique pas la suffisance. Ce livre n'a d'autre but que d'exposer le point de vue freudien demeuré mal compris du public ; en quoi il croit donner satisfaction à une juste revendication de la psychologie analytique. La métaphysique ne saurait plus aujourd'hui en prendre ombrage, s'il est vrai qu'elle reconnaisse désormais les droits légitimes, issus de sa méthode propre, de la psychanalyse.
En conclusion, les deux points de vue en question, loin de s'opposer, se complètent. Ne voyons pas une vaine rivalité d'école là où s'affirme un concours heureux de notions de natures différentes. Ce serait notre succès, inespéré à vrai dire, de voir à l'avenir les auteurs d'écrits sur les fondements et les fins de la morale spécifier avec exactitude la source à laquelle ils se réfèrent, d'autant plus que désormais il y en aura quatre et non plus deux seulement et annoncer s'ils se réclament de Freud ou de Bergson, ou d'un autre philosophe encore.
Si enfin la psychologie scientifique et la métaphysique en reviennent parfois à leurs vieilles disputes, c'est en raison même et non en dépit de leur parenté. Psychologue et philosophe finissent régulièrement dans leurs travaux, pour peu qu'ils les poussent assez loin, par empiéter chacun sur le domaine de l'autre dans la mesure même où ni l'un ni l'autre ne consent à laisser son œuvre inachevée. Toute scientifique ou expérimentale qu'elle est, la psychologie ne peut systématiquement éluder le problème des rapports du sujet à l'objet que pose chaque état de conscience. La psychanalyse elle-même, si objective qu'elle se prétende, ne peut les passer sous un silence méthodique. Or, dans le domaine moral comme dans les autres, les états de conscience et leur objet décrits par Freud, de caractère naturel et génétique, ne sauraient être rattachés aux états de conscience ni à leur objet, de caractère surnaturel et évolutif, dégagés par Bergson. En ce qui concerne les premiers, de nouveaux problèmes se posent qui appellent, semble-t-il, de nouvelles études philosophiques. Tenteront-ils quelque jeune philosophe suisse ? Le premier essai réalisé dans ce sens est dû à M. Dalbiez. Les milieux français autorisés considèrent ce coup d'essai comme un coup de maître. Ajoutons que le professeur de Nantes, bien que ses conceptions s'inspirent du thomisme, n'a pas craint de se faire analyser lui-même avant d'aborder son sujet, afin de le dominer mieux.
Résumons notre impression. Bergson ouvrant ainsi la porte de sa cellule à la morale close, semble l'engager dès sa libération dans les « voies du ciel ». La morale ouverte s'élancerait d'un rapide coup d'aile sur le plan de la religion dynamique, celle-ci tendant à son tour vers la spiritualité pure et le mysticisme intégral. Mais à notre sens la réussite d'un bond si prodigieux, le maintien de son élan, sont réservés à une infime minorité d'êtres exceptionnels. Son danger serait de faire brûler des étapes décisives - et les sauf-conduits sont rares dans ce domaine ! Nous songeons ici aux étapes prévues et ordonnées par l'évolution morale régulière ; celles de la morale consciente notamment, et que le commun des mortels a tout intérêt à ne pas brûler précisément, sous peine d'échec, de névrose religieuse ou de mysticisme morbide. On voit ainsi comment les sources de Freud formeront le complément psychologique des sources de Bergson, à la condition qu'on distingue clairement leurs natures propres et leurs domaines respectifs.
Introduction
De retour de Paris au début de la guerre, je fus vivement frappé par l'ampleur du mouvement spirituel et religieux qui régnait en Suisse romande. Il semble même aujourd'hui, plus la guerre s'éternise, aller en s'accentuant et s'approfondissant. L'angoisse - on le sent - favorise les retours sur soi-même, porte à la réflexion ; le malheur à la révision des principes de vie et d'action et des échelles de valeurs. Ce mouvement, d'aucuns n'hésitent pas à le taxer de « réaction ». Réaction, dit-on, contre un rationalisme abusif par trop XIXe , ayant survécu au siècle matérialiste qui l'avait engendré. Réaction parallèle contre le matérialisme rebondissant d'après-guerre, contre un rationalisme borné, enfin contre l'influence dangereuse exercée par les progrès de la science en général et par les prétentions de la psychologie et de la psychiatrie modernes en particulier, sur la vie morale, spirituelle ou religieuse. Ces progrès et prétentions se voient aujourd'hui disqualifiés, les sciences qui les soutiennent traitées d'usurpatrices, dans la mesure où leurs protagonistes ne craignent point de violer des domaines bien gardés qui dépassent leurs compétences, le domaine religieux notamment. On assista, c'est certain, à un envahissement de cet ordre à la fin du siècle dernier et au début de celui-ci ; et toute action transgressant ses limites entraîne une réaction. On pourrait voir aussi dans la doctrine et l'œuvre si digne du Dr Tournier une tentative de renversement de courant. Au lieu d'un accaparement de la religion par la science, c'est un accaparement de la science par la religion dont il semble s'agir dans son livre récent La Médecine de la personne, où « péché » et « morbide » paraissent s'identifier. C'est sans doute pour cette raison que sa thèse et son attitude soulèvent plus de résistance et de critique dans le monde ecclésiastique que dans le monde médical.
Le psychothérapeute, à vrai dire, occupe une situation privilégiée. De par la force des choses, il se trouve placé au-dessus de ces lames de fond qui secouent le monde intellectuel et l'élite cultivée, de même qu'au beau milieu des flux et reflux incessants qui agitent l'âme humaine. Mais pour mériter un privilège, il faut savoir ne pas en abuser. Aussi, à titre de scientifique pur devrait-il adopter une attitude d'observateur attentif et neutre. À son poste d'observation, il est bien placé pour discerner non seulement les causes et les buts, mais aussi la fonction et la valeur des phénomènes qui s'offrent à son examen. Il note des faits, établit des relations entre eux, cherche enfin à les comprendre et les expliquer en s'interdisant de les juger. Aussi longtemps qu'il obéit ainsi à ce souci légitime de méthode, il peut se flatter de respecter sa neutralité scientifique.
À la longue toutefois, cette position initiale se révèle pratiquement intenable, car la nature même des phénomènes qu'il analyse l'oblige à changer d'attitude. Tôt ou tard un moment arrive où le psychothérapeute, si imbu soit-il de ses principes scientifiques, doit devenir humain. Qu'il le veuille ou non, sa fidélité à sa mission thérapeutique le contraint à des infidélités à sa neutralité objective. Notamment, la nécessité s'impose à lui d'aborder de façon tout d'abord intermittente et discrète le plan des valeurs, ne s'agît-il encore que des plus communes. Cette nécessité a de multiples raisons. L'une d'elles est essentielle : c'est que les êtres humains, tant qu'ils sont, tendent à accorder beaucoup plus d'intérêt et d'importance au sens et au but de leur vie et de leur conduite qu'à ses causes, ses motifs ou ses mécanismes intimes. De là le penchant à ne pas prendre conscience de ces derniers ; de là l'importance qu'a toujours revêtue, sans qu'on l'appréciât suffisamment, la vie psychique inconsciente.
Mais plus encore que les gens normaux, les nerveux s'attachent aux fins plutôt qu'aux causes, ou qu'aux motifs mystérieux des troubles dont ils souffrent. Or il incombe au psychothérapeute digne de ce nom de s'intéresser lui-même aux intérêts majeurs de ses patients. Remplissant ce devoir professionnel, il se départit évidemment de sa neutralité méthodique dans la mesure même où le savant en lui cède la place à l'homme.
Et se faisant homme, se situant comme un moi en face d'un autre moi, il ne peut plus guère s'abstenir de jugements de valeurs, sauf, bien entendu, dans des cas d'aliénation mentale ou d'affections graves. Ne serait-ce par exemple, à la fin de la cure, que pour détourner le patient de son égocentrisme prévalent, l'orienter vers une attitude sociale, le convaincre des bienfaits du travail régulier ou de la nécessité de se soumettre à une discipline, le rendre plus sensible aux souffrances qu'il fait endurer à son entourage, etc. Il est notoire que tous les nerveux, ou selon le terme technique introduit par le professeur Dubois, de Berne, en 1904, les psychonévrosés 1
Ou encore les « névropathes » selon un terme plus répandu. L'un et l'autre s'appliquent aux sujets affectés de troubles des fonctions psychiques, comme par exemple les obsessions, les phobies, mais sans cause organique décelable. Psychopathe, en revanche, désigne un malade atteint de maladie mentale, telle que dégénérescence, aliénation, schizophrénie, etc. et en tête de ligne les déprimés, sont foncièrement égocentriques. Mais cela va plus loin, car ces névrosés nous entraînent fatalement dans la sphère, nous allions dire, dans le dédale, de leur vie intime y compris leur vie morale. C'est là que les choses vont se compliquer pour le savant contraint par l'objet même de son étude d'abandonner contre son gré le plan sûr de la causalité close, pour s'aventurer dans la sphère ouverte et indéfinie de la finalité. Chaque malade, chaque « cas » fait de nous un métaphysicien malgré lui, lequel souvent tient à s'ignorer. Cependant ses convictions personnelles cessent alors d'être tout à fait indifférentes ; elles influenceront forcément ses interventions et donneront une certaine direction à sa méthode.
Dès lors la porte du domaine des théories et des doctrines est largement ouverte ; et bien des médecins l'ont passée et la passeront encore. De cette transgression involontaire ou préméditée résultent le nombre croissant et la diversité déconcertante des conceptions, des méthodes et des techniques en régime de cure d'âmes. Leur valeur respective est hélas atténuée par leurs contradictions réciproques. C'est ainsi qu'un psychothérapeute aussi éminent que le professeur Jung put tirer de la psychanalyse une méthode et une doctrine qui lui sont opposées sur tous les points.
Fait curieux, le publie ne parait pas s'en émouvoir. Loin d'être dérouté par cette profusion, il s'avise d'en profiter ; loin de perdre confiance, il entre dans le jeu. Plus il y a de médecins et plus il y a de malades ; plus de « soigneurs d'âmes » et plus d'âmes soignées. On peut, à ce propos, relever deux coïncidences ayant presque force de loi. 1º La fréquence et l'extension des troubles psychiques ou des affections nerveuses augmentent en raison directe de la multiplication et du perfectionnement des méthodes susceptibles de les déceler et des techniques propres à les influencer, en bien ou en mal peu importe. On se souvient de l'époque où tout le monde se découvrait une anomalie pour faire du Coué. 2º Le nombre de sujets recourant aux offices ou aux lumières des « psychagogues » 2
Signifie « conducteurs d'âmes »., quelle que soit la doctrine dont ceux-ci se réclament, tend à décroître au cours des périodes de renouveau spirituel ou religieux, et croître au cours des périodes de réaction inverse, de retour aux positions rationaliste, naturaliste ou matérialiste. Ce retour des choses de profiter alors aux vieux et braves médecins de famille. Mieux que les guérisseurs, ils s'entendent à concilier les exigences parfois contradictoires de la science et de la simple humanité. Toutefois, les services et les droits d'une psychothérapie à base scientifique ne sauraient être niés. A n'en pas douter, ses services dépassent ses sévices ; elle a fait ses preuves. Mais ses services ont singulièrement grandi en valeur et en efficacité depuis les progrès surprenants accomplis par la psychologie de la vie inconsciente, cette nouvelle science dont nous parlions tout à l'heure. Si son importance est aujourd'hui universellement reconnue et admise, c'est avant tout à des médecins et à leurs ouvrages que nous le devons. Rappelons les plus illustres : Charcot, Liébault et Bernheim, Janet, en France ; Freud, Adler, en Autriche ; Forel, Jung, chez nous. J'en passe et des meilleurs. Le professeur Flournoy mérite à ce propos une mention toute spéciale en tant que véritable précurseur et initiateur de la psychologie de l'inconscient 3
Relisez à ce sujet Des Indes à la planète Mars ou Une mystique moderne.. Les vues pénétrantes et originales de son disciple et émule, le professeur Claparède, sur la psychologie fonctionnelle notamment, sont à leur tour d'un concours précieux dans la compréhension et l'exercice de l'analyse de l'inconscient. Nous devons aussi au professeur Forel l'introduction de l'hypnose dans le domaine scientifique et sa diffusion à titre de méthode médico-psychologique authentique. Bref, dans toits les pays du vieux et du nouveau monde un afflux de nouvelles conceptions médicales relatives au rôle majeur d'un déterminisme extra ou infra-conscient dans les anomalies psychiques enrichissait la vieille psychologie. Cette évocation nous reporte à l'époque héroïque de la psychologie, 1900 ! date fatale au bon goût sans doute, mais Si fertile en découvertes et en « notions nouvelles » susceptibles d'être appliquées au traitement des névropathes. C'est l'année de la parution de la Science des rêves de Freud annoncée par ses études antérieures sur l'Hystérie. Celles-ci avaient paru en 1893, c'est-à-dire la même année qu'une autre oeuvre capitale : L'Automatisme psychologique de Janet. Bien qu'à cette époque la grande valeur de ces ouvrages fondamentaux ait échappé au publie, leurs deux auteurs sont aujourd'hui universellement reconnus comme les maîtres incontestés de la psychopathologie.
1900 ! On comprend que tant de découvertes aient un peu tourné la tête à certains de leurs disciples enthousiastes mais imprudents. De là à verser dans une sorte de « scientisme », ou en l'occurrence de « psychologisme », il n'y avait qu'un pas. Ce psychologisme consistait, en gros, à vouloir tout expliquer par la psychologie en tant que science positive en appelant à un déterminisme constant et rigoureux ; à réduire par exemple le jeu des valeurs à celui des mécanismes. On comprend qu'en retour les spiritualistes et le clergé se soient émus. On comprend enfin la naissance et la raison du contre-mouvement spirituel et religieux déclenché sous l'impulsion des philosophes et des théologiens. Nous reviendrons là-dessus dans un prochain paragraphe intitulé « Les deux abus », l'autre abus consistant au contraire à mépriser ou méconnaître les services et les droits de la psychologie, ou ce qui est plus grave à l'attaquer sur son propre terrain.
Le but de ce livre n'est autre que de proposer une conciliation. Nous tenterons d'en fixer les conditions. Mais avouons d'ores et déjà que notre dessein sera de défendre tout d'abord la cause de la science et que dans ce but nous nous tiendrons sur le plan de la « réalité des faits ». Nous espérons ainsi éviter toute polémique doctrinale.
Mais surtout que le lecteur ne nourrisse pas le vain espoir de trouver dans ces pages l'exposé ou le lancement sensationnel d'une nouvelle doctrine ! On peut distinguer deux catégories principales de méthodes en régime de cure d'âmes : les méthodes naturelles et les surnaturelles. Ces dernières ont la cote, mais nous ne nous occuperons tout de même que des premières et, parmi elles, de la psychanalyse freudienne tout particulièrement. Notre propos n'est donc pas l'initiation à une théorie nouvelle, mais bien à des « notions nouvelles » nous paraissant suffisamment établies, intéressantes et utiles pour être livrées au publie cultivé. Inutile d'ajouter qu'elles sortent des ateliers des psychologues ; plus exactement des écoles et méthodes psychologiques contemporaines les plus intéressées au développement psychique de l'être humain, a ses anomalies d'ailleurs autant qu'à ses lois. Nous ferons notre commande principale à la psychanalyse, c'est entendu ; mais de larges emprunts aussi à la psychologie fonctionnelle et à la psychologie génétique dont les professeurs Claparède et Piaget se sont fait les illustres champions.
Dans nos cours de Paris, nous n'avions jamais manqué d'insister sur la nécessité de distinguer nettement deux choses très différentes dans la psychanalyse. En premier lieu, un ensemble imposant et cohérent de faits nouveaux découverts par Freud au moyen de sa méthode originale d'exploration de l'inconscient. Ces faits sont inséparables des interprétations immédiates, c'est-à-dire proprement biologiques et psychologiques, qu'ils comportent. En second lieu, un ensemble surprenant et moins cohérent de théories basées sur une interprétation dite « médiate », c'est-à-dire métabiologique et métapsychologique, parfois même métaphysique, de ces faits. Par exemple : la théorie de la libido impliquant une généralisation absolue de ce concept. Cette généralisation, et d'autres, sont dues au maître de Vienne en personne dont le vaste esprit inclinait à la spéculation. Il va sans dire qu'en édifiant ce corps de doctrines, ce n'était plus le savant ou le psychanalyste en lui qu'il laissait parler, mais un philosophe de la nature.
Notre incompétence philosophique nous dispensera de reprendre ce second thème de discussion. Nous nous bornerons, adoptant ainsi une position intermédiaire, à insister avec plus de précision que M. Dalbiez ne l'a fait sur les relations existant entre les phénomènes moraux inconscients mis en relief par Freud et les faits de conscience moraux connus de tous. Ces développements seront destinés plus spécialement aux moralistes. Ce serait notre souhait que les philosophes et théologiens en fissent aussi leur profit.
Mettre ainsi en meilleure lumière les rapports existant entre le système moral conscient et le système moral inconscient -puisque système inconscient il y a, il faut en prendre décidément son parti ! - dégager leurs caractères différentiels et pour tout dire antinomiques, préciser leur origine, leur rôle et leurs effets respectifs, telle est l'idée directrice de cet ouvrage de vulgarisation. Qu'on nous épargne le reproche d'immodestie si nous ajoutons : de vulgarisation supérieure, car nous présumons que les notions exposées et débattues dans ces pages seraient de maigre intérêt pour les êtres uniquement préoccupés de gagner leur vie, ou inversement de s'amuser. Quant à son but dominant, le voici :
Porter à la connaissance et soumettre à la calme réflexion du publie cultivé et sincèrement attaché aux problèmes qui préoccupent à bon droit les moralistes et par contre-coup les spiritualistes et les théologiens, quelques faits nouveaux mis au jour par les méthodes psychologiques les plus modernes et susceptibles d'éclairer par en bas l'aspect humain et vivant de la conduite et de la vie morale, non pas telle qu'on écrit qu'elle devrait être mais telle qu'elle est et comme elle est véritablement « vécue ». Si nous disons faits plutôt qu'hypothèses - non sans imprudence car chaque fait appelle une interprétation et conduit à une hypothèse nouvelle - c'est pour marquer notre intention de ne présenter ici que des notions éprouvées, et considérées comme acquises. Tenter d'éclairer la vie morale vécue, sous quelque angle que ce soit, c'est contribuer à faire plus de lumière sur les problèmes moraux, quel que soit leur niveau. En second lieu, grâce à son développement en profondeur, la psychologie moderne aurait aussi son mot à dire sur les relations, parfois obscures, que ces dits problèmes soutiennent avec leurs frères aînés, les problèmes spirituels et religieux. La notion de l'évolution spirituelle est au centre des préoccupations actuelles, à très juste titre. Or, dans son infrastructure psychique, elle a partie liée avec l'évolution biopsychique. Leurs sorts sont solidaires. Nous essaierons de mettre en lumière le trait d'union qui relie ces deux séries de phénomènes. Il n'est autre, selon nous, que l'évolution morale elle-même.
En troisième lieu, les problèmes en question se trouvent étrangement compliqués et sans cesse reposés et modifiés par la diffusion croissante des maladies nerveuses, des psychonévroses principalement. Celles-ci frapperaient plus de la moitié du genre humain selon des statistiques récentes. Fléau moderne bien propre à renforcer les services et les droits de la médico-pédagogie et de la médicopsychologie. C'est pourquoi la plupart des notions nouvelles que ces deux jeunes sciences nous ont livrées s'appliquent à des phénomènes réputés morbides.
Mais notre dessein n'était pas d'écrire un nouveau traité de psychiatrie. Bien au contraire, en l'écrivant, notre pensée allait constamment vers les personnes réputées saines. Être nerveux ne signifie pas être malade. Et qui n'est pas nerveux à notre époque hormis les grands malades ! Nous resterons donc fidèle à notre immodestie en souhaitant que la lecture de cette étude soit profitable aux « nerveux cultivés ». Car nous savons qu'il en existe. La culture et la nervosité font assez bon ménage. Que le destin de l'humanité s'en félicite, car leur alliance produit l'élite et multiplie les personnalités supérieures. Rien n'est plus dangereux en revanche qu'un nerveux inculte.
Nous souhaitons donc qu'un certain nombre de personnalités supérieures s'intéressent à deux notions particulières auxquelles les progrès de l'investigation de l'inconscient ont infusé une sève nouvelle, pour ne pas dire une valeur imprévue.
La première sera la notion de variabilité du rapport entre la « fonction » et la « valeur » d'un phénomène psychique déterminé, rapport que trop longtemps les moralistes ont cru spécifique et invariable. De leur côté, les psychologues ne s'en sont guère occupés, et cette abstention est regrettable. Aussi longtemps en effet que l'étude de ce problème se limitait aux fonctions du moi, il perdait de son acuité et de son intérêt. Certains facteurs tantôt de coïncidence tantôt de discordance entre le côté valeur en soi et le côté fonction individuelle demeuraient mystérieux, échappaient à l'analyse. Cette dérobade provenait du fait que les plus déterminants d'entre eux agissaient dans l'ombre, ou dans l'inconscient. Il fallait donc disposer d'une méthode spéciale d'investigation pour les repérer. Cette méthode, c'est Freud qui nous l'a donnée. Ce premier ordre de faits nouveaux, nous entendons les facteurs inconscients de l'antinomie entre la valeur et la fonction, fera l'objet d'un chapitre spécial dont l'insertion nous a paru propre à introduire le suivant et à en faciliter la compréhension. Ajoutons de suite que ce problème important de désaccord interne se pose quotidiennement chez tout être sain d'esprit et conscient de lui-même, lucidement attaché aux valeurs universelles et se sentant pour sa part responsable du progrès de l'humanité. Il se pose même chez lui avec beaucoup plus de gravité que chez le malade ou le névropathe pour qui son propre problème passe avant tous les autres.
Quant au chapitre suivant, consacré à la morale inconsciente proprement dite, il sera notre « pièce de résistance », cette locution prise en un sens peut-être moins imagé que l'auteur ne le souhaiterait. Il espère tout de même que l'exposé objectif des fonctions particulières de ce second système moral inhérent à l'âme des êtres humains civilisés et bien élevés n'éveillera pas de résistance excessive chez les lecteurs qui se réclament du mouvement spirituel et religieux contemporain.
Chacun sait déjà que le principe et l'agent du premier système n'est autre que la conscience morale ; mais chacun ne sait pas encore que le second système dispose lui aussi d'un agent, d'un représentant infrapsychique préposé à soutenir ses revendications et imposer ses décrets. S'agirait-il d'une sorte de seconde conscience morale sous-jacente à la première, à la vraie, que tout le monde connaît ? Cette épithète soulèverait des difficultés. En effet, c'est bien d'une instance qu'il s'agit, au sens psychologique du terme. Mais est-elle proprement morale ? Tout le problème est là, et nous le débattrons de notre mieux. Comme d'autre part elle dispose d'énergies moins différenciées, plus élémentaires - elles n'en sont pas moins redoutables ! - comme elle obéit à des principes différents et poursuit d'autres fins, pour toutes ces raisons et pour d'autres encore, Freud préféra lui appliquer un terme nouveau ne préjugeant ni de sa valeur morale ni de son défaut de toute valeur de cet ordre. Ce terme, c'est « le surmoi ».
Le « jargon freudien » fut l'objet de vives critiques ; morale inconsciente et surmoi, à cet égard, furent privilégiés. Sans doute les plus vives n'étaient pas les meilleures. Nous tenterons néanmoins de montrer en quoi consiste la relative impropriété des deux termes en question. Leur discrédit contraste en tout cas avec le rapide crédit que le terme de « refoulement » s'est acquis auprès des moralistes. Trop rapide, peut-être, car ces derniers ne confondirent-ils pas cette notion nouvelle avec l'ancienne notion de répression ? Nous comptons, cela va de soi, revenir sur cette confusion dangereuse. En attendant, introduisons ici un bref aperçu historique.
*
Historiquement, le processus du refoulement et ses diverses conséquences - celles-ci mirent précisément Freud sur la piste de celui-là - furent sa première découverte. Celle-ci ouvrit alors la porte à une seconde - celle du « refoulé » et de ses attributs et propriétés particulières ; c'est-à-dire, en fait, à la découverte de l'inconscient.
Ce terme est à la mode. Comme celui de « complexe », le public le met facilement à toute sauce. Et pourtant il comporte des acceptions différentes. Ici, il désigne l'inconscient organique, c'est-à-dire l'ensemble des fonctions physiologiques du cerveau, des mécanismes profonds de l'élaboration des énergies psychiques, etc. Ailleurs on l'applique à tout phénomène - de nature psychique véritable cette fois-ci - naissant et s'élaborant en dehors du champ d'éclairage de la conscience. En psychanalyse on dénomme cette zone « le préconscient » ; en langage courant le subconscient. Admettre sa réalité - et personne ne la conteste plus - c'est permettre la compréhension des phénomènes de mémoire, l'élaboration de la pensée elle-même, etc. Les analystes en revanche, à la suite de leur maître, réservent au terme d'inconscient dont ils font un si large usage un sens précis et limité. Sous leur plume, il entend désigner : la somme des tendances refoulées, ainsi que l'ensemble de leurs attributs et propriétés distinctives. Et il n'entend pas désigner autre chose. Chaque fois qu'il apparaîtra dans ces pages, il sera toujours pris dans ce sens-là et dans ce sens seul.
Quel tollé ! quelle inquiétude ou quelle indignation souleva tour à tour la révélation de l'inconscient freudien au monde spirituel ! Méritait-il tant d'honneur ou tant d'indignité ? À vrai dire, sa notion se répandit trop vite dans la foule pour que son sens exact pût ne pas en souffrir ; ce sens fut et demeure mal compris. Il est vrai de dire aussi que Freud en révéla les horribles secrets sans grands ménagements. Trop brusquement l'homo sapiens apprit que la sexualité et l'agressivité régnaient en souveraines sur une zone importante de son âme. Comment avait-il pu l'oublier ? c'est là une autre question, celle justement que la découverte du refoulement devait éclairer. Bref, son amour-propre et sa conscience morale ne pouvaient que s'en émouvoir ou s'en indigner. Dans les rangs des spiritualistes, les uns prirent la fuite... et les autres la mouche. Heureusement maints d'entre eux aujourd'hui semblent revenir à leur position de départ. Il n'empêche que certaines apostrophes déplacées furent proférées, telle, par exemple - seul un satyre saurait émettre des prétentions si extravagantes !
Pareilles réactions, à la lumière du refoulement, se comprennent aisément. Mais nous devons avouer, de notre côté, que certains psychanalystes - fort rares d'ailleurs - firent preuve d'un sens inné du manque de tact. Quoi qu'il en soit, notre dessein n'est pas ici de défendre ni d'attaquer le pansexualisme. Nous nous bornerons à déplorer les effets négatifs des mouvements simultanés d'inquiétude et d'indignation suscités par les premières découvertes de Freud. Nous disons bien découvertes et non théories et doctrines métaphysiques. Dire découvertes, c'est en effet sous-entendre des faits, des notions nouvelles et non de pures hypothèses.
Relevons le plus regrettable à notre sens de ses effets négatifs. Tel adversaire ne se rendait pas compte qu'en niant la doctrine, ce qui était son droit, il donnait l'impression de nier aussi les faits sur lesquels Freud l'appuyait. Aussi le fâcheux résultat de cette campagne ne se fit-il pas attendre. Un trop grand nombre d'intellectuels tournèrent définitivement le dos à la psychanalyse et à ses commettants. Et ce fut grand dommage !
Les dommages furent grands, car les deux partis en lutte les subirent. Relisez Dalbiez 4
Se reporter au paragraphe suivant. et vous apprécierez ce qu'il en coûta aux disciples de Freud de s'enfermer dans une « chapelle » pour y professer une sorte d'ésotérisme de la libido. En revanche, les moralistes et les spiritualistes eux aussi ne furent pas sans pâtir de leur indignation ou de leur fuite. Inspirées par le scandale des premières théories confondues avec les premières découvertes, elles les empêchèrent de suivre le développement et les progrès ultérieurs de cette jeune science assagie et d'apprécier correctement la valeur de sa méthode proprement dite.
C'est ainsi en fin de compte que la troisième découverte, celle pourtant qui aurait dû exciter leur intérêt au plus haut degré et de ce fait amorcer un ralliement aux analyses du maître impassible de Vienne, leur échappa complètement. Nous voulons dire la découverte du surmoi, succédant à celles du refoulement et de l'inconscient, ses dangereuses devancières ; car conjuguées et solidaires, celles-ci avaient entraîné leur auteur, bon gré mal gré, dans le monde inexploré et primitif des « pulsions instinctives » 5
Pulsion, pour mieux rendre le mot allemand « Trie » dû à Wundt et repris par Freud. Der Trieb - ce qui pousse - constitue la clef de voûte de la théorie freudienne. L'identifier à « instinct » ne serait pas rendre avec fidélité la pensée de l'auteur de la psychanalyse. Dans cette science, il comporte un sens plus limité et plus précis. Il s'applique essentiellement à deux ordres de pulsions : la sexualité, au sens large et l'agressivité. Certaines confusions avec l'une ou l'autre des multiples acceptions, souvent contradictoires, prêtées au mot généreux d'instinct sont ainsi évitées. Afin que la terminologie s'accorde à son tour avec cette distinction de notions, l'un de nous proposa de remplacer l'adjectif instinctif par instinctuel. que dernier terme, cependant, n'est pas familier au publie. Peu importe, si son sens est clair. refoulées et inconscientes, dont l'être humain civilisé eût de beaucoup préféré ignorer la persistance en lui, même sous cette forme qui pourtant sauvegardait sa responsabilité, et somme toute sa dignité si chèrement acquise. Le surmoi n'est-il pas là justement pour en répondre ? De toute façon sa découverte, révélée au cours de la dernière guerre, devait détourner l'attention de Freud des pulsions instinctives en elles-mêmes, pour l'entraîner en retour dans un monde nouveau et imprévu, celui de la morale humaine, dans tout ce qu'elle comporte à la fois de vécu et d'inconscient. Il fut ainsi le premier à en découvrir les sources profondes, à pénétrer le secret majeur de son ambiguïté, à dégager les causes premières de ses anomalies. Il aperçut ainsi que celles-ci résidaient principalement dans les conséquences directes et indirectes, décrites plus loin, du refoulement, le véritable promoteur de la morale inconsciente. Or ce système compte à son actif autant de fâcheuses que d'heureuses conséquences, comme si chacun de ses bienfaits impliquait un méfait. L'un d'eux consiste notamment à entraver chez les jeunes, si ce n'est à vicier de façon définitive, l'éclosion de la vie morale ; chez les adultes à en troubler l'évolution. Des lois génétiques assez précises tendent à montrer que troubler l'évolution morale, c'est troubler du même coup l'évolution spirituelle.
Les spiritualistes, autant que les moralistes, devraient donc être intéressés à l'étude de facteurs extrinsèques à la vie spirituelle, propres à entraver son essor ou à la détourner de ses fins. Trouver la cause réelle d'un mal équivaut presque à en trouver le remède. La psychanalyse, dès lors mieux comprise, devrait à ce titre rallier leurs suffrages dans la mesure même où elle constituerait ce remède. Bien sûr ne convient-il pas d'en faire une panacée ; elle a ses échecs comme toute méthode. Ce qui convient, c'est de l'appliquer à bon escient. Et sa meilleure indication, est et restera ce mal moderne qui a nom « psychonévrose », lourd tribut payé à l'éducation et à la civilisation de l'humanité par un trop grand nombre de ses membres.
Ces brèves considérations nous conduisent à formuler dès maintenant, et avec netteté, une thèse qui nous tient à cœur.
Le profit qu'il est aujourd'hui possible de tirer de l'application des nouvelles notions énumérées ici n'est pas seulement d'ordre médical, mais aussi d'ordre moral. Correctement conduite et limitée aux cas appropriés, cette application est susceptible, en la délivrant du joug du moralisme inconscient, de rétablir la fonction normale de la conscience morale, et de permettre ainsi à la vie spirituelle de prendre ou reprendre son essor.
Prétendre que l'emploi de notions psychanalytiques puisse comporter un profit moral, voilà de quoi surprendre les détracteurs de la méthode ! de quoi confondre ou indigner ceux d'entre eux qui se réclament du mouvement de réaction spiritualiste et religieuse dont l'un des ressorts à leurs yeux serait justement l'abus des doctrines freudiennes. N'ont-ils pas vu dans la psychanalyse une méthode satanique, réveillant le mal au nom même du mal engendré soi-disant par son refoulement ?
Cette opinion, objecterons-nous, n'empêche pas certaines anomalies de la vie morale de requérir impérieusement son emploi. Nous visons tout spécialement ces deux maux particuliers que nous sommes accoutumés d'appeler la « psychonévrose morale » et la « psychonévrose religieuse », dont la multiplication semble parallèle à l'amplitude du renouveau spirituel qui se propage en Suisse romande. Tel est le parallélisme qui m'a frappé. à mon retour dans mon pays et dont les nombreux psychothérapeutes y sévissant ne me paraissent pas les uniques responsables. Des causes plus profondes sont en jeu chez les psychothérapeutiséss eux-mêmes. Nous tenterons de dégager les plus essentielles. Mais quel dommage en fin de compte que la troisième découverte de Freud ait ainsi échappé au monde spirituel ! Le renouveau contemporain n'y aurait rien perdu.
Note à l'adresse des chrétiens
Nous pensons devoir ajouter un dernier alinéa à l'adresse des personnes adhérant à une doctrine religieuse.
Si sommaires soient-elles, nos premières allusions au système moral inconscient laissent entendre que son mode fonctionnel et ses objectifs propres, loin de correspondre à ceux du système conscient, ou de les accuser en les fixant en profondeur, entrent en contradiction avec eux sur presque tous les points essentiels. Ce n'est guère en somme qu'à la surface du surmoi, en cette région intermédiaire où il n'a pas encore perdu tout contact avec le moi, que ces deux systèmes se coordonnent en un tout fonctionnel homogène. Cette zone périphérique, où moi et surmoi se chevauchent pour ainsi dire, répondrait à peu près au substrat psychologique du « moi social » de Bergson, ce délégué de la société au sein de l'individu, chargé de faire respecter ses décrets. Durkheim, à ce propos, n'aurait pas assez insisté sur sa présence intérieure et son action en chacun de nous. Cette action en effet, loin d'être une contrainte purement externe, un donné social toujours identique à lui-même, finit par s'intégrer à la psychologie de l'individu, en devenir un élément intrinsèque. C'est pourquoi il n'y a pas une seule manière de subir ou de respecter cette contrainte exercée par le groupe, il y en a autant que ce groupe comporte de membres.
Quoi qu'il en soit, nous ne nous arrêterons pas à cet aspect visible du surmoi 6
Un être civilisé se comporte pour ainsi dire automatiquement en « honnête homme » et sans se répéter : « Tu ne dois pas tuer, tu ne dois pas voler. » Quelque chose en lui, sans qu'il ait besoin d'en prendre conscience, veille à inhiber toutes tendances asociales de cet ordre. Leur absence cependant n'est pas toujours absolue ; car elles peuvent à l'occasion émerger dans les rêves du plus honnête homme... pourvu qu'il dorme. Mais alors son surmoi, lequel veille, s'entend à les camoufler. Sinon le rêve tourne en cauchemar., pour ne nous attacher qu'à son autre aspect, celui qui se dérobe à notre vue, à l'analyse du moi, mais que l'analyse de l'inconscient nous révèle. C'est là en effet le côté du surmoi qui est tourné vers l'inconscient. Sous ce second aspect, nous le voyons plutôt s'ériger en défenseur de l'individu contre la société, et parfois contre ses contraintes les plus impératives. Ce jeu clandestin, il le mène dans la mesure même où il n'interdit pas aux tendances refoulées et asociales, tout en ayant l'air de le leur interdire, de remonter à la surface et de s'introduire d'une façon ou d'une autre dans la conduite de l'individu socialisé. Mais plus encore sans doute que les obligations sociales, les impératifs religieux se heurtent-ils à la résistance du système moral inconscient même si le système conscient et le moi leur donnent une pleine adhésion 7
Voir à ce sujet le : Tableau comparatif (chap. Ill, p. 211) où ce thème sera développé..
Ces deux systèmes en question, dès l'instant où ils se situent sur des plans éloignés, entrent alors en opposition. La névrose, en somme, s'oppose à ce que sa victime se maintienne toujours et dans tous les domaines au niveau prescrit non seulement par la loi sociale mais surtout par la loi religieuse. Or pareil décalage sur le plan évolutif manifesté par les phénomènes dits de « régression », ne pouvait pas ne pas se traduire par un décalage parallèle, ou une antinomie, sur le plan moral et spirituel.
Cette antinomie - insuffisamment étudiée jusqu'ici - sera notre cheval de bataille. Pour la rendre plus saisissante, nous l'exposerons en un paragraphe spécial sous forme d'un tableau synoptique. Les traits du système inconscient figureront dans la colonne de gauche et ceux du système conscient dans la colonne de droite, en place correspondante. Leur contraste ne manquera pas d'inspirer, nous le souhaitons du moins, certaines réflexions. L'une d'elles, en tout cas, s'est imposée dès longtemps à notre esprit. Nous tenions à la signaler dès maintenant pour écarter d'inutiles malentendus.
L'analogie de certains processus inscrits à gauche avec certaines doctrines ou dogmes théologiques frappera sans doute le lecteur, d'autant qu'elle confine parfois à l'identité. Citons à cet égard la notion surmoiiste du caractère permanent, irréductible et irrémédiable de l'état de culpabilité. Ce triple caractère peut provenir de deux ordres de causes. Il est dû dans certains cas à la persistance de tendances refoulées n'ayant rien perdu de leur force primitive, On sait aujourd'hui grâce aux travaux de Freud qu'une tendance refoulée survit à son refoulement. Mais dans d'autres cas ce triple caractère provient de l'influence tyrannique et malsaine d'autorités prestigieuses (parents ou éducateurs, pasteurs ou prêtres). Dans cette dernière éventualité en effet, l'exploration analytique ne met au jour que fort peu d'éléments refoulés, ceux-ci étant souvent insignifiants. Par contre elle révèle chez le sujet une tendance prononcée à l'autoaccusation, tendance qu'il a précisément empruntée à son entourage pédagogique (culpabilité par identification).
Tels sont les deux facteurs principaux du sentiment permanent de culpabilité. L'analyse de plus d'une vingtaine de personnalités religieuses de bonne foi nous a convaincu de l'influence secrète mais indéniable que cette permanence avait exercée sur les conceptions, les croyances, et les sentiments de ces chrétiens. À plusieurs d'entre eux, nous pûmes démontrer qu'ils confondaient l'état de culpabilité consécutif aux refoulements avec l'état originel de péché, fruit de la révélation chrétienne, dans lequel les enfants des hommes sont censés venir au monde. Il y avait donc là confusion entre un phénomène acquis et un phénomène transmis, et pour ainsi dire héréditaire. Tel est le fait psychologique dont, par pur souci de correction, nous tenions à informer le lecteur afin qu'il ne puisse nous accuser d'avoir tenté de surprendre sa bonne volonté par certaines conclusions qui ne seront formulées qu'à la fin de cet ouvrage.
Et cependant... nous avons lieu de craindre que nos idées et interprétations ne heurtent de front d'inébranlables convictions, ne soulèvent des résistances, n'éveillent en particulier le scepticisme des oxfordiens, des tourniériens ou des tenants de la science chrétienne, et en général la méfiance des spirito-thérapeutes. Leur proposer un traité d'alliance avec les psychanalystes, voilà de quoi les rendre songeurs ! Il n'empêche que si l'un d'eux -tout est possible - en venait à adopter nos conclusions, il n'aurait plus de raisons - du moins nous les discernons mal - d'interdire l'emploi de la méthode freudienne. Il aurait au contraire bonne raison de la recommander non seulement aux névropathes avérés, mais encore aux croyants, chez lesquels le surmoi jouerait un rôle inopiné. Chez ces derniers, à notre idée, il serait en tout état de cause fort prudent de soupçonner ce rôle et de conformer la direction spirituelle à ce soupçon, avant de les accuser de manque de foi, d'insuffisance de piété ou d'erreurs de doctrine. On ne peut plus nier en effet que l'hégémonie du surmoi rend le moi réfractaire, et finalement imperméable aux influences ou aux expériences transcendantes. La cure spiritothérapique est ainsi détournée de sa fin suprême, et cette discursion la prive de sa justification chrétienne.
*
L'ensemble des relations psychologiques, pour y revenir, soutenues entre des notions et mécanismes inconscients obéissant à un déterminisme fonctionnel rigoureux, et s'opposant par ce fait à l'appréciation consciente et au choix libre des valeurs spirituelles auxquelles le moi entend se lier, d'une part ; et d'autre part un corps de doctrines ou de dogmes théologiques basés sur le principe de la finalité chrétienne de la destinée humaine, tel est très condensé le problème nouveau - ou l'aspect renouvelé d'un problème ancien - qu'a posé entre autres la découverte du système moral inconscient. Il s'impose de plus en plus à l'attention des psychologues soucieux de spiritualité. C'est pourquoi nous tenions à le signaler aux spiritualistes soucieux de psychologie, ou encore aux gens d'Église qui s'intéresseraient au côté humain et vivant de la lutte pour le bien.
Or l'un des éléments décisifs de celle-ci n'est autre que la lutte elle-même contre le moralisme inconscient du surmoi, lequel en vertu du gage que le refoulé lui a livré contribue à entretenir le mal plutôt qu'à le dissiper. C'est pourquoi nous n'hésitons plus, en ce qui nous concerne, à qualifier la morale qu'il soutient de « pseudo-morale » et la religiosité qu'il inspire de « pseudo-religiosité ».
Les relations de la pseudo-morale inconsciente avec la vie spirituelle sont donc tombées dans le domaine de la réalité des faits, réalité tout empirique il est vrai mais d'autant plus réelle à nos yeux. Bien sûr, l'interprétation psychologique de ces relations ne saurait-elle supplanter non plus qu'exclure leur interprétation métaphysique, et notamment l'interprétation chrétienne des contenus de conscience, même si ceux-ci sont indirectement déterminés en mesure quelconque par des tendances refoulées areligieuses, ou encore dans certains cas antichrétiennes (par exemple une soumission à Dieu dans l'humilité ayant pour fonction de surcompenser une révolte agressive et orgueilleuse contre Lui). De toute façon, l'analyse scientifique n'enlève ni n'ajoute rien à la valeur eu soi des notions religieuses. Ces réserves s'imposent, car certains psychologues préoccupés avant tout de déterminisme fonctionnel se refuseraient assurément d'y souscrire. Cependant, la discussion des problèmes métaphysiques ou théologiques en eux-mêmes n'est pas de notre ressort.
Plutôt que de nous y enliser, nous formulerons un vœu. Nous souhaiterions un accord ; un accord plus intime, plus complet, plus éclairé entre -les doctrines théologiques et leur application aux hommes vivants. Cela revient à dire, en somme, entre ces doctrines et leurs notions propres d'une part, et la psychologie humaine et ses notions propres d'autre part.
Ce vœu nous paraît légitime. Il l'est en tout cas dans la mesure même ou spiritualistes et pasteurs sont amenés à prendre charge d'âmes, à tenter de les diriger ou de les convertir : éventuellement de les « soigner ». La responsabilité qu'ils assument alors pèse lourdement sur maints d'entre eux. Ne seraient-ils pas disposés, pour peu qu'on les y poussât par de bons arguments, à accepter notre humble secours... dût-il même procéder des découvertes d'un Freud ? Toute limite de son domaine et toute proportion de son pouvoir bien gardées, cela va de soi.
Secours humble, parce que négatif avant tout. Il consiste, nous l'avons relevé, à desserrer des entraves, à réduire des obstacles s'opposant au libre essor spirituel. Mais ce travail préalable le favorise directement. C'est une oeuvre de purification. Ce secours tout d'abord négatif est donc susceptible de devenir positif. Il se fonde en effet sur un principe général, d'ordre génétique, qui rallie les esprits. C'est qu'en fait on ne considère plus les évolutions biopsychique, morale et spirituelle comme des entités respectives qui seraient irréductibles les unes aux autres. On considère au contraire qu'elles sont étroitement solidaires, que le succès de la seconde dépend de celui de la première, et le succès de la troisième de celui de la seconde. La collaboration du philosophe et du psychologue trouve dans ce principe de solidarité sa saine justification et sa pleine efficacité. J'ai cru remarquer que, parmi les philosophes, les meilleurs d'entre eux se montraient les meilleurs psychologues. Il en va de même, sans nul doute, des prêtres et pasteurs en tant que guides spirituels. Quant aux théologiens, à chacun d'eux de décider en son âme et conscience s'il entend ou non récuser à priori les données de la psychologie moderne.
Point de départ
A. Le moi et le « ça » vus par Freud
Avant de clore cette introduction, je dois encore préciser certains points.
C'est en méditant le IIIe chapitre du célèbre mémoire de Freud, paru en 1923 8
Das Ich und das Es. Vienne 1923. C'est au IIe chapitre de notre étude que nous entrerons dans le détail de ce mémoire fondamental où pour la première fois Freud parla du surmoi et le décrivit., qu'une idée me vint à l'esprit. Or cette idée est l'origine même de la présente étude, mieux encore elle l'a entièrement inspirée. Tel psychanalyste orthodoxe y verra peut-être une hérésie. En quoi, à mon avis, il se tromperait lourdement. En effet,ce n'est pas trahir la pensée d'un maître que d'appliquer sa méthode à de nouvelles recherches. C'est au contraire en montrer la fertilité.
Dès lors, tout en germant, cette idée de départ me conduisit à reprendre l'étude du surmoi sous un angle différent, c'est-à-dire dans son rapport avec ce que tout le monde s'accorde à considérer comme des valeurs. Certes ce point de vue était-il nouveau. Il m'obligea à prendre en considération des principes et des normes à l'égard desquels Freud n'avait cessé, par souci de méthode, de professer une neutralité absolue. À ce titre, notre présente étude, issue de sa méthode, n'est ni freudienne ni anti-freudienne.
Si Freud a laissé dans l'ombre un principe fondamental de moralité, nous sommes convaincu que de sa part cette omission fut intentionnelle. Trop conforme à sa doctrine, elle ne pouvait résulter d'une négligence ou d'une erreur.
Quoi qu'il en soit, le principe fondamental dont l'exclusion m'apparut de plus en plus dangereuse ou inadmissible, en tant que source constante de confusion entre la « morale proprement morale », celle du moi conscient, et la « morale pseudo-morale », celle du surmoi, n'est autre que le principe de la distinction qu'il importe de faire entre les fonctions biopsychiques et les valeurs. Révoquer ce principe, c'est retomber dans la confusion de ces deux ordres, pourtant si différents, de morales. C'est donc s'exposer tôt ou tard à de grandes difficultés. Telle est du moins la conclusion dernière à laquelle me conduisirent mes réflexions sur le dit IIIme chapitre de ce mémoire magistral. Cela se passait en 1929.
Le titre de ce chapitre est le suivant : Das Ich und das Ueberich (Ichideal). Le terme ajouté entre parenthèses indique évidemment une synonymie, laquelle prête à discussion. Mais avant d'en analyser les termes, il convient d'apporter un bref commentaire sur le titre général du mémoire.
Le terme allemand de « Es » est donc le pronom neutre de la 3me personne. Il cherche à définir l'inconscient, auquel Freud l'applique, dans ce que cette instance psychique a de neutre, c'est-à-dire d'impersonnel. Le regretté Dr Pichon, psychanalyste français, a traduit ce pronom neutre par « le ça » 9
Nous regrettons que M. Jankélévitch ait cru devoir le rendre par « le soi ». Ce pronom prête en effet à confusion. En français, on pourrait le considérer comme propre à définir ce qu'il y a de moins neutre et de plus personnel en chacun de nous.
La traduction de ce mémoire par M. le Dr S. Jankélévitch, a paru dans les Essais de psychanalyse. Paris, Payot, 1929..
Le « ça » est ainsi opposé au moi considéré par tous comme le substrat et l'agent spécifique de la personne.
Dans la conception freudienne en effet, tel élément refoulé est complètement séparé du moi par le processus du refoulement ; les affects, et les pulsions qu'ils investissent de leur énergie, les tendances et leurs contenus sont désagrégés de l'ensemble de la personnalité. Une fois refoulés, ils sont devenus irrévocables. Le « ça » est ainsi formé d'un matériel important, mais dont le moi ne dispose plus pour poursuivre et atteindre ses fins propres, pour s'adapter et pour progresser. C'est là un matériel perdu que l'être ne peut plus utiliser pour construire l'édifice de sa personne, suivant l'expression actuellement courante.
Toutefois, chacun le sait, ces éléments désintégrés ne sont pas pour autant éliminés de la psyché. Ils continuent au contraire d'exercer de profondes influences sur la vie psychique en général, sur les fonctions du moi en particulier qu'ils cherchent à surprendre, à dissocier ou à inhiber.
Ces influences peuvent être directes ou indirectes. Elles sont directes si le surmoi n'intervient pas, phénomène assez rare que nous nommerons l'« effraction ». Elles sont indirectes si le surmoi intervient et cherche à les modifier en s'interposant entre le « ça » et le « moi ». Les modes si variés et si imprévus de cette action intercurrente feront le thème principal de cette étude. Dans leur ensemble, ils constituent le statut même de la pseudo-morale surmoiique, c'est-à-dire inconsciente ; et chacun d'eux en forme un article particulier.
Mais, à y réfléchir, que faut-il entendre par ce concept freudien de neutralité de l'inconscient ? En quoi ce dernier peut-il être neutre, en quoi le moi peut-il ne pas l'être ?
Sur ce point capital, Freud ne s'est pas prononcé de façon explicite, Nul n'ignore la rigueur des principes scientifiques auxquels il soumit sa pensée. Sans vouloir me livrer ici à une analyse historique des étapes successives de son œuvre, je me bornerai à quelques remarques relatives à mon sujet.
Seule la pensée dite rationnelle, et telle qu'elle use de concepts, est susceptible de se socialiser. Elle se socialise dans la mesure même où elle s'objective et réciproquement. Or une question essentielle se pose ici.
Considérant la pensée socialisée comme une suite d'opérations cohérentes, bien définies par les psychologues, on peut se demander si de telles opérations peuvent être de nature strictement fonctionnelle. Si, en d'autres termes, elles ne peuvent consister qu'en un ensemble de satisfactions apportées à tel besoin biologique, ou à tel désir ou aspiration de nature purement individuelle - ou encore à telle exigence affective (par exemple de succès, de puissance, etc.) Là est le noeud du problème, problème qui s'étend et s'élève si l'on voit dans la pensée socialisée la base de la pensée spiritualisée ; si du moins l'on discerne entre elles un lien étroit. Tel est le problème que nous nous proposons d'aborder sous un angle particulier. Saisissons cette occasion de marquer dès l'abord notre position par rapport à celle de Freud.
La pensée socialisée, à notre sens, peut se mouvoir sur trois plans superposés. S'élevant de l'un à l'autre, elle change de contenu mais non pas de forme. Celle-ci dans sa permanence s'oppose par contre sur tous les points à la forme toute primitive de la pensée inconsciente. Comme nous aurons à le montrer, cette opposition se manifeste vivement dans l'antinomie radicale de la pseudo-morale inconsciente et de la morale consciente.
Envisageons brièvement les trois plans en question
1. le plan social en tant que tel où la pensée préside aux relations interindividuelles, et sous sa forme la plus élémentaire aux relations entre deux individus 10
Voir à ce sujet les beaux travaux du professeur Piaget sur la genèse de ce qu'il nomme : la logique des relations ; et notamment : Le Jugement et le raisonnement chez l'enfant. (Delachaux et Niestlé.) ;
2. le plan moral où son activité propre se joint à celle de la conscience morale ; et, s'attachant à des normes, où elle s'efforce de les respecter et de les réaliser (par exemple dans la réciprocité) ;
3. le plan spirituel enfin où se liant à des concepts de nature surindividuelle, elle cherche à faire d'eux des réalités vivantes.
En d'autres termes, il n'y a pas de vie sociale possible sans référence à une norme quelconque, plus ou moins élevée dans la hiérarchie des conduites et des fins, de nature plus individuelle ou plus surindividuelle selon les cas, selon les situations, et selon les personnes.
En second lieu, il n'y a pas de normes générales, et valables pour tous, dont le contenu ne soit pas une valeur quelconque, de quelque ordre qu'elle soit, et telle qu'une norme cherche précisément à en conserver le principe, à en maintenir l'application.
Du point de vue qui est le nôtre, on est fondé à établir une échelle des valeurs d'un genre particulier. Je proposerai à cet égard, au dernier chapitre (p. 211), une classification fort simple mais qui tient compte des données de la psychologie analytique. Je diviserai les valeurs en deux catégories : les valeurs premières et les valeurs secondes.
Les valeurs premières se situent sur les échelons considérés par les spiritualistes, à tort selon nous, comme les plus bas. Les psychologues ont formulé en leur nom des normes rationnelles propres a régler les relations entre les êtres humains dans des conditions déterminées. Ce sont, peut-on dire, les normes les plus humaines, et dont l'application paraît aller de soi à tout esprit sain. L'une d'elles offre un intérêt particulier : c'est la réciprocité. Nous y reviendrons, dans nos conclusions (nº 8) à propos des valeurs premières, nous bornant ici à indiquer ce qui fait son intérêt. C'est qu'elle se situe à la limite de deux domaines : celui des fonctions et celui des valeurs. L'individu socialisé qui la met en pratique passe ainsi constamment du premier domaine dans le second lorsqu'il rend service à autrui, pour repasser ensuite du second dans le premier lorsque autrui lui rend service, ou comme on dit « le paye en retour ».
En résumé, le moi monopolise la pensée socialisée. Il en est le siège et l'agent. C'est là son privilège, mais aussi sa tâche. À ce premier niveau déjà, toute action sociale engage une valeur en s'efforçant de l'appliquer de façon équitable. Et pour en maintenir le principe, l'individu doit nécessairement s'attacher à une norme, c'est-à-dire se soumettre à une règle permanente.
Que dire alors des niveaux supérieurs caractérisés par l'entrée en jeu des valeurs secondes, de nature spirituelle ou religieuse ? Celles-ci, à l'inverse des premières, ont un caractère nettement surindividuel. Certains philosophes se plaisent à les nommer les « valeurs pures ». Nous aurons à nous expliquer à leur sujet, sujet d'ailleurs fort délicat que le psychologue ne saurait traiter de la même manière ni dans le même esprit qu'un spiritualiste ou qu'un théologien. Pour faire d'une valeur pure, s'il en existe, une réalité vivante, ou mieux vécue, il va de soi que le concours d'un processus psychologique analysable est requis.
En bref, un moi sain et dûment socialisé, à plus forte raison un moi spiritualisé, ne peut demeurer étranger ni indifférent aux valeurs. L'intérêt, ou le culte, qu'il leur porte définit la personne ; et celle-ci de se définir conséquemment par sa non-neutralité à l'égard de telle ou telle valeur, à laquelle elle entend attacher sa pensée et sa conduite.
D'une manière ou d'une autre, à un degré bas ou élevé, le moi socialisé doit « prendre parti ». Il lui est impossible de ne pas répondre de son activité vis-à-vis du groupe qui l'a incorporé, ou des autorités élues par ce groupe. Devant celles-ci, il se tient en un mot pour responsable, se flattant à juste titre, s'il est normal, de posséder le sens de la responsabilité subjective, et de savoir en faire bon usage.
En revanche, aucune des considérations précédentes ne s'applique à l'inconscient freudien. Ni théoriquement ni pratiquement, on ne peut attribuer de responsabilité morale au « ça ». Tel est le sens plus précis de sa neutralité. Celle-ci implique la non-responsabilité comme la non-neutralité suppose la responsabilité. Il y a là deux relations antithétiques dont la première spécifie le « ça », considéré dans son rapport avec le moi, et dont la seconde spécifie le moi considéré par rapport au groupe social auquel il appartient. Inutile d'ajouter que la première relation implique un déterminisme rigoureux, mais la seconde un degré suffisant d'autonomie. Envisagé sous cet angle, le problème particulier du « ça » et du « moi » se relie étroitement au problème général du déterminisme et de l'autonomie, lors même que Freud, par ses découvertes, ait posé le premier en se gardant par souci de méthode de le rattacher au second.
C'est donc, pour résumer ma pensée, à l'égard des valeurs que se manifeste avec le plus d'évidence la neutralité ; du « ça ». C'est donc par rapport aux valeurs qu'elle se définit le mieux. Elle constitue à ce titre chez tout être humain une source de contradictions et de conflits. Telle est la grande leçon de morale que Freud a donnée à l'humanité. Tout compte fait, c'est bien mal comprendre cette leçon que de traiter son auteur d'immoraliste !
B. Das Ich und das Uebertch (Ichideal)
Revenons maintenant au IIIme, chapitre de son mémoire : le moi et le surmoi. Mais comment traduire Ichideal ?
Dans ces pages célèbres, Freud utilise concurremment et indifféremment les uns pour les autres les trois termes de
surmoi (Ueberich),
moi idéal (Idealich),
idéal du moi (Ichideal).
C'est cette assimilation totale les unes aux autres de trois notions pourtant différentes qui m'a donné à réfléchir.
Rappelons en quelques mots le fait fondamental découvert par Freud, et tel que l'analyse du complexe d'Oedipe le lui a révélé. Il consiste dans l'identification de l'enfant au parent du même sexe, considéré comme un être parfait et tout-puissant, c'est-à-dire comme un idéal. À cet âge critique et tourmenté, l'enfant prend cet être idéalisé pour exemple ou pour modèle. Il souhaite lui ressembler, devenir comme lui être lui. De là son besoin impérieux de s'identifier à son idéal par toutes sortes de moyens heureux ou malheureux, réels ou fictifs, que les analystes ont abondamment décrits. Les plus efficaces sont sans doute les jeux, ou mieux les actions ludosymboliques.
Il suit que, dans l'idée de Freud, le moi-idéal est représenté par l'un ou l'autre des parents, quelquefois par les deux. Ceux-ci sont l'image concrète et vivante de ce que l'enfant voudrait devenir, désirerait être. Cette image lui est donc donnée par le moi des parents. En d'autres termes le moi-idéal se définit par la partie du moi du sujet qui s'est identifiée au moi de l'objet idéal et prestigieux.
En principe le moi-idéal ne vaut par conséquent que ce que vaut le moi de l'objet que le sujet a copié. Il ne s'agit pas d'un idéal en soi mais d'un être humain idéalisé, ce qui est tout différent. En effet l'objet est survalorisé indépendamment de sa valeur réelle ou objective. Tels parents ne méritent nullement la valeur infinie que leur prête leur progéniture. Tels enfants ont à prendre pour modèle indiscutable des parents qui ne valent rien.
Mais il va de soi qu'en s'efforçant ainsi à ressembler à son père (ou à sa mère), l'enfant cherche surtout à se valoriser lui-même afin de se délivrer de son sentiment de dépendance, d'infériorité, et dans bien des cas, d'impuissance. Telle est à mon sens la fonction psychologique essentielle du complexe d'Oedipe. Chacun conviendra que de la part d'un enfant de quatre ans, la série d'opérations mentales qu'implique l'identification œdipienne ne peut être que de nature strictement fonctionnelle, compte tenu des pulsions sexuelles en jeu.
« Le moi-idéal représente ainsi l'héritage du complexe d'Oedipe. Il est par conséquent l'expression des tendances les plus puissantes [de l'enfant] dans la mesure où s'exprime en lui le destin même [Schicksal] de la libido du ça 11
Das Ich und das Es, p. 43.. »
Partant de ce fait génétique, et de nature infantile, Freud développe ainsi sa conception :
« Cette modification du moi [fruit de l'identification] conserve une place à part et assume un rôle très important [chez l'adulte]. En tant que rnoi-idéal 12
Dans un autre contexte, il écrit « Ichideal », terme que M. Jankélévitch a rendu par « idéal du moi ». on que surmoi, il s'oppose à l'autre contenu du moi. »
Ce qui veut dire : au contenu et à la structure de la partie du moi, c'est-à-dire du moi propre, non modifiée par l'identification. Freud énonce là un second fait clinique qui est Incontestable. C'est que, chez les adultes que nous analysons, ce moi-idéal en devenant inconscient a conservé sa force et son prestige. Mais il est clair que Freud le confond avec le surmoi.
Ce dernier, dans d'autres contextes, est dépeint sous les traits d'une instance uniquement morale, d'un juge inflexible ou d'un directeur tyrannique. Dans la tradition psychanalytique, c'est ce dernier sens qui a prévalu. Lorsqu'un analyste contemporain parle du surmoi, il fait implicitement allusion à sa fonction morale, plus exactement à sa forme particulière de moralisme.
Enfin, dans un autre passage, Freud se livre, comme il s'y complaît, à une spéculation d'ordre métapsychologique. Il fait passer le « ça » en général, et les pulsions oedipiennes en particulier, du plan ontogénique sur le plan phylogénique. Dans cette vue, le complexe d'Oedipe serait non pas une création propre à chaque enfant, et chaque fois originale, mais bien une sorte d'héritage racial, transmis de génération en génération. Il ne serait donc pas une disposition acquise mais un schéma héréditaire transmis.
Puis l'auteur ajoute : « Ce que la biologie et la destinée de l'espèce humaine ont élaboré dans le « ça », tous les éléments [matériaux] qu'elles y ont déposés et laissés sont repris par le moi [de l'individu] et revécus individuellement par lui du fait de la formation de l'idéal [durch die Idealhildung] 13
C'est nous qui soulignons.... Le moi-idéal présente les rapports les plus intimes avec l'héritage phylogénique et les acquisitions archaïques. Ce qui a appartenu aux couches les plus profondes de la vie psychique individuelle, s'élève dans les sphères les plus hautes de l'âme humaine dans le sens de nos jugements de valeur (Wertungen). »
Freud fait ici allusion à trois ordres de phénomènes . « la religion, la morale et le sentiment social, ces trois éléments fondamentaux de l'essence la plus élevée de l'homme. Nous laissons de côté la science et l'art. »
Ce passage suffit à démontrer que son auteur tient compte de ce que ses adversaires considèrent comme des valeurs, et dont ils lui reprochent précisément de ne pas tenir compte. Mon intention n'est pas de rouvrir ce débat. Je me bornerai a préciser un point.
Freud excelle dans l'art de réduire les phénomènes psychiques à des fonctions psycho-biologiques individuelles et ontogéniques, et celles-ci à des fonctions héréditaires et phylogéniques. Dans sa pensée. les trois catégories de valeurs précitées sont des phénomènes comme d'autres, dont il a recherché les causes et les origines.
« Selon l'hypothèse que nous avons formulée dans Totem et Tabou, ces trois éléments ont été acquis, au cours de l'évolution phylogénique, à la faveur du complexe paternel : la religion et les restrictions morales, à la suite de la victoire remportée sur le complexe d'Oedipe ; les sentiments sociaux, en présence de la nécessité de surmonter les reliquats de la rivalité qui existait entre les membres de la jeune génération [les fils et les frères, à la suite, d'un forfait qu'ils auraient perpétré, et qui aurait été le meurtre de leur père ou du chef de la tribu] 14
Cf. La critique de cette théorie constitue le thème d'un chapitre de l'ouvrage de Dalbiez, tome II, p. 463 : La psychanalyse et les valeurs spirituelles.. »
Sans poursuivre plus avant cette sommaire analyse, J'en résumerai ainsi la conclusion essentielle.
Ni la doctrine freudienne, ni donc la psychanalyse en tant que méthode, ne ferment la porte de façon catégorique et définitive à l'étude des valeurs. Elles incitent au contraire ses adeptes à entreprendre de nouvelles recherches, et à les poursuivre sur le plan psychologique.
En effet dans cet ouvrage classique, le maître a soulevé un coin du voile, de ce voile opaque dont il avait enveloppé, dans ses travaux précédents, le domaine des valeurs. Il prend même en considération les plus hautes d'entre elles. Seulement, il ne les considère pas pour elles-mêmes, ne les analyse pas en elles-mêmes. Il leur fait subir une réduction psycho-biologique massive, et c'est son droit. À l'aide de cette méthode, il se contente de fixer une sorte de point d'orientation. En termes plus précis : de fixer les conditions phylogéniques dans lesquelles l'homme s'est engagé dans la voie de la civilisation en s'efforçant de fonder celle-ci, et l'organisation rationnelle de la tribu en particulier, sur des normes entièrement nouvelles.
L'on voit toutefois que déjà ces normes primitives en appelaient à des valeurs, en établissaient le principe, en garantissaient l'application, et même la codifiaient. Mais Freud se refuse à se prononcer sur l'essence et l'origine propre de ces valeurs culturelles.
*
Dans les passages que j'ai cités, et ce ne sont pas les seuls, il passe donc nettement de la notion du moi-idéal à celle de l'idéal tout court, tel qu'il constate que les hommes l'ont construit au cours des générations. Telle est fort probablement la raison pour laquelle les traducteurs français ont introduit dans leurs textes la locution d'« idéal du moi ». Pour Freud, on le voit, il est légitime de relier étroitement ces notions. Dans son mémoire, il va plus loin en les confondant. Mais il est clair aussi que, dans sa pensée, cette liaison intime est un phénomène d'ordre génétique. À cet égard trois réserves s'imposent.
1. En fait, il s'agit de concepts que le petit enfant ne possède pas encore. Ceux-ci ne peuvent donc s'appliquer qu'à l'être adulte dûment socialisé, c'est-à-dire très différencié par rapport à l'enfant.
2. S'il est légitime, car les faits le prouvent, d'attribuer à l'enfant un surmoi et un moi-idéal, sans toutefois les confondre, est-on fondé à lui reconnaître déjà un idéal du moi, c'est-à-dire un idéal propre et personnel ?
3. Nous avons tous inscrit et conservé pieusement au fond de notre âme l'image des qualités de nos parents. Nous n'avons pas oublié leurs sages avis, leur sollicitude et leur dévouement, en un mot leur sacrifice. Nous lui accordons sa pleine valeur tout en admettant ses fonctions. Mais tous ces souvenirs touchants, et tels qu'ils ont certes largement contribué à la formation de notre propre idéal, nous sont parfaitement clairs. Nous en sommes très conscients. La preuve c'est que nous les évoquons journellement.
Il y a là un premier principe d'opposition d'ordre très général, d'ordre humain et non pas d'ordre infantile. Il est d'ordre humain et général en tant qu'intrinsèque à la vie morale de tout individu civilisé : l'opposition entre l'être et l'idéal, entre ce que nous sommes et ce que nous voudrions être, ce que nous faisons et ce que nous devrions faire.
En revanche, chez la grande majorité des individus, le surmoi est inconscient. Nous ne discernons pas les causes, les modes et les buts de ses interventions. Celles-ci, au surplus, obéissent à des principes très primitifs et indifférenciés soirs prétexte de « faire de la morale absolue » et telle que nos parents n'en faisaient pas. Ces principes, comme on le verra, contredisent à ceux de la conscience morale différenciée.
Il y a donc la un second principe d'opposition, beaucoup moins bien connu que le premier : c'est l'opposition, ou comme nous dirons l'antinomie qui existe entre le surmoi et la conscience morale en particulier, entre le surmoi et l'idéal véritable en général. En outre, sa source réside à un niveau inférieur, dans les couches les plus profondes de l'esprit et non pas dans les sphères les plus hautes de l'âme. C'est dans l'infrastructure de l'appareil psychique et non pas au niveau de la conscience claire que ces sortes de conflits s'allument et se développent.
Ces deux ordres antinomiques d'opposition, ou de conflits, nous occuperont tout au long des deux derniers chapitres.
*
Dans la théorie de Freud l'extension de la situation infantile indifférenciée à la situation de l'adulte, et l'extension inverse de la seconde à la première, soulèvent donc une difficulté. Cette extension nous paraît abusive dans la mesure où elle ne tient pas compte de la double différenciation de l'adulte socialisé et civilisé :différenciation morale et différenciation spirituelle, cette dernière pouvant se définir ici par la formation de la personne, c'est-à-dire de l'idéal personnel, précisément. Il est en outre certain que cette formation a pour condition nécessaire la nette distinction des fonctions et des valeurs.
Enfin, il importe de noter deux traits principaux de la différenciation de l'adulte normal. Cette différenciation est d'ailleurs complexe, étant à la fois structurelle, noétique et morale.
Le premier trait n'est autre que la formation de la conscience morale, et telle qu'elle ne peut se former qu'en se dissociant du surmoi. Un fait vérifié est que le surmoi se constitue avant elle.
Le second consiste dans la formation de l'idéal personnel. Or le rapport de ce dernier avec le moi-idéal n'est nullement intrinsèque, étroit et constant. Les parents n'ont-ils aucun idéal que leurs petits enfants les idéalisent tout de même. Dans certains cas, les jeunes gens se construisent, par réaction, un idéal opposé à celui de leurs parents. Il n'en est que plus vibrant et que plus affirmé. Enfin, l'investigation analytique nous apprend que si, d'une part, le surmoi a emprunté tel élément à la pédagogie parentale, il le falsifie ou le dénature d'autre part sur bien des points essentiels. La méconnaissance des valeurs étant son fait, il est coutumier des exagérations et des extravagances les plus singulières. S'y livrant sans scrupules, il perd tous les caractères d'un idéal, au sens propre du terme.
La simple mention de ces deux traits différenciés suffira, pensons-nous, à rendre évident le danger que comporte la substitution arbitraire les unes aux autres des trois notions de surmoi, de moi idéal et d'idéal du moi. Telle est la thèse que nous défendrons dans cet essai. L'objet de notre antithèse, inversement, sera la distinction radicale de ces trois notions.
Cette distinction nous importe, car elle en implique une seconde celle de la vie pseudo-morale inconsciente d'avec la vie morale consciente, d'avec la morale proprement dite par conséquent.
Négliger ces distinctions fondamentales, c'est s'exposer à ne rien comprendre aux fonctions spécifiques du surmoi. Mais qui les a découvertes, sinon Freud lui-même ? C'est donc, en fin de compte, lui rendre hommage, que de distinguer après lui, mais grâce à lui, ce qu'il n'a pas cru devoir dissocier pour des raisons inhérentes à son génie scientifique.
N.-B. - Le terme de Ça n'étant pas familier au public, nous userons dans ces pages du terme courant d'« inconscient », étant bien entendu que nous identifions ces deux notions l'une à l'autre.
Chapitre I. Valeur et fonction des phénomènes psychiques
Je n'ai pas compris d'abord le trait de génie de Molière, nommant misanthrope celui qui ne sait pas aimer selon la joie. Aimer c'est soutenir, deviner, porter le meilleur de ce qu'on aime. Et c'est la joie qui est le signe de ce sentiment héroïque. Alceste est mal parti.
ALAIN.
1. Principes et définitions
Ce problème, comme nous l'avons relevé dans l'introduction, ne date pas d'aujourd'hui. Nombre de philosophés ou de moralistes ont écrit sur la valeur qu'il convient d'accorder à la vie de l'esprit et à la conduite humaine en général, ainsi qu'aux croyances inspirées à certains êtres particuliers par leur idéal spirituel ou religieux, des traités complets et des analyses profondes. Il n'est de chef-d'œuvre littéraire qui repose le même problème en termes artistiques. Depuis que les êtres humains ont acquis l'aptitude de réfléchir sur leur conduite, ils se sont rendu compte de trois choses. Plus précisément de l'existence de trois séries de processus résumant à peu de chose près l'expérience morale telle qu'elle est vécue dans sa réalité quotidienne, et non en tant qu'objet de théorie.
Le premier processus est bien connu. Un sujet, à la suite d'un débat, obéit aux injonctions dictées par sa conscience morale, ou bien aux jugements de sa raison. Les traités de morale analysent longuement la valeur normative de ces consignes et la définissent de façon abstraite.
Le second processus, plus fréquent hélas, est encore mieux connu. Un sujet n'obéit pas à sa conscience ou a sa raison. Il ne fait pas son devoir. Cédant à son entraînement, son intérêt, son plaisir, il trahit un idéal. Souvent il ne s'en rend compte qu'après sa faute. C'est là tout le problème de la faiblesse humaine, de la chute, du péché.
Il ne rentre ni dans notre dessein ni dans notre compétence de dire des choses nouvelles sur ces deux problèmes capitaux, vieux comme l'humanité.
Un troisième processus en revanche nous rapproche de notre sujet. Il va nous permettre de l'introduire. Il s'agit toujours de défaillances au devoir ou à l'idéal, de défaites de la volonté, de tentations auxquelles on succombe. Toutefois dans ce cas-ci, contrairement aux deux premiers, le sujet n'est nullement au clair sur les raisons ou les motifs de ses écarts ou de ses fautes. Celles-ci en outre ont tendance à se répéter. La vie morale roule sur des roues carrées, ou bien telle une marée elle monte et descend selon un rythme presque inéluctable. Ces renversements sont un objet d'étonnement ou de scandale, aussi bien pour le pécheur périodique lui-même que pour ses juges ou ses victimes. Mais pour le psychologue en tant que tel, ils sont l'objet de tout son intérêt. Car il pressent en pareil cas le jeu de motifs ou de forces antagonistes dont le sujet n'est pas conscient. Plus précisément, il présume que le sujet est inconscient de l'une des deux énergies en présence. La périodicité est ainsi l'une des manifestations courantes de pareils antagonismes. Mais, comme nous le verrons, elle est loin d'être la seule. Ceux-ci peuvent se manifester sous des formes variées. Au lieu d'un jeu de bascule, on peut observer par exemple une alternance de phases de vertu et de phases de dépression et de culpabilité intense, les premières ne pouvant évidemment pas expliquer les secondes. Cette forme particulière de périodicité excitera alors davantage la curiosité du psychologue, dans la mesure où il est en même temps psychothérapeute. Avant de la juger, de la rapporter à un dérèglement normatif, il va s'employer à en étudier le mécanisme, et si possible à en déceler les causes inconscientes.
Qu'on ne s'attende donc pas ici à un nouveau traité de morale, dans le sens traditionnel du terme. La morale en gros a pour mission d'établir des « normes » auxquelles les hommes doivent conformer leur pensée et leur conduite. Elle est donc normative et législatrice à la fois. Ces deux fonctions sont donc complémentaires, et leur réunion implique la notion de valeur.
Avant d'imposer une règle ou une loi, il faut lui reconnaître une certaine valeur d'ordre universel, et l'en investir. Elle doit être reconnue valable pour tous. Il existe ainsi un registre, ou une hiérarchie de principes universels et abstraits. Leur valeur morale ou spirituelle consiste précisément en ceci qu'ils invitent l'individu à faire passer un intérêt supérieur et extérieur à lui avant le sien propre, à dépasser ses besoins, ses désirs ou ses instincts. L'amour du prochain, le dévouement, le sacrifice, la lutte pour une bonne cause, pour la justice, pour l'idéal chrétien, et tant d'autres phénomènes rentreraient dans cette première catégorie composée de valeurs dites surindividuelles. Cependant, l'action entreprise au nom de celles-ci soulève le problème ardu de la hiérarchie des besoins et des appétences. Du point de vue psychologique, il s'agit moins de dépasser ses besoins à coups d'efforts continus - ce qui à la longue est fort périlleux et conduit à la névrose - que de les faire passer sur un plan supérieur, et cela au moment précis où l'on accomplit cette dite action à laquelle on attribue une valeur surindividuelle. Ce passage d'un plan fonctionnel sur un plan valoriel ne peut être que momentané. Nous reviendrons bientôt sur ce problème à propos des phénomènes de coïncidence entre valeurs et fonctions.
Il est une seconde catégorie de valeurs dénommées individuelles. Par exemple un ensemble de mesures prises en vue de la conservation de la santé morale et physique, notions de sobriété, de discipline personnelle, de développement de la volonté, pratiques religieuses en vue d'un progrès, d'une ascension de la personne, etc. Le code de ces valeurs est évidemment moins abstrait et moins universel, car l'individu retire en tant que tel un bénéfice de leur application ; et le choix des principes étant ici plus personnel varie d'un individu à l'autre autant que les individus différent entre eux.
Cet aperçu sommaire sera la seule dérogation à notre engagement de ne pas traiter de morale proprement dite. Nous ne pouvions nous dispenser de mentionner ces deux catégories et de les distinguer ; car il en sera souvent question dans ces pages. Mais nous n'en dirons pas davantage, sinon les philosophes et les moralistes nous accuseraient à bon droit de piétiner leurs plates-bandes. Ce serait un abus en effet de nous lancer dans l'étude et l'analyse « de la valeur des valeurs » considérée en elle-même, ou des diverses normes des sociétés civilisées ou religieuses.
Mais voilà... le monde des valeurs n'est pas tout le monde humain. À côté, ou derrière lui agit et s'agite le monde des fonctions psychologiques. Qu'est-ce donc qu'une fonction psychologique ? C'est bien simple ; ce ternie s'applique à tout phénomène considéré dans sort fonctionnement propre. Mais ce dernier peut être pris dans deux sens différents. Tantôt on étudiera ses causes, ses conditions, ses buts, tels qu'ils lui sont propres, on précisera sa genèse et son achèvement ; on formulera en termes logiques la manière dont il s'opère. Tantôt, en considérant le phénomène en question comme une donnée, un élément premier, on étudiera sa ou ses relations avec un ou plusieurs autres phénomènes considérés comme éléments seconds, et ainsi de suite. Dans le second cas, on laissera de côté, sa fonction propre pour ne tenir compte que de la ou des fonctions qu'il exerce dans un tout donné par rapport aux autres éléments de ce tout. Ce tout n'est autre que l'ensemble de la « personne ». Ainsi, observant chez un sujet telle action ou réaction, telle décision, conduite ou attitude, ou inversement telle inaction, indécision ou inhibition, on se demandera d'emblée quelle peut être la fonction exercée par le phénomène considéré, à quel désir, besoin, ou tendance il est appelé à donner satisfaction. Se poser méthodiquement des questions de cet ordre, c'est faire de la « psychologie fonctionnelle ».
L'objectif de cette nouvelle « science totalitaire » est l'étude, non pas des caractères intrinsèques des phénomènes, mais plutôt de leur valeur extrinsèque, ou si l'on préfère, relationnelle. Et sa thèse fondamentale peut se résumer en ces termes : l'activité psychologique n'est pas une activité en soi et comme telle se suffisant à elle-même. Non, elle est aussi et surtout fonction de nos besoins. Il importe donc d'établir les relations entre ces besoins et la vie mentale. Cette première démarche une fois réalisée, on découvre alors une loi : c'est que l'activité mentale est toujours suscitée par un besoin. Ce n'est pas la conscience d'un besoin qui le crée, c'est le besoin qui crée la conscience. Ainsi la fonction d'une action sera d'atteindre un but intéressant. A tout instant, on peut discerner qu'un besoin est plus fort qu'un autre ; à ce titre, il entraîne et fixe l'intérêt, dénommé alors intérêt momentané ou actuel. Enfin, il y a besoin dès qu'il y a rupture d'équilibre. Tels sont, très résumés, les principes de cette école psychologique dont le représentant le plus éminent fut le regretté professeur Claparède 15
Voir sa Psychologie fonctionnelle, ouvrage qui fait autorité..
Or le psychanalyste à son tour les applique journellement avec fruit ; à une nuance près toutefois. L'école fonctionnelle s'occupe des processus de satisfaction normale et libre des besoins biopsychiques ; l'école psychanalytique se préoccupe principalement des besoins dont la satisfaction normale est entravée ou inhibée en vertu par exemple d'inhibitions ou de refoulements, c'est-à-dire d'obstacles d'ordre psychologique.
Application de ces premières données à quelques exemples simples
Besoin de manger. - On petit étudier sa physiologie, mais aussi ses fonctions psychiques. Il est ressenti quand l'équilibre nutritif est rompu. Il suscitera alors par lui-même une activité mentale donnée : la recherche de la nourriture. Celle-ci va nouer de nouvelles connexions avec l'instinct de la chasse ou de la guerre, lesquels vont mobiliser l'instinct agressif, etc.
Besoin sexuel. - Niveau fonctionnel : satisfaction d'un désir dont le but est d'amener une détente psychophysique. L'objet est au second rang ; il doit servir le besoin. Niveau « valoriel » 16
Qu'on excuse ce néologisme douteux. Le défaut en français d'un adjectif correspondant à fonctionnel, quand il s'agit de valeurs, oblige à des circonlocutions ardues. Dire par exemple élément de valeur, ou caractère de valeur, par rapport à élément ou caractère fonctionnel, c'est laisser entendre que le dit élément ou caractère aurait donc une valeur en lui-même, alors qu'en réalité il s'applique à la valeur qui est en question. De toute façon, nous en userons le moins possible, uniquement pour alléger un texte trop lourd. : on désire non plus un objet de satisfaction immédiate, mais tel homme ou telle femme parce qu'on l'aime. L'élément amour fait entrer la relation dans la sphère des valeurs individuelles. L'objet, aimé pour lui-même, prime sa fonction hédonique ; il est instauré « sujet ». Ainsi un couple se crée dont chacun des deux membres cesse d'être pour l'autre un objet et devient un sujet. La vie amoureuse de ce couple s'édifie sur une solide base valorielle : l'amour en tant que valeur survit à la satisfaction du besoin psychosexuel. De là, orientée par un sentiment d'amour vrai, la relation peut s'étendre au domaine des valeurs surindividuelles. La faculté d'aimer en effet présente une tendance spontanée à l'extensivité.
Inversement, des gens peuvent s'imaginer qu'ils aiment vraiment une personne de l'autre sexe parce qu'ils la désirent. Ici, le verbalisme, ou quelque motivation intellectuelle, jouent souvent leur grand rôle rationalisateur. Parfois l'objet ne s'y laisse pas prendre : « Ce sont des mots » dit-il. « À force de parler amour, disait Pascal, on devient amoureux. On se prend à son propre piège. » M. Baudouin d'ajouter finement :« Exprimer un sentiment qu'on n'éprouve pas, ce n'est jamais tout à fait mentir. Et à force de s'y reprendre, on peut aller jusqu'à la passion 17
Ch. BAUDOUIN : Discipline intérieure, p. 144.. » Transcrivons cette remarque pertinente en termes de fonction et valeur ; et nous dirons : le sujet ne veut pas s'avouer la primauté d'un besoin. Aussi aspire-t-il à la primauté d'un sentiment ; c'est-à-dire à donner une valeur à une fonction. C'est pourquoi il exprime ce sentiment au lieu de l'éprouver. Mais il ne ment pas tout à fait, puisqu'il ressent un besoin sincère de valorisation. Cependant, s'il finit par « aller jusqu'à la passion », celle-ci ne sera jamais de bon aloi. Il arrive à de grands passionnés de sacrifier leurs intérêts majeurs, leur bonheur ou même leur vie à l'objet de leur passion. Apparemment, ils se meuvent sur le plan des valeurs surindividuelles. En réalité, leurs sacrifices sont suspects, car moins valoriels que fonctionnels. Ici la relation se renverse : la valeur fait le jeu de la fonction. En règle générale, toute survalorisation comporte un germe virulent. de « fonctionnalisme » antinomique. Le degré d'intensification compensatrice ou d'excès de la première nous donne la mesure approximative du degré d'activité du second. Au fond les besoins, en primant les sentiments, mènent le jeu effervescent de ceux-ci. Bien souvent, les êtres très sensibles, mais qui ont peu de cœur, se plaisent à parer d'une laque chatoyante des besoins sans éclat.
Ex. 1 : Une femme pieuse évoque devant nous un mauvais souvenir, celui d'un conflit douloureux et non encore dirimé. A l'époque de la puberté, elle s'entendait répéter par son confesseur qu'il fallait aimer les gens pour eux-mêmes et non pour soi. « Je me suis creusé la cervelle, ajoute-t-elle, pour arriver à comprendre. Alors, si j'ai du plaisir à voir des gens, ce n'est plus de l'amour... Et pourtant j'avais justement grand plaisir à voir les gens que j'aimais. Alors avant ma confirmation, je me suis imposé de ne plus les voir. Vraiment, j'étais très malheureuse, mais je n'osais pas me le dire... » Elle n'avoua pas son chagrin à sa dernière confession, et sur ce péché tomba dans une dépression alimentée d'idées de perdition et d'enfer. A notre point de vue, son confesseur lui aurait peut-être épargné d'inutiles souffrances morales, en lui expliquant que de hautes valeurs, en l'occurrence l'amour du prochain, peuvent dans certains cas ne rien perdre de leur valeur, même si elles coïncident avec une fonction, c'est-à-dire avec la fonction de procurer un plaisir, ou une joie individuelle. En effet, chez cette pieuse enfant la valeur valorisait la fonction ; ce n'était pas, comme en maints autres cas, la fonction qui dévalorisait la valeur. Pareille convergence ou coïncidence entre valeur et fonction est l'une des plus heureuses conjonctures sur le plan humain. Mais déjà nous anticipons !
Citons à ce propos le mot de Leibniz : « Amare est gaudere felicitate alterius ! » Le grand philosophe définissait ainsi l'amour par une sorte d'identification à l'être aimé dont le bonheur devient le vôtre ; en somme par un heureux concours de valeurs et de fonctions.
Ex. 2 : Voici un fiancé fort épris qui raconte avec une certaine gêne l'incident suivant :« Quand je suis très amoureux de ma fiancée, je lui propose des caresses, mais elle n'en a pas envie et me repousse. Alors je renonce de par ma propre volonté et me domine... très fier de cet acte moral... et de persévérance dans ma bonne résolution. » Mais l'analyse dévoila le secours inattendu porté à cette bonne résolution par un vif désir de vengeance. Transportant l'acte moral sur ce plan plus profond, nous aurons à compléter son flatteur énoncé comme suit... « Je me domine très longtemps... de façon qu'elle soit privée très longtemps... car l'envie lui revient après un certain temps. Alors elle souffre tellement que finalement c'est elle qui en réclame... Mais je me refuse, en me vantant de ma fermeté et de ma vertu ! » Ici, à l'inverse, on voit nettement un désir vindicatif, dicté par la loi du talion, opérer en profondeur une totale dévalorisation d'un renoncement moral.
*
Si succinctes soient-elles, ces premières considérations éclairent déjà la manière dont nous avons l'intention de poser le grave problème des relations entre les valeurs alléguées et les fonctions clandestines qu'elles exercent. Qu'il suffise pour l'instant de retenir un point important ; c'est le caractère téléologique relatif de la fonction. Son but est momentané et actuel ; il est limité dans le temps et l'espace par le fait même de sa réalisation. Un besoin ne survit pas à sa satisfaction. Il ne dure pas, il renaît et se répète. Il s'agit là d'une sorte de finalité immédiate. Celle-ci, du point de vue spirituel, peut être considérée comme étant de qualité inférieure. En revanche, le propre de la finalité poursuivie par les valeurs, c'est qu'elle est médiate et permanente. Elle engage l'avenir. Ce second système doit parvenir à se surordonner au premier pour garantir l'essor de la vie spirituelle ; il doit enfin l'intégrer pour en assurer le succès.
Prenons l'exemple de la véracité. Tant que l'on n'obéit qu'au besoin momentané, ou qu'à l'intérêt actuel, on n'a aucune raison de dire toujours et à tout le monde la Vérité. On peut la dire un jour et mentir le lendemain, la taire à certaines personnes et non à d'autres. La véracité et le mensonge demeurent l'instrument de l'intérêt. La vérité en revanche, en tant que valeur, est nécessairement ubiquitaire et permanente. Mais là encore, il faut prendre garde. Car elle peut être à ce titre obrepticement destinée, sous le couvert d'un devoir de conscience, a servir un désir inavouable. La sincérité, dont le mérite est grand dans le commerce du cœur, peut tourner en franchise malveillante. Toute vérité n'est pas bonne à dire à tout moment. Une véracité absolue peut servir des desseins agressifs, satisfaire des besoins sadiques d'humilier ou de faire souffrir.
Il est temps de préciser notre point de vue personnel. Disons d'emblée que nous viserons à le circonscrire honnêtement, afin d'éviter un abus que commettent facilement les psychologues s'attaquant imprudemment à de si larges et hauts problèmes. Mais, en cette matière précisément, il arrive qu'une raie de lumière plus concentrée fasse gagner au champ d'éclairage en netteté et clarté ce qu'il perd en largeur et en hauteur. De même que nous nous refusions à nous lancer dans l'étude des valeurs en tant que telles - le beau, le vrai, le juste, le bien et le divin - ainsi renoncerons-nous maintenant à nous livrer à l'examen des fonctions psychologiques en elles-mêmes. Non plus qu'un traité de morale ne voudrions-nous commettre un traité de psychologie.
Jusqu'ici somme toute, nous avons insisté sur ce dont nous nous proposions de ne pas parler. Nous trouverons notre excuse en formulant maintenant de façon positive le principe de méthode dont s'inspirera cet essai d'analyse. Tout en éliminant les développements sur les vertus et les vices, nous comptions en apporter sur leurs relations réciproques. Nous avons déjà soulevé ce dernier problème à propos de la périodicité ou de la discontinuité des attitudes morales. Il convient maintenant de l'aborder de front.
Notre but général est de mettre en évidence certains rapports de réciprocité ou de contradiction entre deux ordres de jeux psychologiques paraissant, ou devant paraître aux yeux des penseurs qui considèrent l'Esprit comme une essence irréductible, n'en contracter aucun l'un avec l'autre : le jeu supérieur des valeurs et le jeu inférieur des fonctions. Car nous sommes certain que sur le plan psychologique, dans la sphère de l'expérience morale vécue, le postulat de l'opposition métaphysique radicale entre l'essence spécifique des phénomènes spirituels et la nature et la matérialité des phénomènes biopsychiques, est insoutenable. Nous tenterons de montrer en effet pourquoi et comment les découvertes dues à l'analyse de l'inconscient ont rénové ce problème en mettant à nu l'une des sources principales de l'erreur consistant à séparer radicalement ces deux ordres de phénomènes.
Ainsi l'objet précis de notre analyse consiste en un groupe particulier de relations qui se créent à l'insu du sujet entre sa vie fonctionnelle et sa vie sociale, morale et spirituelle. Les liens secrets qui se nouent entre ces deux mondes apparemment distincts ne se dénouent presque jamais d'eux-mêmes, de façon ,spontanée. Souvent le « nœud » résiste aux efforts de réflexion et de volonté des personnes qui se sentent liées dans leur évolution morale à des obstacles toujours nouveaux mais au fond toujours les mêmes, se dressant sur la voie de l'autonomie intérieure. Ces obstacles, ce sont dans la plupart, des cas des mécanismes inconscients obéissant à un déterminisme rigoureux. Ils créent à ce titre une source d'opposition aux efforts efficaces tentés en vue d'une finalité surindividuelle.
Mais, plutôt que de prolonger ces considérations générales, nous allons formuler nos définitions personnelles des notions en cause. Elles seront susceptibles, nous l'espérons, de défendre le point de vue « relationnel » que nous avons adopté. À point de vue limité, définition limitée bien entendu !
Définitions
A. Valeur
Fidèle à ce point de vue, nous prenons comme base de définition le rapport d'antagonisme entre une valeur et une fonction.
On ne peut parler de valeur que dès l'instant où le moi esquisse ou accomplit un pas en dehors de la sphère délimitée des fonctions, c'est-à-dire de ses besoins biologiques, instinctifs et affectifs d'une part ; et dans le domaine social, de ses intérêts d'autre part.
Il est bien compréhensible que depuis la guerre tout le monde en Suisse parle de « valeurs ». Dans nombre d'écrits sur des thèmes politiques ou sociaux, moraux ou religieux, on insiste avant tout sur ce qu'une valeur est en elle-même, ou doit être dans l'esprit d'un homme déterminé à en faire une réalité vivante. Ou encore sur ce qu'elle devrait être, ce conditionnel impliquant ce que l'homme qui se destine à son service devrait être lui-même. Dans des exhortations ou jugements de cet ordre, on établit parfois un rapport trop absolu entre les conditions de réalisation des valeurs et les conditions humaines telles qu'elles devraient être et non telles qu'elles sont. L'être humain est avant tout un organisme fonctionnel dont la régulation est d'autant plus délicate et mérite plus de soins que le niveau d'aspiration, et surtout le niveau d'évolution, est plus élevé. De là l'extension des psychonévroses dans les milieux cultivés et idéalistes.
Aussi avons-nous jugé qu'il ne serait point superflu d'insister une bonne fois sur ce qu'une valeur n'est pas, ne doit et ne devrait pas être. Un fait clinique regrettable mais incontestable nous a suggéré d'apporter cette contre-partie aux écrits s'inspirant de spiritualisme : c'est la tendance des valeurs, et cela de quelque rang soient-elles, à s'acoquiner si j'ose dire, à toutes sortes de fonctions. Nous venons de citer un cas où l'aspiration à la pureté s'alimentait à un désir de représailles. Des mixtures de ce genre, et nous en verrons bien d'autres, justifient amplement le caractère un peu négatif de notre définition, celle-ci revenant à dire : une valeur, c'est quelque chose qui n'est pas et ne doit pas être une fonction.
Ex. 3 : Un homme, jadis, a bénéficié d'un service qu'un ami lui a rendu. Aujourd'hui il lui témoigne sa reconnaissance de façon adéquate. Ce geste dénote qu'un sentiment de qualité a survécu au bénéfice momentané qu'il avait retiré de la libéralité de son ami. Nous disons alors que ce sentiment de reconnaissance, que l'intérêt ne dictait pas, acquiert une valeur dans la mesure où il révèle qu'un individu s'est lié, de façon durable à une conception des relations avec son prochain qui dépasse ses intérêts, et survit à leurs satisfactions. Pour des raisons exposées plus loin, nous maintenons ce jugement de valeur même si l'individu éprouve une joie à être reconnaissant, même si cela lui fait plaisir de faire plaisir, même si en d'autres termes le geste de reconnaissance exerce simultanément ce double rôle. Le cas où un individu n'éprouverait au contraire aucun plaisir à faire plaisir serait très suspect !
En effet, le sentiment de « devoir rendre » démontre que notre homme reconnaissant a accordé une valeur à son ami, en même temps qu'à son propre sentiment pour celui-ci. C'est pourquoi la reconnaissance a duré. On sait que l'amitié comme l'amour, plus que lui peut-être, est distributrice de valeurs et valorise, son objet. L'ami ou l'amoureux perçoivent des valeurs là où l'observation neutre ne voit que des qualités. Les mécanismes spécifiques de ces valorisations nous échappent encore en grande partie.
On pourrait appliquer le même procédé de définition par le contraire à la notion de fonction : une fonction serait quelque chose qui ne serait pas une valeur. Ici le psychologue répugnerait à une définition négative, car les fonctions relèvent au premier chef du domaine de ses recherches. Voici donc notre définition positive :
B. Fonctions
Mode intéressé, inspiré par des motifs conscients ou inconscients, de satisfaction d'un besoin ou de réalisation d'une tendance (sens large) individuelle et sans souci des conséquences sociales, morales ou spirituelles, bonnes ou mauvaises, que celle réalisation porte en elle.
En d'autres termes, on doit en parlant de « processus fonctionnel » réserver ce terme à l'ensemble des structures ou mécanismes dont le but n'est que cette réalisation pour et en elle-même.
Ce genre de finalité immédiate et intensive, qui ne se dépasse ni se survit jamais, constitue somme toute le caractère essentiel d'une fonction psychique. Ce caractère la distingue, du point de vue éthique, de la finalité médiate et extensive, propre au processus moral véritable. On pourrait l'appeler, pour mieux l'opposer à cette dernière : « finalité fonctionnelle », ou encore, selon l'élégante locution bergsonienne : « finalité close ». Mais cette assimilation serait boiteuse car le système clos de Bergson inclut des valeurs sociales, et répond d'ailleurs à un système moral, si inférieur soit-il, alors que le système fonctionnel est par nature et définition amoral, et parfois même immoral. En résumé, le système fonctionnel dans notre terminologie est soumis au déterminisme, à un déterminisme d'origine et de nature biologiques, alors que le système des valeurs oriente l'être vers la finalité. Toutefois après avoir ainsi relativement surmonté la rigueur du déterminisme fonctionnel par son élévation sur le plan des valeurs, cet être doit alors se soumettre à leurs exigences. Mais sur ce plan valoriel, ce ne sont plus des causes naturelles mais bien une finalité non biologique qui le détermine. Il se soumet ainsi, du moins la civilisation voudrait qu'il se soumît, à un nouveau Système de détermination, d'essence supérieure, qu'on pourrait appeler déterminisme secondaire ou moral.
Ces deux définitions de base doivent être maintenant complétées de deux règles ou principes destinés à mettre en relief la raison principale de confusion entre valeurs et fonctions.
C. Toute motivation de nature inconsciente appartient en droit et en fait au système fonctionnel.
Ce n'est pas le cas, pour des raisons évidentes, de tout motif conscient ; s'il est par exemple de nature morale ou spirituelle, il appartient au système des valeurs. Le lecteur, nous le supposons, commence à pressentir dans ce dualisme une source abondante de conflits et contradictions entre deux ordres de motivations qui s'intriquent ou se superposent fréquemment en dépit de leur antinomie.
D. Les motifs issus du surmoi ne font pas exception à cette règle. Ils relèvent eux aussi du système fonctionnel, et à ce titre ne peuvent pas être considérés comme d'essence ou de nature valorielle. C'est pourquoi nous avons proposé de qualifier le système moral inconscient de « pseudo-moral ».
Ce principe D, veuille le lecteur ne pas l'oublier avant de se lancer dans le chapitre suivant. Nous l'appellerons le principe complémentaire de la notion de fonction. Nous attirons sur lui l'attention toute particulière des moralistes pour les incliner à en mesurer dès maintenant les nombreuses et fâcheuses conséquences.
2. Nouvel aspect de la notion de « fausse valeur » - principe de coïncidence et de non-coïncidence
Nous avons vu, de nos yeux vu, le travail consciencieux, l'instruction la plus solide, la discipline et l'application les plus sérieuses, adaptés à d'épouvantables desseins. Tant d'horreurs n'auraient pas été possibles sans tant de vertus. Il a fallu sans doute beaucoup de science pour tuer tant d'hommes, dissiper tant de biens, anéantir tarit de villes en si peu de temps ; mais il a fallu non moins de qualités morales. Savoir et Devoir, vous êtes donc suspects !
Paul VALÉRY.
Cette notion ambiguë doit sa rénovation à la nouveauté de la notion freudienne de motivation inconsciente. Sa dénomination est courante, donc commode ; cependant elle est impropre. Une valeur fausse, en effet, ne saurait plus être une valeur, Mais il ne faut pas voir dans cette locution une qualification ; il faut y voir, à notre point de vue, une simple ellipse. Le qualificatif « faux » ne se rapporte pas à la valeur elle-même, mais à sa motivation. Nous savons aujourd'hui qu'une pensée, une aspiration, une conviction, une conduite morale ou une croyance spirituelle peut être doublement motivée. Nous n'entendons pas qu'elle comporte deux motifs ou davantage, mais deux ordres de motifs : les motifs conscients et les inconscients. Or les premiers, ceux qu'allègue le sujet, peuvent être insuffisants s'ils ne sont pas les seuls en cause ; ils sont faux si les seconds sont déterminants à son insu. Cette précision ouvre d'un coup brusque tout le chapitre décevant des illusions et des fausses sincérités, ainsi que le sous-chapitre des « mensonges à soi-même ». Mais sous ce jour ils cessent d'apparaître comme des erreurs de conscience.
Ces erreurs proviennent donc de la non-appréhension ou n'appréciation de l'action dissimulée de motifs inconnus et inconnaissables qui diffèrent des motifs connus et allégués, ou parfois les contredisent directement. On dit alors que le phénomène, ou la valeur en jeu, est faussement motivé ou encore qu'il est « rationalisé ». La rationalisation en ce sens spécial ne signifie pas : traduire cri termes de raison ou sous forme rationnelle, mais bien : attribuer de fausses raisons. Inversement, nous dirons qu'une valeur est vraie lorsque les motifs (ou les fins) invoqués sont les vrais. Cette véracité implique qu'ils soient tous connus ou connaissables. Autrement dit, une vraie valeur est une valeur dont tous les motifs, quels qu'ils soient, sont conscients ; ou consciemment voulus ou délibérés, ou appréciés, ou éprouvés, et dont tous visent à une fin véritable et durable. Celle-ci de donner alors à la vie spirituelle son sens exact et sa signification spécifique. Car elle tend vers l'idéal de la surindividualité et s'en approche dans la mesure même où elle se purifie de tout élément fonctionnel.
En résumé, toute valorisation surindividuelle implique l'intervention exclusive de la conscience ; ou en un sens élargi, du moi ; c'est-à-dire d'éléments susceptibles de devenir conscients ou évocables, auxquels le moi peut alors sincèrement se référer sans trahir sa véracité. Cette intervention présuppose donc l'acquisition et la stabilité d'un degré maximum d'autonomie de là personne. Cela veut dire : d'autonomie, du moi par rapport au surmoi, et à l'inconscient d'une part, et d'autre part aux autorités prestigieuses du monde extérieur. Ce qui implique que le sujet est parvenu à sa sécurité intérieure et qu'il a acquis le juste sentiment de sa valeur propre 18
Ce thème sera développé dans une prochaine publication.. Mais le jeu autonome des facultés propres du moi doit encore être harmonieux ; toute réalisation effective de valeur a pour condition un concours synergique et synthétisé de la conscience morale d'une part, du jugement, de la raison et de la volonté d'autre part. Si l'affectivité prend à ce concours une part positive, c'est pour le mieux. C'est alors le meilleur cas. Si au contraire elle le trouble ou s'y oppose, c'est le cas plus habituel des déchirements intérieurs. Mais si l'affectivité inconsciente, aveuglée par ses buts fonctionnels se mêle aussi à cette opposition, c'est le pire cas qui puisse se produire.
Ainsi plus on acquiert d'expérience dans l'analyse de l'inconscient, plus on est porté et même contraint finalement de poser le problème des relations entre valeurs et fonctions en termes de conscience, ou d'inconscience, et d'autre part de motifs déterminants vrais.
Ces relations en effet conserveraient leur logique interne, demeureraient concordantes et livreraient leur secret à tout observateur attentif et averti si des facteurs inconscients n'exerçaient leur influence clandestine. Leur apparence coïnciderait avec leur vérité. Elles seraient vraiment ce qu'elles paraissent être aux yeux de tous les gens sincères qui réfléchissent, et les interprétations des moralistes cadreraient toujours avec la réalité des faits.
À vrai dire, les grands spécialistes de l'âme, qu'ils fussent psychologues, philosophes ou littérateurs, ont soupçonné depuis longtemps, bien avant Freud, l'intervention de « motifs secrets » dans la conduite humaine. Les humoristes de leur côté ont accumulé à cet égard d'heureuses trouvailles.
Il n'est pas question de rivaliser avec tant de descriptions clairvoyantes ou géniales. Notre tâche sera hélas de les ramener a un ou deux types de relations définies dans les termes abstraits et arides que notre point de vue nous impose. Tâche bien ingrate qui s'abaisse à dépouiller l’œuvre des grands penseurs de sa sève vivante ou de son parfum poétique ! à réduire froidement le jeu dramatique de l'idéal et de la passion au jeu d'une valeur et d'une fonction. Nous tâcherons de nous consoler en imaginant que notre description gagnera peut-être en valeur psychologique ce qu'elle perdra en valeur littéraire.
Le tournoi quotidien que mènent dans l'expérience humaine les valeurs contre les fonctions, ou l'inverse, aboutit tantôt à une conciliation, tantôt à une opposition.
Dans le premier cas, on constate que valeurs et fonctions s'harmonisent entre elles, qu'elles concordent, tendent vers un but commun. Plus exactement, que les fonctions individuelles se mettent au service des valeurs surindividuelles, leur apportent leur énergie propre et favorisent par cet appoint la poursuite et la réalisation des fins véritables proposées ou imposées par l'idéal moral ou spirituel. Cette alliance, on le voit, tourne au profit des valeurs ; mais comme on le verra mieux par des exemples, les fonctions elles-mêmes y trouvent leur compte bien que leurs buts soient sous-ordonnés aux fins universelles.
Dans le second cas, inversement, on note un désaccord, une discordance ; les buts respectifs ne concordent plus, s'éloignent ou se contredisent. En général, cette dissociation tourne au préjudice des valeurs et au profit des fonctions. Nous parlerons alors de non-coïncidence, dans ce second cas, de coïncidence au contraire dans le premier.
Jusqu'ici, notre schéma paraît simple ; mais nous devons encore y introduire un troisième élément qui va le compliquer un peu. Si dans notre vocabulaire le terme de fonction a un sens uniforme, le sens d'un phénomène dont cause et but sont toujours de l'ordre individuel, le terme de valeur en revanche comporte deux sens, homologues mais distincts, car il s'applique suivant les cas aussi bien à des phénomènes de l'ordre individuel que surindividuel. L'amour sexuel, par exemple, comporte certes une valeur, mais une valeur qui souvent ne dépasse pas le plan individuel.
Un simple jeu d'arithmétique visant à établir la somme des rapports possibles de coïncidence ou de non-coïncidence entre ces trois éléments nous conduirait à un chiffre très élevé. Mais que le lecteur se rassure, nous ne retiendrons que quatre combinaisons :
A : Coïncidence ou B : non-coïncidence entre valeurs surindividuelles et fonctions.
C. Coïncidence ou D : non-coïncidence entre valeurs individuelles et /onctions.
Or il est facile de prévoir pourquoi et en quoi la combinaison B fera courir le plus grand danger à la sincérité et à l'efficience de la vie spirituelle. Le monde des valeurs supérieures s'y trouve en effet expose aux incursions profanatrices ou aux assauts répétés des tendances inconscientes, et tout spécialement des tendances refoulées dont l'attribut spécifique est la pression continue qu'elles exercent sur le moi. Si ces tendances trouvent le moyen d'en forcer la porte et de s'infiltrer dans l'un ou l'autre de ses champs d'activité, elles n'y feront pas toujours preuve d'assez de pudeur ou de retenue pour respecter le domaine spirituel. Elles tenteront parfois de s'en emparer en vue de le détourner de ses fins pour l'orienter vers leurs buts. C'est alors précisément que nous parlerons de valeurs faussées. Du point de vue moral, spirituel ou religieux, pareille dénaturation revêt évidemment une gravité particulière.
Nous venons de condenser de notre mieux ces principes et définitions en quelques formules schématiques. L'exposé n'en fut que plus sec et indigeste. Aussi est-il temps de l'interrompre en donnant la parole à des êtres vivants qui vont vous raconter leurs mésaventures fonctionnelles. Mais la classification tentée plus haut va maintenant nous aider à mettre plus d'ordre dans l'énumération de ces cas.
3. Exemples de relations diverses entre valeurs et fonctions
Par souci de clarté, nous ordonnerons ces exemples selon le type de relations entre valeurs et fonctions qu'ils représentent, mais non pas selon le type clinique des cas ou leur degré de morbidité. C'est ainsi que des formes assez disparates de manifestations de la vie instinctive ou affective d'une part, de la vie morale ou spirituelle d'autre part, se trouveront groupées sous la même rubrique. Car ce sera leurs connexions, et non leurs caractères propres, que nous nous proposerons d'analyser 19
Nous avons découpé ici des « tranches de vie », dans l'histoire de personnes nullement atteintes de maladies mentales. Il s'agissait tantôt de petits, tantôt de grands nerveux, jamais de grands malades. Le public aura tôt ou tard à réviser ses conceptions trop absolues sur la santé et la maladie dans le domaine psychique. Il n'y a pas de limite nette et invariable entre ces deux états. La notion de conflit entre des motivations conscientes et inconscientes est venue compliquer ce problème tout en l'éclairant. Le conflit révèle une résistance du moi contre certains besoins qu'il condamne, et en retour, une résistance de ces besoins à se laisser condamner, à renoncer à leur satisfaction. On comprend dès lors qu'il ne puisse exister d'âme humaine où le deuxième mode de motivation ne se soit jamais substitué au premier, ne fût-ce qu'aux stades dangereux de la croissance vitale, ou encore à des périodes critiques de la vie. La notion d'équilibre mental absolu et permanent est une abstraction ou un idéal. Elle ne répond pas à la réalité des faits..
A. Coïncidence entre valeur sur individuelle et valeur individuelle
L'allusion à un geste de reconnaissance accompli par un ami renfermait déjà l'esquisse d'un exemple de cette catégorie. On rencontre encore des bonnes âmes que distingue un trait bien sympathique : le plaisir sincère à faire plaisir. Elles partagent spontanément le plaisir qu'elles font. Celui qu'elles éprouvent rentre ainsi dans la catégorie des « valeurs individuelle ». C'est là un « cas pur » où une valeur surindividuelle, de caractère altruiste, emprunte un supplément de vigueur à une valeur individuelle procurant au moi un sentiment euphorique. L'altruisme et l'égotisme « marchent ensemble ». Cet apport extrinsèque ne donne au premier que plus de constance et d'efficacité, car les deux énergies en jeu sont de même signe ; les deux systèmes sont couplés et solidaires, et s'unissent au nom d'une finalité supérieure.
Dans des cas moins purs, bonté et générosité commencent à se dissocier, à exercer des fonctions individuelles distinctes ; par exemple : un soulagement de la conscience morale. Lorsque telles de mes patientes n'avaient plus la conscience tout à fait tranquille vis-à-vis de quelqu'un, elles lui faisaient immédiatement un cadeau. Par sa générosité, le sujet se rachète à ses yeux de quelque faute, de son égoïsme ou d'une phase d'avarice. Ici encore, toutefois, les deux systèmes sont synergiques. La fonction individuelle d'allégement de la conscience conservant elle aussi une valeur morale. Leur solidarité dans la finalité surindividuelle, à laquelle la générosité obéit, est maintenue. Ainsi les deux ordres de valeurs se stimulent réciproquement, ou comme disent les psychologues soutenant le point de vue énergétique, se dynamogénisent.
Il conviendrait d'ouvrir ici un chapitre sur le « cadeau », cet élément si important des relations interindividuelles. Faire un cadeau n'est pas tout : il y a encore la manière. Certaines personnes excellent dans cet art délicat et y réussissent toujours ; d'autres n'ont jamais de chance, ne savent ni choisir le bon cadeau, ni le donner. Tout fait supposer que valeur et fonction concordent chez les premières, mais qu'elles discordent chez les secondes. Nous reviendrons sur ce thème à propos d'exemples de cette discordance.
Coïncidence. Ex. 4 : Un jeune homme, doué et chrétien, présente un mélange heureux d'esprit pratique et réaliste d'une part, et d'idéalisme humanitaire d'autre part. Il décide de faire sa médecine, et ce choix manifeste clairement les deux aspects dominants de sa personne.
Valeur individuelle de ce choix : Satisfaction de ses goûts scientifiques, de son besoin d'apprendre, de son désir d'occuper une situation sociale intéressante, de traiter, d'opérer et de guérir des malades ; possibilité connexe d'épouser sa fiancée, de fonder son foyer, d'avoir des enfants, etc.
Valeur surindividuelle de ce choix : Réalisation de sincères aspirations à soulager les souffrances de son prochain, à se dévouer, se sacrifie., bref, à « servir » l'humanité.
En cas pareil, on le voit, valeurs sociales, scientifiques et humanitaires s'associent harmonieusement ; tout ce qui relève de l'intérêt personnel trouve à s'accorder à tout ce qui relève de l'intérêt général. Le brillant succès de ce jeune médecin est un sûr garant de cette harmonisation intérieure ou de cette synthèse de valeurs opérée sur le plan du moi. La réussite de pareilles synthèses constitue la condition de la transformation du moi, tel qu'il est donné, en une « personne » telle qu'elle doit se construire.
L'exercice de la médecine peut comporter en outre des facteurs fonctionnels au premier chef ; par exemple satisfactions d'amour-propre, gain professionnel, assurance d'un gagne-pain, voire d'une existence aisée, etc. Ces sortes d'usufruits, toutefois, n'enlèvent rien à la valeur morale en elle-même de l'activité du médecin, surtout s'il est idéaliste. Cette valeur ne se dégrade que dans la mesure où ces profits connexes cessent d'être connexes à l'idéal, deviennent le but principal ou unique. On peut en dire autant de toute profession, lorsque celle-ci dégénère en pur métier ou en simple routine.
Mais il est des cas spéciaux où les valeurs, tout en étant solidement maintenues par le moi, sont tenues quand même en échec par les fonctions inconscientes de la profession. Les motifs conscients du choix de celle-ci ne coïncident plus avec les motifs inconscients. Nous citerons tout à l'heure l'exemple d'un second étudiant en médecine rentrant dans cette catégorie.
En pratique, on observe tous les modes possibles de transition entre les cas purs, où les valeurs affirment leur affranchissement et mènent leur jeu en toute indépendance, et les cas impurs où les fonctions mènent résolument le leur. Toutefois, est-ce qu'il existe des cas purs, absolument purs de tout fonctionnalisme, et où les fonctions seraient sûrement hors de jeu ? Les psychologues se posent, et reposent souvent cette question que des spiritualistes de leur côté ont tranchée de façon nettement affirmative. Nous devons personnellement avouer que nous n'avons jamais rencontré de cas pareils dans notre expérience psychanalytique. Mais cela ne veut pas dire qu'il n'en existe pas en dehors du cercle relativement restreint des gens qui s'adressent au psychothérapeute. Dans le nombre, il s'en trouve cependant de normaux venant se faire analyser pour apprendre la méthode. Bien entendu, c'est avec eux que nous obtenons nos meilleurs résultats. Mais les éléments décisifs de la solution psychologique d'un tel problème nous feront défaut aussi longtemps que les analystes n'auront eu l'occasion, ou l'aubaine, d'analyser un grand mystique ou un éminent spiritualiste. D'ailleurs les cas qui viennent à nous se trouvent déjà triés ; ils se distinguent de la masse par un trouble quelconque. Ils formeraient par conséquent une mauvaise base d'appréciation. Ne tombons pas dans le travers consistant à expliquer la santé par la maladie.
Une relation humaine jouit d'un rare privilège : celle de mère-fils. A condition, cela va de soi, que la mère soit normale et équilibrée, c'est-à-dire pure de tout fonctionnalisme inconscient. L'une des formes connues de ce dernier consiste en une jalousie du sexe de l'enfant - d'où agressivité secrète qui ne coïncide plus avec l'amour maternel en tant que tel.
B. Coïncidence entre valeurs et fonctions
Ex. 5 : Le virtuose équilibré qui donne des concerts.
Valeurs. Amour et culte de la musique. Émotion musicale issue de l'interprétation des oeuvres et de la perfection du jeu connexes à leur compréhension. Ardeur de prosélyte attaché à répandre la belle musique. Générosité, concerts de bienfaisance. Lien artistique avec la société, sur un plan supérieur à celui des liens sociaux communs, etc.
Fonctions. Satisfaction d'amour-propre. Ivresse de la gloire. Besoin de séduire des femmes par le truchement de la célébrité ou de l'émotion. Espoir que leur amour pour l'art tournera en amour pour l'artiste.
Un musicien nous avoua que ses émotions esthétiques étaient parfois d'une telle intensité qu'elles frisaient l'érotisme. La fonction sexuelle que la musique et surtout certains rythmes, dans la musique de danse notamment, peut occasionnellement exercer est un fait connu et reconnu de tout temps.
Ex. 6 : Un fiancé sincèrement amoureux apprend soudain que sa fiancée est une riche héritière. Choc. Débat. Il le clot par la résolution de l'épouser malgré sa fortune. Après le mariage, ses sentiments d'amour ne font que croître et son bonheur que s'affirmer. Cette heureuse évolution parle nettement en faveur d'une synthèse synergique. Ce garçon n'était nullement indifférent à l'argent, à tout ce qu'il apporte et comporte. Cependant, la valeur de son amour prima au moment du choc, et continua de primer dans la suite, la fonction de la richesse. C'est la jeune fille en elle-même qu'il avait aimée, et non l'un de ses attributs fonctionnels. L'amour, en tant que valeur dominante, orientait, chez cet amoureux véritable, les fonctions diverses du mariage vers leur valorisation. Il n'en va pas, hélas, toujours ainsi. Dans un autre cas la même conjoncture conduisit à la rupture et à la névrose.
Ex. 7 : Voici un cas curieux de convergence où des valeurs sociales et artistiques indéniables prirent en charge des fonctions instinctuelles inconscientes.
Un peintre désintéressé et altruiste.
Fils cadet de parents bornés, très petits bourgeois bien que riches, et très nerveux. En fort mauvais pédagogues, ceux-ci ne dissimulaient jamais leur préférence pour leur fils aîné, lequel pourtant était un mauvais sujet, inférieur à tous points de vue au cadet.
C'est ainsi que l'enfance de notre patient se déroula sous le signe de l'injustice, et dans le sentiment sans cesse renaissant de la déception. Car notre petit bonhomme était sensible et délicat. Malgré l'attitude bizarre et irrégulière de sa mère, il se « fixa » désespérément à elle.
À vrai dire, il ne reçut jamais ce dont il avait si grand besoin tendresse, sollicitude, compréhension. Il se replia peu à peu sur lui-même comme un « abandonné », éprouvant les souffrances d'un réel abandon.
À dix ans, il fonda une « société d'entr'aide pour enfants malheureux », association fort bien organisée d'ailleurs et dont le principe basal était que le groupe devait donner à chaque membre ce qui lui manquait. Son fondateur précoce, en fait, n'avait jamais le sou, au sens propre : nous verrons pourquoi.
Passons sur mille détails pour envisager son comportement actuel. Tout le début de son analyse (il a aujourd'hui trente-cinq ans) se déroule sous l'enseigne flatteuse de son altruisme et de son désintéressement véritablement absolus. Je relève de nombreux gestes de dévouement admirable. Pour lui qui doutait de tout, ce furent là les seuls gestes dont il n'ait jamais douté. Il circule ainsi dans la société parisienne vêtu en apôtre, ou en sœur de charité. Il professe le culte de son art. Mais toute son attitude sociale semble entraver l'épanouissement d'un grand talent qui n'entend s'exercer que pour lui-même. Il applique rigoureusement la théorie de « l'art pour l'art ». S'il reçoit des commandes, il les refuse ; s'il se voit obligé de les accepter, il travaille avec résistance et fait de mauvaise besogne. Il souffre d'avilir son art au rang d'un métier. L'idée d'être payé paralyse son inspiration et ses moyens techniques. Si au contraire il travaille de façon désintéressée ou pour des gens pauvres, des amis ou des amies, ses toiles, ses portraits ou ses dessins sont remarquables. Il les exécute avec joie.
Nullement préoccupé de l'avenir, ne tentant jamais rien pour l'assurer, il vit au jour le jour dans un extrême dénuement. Il considère cela comme un signe de vrai courage, se flattant de manquer totalement du faux courage consistant chez les êtres communs à concevoir un plan de vie, et à faire les efforts requis d'organisation de l'activité en vue d'acquérir une certaine sécurité, et une réelle indépendance matérielle, ce dont en vrai artiste il n'éprouve aucun besoin. C'est ainsi qu'il s'est construit de lui-même une image flatteuse et qu'il la promène en souriant à travers un monde intéressé et égoïste ne méritant que mépris.
Il finit d'ailleurs par ressembler à cette image au point de se méprendre lui-même sur l'original. Au fond c'était une copie. Analysons en effet les ultimes conséquences de son désintéressement et de son idéal de pauvreté et de charité (il n'avait pas prononcé le troisième vœu). Elles consistaient en ceci qu'il vivait en parasite, et en pique-assiette. Type de l'invité charmant et éternel, il s'arrangeait à bien manger sans bourse délier. Il ne se refusait pas, si l'occasion s'en présentait, à bénéficier de la générosité d'une bonne amie. Un jour, souffrant tout de même de la faim, il lâcha ses pinceaux pour fonder un restaurant d'artistes. Une amie généreuse lui avait « avancé » le capital nécessaire à l'entreprise. Elle y alla naturellement de ses fonds ; mais lui, il put manger gratuitement et à sa faim pendant tout ce temps.
Beaucoup d'autres traits demanderaient à être rapportés. Ceux-ci suffiront, je l'espère, à brosser un tableau clinique de la névrose de ce peintre.
La valeur en soi de son art, de son désintéressement et de son altruisme ne saurait faire question. Elle empruntait pourtant le plus clair de son dynamisme à un « complexe » inconscient fondamental : complexe dit de passivité, lequel d'ailleurs constitue une résultante fréquente de sentiments douloureux d'abandon endurés pendant l'enfance. C'était son cas.
Que faut-il entendre ici par complexe passif ? En deux. mots un besoin profond et catégorique, mais pourtant inconscient en tant que tel, de résister et de s'opposer aux obligations imposées à l'individu par le régime social et la nécessité biologique.
L'origine de ce besoin prévalent remontait à l'enfance malheureuse. Il consista en une « réaction de chagrin », une sorte de bouderie. « Puisqu'ils ne tiennent aucun compte de ma petite personne, de mes besoins ni de mes efforts, eh bien, je ne ferai plus rien ! » L'enfant s'évada dans les rêveries et la beauté de la nature fut son refuge.
Cette tendance à fuir dans une solitude agressive fut refoulée par degrés, mais se développa sournoisement en dépit du refoulement. Son retour ultérieur, sous des formes « valorielles », devait démontrer l'échec de son refoulement. Elle réapparut en effet à l'âge des responsabilités sous le masque du refus systématique de celles-ci : refus de prendre toute responsabilité vis-à-vis du groupe social comme vis-à-vis de soi-même. Cette détermination obstinée devait atteindre ses fins secrètes et intéressées à l'aide de l'idéal de désintéressement.
Cet homme, si apprécié par la société et si dévoué au service d'autrui, ne pouvait et ne voulait se douter de la présence et de l'action de ses tendances asociales, de son refus de s'intégrer au groupe, de son hostilité foncière contre ce dernier. Vers le troisième mois de la cure, je me hasardai à lui dire : « Oui... mais il y a beaucoup de paresse dans votre courage, et trop de parasitisme dans votre désintéressement. Pour faire vraiment le bien, il faut se donner du mal, et vous vous refusez aux efforts que réclame votre idéal. Au fond, vous attendez toujours qu'un être magique subvienne à tout et prenne les initiatives qu'un homme de votre âge devrait savoir prendre. Votre dédain de l'action dans la mesure où elle est intéressée dissimule mal votre impuissance. il y a un terrible décalage entre votre idéal d'activité et votre activité réelle. Votre refus de travailler « pour gagner son beefsteak » démontre votre résistance à prendre conscience d'une revendication tenace : « être nourri par les autres ». Enfant frustré d'amour, privé de gâteries et de confitures, vous vous êtes dit : « On me revaudra ça ! » Aujourd'hui, vous tenez votre serment : « Que mon prochain remplace la mère que je n'ai jamais eue. C'est un dû. La société doit payer pour la famille en se substituant à elle. »
Ces interprétations le confondirent et le déçurent amèrement. Mais cette déception contribua à le rendre plus sincère. Il apporta enfin une série homogène de rêves qui dénoncèrent le principe fondamental de sa conception de la vie et de son mode d'exister : la nourriture ne se paye pas. On m'a mis au monde, qu'on me nourrisse !
D'anciens rêves stéréotypés, où deux épisodes se couplaient, trouvèrent alors leur sens fonctionnel.
A. Je m'envolais dans les airs, planant au-dessus de ce bas monde, décrivant d'élégantes arabesques autour de la Tour Eiffel. Sentiment extrêmement agréable.
B. Je ramassai à pleines mains des pièces d'argent sur le chemin. Plus j'en prenais, plus il y en avait.
Interprétation : « Dans le premier, vous vous comportez comme si pour vous la pesanteur n'existait pas, si l'univers vous faisait une faveur personnelle, Ce qui vous permet de vous dissocier de l'humanité laborieuse, en vous élevant au-dessus d'elle. En d'autres termes, c'est là un moyen facile de vous soustraire à la loi fondamentale de la gravitation universelle. Dans le second, vous échappez à la loi sociale fondamentale : pour gagner sa vie, il faut savoir accepter de se faire payer par autrui. Or, sur ce point, nous le savons, vous êtes inhibé : car l'humiliation de « toucher » de l'argent marque, en le recouvrant, le désir inconscient de le « voler ». Cette interprétation mettait à nu son parasitisme. Quelque temps après, revenu de sa confusion, il déclara, avec émotion : « Maintenant je vois tout sous un jour entièrement nouveau... qui éclaire la succession de mes lamentables expériences. » C'est alors qu'un souvenir cuisant lui revint en mémoire. On leur donnait, à son frère et à lui, beaucoup d'argent de poche. Seulement voilà... son frère aîné avait le droit de le garder pour lui, tandis qu'on obligeait le cadet à le verser intégralement aux quêteurs, à la fin de tous les cultes auxquels sa mère l'emmenait impérativement !
Et maintenant, vous demandez-vous, à quelle source une obsession pareille de passivité pouvait-elle puiser sa force d'opposition à l'idéal, et d'où provenait sa force singulière ? Ce n'était pas difficile à deviner : d'une rancune insurmontable contre ses parents qui avaient failli à leur mission, rancune attirant un désir insurmontable de revanche. Des innocents ont alors dû « cracher » pour les coupables. Comment se mieux venger d'une mère déficiente qu'en perpétuant le dénuement même où elle vous a laissé. Quelle bonne leçon que lui donner là !
Résumons brièvement les relations valoro-fonctionnelles.
L'art. Valeurs surindividuelle et individuelle certaines. Mais le mode d'activité artistique dénonce une fonction secrète. L'idéal ne fut pas seul à lui inspirer sa noble conception de « l'art pour l'art ». Celle-ci servait en même temps à lui épargner un vif mécontentement de soi-même, à le garantir contre la prise de conscience de son infériorité virile, et de la honte de son échec social. Honte, par exemple, qu'un voyageur de commerce n'aurait pas manqué d'éprouver. Ainsi sa théorie de l'art pour l'art recouvrait d'un voile de noblesse des valeurs inégales, abritant à la fois dans son large sein Fart de créer autour de soi un climat de sympathie et l'art plus commun du pique-assiette.
L'altruisme. Id. Mais sa fonction était de compenser, pour user d'un terme technique, l'égocentrisme souverain inhérent aux besoins passifs et insatiables de recevoir, de toucher un arriéré.
Le désintéressement. Id. Mais résidait en lui la condition même de la réalisation du parasitisme d'une part, du désir de vengeance filiale d'autre part.
Ce cas met ainsi en évidence une combinaison d'un ensemble fort commun de tendances appétitives élémentaires, de nature biologique (complexe d'appétition, physique et affective) et d'un ensemble fort rare de valeurs artistiques, sociales et spirituelles. Cependant, dans ce savant agencement d'éléments hétérogènes, les fonctions alimentaient les valeurs d'une sève vigoureuse et tenace. On commence à pressentir à cet égard le jeu simultané de deux morales : une morale infantile et naturelle, close par le refoulement, mais surmontée d'une morale adulte, ouverte prématurément aux valeurs surnaturelles.
L'évolution spirituelle se résume dans l'effort précoce et persévérant de surordonner la seconde à la première, effort dont résulte un état d'équilibre qui pour satisfaire l'amour-propre n'en est pas moins précaire. Cet artiste si Sensible, cet idéaliste si convaincu, en accomplissant trop brusquement et le cœur trop gros ce que nous appellerions le « bond bergsonien » - saltus sublimis - brûla quelques étapes indispensables de l'évolution morale ; entre autres, l'étape toute simple du devoir envers le groupe social. Ainsi le développement anormal ou inachevé de la conscience morale devait laisser le champ libre à des accès névropathiques d'apathie et de tristesse qui témoignaient d'une suprématie, périodiquement usurpée, des fonctions sur les valeurs.
Soulignons enfin le trait clinique le plus frappant : la résistance tenace, puis la répugnance invincible à reconnaître que le désintéressement absolu servait directement le parasitisme, c'est-à-dire une revendication spécifiquement intéressée et égoïste. Chez les idéalistes précoces et déçus, les valeurs pures ont la vie dure. On observe assez souvent qu'une aspiration juvénile à un idéal absolu recouvre de douloureux regrets de l'enfance. Elle vise à les éteindre.
C. Non-coïncidence, entre valeurs et fonctions
Ex. 8 : Revenons au thème du cadeau. La valeur de l'acte de donner peut comporter diverses fonctions hétérogènes. Mentionnons l'une d'entre elles que nous avons nommée « bilanique ». Le bilanisme consiste dans la tenue d'un compte serré du donné et du reçu, du doit et de l'avoir, transpose dans le domaine psychique et surtout affectif. Le plus souvent, il est assez inconscient. Ainsi le but caché de donner est de recevoir en retour, le don conçu comme une perte qu'il importe de récupérer 20
Le do ut des du droit romain.. La réalité hélas ne comble pas toujours ce désir secret. Le donneur bilanisant de recourir alors à un procédé de compensation magique : il s'identifie inconsciemment au receveur, se met à sa place. La vertu consolatrice de cette intense participation affective, opérée sur le plan infantile de la pensée magique 21
Voir sur ce point les travaux fondamentaux du professeur Piaget. Freud, de son côté, avait auparavant insisté sur la notion de « Toute-puissance de la pensée » dans la névrose obsessionnelle., est d'engendrer un renversement de la relation donner devient identique à recevoir. L'affliction de la perte est dissipée aboli, le sentiment pénible d'injustice. En voici un exemple livré par un enfant jaloux, mais qui a très bon cœur.
Henri présente une compulsion 22
Besoin irrésistible. à faire des cadeaux à son petit frère Marcel. Mais alors ces jouets ne doivent pas sortir de leur chambre commune afin qu'Henri puisse les voir tout le temps, c'est-à-dire afin de ne jamais perdre Marcel de vue lorsqu'il joue avec eux... Il tient donc, c'est clair, à « s'identifier » à son petit frère : c'est comme si, dans son sentiment, il jouait lui-même !
Ici, la manie de faire un cadeau à un rival qu'on n'aime pas (parce que sa mère lui témoigne plus de sollicitude) a pour fonction d'entretenir la croyance qu'on l'aime beaucoup, de démontrer de bons sentiments. Mais le comportement du donneur trahit son désir de récupérer les cadeaux donnés, du moins un regret de les avoir donnés. Selon le pacte rigoureusement établi par lui, Marcel n'a pas le droit de les utiliser en son absence. C'est comme si Henri s'était donné des jouets à lui même, tout en conservant pourtant une bonne conscience. Le compromis magique était bien trouvé !
On dénomme « cadeau narcissique » un objet dont le choix est dicté surtout par les préférences, goûts ou désirs de celui qui le choisit et beaucoup moins par ceux de la personne à qui on le destine. Le donneur ici assimile son obligé à lui-même, par égocentrisme. Nous avons analysé un pasteur qui, pour mieux maintenir le refoulement de son désir bien humain de recevoir, ne faisait de dons qu'aux personnes dont il n'avait rien à recevoir.
Voici un exemple plaisant de cadeau intéressé :
Je me souviens aussi qu'un amateur vint nous acheter une toile du peintre bordelais Quinsac : une jeune fille qui réchauffait une tourterelle sur des seins très mignons.
« - Est-ce un cadeau convenable pour offrir à sa fiancée ? » s'informa timidement ce nouveau client.
Nous lui en donnâmes l'assurance.
« - En me rendant à mon bureau, nous confia-t-il, je faisais depuis quelques jours un petit crochet pour me « rincer l’œil » de cette chair savoureuse. C'est agréable, n'est-ce pas, les cadeaux dont on jouit soi aussi ? »
Quand il eut quitté le magasin
« - Avec une semblable conception du cadeau, dis-je à Dumas, il pourrait très bien lui venir à l'idée de donner à sa femme pour sa fête un fusil de chasse ! »
Un grand ami de la famille Dumas, qui se trouvait là, ne parut pas charmé de ma réflexion. J'appris plus tard que c'était aussi sa coutume de faire à sa femme des cadeaux utiles, pour lui s'entend. C'est ainsi qu'il avait apporté à sa moitié, pour leur anniversaire de mariage, une magnifique pipe en écume de nier. Devant l'ébahissement de l'épouse : « Tu ne remarques pas ? -lui dit-il, en lui montrant la tête du vieillard à barbe blanche qui constituait le fourneau - c'est tout à fait le portrait de ton père 23
Ambroise VOLLARD : Souvenirs d'un marchand de tableaux, page 49 Éditions Albin Michel).. »
En résumé, avoir trop souvent la main malheureuse, ne pas savoir choisir ou donner, pareille « habitude » peut dénoncer chez le donneur un conflit mal liquidé entre la valeur et la fonction du cadeau. Dans le cadre narcissique, la main gauche souhaiterait prendre ce que donne la droite. La gauche, bien entendu, c'est l'inconscient.
Ex. 9 : Petit épisode, en cours d'analyse, révélant une discordance entre une valeur surindividuelle et une fonction.
Le dernier malade de la journée, après s'être allongé, garde cependant le silence. Il se décide enfin à le rompre en disant - « ... Vous avez l'air très fatigué... En me réveillant ce matin, je me suis dit, ce n'est pas la peine de fatiguer Odier avec mes rêves et de l'obliger à en analyser de nouveaux à la fin de sa journée de travail. Et alors, je les ai perdus ! »
La valeur en soi de cette délicatesse de conscience sera quelque peu compromise par son interprétation fonctionnelle. Je fis remarquer à mon patient, un scrupuleux en l'occurrence, qu'il s'agissait peut-être d'une « résistance ». C'était exact, car cette simple remarque lui permit de rattraper ses rêves oubliés. Or, sous le voile d'une bonne intention, leur sens se révéla fort pénible. Il s'agissait d'une série de représentations tournant autour de la mort de son père. D'où un vif conflit intérieur. Ainsi le scrupule délicat avait répondu à un mécanisme de défense, à un stratagème mnésique en vue de ne pas prendre conscience d'une ambivalence filiale.
Ex. 10 : Un jeune homme prend chaque matin, hiver comme été, un bain froid. « J'aime ça... ça me fait du bien. » Dans de nombreux rêves, cependant, il se prélasse dans un bain chaud ! En y réfléchissant, des souvenirs désagréables lui reviennent à l'esprit. Adolescent, il avait au contraire trop aimé les bains chauds : il y éprouvait des sensations agréables qu'il s'était vivement reprochées. C'est pour cette raison qu'il y renonça. Aujourd'hui la douche froide comporte donc une valeur individuelle hygiénique et une fonction d'autopunition.
Ex. 11 : Voici la contre-partie de l'exemple nº 4. Il s'agit encore d'un étudiant en médecine, mais cette fois-ci bloqué dans ses études par des inhibitions du travail, des échecs en série de ses examens et des dépressions consécutives 24
Cet exemple et quelques autres ont été déjà rapportés dans un article sur les valeurs et les fonctions paru dans le vol. II de la Revue Suisse de psychologie..
Ses échecs ne sont pas dus à des déficiences intellectuelles, ni à la paresse ; au contraire, c'est un bûcheur. Ils sont la conséquence d'un conflit affectif. Ses études médicales, en plus de la fonction individuelle et sociale précitée, en remplissaient une autre, celle-ci secrète et inavouable. Son père était un humble infirmier qui se saignait aux quatre veines pour lui payer ses études. Il était fier de son fils et de son ascension - lui-même aurait souhaité devenir docteur.
Tandis que le brave père faisait des« veillées » supplémentaires pour que son fils ne manquât de rien, ce dernier passait ses nuits à transpirer sur ses cours et bouquins. Il se présentait à l'examen chauffé à bloc. Mais devant l'examinateur, il perdait ses moyens : blancs de mémoire, trac, etc...
« Quelque chose en vous, lui dis-je, vous interdit de devenir « docteur » !
Ce diagnostic, qui n'était pas difficile à poser, fut confirmé par l'analyse. Elle mit au jour la fonction inconsciente exercée par le choix de la médecine. Elle consistait, en deux mots, à satisfaire de bas sentiments, mais très refoulés, envers le père. Devenir docteur équivalait à l'humilier, à le bafouer en s'élevant au-dessus de lui, à le mépriser en méprisant son humble office de « valet » de médecins etc. !
On sait d'autre part le prestige dont les docteurs jouissent aux yeux des garde-malades ! Ces tendances hostiles étaient la conséquence d'un complexe d'Oedipe non liquidé, bien qu'en apparence ce fils, idéaliste de nature, respectât et admirât sans réserve son brave père.
Dans ce cas-ci, on le voit, valeur et fonction étaient antagonistes. Pour diverses raisons, la force de la fonction prima de plus en plus celle de l'idéal, malgré l'indéniable sincérité de ce dernier.
L'inhibition du travail intellectuel se produisait surtout devant les professeurs, considérés comme des juges, de sévères condamnateurs de ses mauvais sentiments, et non comme de simples et neutres examinateurs. Ils faisaient alors, au moment critique de l'examen, office de défenseurs du père innocent ! C'est-à-dire que dans l'imagination du candidat coupable, ils étaient là pour le « recaler », le faire échouer à tout prix ; somme toute le punir, en l'empêchant de devenir docteur. En effet, dans ses accès de découragement, il s'écriait : « Il ne me reste plus qu'à me faire infirmier... ! » C'était là la juste sanction exigée par la loi du talion.
Ex. 12 : Discordance entre valeur et fonction individuelles.
Une jeune fille de quatorze ans éprouve une passion croissante, qui deviendra obsédante, pour le patinage, aux dépens naturellement de l'école et de la vie familiale. Elle passe tout son temps libre à la patinoire et ne parle que de ses succès de patineuse. La valeur de ce goût est évidente. « J'aime patiner. Je m'amuse, je fais des connaissances. Et puis, ce sport est très hygiénique, le me porte mieux ; en même temps il m'impose une certaine discipline. Mon idéal est de devenir une championne. » Donc valeur sportive et sociale. Occasion de se libérer d'une mère tyrannique : valeur d'émancipation, d'affirmation, etc.
Examinons maintenant la fonction de cette passion prévalente. Cette jeune fille, très intelligente, souffre d'un complexe, c'est-à-dire d'une sorte d'idée-fixe, « L'homme, pense-t-elle, est sur tous les points supérieur à la femme. C'est inadmissible et c'est dangereux. C'est une injustice. Il faut donc absolument que sur ce point-là au moins j'acquière et je conserve une supériorité sur les jeunes gens. » Et cela, bien entendu, dans leur propre domaine, le domaine du sport. Mais non pas de n'importe quel sport, évidemment. Si elle s'était lancée dans le foot-ball ou dans la boxe, son complexe d'infériorité en eût été sûrement renforcé. Elle a choisi en somme un compromis acceptable : le patinage, qui réunit la force et l'élégance. Un sport bisexuel, si vous voulez. Et puis le champion du monde du patinage n'est pas un homme, c'est une femme. Et d'ajouter : « Sur mille champions de patinage, il y a un homme ! »
Donc, le choix de ce sport était assez heureux. Mais son caractère obsessionnel résulta d'une fonction de compensation et non de la valeur en elle-même du patinage, non plus que d'un goût libre et spontané pour ce sport-là. En fait, il y avait discordance entre la croyance consciente et sincère de réaliser sa féminité (grâce et élégance) et le désir inconscient inverse de la renier ou de lutter contre elle au moyen du patinage. Deux remarques spontanées suffirent à prouver la justesse de notre interprétation : « Si j'avais été un garçon, nous fit-elle, je serais devenue aviateur, comme papa. Mais patiner est au fond un remplacement, on peut aussi voler en patinant ... on étend les bras et on glisse en se balançant comme un oiseau ... ! » Puis, avec un profond soupir : « La patinoire est comme le port de mes espoirs déçus. »
Pourtant elle défendait sa passion en énumérant tous les caractères qui font de ce sport une valeur reconnue. Mais elle ignorait le déterminisme inconscient de son choix. Ce dernier était déterminé à son insu par le désir refoulé d'être un garçon ; de s'identifier à son papa, et corrélativement de ne ressembler en rien à sa maman qu'elle considérait comme une victime, en raison de l'attitude tyrannique du père. C'était là le mobile profond de son aversion de la féminité.
Ex. 13 : Incompatibilité entre la valeur et la fonction du concept devoir.
Ce cas, au point de vue de la conscience du devoir, est l'inverse du cas du peintre. Puisque nous sommes au chapitre des valeurs sportives, citons-le maintenant.
Voici Julien, un jeune parisien timide, morose, inhibé, renfermé, élevé dans une atmosphère catholique sévère, imprégné des conceptions du devoir les plus rigides. Il vient pourtant de rater son bachot, et de se prendre de passion pour la natation. Mais lui, a l'inverse de notre jeune parisienne qui tout en s'exerçant savait fort bien s'amuser à la patinoire, ne fréquente piscines et plages que pour travailler et se perfectionner dans ce sport difficile. Il « bûche » assidûment son crawl, en étudie à fond la théorie, le pourquoi et le comment de chaque mouvement, s'exerce sur une planche pour corriger ses défauts et devenir maître du rythme.
Mais voilà... ses efforts ne sont pas récompensés. Dès qu'il veut nager réellement, ça ne marche pas. « Je nage toujours plus mal, j'ai de la raideur... Un beau jour, complètement dégoûté, je me suis dit : j'en ai marre après tout... je m'en f... et je veux m'amuser. Et puis, c'est de mon âge, enfin... »
Et ce garçon timoré d'aller alors de découvertes en découvertes. Il découvre la présence de jeunes filles ou de femmes ; et puis il s'aperçoit que dans le nombre, il s'en trouve de convenables, qui sont tout de même jolies et élégantes. Bien plus, il s'aperçoit qu'il n'est pas antipathique à toutes, considérées jusqu'ici comme un bloc inaccessible ; mais qu'au contraire certaines vont même jusqu'à lui témoigner de l'intérêt et de l'amitié. » Alors, ajoute-t-il, c'est formidable, mais depuis ce moment-là, j'ai très bien nagé... même le crawl ! »
Cette expérience inédite et imprévue fut une révélation. Elle mit en relief saisissant le trait spécifiant la mentalité de Julien. Ce trait se résume en deux propositions :
A. Incompatibilité absolue entre le devoir et le plaisir.
B. Confusion absolue entre le devoir et le fait de l'interdiction du plaisir en tant que tel.
Ces deux concepts, inculqués par les parents mais intégrés sans examen personnel, sont solidaires. Ils déterminèrent l'attitude de ce fils unilatéralement respectueux devant tous les problèmes posés aux jeunes par la nécessité de s'affranchir de leur infantilisme. Ainsi la fonction essentielle, c'est le devoir existant en lui-même, le plaisir n'est qu'un accident ; c'est un pur intermède, tout juste consenti et à peine toléré, entre deux devoirs ; plus encore, une coupable interruption de l'accomplissement de son devoir. Il faut s'en racheter et s'en confesser. Un prêtre peu psychologue contribua par ailleurs à augmenter la toxicité de cette obsession.
Corrélativement le devoir n'existe que dans sa relation intime avec la peine. La moindre satisfaction ruine son essence même. Si Julien éprouvait quelque plaisir à un travail, par exemple à une dissertation, il ne faisait plus son devoir. Il devait interrompre ce travail, si nécessaire et si vertueux fût-il, pour s'attaquer à une branche ennuyeuse, telle la géographie ; ou inaccessible à son entendement, telles « les math ». Mais le fait le plus surprenant était son inconscience totale de sa confusion entre le devoir et la souffrance, entre le bien et le renoncement, même si ce dernier consistait en un renoncement au bien. Les premières allusions, pourtant discrètes, que je fis à ces identifications inconscientes suscitèrent en lui des poussées agressives. Il piqua de vives colères contre ce petit médecin s'avisant de le blâmer pour tout ce dont sa mère l'avait loué, et ce pourquoi elle l'avait aimé. Cependant, il continua de fréquenter les plages mondaines et devint un « crawliste » admiré. Et puis il s'écria : « Après tout, vous avez raison : c'est vrai, dès qu'une chose m'embête, j'ai le sentiment que je suis obligé de la faire. »
Quelle que fût la valeur en soi de cette croyance catégorique, elle comportait un grave danger fonctionnel. Issue d'un « réalisme moral » 25
Voir Jean PIAGET, Le Jugement moral chez l'enfant., enfantin entretenu par la pédagogie étroite des parents, elle abritait dans son sein un ferment de révolte constante, avivait un sourd besoin de désobéir à tous les devoirs conçus comme des consignes hétéronomes, inspirées par la pure méchanceté, imposées uniquement pour l'ennuyer ; il les ressentait somme toute comme des punitions injustes. Le résultat pratique de cette ambivalence fut déplorable. On peut le résumer en un axiome : se donner beaucoup de mal pour tout, mais tout faire mal. C'est ainsi qu'après l'échec du bachot, il fut successivement congédié par tous les patrons qui lui avaient offert une place. Il devint une sorte d'apprenti éternel, en tant précisément qu'un apprenti résistant inconsciemment à apprendre, à entrer dans son rôle. N'importe quel rôle, n'importe quel travail équivalait à une interdiction corrélative d'être heureux et content de soi, même en dehors des heures de bureau, même en dehors de l'atmosphère si triste et si pesante de la famille. Cette interdiction impérative de faire d'un devoir un plaisir, ou d'un plaisir un devoir nous entraîne dans la sphère de la « morale inconsciente ». Son interprétation analytique doit donc être reportée au chapitre suivant. C'est pourquoi nous nous bornons pour l'instant à son interprétation fonctionnelle.
La maxime fameuse de Schiller demanderait à être rappelée ici :« Je sers volontiers mes amis, mais hélas, je le fais avec plaisir ; j'ai un remords ! Eh bien, efforce-toi de le faire avec répugnance et ce sera le devoir 26
FAGUET, La démission de la morale, p. 355. »
Ce cas, après beaucoup d'autres analogues, nous invite à établir une distinction entre deux ordres de relations souvent confondues : 1. Relation entre une attitude morale donnée et la valeur en soi des enseignements ou des préceptes qui ont déterminé cette attitude. 2. Relation entre la dite attitude et l'éducateur ou le directeur en tant que tel, en tant qu'autorité prestigieuse, qui impose les enseignements ou les préceptes. La valeur propre de ceux-ci demeure inaperçue, inappréhensible ; elle est confondue avec la valeur subjective que l'éduqué prête à l'éducateur, l'enfant à ses parents. Cette valeur subjective est inspirée par les sentiments de respect et de crainte. De là son caractère relatif, précaire et variable.
Chez Julien, c'est bien clair, la première relation ne s'est jamais instaurée, Chez d'autres, elle subit une rupture après sa formation. Dans les deux cas, elle est uniformément remplacée par la seconde. Ce remplacement équivaut à un principe de dégradation spirituelle, car cette seconde relation est de nature fonctionnelle exclusive. Chez Julien, ce contraste peut être défini ainsi :
A. Valeur : Le devoir conçu comme essence distincte. Il consiste à infliger une souffrance. Celle-ci conçue comme tribut payé à l'état de péché, comme rachat de l'état d'indignité du genre humain ; bref, comme punition ou pénitence.
B. Fonction : Mécanisme de défense individuel. Ce concept sert à étouffer, à maintenir en état de refoulement, une haine ou hostilité contre les parents, une somme de rancœurs accumulées à leur égard. Ceux-ci, sur ce plan-là, ne sont plus du tout considérés comme des représentants d'une valeur, ou de Dieu, des mandataires du message divin et de consignes surnaturelles, mais simplement comme des personnes naturelles, des êtres humains hypocrites et haïssables, donnant et imposant ces consignes non plus au nom du Christ, mais en leur nom propre, en tant qu'éducateurs s'ingéniant à tourmenter l'éduqué ; bref, à le rendre malheureux en lui interdisant d'être heureux.
La relation normale et féconde entre l'enfant, l'élève ou le catéchumène d'une part, et la valeur pédagogique des directives des parents, du maître ou du prêtre d'autre part, s'altère et se dégrade en une relation affective et instinctive entre le pupille et le pédagogue lui-même.
En conclusion, ce concept infantile du devoir avait ici pour fonction ou résultat d'entretenir et de renforcer, grâce à la réaction affective inconsciente qu'il suscitait, une révolte constante contre le devoir lui-même. Il impliquait en lui sa propre négation. Parvenus à ce terme de notre analyse fonctionnelle, nous sommes finalement bien loin de notre point de départ ; chute verticale du plan des valeurs pures sur celui des fonctions psychologiques Inconscientes.
Un dernier mot sur le contraste absolu présenté par le cas du peintre (ex. 7) et celui de Julien. Notre peintre est un passif par tempérament, Julien un actif par conscience. L'un se porte bien quand il ne « fiche rien », l'autre se porte mal ; et vice versa. L'un ne pouvait soutenir aucun effort d'organisation du travail en vue d'acquérir ce qu'il éprouvait au fond le besoin sincère d'acquérir ; l'autre faisait des efforts tenaces pour acquérir ce qu'il n'avait au fond aucune envie d'acquérir. L'un était pris de panique quand Il cherchait à faire quelque chose, l'autre éprouvait la même panique quand il cherchait à ne rien faire. Et pourtant ces deux comportements inverses purent être rattachés l'un et l'autre à l'absence du même facteur génétique : la conscience morale, chez Julien comme chez le peintre, n'avait point acquis ni réalisé son autonomie. Cette acquisition, nous le soulignerons plus loin, constitue une étape décisive de l'évolution morale. Elle s'accomplit à l'époque de la puberté. Or si le peintre idéaliste l'avait brûlée, l'enfant accablé qu'était Julien ne l'avait point atteinte.
Ex. 14 : Note sur la fidélité conjugale.
On peut dénombrer, à l'aide de l'analyse fonctionnelle, trois formes principales de fidélité.
A. Par amour, tout simplement. On reste fidèle parce qu'on aime. La fidélité exprime la vérité de l'amour, lequel exclut toute idée d'infidélité. Cette première forme est bien connue. Sa rareté n'enlève rien à sa réalité. C'est la fidélité-valeur. Mais il y a deux autres types moins « valoriels » dont le dispositif fonctionnel est moins connu.
B. Par devoir. Le sentiment d'avoir une bonne conscience prime le sentiment d'amour. Dans certains cas le contentement moral adopte un caractère essentiellement égocentrique, lequel prédomine le caractère essentiellement altruiste de l'amour vrai. C'est donc la fidélité morale.
C. Par culpabilité, celle-ci existant en dépit de la fidélité. Il s'agit d'un sentiment de faute dit inconscient (nous reparlerons de ce non-sens verbal), ou d'une sorte d'angoisse profonde et obscure, issue de désirs de plus en plus refoulés et oubliés d'infidélité. C'est comme si l'infidèle virtuel s'en punissait par sa fidélité réelle, celle-ci lui étant souvent fort pénible sans qu'il veuille se l'avouer.
Dans ce dernier type, sa dignité intrinsèque est abolie. C'est la fidélité punitive, par infidélité du cœur ou de l'instinct.
De quelques défauts et qualités.
La classification relative à la fidélité, que nous venons d'esquisser, est donc basée sur un élément d'appréciation bien précis : la relation valoro-fonctionnelle. Celle-ci constitue la base de nos analyses et nous la conserverons tout au long de notre étude. Elle est de nature purement psychologique. À ce titre, elle ne prétend pas exclure d'autres éléments d'appréciation, moraux ou métaphysiques notamment. Il ne faudrait pas confondre par conséquent notre classement avec une hiérarchie qui serait établie sur le seul principe de valeur, disjoint de celui de fonction. Au nom d'une telle hiérarchie., un moraliste serait en droit de renverser notre classement, de prétendre que la fidélité morale est d'un ordre plus élevé que la fidélité-amour. L'une serait une vertu, l'autre une donnée de l'instinct monogamique. Or la discussion de cette opinion nous entraînerait hors de notre domaine, dès l'instant où son objet deviendrait la spécificité métaphysique des valeurs en cessant d'être leurs relations psychologiques.
Les brèves remarques qui vont suivre s'inspireront du même principe méthodologique. Toute qualité est examinée en elle-même par le moraliste, mais le psychologue est en droit de rechercher ses relations avec le défaut inverse. Prenons pour exemple la valeur surindividuelle type : l'amour, au sens le plus étendu. Or, dans certains cas de déséquilibre affectif, les manifestations de ce sentiment dont la finalité devrait être entièrement pure sont autant de manières de réagir violemment contre une haine inconsciente dont l'objet est justement l'être aimé. Cette ambivalence met en jeu les mécanismes de surcompensation, l'amour tend à s'exagérer. On peut considérer aujourd'hui que le mécanisme de défense le plus caractéristique contre la haine consiste dans le développement d'une surcharge d'affection. Ainsi la somme de l'amour et de ses exigences est plus forte qu'elle n'eût été sans l'action sous-jacente d'un conflit d'ambivalence. Pour des raisons diverses, et malconnues, la relation humaine la plus exposée a ce désordre est la relation mère-fille. Ces affections qui excèdent leurs fins normales tendent à devenir dominatrices et tyranniques. On a vu de véritables séquestres s'opérer en leur nom.
À l'opposé, se dessine le type du « redresseur-de-torts », du réformateur fanatique. Si un citoyen, un rééducateur ou un moraliste met trop de passion à flétrir un abus, ou de sévérité à condamner une faute, on peut se demander s'il ne se défend pas lui-même plus qu'il ne défend la république ou la morale.
Autrement dit, s'il ne porte pas au tréfonds de lui les tendances qu'il réprouve ou punit trop sévèrement chez autrui ; si donc sa sévérité excessive n'a pas pour fonction de mieux les réprimer chez lui-même. En ne blâmant pas les pécheurs il risquerait d'en devenir un de plus. Le censeur inexorable, a dit le Dr Richard, est un pécheur qui s'ignore.
Chacun sait, d'autre part, que l'humilité peut receler de l'orgueil, la timidité de l'ambition, la modestie de la vanité. Que la politesse peut cacher une attitude d'autant plus malveillante qu'elle est plus formelle. Un précurseur de la psychologie fonctionnelle a écrit un mot qui s'est gravé dans tous les esprits : il y a plus d'amour-propre que d'amour dans la jalousie ; ou encore, les vertus ne sont souvent que des vices déguisés ! Il faudrait citer ici La Rochefoucauld tout entier, et bien d'autres auteurs clairvoyants. Il y aurait excès de malice à prétendre que toute vertu procède d'un vice. De toutes façons, nos principes ne nous paraissent jamais plus irrésistibles et irrévocables que quand ils font corps avec nos passions. C'est là le cas le plus heureux de coïncidence... si les principes sont bons. Certes l'amour-propre en général, l'amour-propre moral en particulier, forme le meilleur soubassement de l'édifice de l'idéal, à condition bien entendu que cette assise ne soit pas mise à la place du toit Car alors, l'édifice s'effondre.
En résumé, les processus de compensation constituent l'une des formes psychiques. les plus fréquentes de lutte contre le mal, de progrès dans l'évolution spirituelle, d'élévation vers un idéal. Cependant, elle n'est jamais sûre. Excédant son but, elle dément sa finalité dans la mesure où elle contribue à maintenir et fortifier le mal, ou le vice, que le sujet s'était justement proposé de-combattre, en la mettant en jeu. On sait combien il est rare et difficile de n'avoir que les qualités de ses qualités, sans en avoir les défauts. Il y a des vertus « agressives », où l'amour des principes rigides remplace l'amour des êtres à qui on les impose. Ces vertus-là sont surtout fonctionnelles. La psychologie des « fanatismes » serait à reconsidérer sous cet angle. Nous venons de faire allusion à l'une de ses formes : un certain fanatisme peut être dynamogénisé par des affects très agressifs. Une autre forme, le fanatisme par culpabilité, sera relevée plus loin.
Exemples d'antithèse entre valeurs religieuses et jonctions.
Ex. 15 : Une jeune fille athée se convertit sous l'influence rayonnante d'une amie inclinant au mysticisme, au sacrifice et à l'obéissance absolue. Elle éprouve pour les idées et les croyances de son guide spirituel une admiration croissante, puis adhère entièrement à son idéal d'action chrétienne. Elle y sacrifie sa fortune et fait de la sainte vie de son amie, sa propre vie.
Quelques années plus tard, elle vient nous consulter dans un état de dépression. Elle est « travaillée » par des doutes désespérants ; elle sent qu'elle va perdre la foi.
L'analyse abyssale dévoilera un attachement de nature amoureuse à l'amie qui l'a convertie. La dépression, le doute, l'éclipse de la foi, autant de mécanismes de défense mis en oeuvre contre cet amour dont les composantes homosexuelles sont violemment refoulées. La valeur en soi de la conversion, et des oeuvres spirituelles, se trouve contaminée par la source dont elles procèdent. Alliage impur !
Ex. 16 : Voici un deuxième cas de conversion fonctionnelle emprunté au Dr H. Crichton Miller 27
The New Psychology and the preacher chez Jarrold, London., un disciple de C. G. Jung.
Il s'agit d'un garçon dont les parents soutiennent avec ardeur et autorité la cause de la religion évangélique. Il n'est pas dénué d'intelligence mais fort disgracié de la nature. Cette disgrâce J'accable de sentiments d'infériorité. Il manque totalement de confiance en soi. Sa carrière est une succession d'échecs. Malheureusement ses parents ne le comprennent pas. Loin de lui cacher leur désappointement de son évidente incapacité, ils le briment et l'humilient.
À vingt-deux ans, il se convertit brusquement à une religion autoritaire. Ainsi il satisfait à trois ordres d'exigences :
A. Il allège le poids de son infériorité, en abolit le sentiment douloureux par un acte exigeant dans son milieu un réel courage (fonction de compensation).
B. Il exprime indirectement son ressentiment contre ses parents. Il leur fait payer, pour ainsi dire, leurs humiliations de la manière la plus propre à les heurter et à les humilier à leur tour (fonction de talion).
C. Il abandonne le type le plus maternel de confession pour la remplacer par une religion de type paternel. Il adopte ainsi une dogmatique sectaire et autoritaire susceptible d'être opposée à l'autorité de son père. Désaveu indirect de celle-ci (fonction libératrice).
Ex. 17 : Un chrétien sincère et « mari modèle » est converti par sa femme, adepte enthousiaste de la science chrétienne. « C'est, me dit-il, par conviction en l'amour tout-puissant de Dieu, mais aussi par amour pour ma femme. C'est une véritable sainte... »
Il recourut cependant à l'analyse, contre le désir de son épouse, pour dépression et troubles du caractère. En dehors« des cultes et prières où ils parvenaient ensemble à une communion complète... ça ne marchait toutefois pas bien entre eux ».
À la longue, l'exploration de l'inconscient mit au jour une forte ambivalence à l'égard de sa femme, si vénérée fût-elle. Fonction de la conversion. De nombreux rêves concordants nous l'apprirent. Elle était tombée au service d'un désir révoltant, et refoulé. Le voici :
« Quand je serai converti à la science chrétienne, je serai dispensé d'appeler le médecin ou le chirurgien, si ma femme tombe malade. Comme ça, elle aura plus de chance d'y rester ! »
La valeur et la vérité de la doctrine établie par Mrs Eddy Baker sont ici hors de cause ! Psychologiquement, la conversion marquait chez notre patient un désir louable d'affirmer son amour pour sa femme, de resserrer des liens qui se relâchaient. Cependant, elle offrit au souhait de mort refoulé l'occasion inespérée de remonter à la surface sous un déguisement impénétrable. Ce souhait se manifestait en effet dans l'acte même, c'est-à-dire la conversion, que l'amour et la foi avaient inspiré. Ce processus se nomme : retour du refoulé dans la sphère d'action morale et spirituelle, c'est-à-dire dans la sphère même du « refoulant » ! Ce thème sera poursuivi au troisième chapitre.
Cette liste d'exemples suffira, nous l'espérons, à donner une idée du mode d'application de notre principe de coïncidence à des cas particuliers. Chacun d'eux dans sa sphère propre soulève de nombreuses questions dont quelques-unes seront discutées au cours des chapitres suivants. Car les relations entre valeurs et fonctions se lient étroitement aux relations entre la morale consciente et inconsciente. Les premières, en effet, à côté d'un problème proprement psychologique de régulation d'énergies, connexe au problème des conditions de la production et de l'extinction de l'angoisse morale, posent de ce fait un problème moral. Cet excès de biens n'est pas sans nuire au psychanalyste. Quel soulagement n'éprouverait-il pas à pouvoir s'en tenir aux énergies et aux instincts et laisser la morale tranquille ! Mais à la longue, il serait mécontent luimême de laisser sa besogne inachevée. Car le « surmoi » dont il sera question, joue un rôle essentiel dans les parties serrées qui se jouent entre les processus de valorisation et les processus fonctionnels inconscients de dévalorisation. C'est à lui d'arbitrer le conflit si la conscience morale forfait à sa mission.
Toutefois ce premier chapitre appelle dès maintenant quelques conclusions générales que nous allons exposer dans le paragraphe suivant.
Résumé
On peut ramener les relations valoro-fonctionnelles à deux types principaux.
A. Par le fait de coïncidence, une fonction biopsychique régulière peut servir de moyen (ou support, stimulant, moteur, etc.) à une valeur, laquelle à son tour sert de moyen à une valeur d'ordre supérieur, et vice-versa.
C'est là le principe d'appui mutuel.
B. Inversement, sauf dans les cas exceptionnels, il y a toujours opposition, à tout le moins disharmonie entre les buts et moyens respectifs d'une tendance refoulée et d'une valeur du moi. Une confusion complète règne entre les buts et les moyens, si bien que valeur et fonction sont l'une et l'autre faussées.
C'est là le principe de l'altération réciproque.
4. Les deux abus
Imprudemment il appelle vertu
Le crime sourd d'un sophisme vêtu.
SAINT-JUST.
Au cours de l'introduction, nous avons fait une brève allusion à une position adoptée par certains savants et médecins à l'égard des problèmes et des phénomènes spirituels. Nous la qualifiions, après d'autres, de « psychologisme ». Cet isme-là voulait être péjoratif. Il signifiait à peu près : accorder à priori aux procédés psychologiques la vertu d'expliquer et le droit de trancher tous les problèmes de la vie psychique humaine, les problèmes spirituels et religieux compris. Cette prétention à une sorte de monopole impliquait une déclaration d'incompétence, ou d'insuffisance, à l'adresse des spiritualistes ou des théologiens éprouvant le besoin d'expliquer et de trancher les mêmes problèmes au nom d'à priori différents et selon leurs méthodes propres de recherche. Psychologisme revient donc à dire : abuser des ressources de la science psychologique en les substituant à celles de la philosophie. En d'autres termes, prononcer des jugements de valeur au lieu de se borner à des jugements d'existence.
Cet abus fut surtout reproché aux divers auteurs d'une nouvelle littérature d'allure psychiatrique qui fleurit au début du siècle. On se passionnait alors pour les explications mécanistes des émotions religieuses, des conversions, des transes, des extases ou des états mystiques. Cet assaut imprévu allait-il -ébranler les fondements métaphysiques des dogmes et croyances ? Ce fut la crainte des théologiens qui répliquèrent au moyen d'une littérature abondante, d'allure dogmatique, dénonçant l'erreur du psychologisme et affirmant les prérogatives exclusives du spiritualisme en matière de problèmes spirituels. Le conflit de compétence était entré dans sa phase critique lorsque le professeur Flournoy fit paraître son mémoire magistral sur les « Principes de psychologie religieuse » 28
Arch. de psychologie. Déc. 1902.. Trois principes fondamentaux y étaient énoncés : 1. La psychologie est en droit d'étudier les phénomènes religieux et d'appliquer à cette étude les principes de la méthode scientifique. 2. La dénomination de psychologie religieuse ne présuppose aucun caractère religieux non plus qu'antireligieux. 3. Le psychologue en tant que tel doit exclure la transcendance mais non la nier.
Flournoy, par cette mise au point, espérait faire cesser l'incompatibilité d'humeur divisant esprits scientifiques et âmes religieuses, dissiper la répugnance de celles-ci pour des recherches leur semblant aboutir à une profanation du trésor le plus sacré. Défiance et ignorance réciproques, indifférence ou crainte, autant de regrettables réactions humaines qui ne sont pas une raison suffisante de méconnaître la réalité des « faits », ceux-ci fussent-ils religieux ou non.
Ces principes parurent rallier les esprits et dirimer le conflit. Or, il n'en fut rien. Tel Protée, il se rallume présentement sous une forme nouvelle, sous sa forme « spirito-thérapique » actuelle, pourrait-on dire. Les conducteurs d'âmes reprennent leurs distances. À vrai dire, c'est moins aux psychologues purs qu'ils en ont, qu'aux psychothérapeutes. Les premiers, relégués dans leurs laboratoires, ne sont guère dangereux. Mais c'est alors aux seconds qu'ils s'en prennent, leur reprochant de détourner l'âme de leurs patients de la vie spirituelle ou religieuse sous le prétexte de guérir l'esprit ; ou se flattant de corriger ses excès morbides, de saper du même coup les fondements spécifiques de cette vie dont ils n'ont cure, faute d'expérience personnelle.
Résumant ces reproches en termes qui nous sont chers, nous ferions dire aux conducteurs d'âmes, s'adressant à leurs rivaux putatifs en somme, vous réduisez toutes les valeurs à des fonctions 29
Le dernier numéro de 'Essor nous livre une preuve toute fraîche du rebondissement incessant de ce vieux conflit. M. F. B. y avait exécuté en deux phrases la psychanalyse et les mathématiques. Il avait vertement dénoncé le péril des théories de Jung procédant à une décomposition de la personnalité en « âme », principe fécond et vital, et en « esprit », principe stérile et décomposant. Si Freud lui-même était un homme de science génial, il se doublait d'un médiocre philosophe. « Quant au succès que le public réserve à ces théories, j'y vois un phénomène de décadence philosophique, et si j'ose dire, religieuse, puisque cette psychologie-là s'érige en « ersatz » de religion et se prétend détentrice de vérités nullement obtenues par des méthodes scientifiques. » M. F. B. rendait hommage cependant à la profonde probité intellectuelle... des psychologues suisses-romands en les opposant aux « Vulgarpsychologen » chez qui trop de gens vont chercher la clef de l'énigme et la recette du bonheur.
Le professeur H.-L. Miéville relève aussitôt le gant. Ce philosophe éminent de dénoncer à son tour l'erreur de M. F. B. Ce dernier avait reproché à Jung d'opérer « une réduction de l'âme à des archétypes hérités ». Le professeur Miéville réplique à très juste titre que le but de la méthode est exactement l'inverse : « Le moi non éduqué, fait-il remarquer, se laisse dominer par ses tendances inconscientes dont les « archétypes à ancestraux font partie, il s'identifie avec elles en subissant leur emprise. Le but n'est pas de supprimer ces forces instinctives mais de les promouvoir à la conscience afin de les intégrer dans un équilibre total où leur dynamisme soit utilisé pour une fin supérieure (c'est nous qui soulignons). Ainsi se formera et mûrira -la personnalité. Cela ne peut se faire que par une activité sui generis (c'est l'auteur qui souligne) dont le propre est précisément de ne pas « se réduire » aux archétypes et aux autres automatismes. »
Il faudrait citer ici la réponse tout entière de M. Miéville. Elle résume clairement le but final de la psychanalyse. Et plus loin : « Si les psychologues avaient à « respecter » le dogme, c'est-à-dire à lui donner le pas sur les hypothèses qui leur paraîtraient mieux fondées, plus raisonnables, voire seules compatibles avec les faits connus, il n'y aurait plus alors de science, car la méthode scientifique serait niée. L'essence de cette méthode est en effet de se savoir apte à se contrôler elle-même sans ingérence étrangère, et de tracer elle même ses limites. Sur quels dogmes d'ailleurs les psychologues devraient ils se régler ? Sur ceux de Rome ou sur ceux de Calvin, de Luther ou de Zwingli ? à moins qu'ils n'aient à consulter Barth ou Brunner ? Et pourquoi n'auraient ils pas à tenir compte des dogmes révélés que proclame la tradition védantique ? Mais nous touchons ici à un bien gros problème, celui de la liberté de l'esprit dont une théologie devrait être le plus fort appui, non la négation, fût-ce la négation partielle... Ce que nous venons de dire nous est suggéré par la crainte que la réaction parfaitement justifiée contre un certain psychologisme ne profite, par un excès contraire, à la paresse d'esprit des traditionnalismes timorés et intolérants qui divisent les hommes, irrémédiablement. » (L'Essor du 2 octobre 1942)..
Ce reproche - lisez en note à ce propos l'argument lumineux du professeur Miéville - est mal fondé ; car il témoigne d'une méconnaissance de la nature du problème que pose la névrose à quiconque se propose sincèrement de la combattre. Les principes flournoysiens s'appliquent aussi bien et peut-être mieux encore à la psychothérapie qu'à l'investigation psychologique, quoique leurs buts diffèrent. Au nom même de sa probité scientifique, le psychothérapeute en tant que tel se doit de poursuivre son intervention en toute indépendance de doctrine. Cette neutralité ne donne-t-elle pas au patient la meilleure assurance contre tout abus de pouvoir de son médecin ? N'est-elle pas l'antidote rêvé du psychologisme ? Nous préciserons d'ailleurs notre point de vue tout à l'heure.
Si certains savants, confondant métaphysique religieuse et chimère, sont incontestablement tombés dans ce premier abus, certains spiritualistes, confondant science et matérialisme, sont tombés à leur tour dans l'abus inverse en se retranchant derrière l'excuse d'un à priori métaphysique. Il consiste à décréter qu'en régime de spiritualité, tout peut et doit se passer, naître et s'achever, dans le seul domaine de l'Esprit à l'exclusion de tout autre. Ainsi la spiritothérapie trouverait sa justification nécessaire et suffisante dans ce fait bien simple qu'on l'applique au nom même de ce postulat. Or, à considérer l'homme tel qu'il est, ce postulat est faux.
L'expérience montre que le directeur d'âme, du seul fait qu'il intervient au nom de puissances surnaturelles, du seul fait de sa vocation ou de son mandat, qu'il se nomme parent, pédagogue, chrétien, bouddhiste, prêtre ou pasteur, ne peut se prétendre à même d'entraîner du premier coup, et sans concurrence, en tout lieu, à tout instant et à tout âge, son enfant, son disciple ou son ouaille dans le monde des valeurs pures. Cette prétention, si noble soit-elle, présupposerait l'existence d'êtres humains totalement exempts de fonctions individuelles ; du moins que l'influence spirituelle ou transcendante inclut en elle le pouvoir de les supprimer, ou de couper toute relation entre elles et les valeurs surindividuelles. Nous ne contestons pas la possibilité de ce miracle. Nous relevons simplement que sa rareté suffit à démontrer l'erreur renfermée dans le postulat de l'universalité de l'action spirituelle ou sacerdotale. Car l'efficacité de celle-ci, comme déjà dit, requiert la réalisation de conditions psychologiques préliminaires,
Cette erreur est identique, quoique renversée, à celle renfermée dans le postulat du psychologisme. Pour la dénoncer à son tour, le psychologue aurait beau jeu de la qualifier de « spiritologisme » pour renvoyer la balle qu'on lui a lancée.
En tout état de cause, si la faiblesse évidente d'une certaine métaphysique scientifique atteste suffisamment l'inaptitude des psychiatres en tant qu'hommes de science à aborder des problèmes qui ne sont pas de leur ressort, en retour la faiblesse corrélative d'un certain spiritologisme, issu de la négation ou de l'ignorance des vérités psychologiques, réside dans cette négation même et dans son éloignement de la vie telle qu'elle se révèle et se donne dans l'expérience humaine.
Nous allons préciser enfin notre point de vue dans ce grave problème. Il ne peut s'agir, cela va de soi, que d'une solution partielle demandant à être complétée par d'autres.
Le miracle de l'action spirituelle a d'autant moins de chances de se réaliser que l'action des fonctions individuelles est plus forte ; ou que, sans que cette action fonctionnelle témoigne d'une force particulière, son champ d'action est plus étendu. Ces chances se rapprochent de zéro en présence de fonctions inconscientes.
Le premier cas dépeint assez bien le domaine de n'importe quel psychothérapeute ; le deuxième celui du psychanalyste seulement.
Si le psychiatre en général doit faire abstraction, par souci de méthode, des valeurs pures et de leur valeur propre, il ne peut pas ne pas tenir compte des valeurs individuelles, sauf à se montrer inhumain.
L'intervention du psychothérapeute a pour objet les fonctions conscientes ou préconscientes, et pour but leur harmonisation avec les valeurs individuelles ; en un mot, l'ensemble des relations entre ces deux ordres de phénomènes. L'intervention du psychanalyste, armé d'une méthode d'exploration de l'inconscient, c'est-à-dire des tendances refoulées et de ce fait inévocables, comporte un objet d'application supplémentaire ; car cette exploration s'étend aux fonctions inconscientes. En éliminant ces dernières, et en rétablissant un certain ordre de coïncidence, variant beaucoup d'un individu à l'autre, entre les fonctions et les valeurs surindividuelles, il épure le terrain et le prédispose ainsi à l'action efficace de valeurs surindividuelles, c'est-à-dire à l'action éventuelle et ultérieure des guides spirituels.
L'élimination des fonctions inconscientes a pour principe et instrument le défoulement que vise à déclencher l'analyse de l'inconscient chez qui valeurs et fonctions ne coïncident pas.
Le vice le plus courant de régulation énergétique des fonctions et des valeurs est la surcompensation. L'équilibre que cette régulation tend à réaliser est toujours précaire, la tendance antagoniste menace constamment de le rompre.
Le vice le plus courant de régulation de valorisation se manifeste dans la fausse valeur. Mais de quelles énergies disposent à leur tour les vraies valeurs ou quelle est la source des énergies qu'elles mobilisent ? C'est là une question à laquelle la psychologie n'a pas encore su répondre de façon satisfaisante. C'est là en revanche que les spiritualistes jouent leur plus belle partie.
Conclusion
Certes, nous sommes loin de nous dissimuler les réactions que pareil exposé est susceptible d'amorcer chez des gens épris d'idéal spirituel. Votre impitoyable dissection, s'écrieront-ils, des qualités, des aspirations, des intentions et des efforts louables, des bons et beaux sentiments ; et de toutes les valeurs dignes de ce nom, si rares ici-bas, auxquelles nous sommes à vos yeux si naïvement attachés ; bref, pareille dissection nous décourage profondément, ou bien nous révolte. À vous croire, il n'y a plus rien d'authentique ; le bien, le beau, le juste, le vrai n'existent plus en eux-mêmes, car ils se confondent dans notre conscience trompeuse avec le mal, le laid, l'impur et le faux. A vous entendre, le monde n'est peuplé que de faux enfants sages, de faux médecins, de faux sportifs, de faux maris ou femmes, de faux modestes, de faux orgueilleux, de faux fidèles, de faux vertueux, de faux croyants, de faux artistes et de faux idéalistes. Et vous n'avez même pas dit pour nous rassurer qu'il existe des vrais « vrais » et des vrais « faux ». La vie vaut-elle donc d'être vécue si vous soufflez sur les flammes fragiles qui seules l'éclairent et la réchauffent, nos illusions ?
Votre analyse n'apporte que du négatif, du destructif. Ce dont nous avons besoin pour vivre, c'est d'éléments positifs et constructifs.
Je comprends cette objection mais ne l'admets pas. L'admettre, ce serait reconnaître que ce premier chapitre n'a pas rempli sa fonction.
Pareilles protestations ne nous laisseraient pas indifférent si elles étaient bien fondées. Nous leur ferions une seule objection, nécessaire et suffisante. Parler de fausses valeurs, n'est-ce pas sous-entendre qu'il en existe de vraies ? Qui oserait prétendre « servir » efficacement ces dernières sans abolir ou écarter préalablement les premières ? À force d'analyser l'inconscient, nous en venons dans notre métier à apprécier et aimer d'autant plus la rareté des vraies valeurs, authentiques et bienfaisantes, que la fréquence des fausses et la malfaisance de leur oeuvre subreptice nous consterne. Mesurer chaque jour combien les êtres humains peuvent être ignorants de leur vie, c'est tout de même un peu consternant. Étonnant, du moins, ce fait qu'ils en viennent à, parler tout le temps de choses essentielles sans les sentir ; à se montrer si inconscient de leur inconscience, à si mal connaître inversement des réalités psychiques très vivement senties.
Une notion nouvelle se dégage du penchant humain « à ne pas savoir » : c'est la grande difficulté, sinon la répugnance, qu'éprouve la conscience à dégager les éléments fonctionnels des éléments valoriels. Le jugement subjectif de valorisation s'en trouve faussé. Il le sera dans l'exacte mesure où l'action morale et spirituelle sera souillée d'infiltrations occultes.
Rappelons que sur le plan des fonctions inconscientes un déterminisme quasi organique, et par là rigoureux, tend à ruiner l'autonomie qui doit régner sur le plan des valeurs, ne fût-ce que dans le choix des valeurs prévalentes auxquelles la personne entend se lier librement. Mais le succès de cette délicate opération mentale requiert, parmi d'autres mieux connues, une condition absolue : c'est que les motifs pour lesquels on choisit délibérément telle ou telle valeur désintéressée et l'on rejette tel ou tel besoin intéressé qui s'y oppose soient tous conscients, du moins que le sujet optant soit apte à les évoquer tous. Si cette condition majeure est remplie, nous parlons de choix vrai, sans pour cela préjuger de la qualité objective de la valeur élue. Ce jugement échoit au moraliste. Nous constatons seulement qu'il y a coïncidence vraie entre la personne et sa valeur ; que cette valeur est véritable par rapport à cette personne. Ainsi à l'inverse du terme de fausse valeur, celui de vraie valeur devient à peu près synonyme de liberté. À ce titre, il implique l'autonomie du moi. Mais cette autonomie présuppose que le moi s'est affranchi de l'hégémonie des tendances fonctionnelles refoulées. La persistance de cette hégémonie présuppose elle-même la production de refoulements.
Tel est dessiné à grands traits un type nouveau « d'impuissance » morale ou spirituelle dont les traités sur la faiblesse humaine ne font guère mention.
*
Un dernier mot sur les positions réciproques du « psychologisme » et du « spiritologisme ».
Le premier reviendrait en somme à réduire les valeurs à des fonctions. Mais les psychologues ne sont pas les seuls à céder à l'attrait de réductions de ce genre. Dès longtemps, certains philosophes naturalistes ou divers biologistes leur ont donné l'exemple en ramenant les manifestations combatives, offensives et défensives, à l'instinct de conservation de l'individu, l'amour à l'instinct sexuel, l'instinct sexuel à l'instinct de reproduction, et ce dernier enfin au principe de conservation de l'espèce. Des tentatives d'assimilation du plus complexe au plus simple présentent un grand intérêt scientifique ; cependant elles ne nous apprennent rien sur les conditions présidant à la naissance et à l'élaboration des phénomènes « valoriels », sans même parler de leur essence propre. La psychanalyse nous livre aujourd'hui un argument contre cette théorie. Il semblerait en effet que certains psychologues, enclins à pareil « réductionnisme », fussent induits en erreur par la confusion, qu'il leur était difficile d'éviter sans procéder à l'analyse de l'inconscient, entre les vraies et les fausses valeurs. Cette confusion, pour des raisons évidentes, les conduisait à ramener les valeurs, et parmi elles les plus authentiques, à de pures fonctions ; ou bien les conditions culturelles ou sociales à des conditions biologiques.
Le psychanalyste en revanche procède à un mode nouveau de réduction qui serait en quelque sorte l'opposé de l'ancien : ayant réduit les fausses valeurs à leur fonction propre, il contribue à rendre les vraies à elles-mêmes, à leur vérité spécifique. Mais après avoir atteint ce but, à lui de s'effacer alors en tant qu'homme de science devant cette spécificité retrouvée.
Il suffirait maintenant de renverser les termes pour caractériser la position inverse du « spiritologisme ». Elle reviendrait à élever les jonctions au rang de valeurs, là où l'opération semble possible, et adéquate aux postulats adoptés : ou bien à les négliger là où elle s'avère impossible ; ou enfin à nier leurs relations au nom de leur irréductibilité réciproque. Pareilles méprises, négligences ou distinctions, c'est là leur danger, conduisent presque sûrement à des rationalisations morales ou spirituelles de phénomènes de nature fonctionnelle. Tel est, en dernière analyse, le péril qui guette les conducteurs d'âmes fermés à la psychologie moderne. Ce péril proviendrait de la négligence des faits de non-coïncidence, ou de l'ignorance de leur principe.
Nous avons résumé quelques-unes des applications de ce principe à la vie individuelle. Il paraîtrait risqué de les étendre à la vie collective. Toutefois la guerre, elle aussi, nous semble apporter un exemple très frappant, sur le plan culturel, de non-coïncidence. Nombre d'esprits cultivés ont tenté de dégager la valeur ou les valeurs surindividuelles (courage, discipline, sacrifice ; bref renoncement héroïque à l'égocentrisme) de l'esprit militaire ou guerrier. Quant aux motifs rationnels, économiques - ou politiques - qui seraient à la nation ce qu'une fonction consciente est à l'individu - ils ont beaucoup varié au cours de l'histoire ; mais ils n'en sont pas moins incontestables.
Cependant si les moyens mis en œuvre pour atteindre ces buts intéressés, si rationnels soient-ils, sont justifiés chez les peuples sauvages, la raison en est que dans l'esprit du primitif, la fonction de la guerre est entièrement confondue avec la valeur qu'il lui attribue. Dans l'esprit de tout homme civilisé, cette confusion en revanche ne saurait se justifier à aucun titre. On devrait l'interdire, ou en punir son auteur. Et pourtant... !
Selon nous, la valorisation de la guerre constitue une fausse valorisation. Chez les peuples civilisés et chrétiens, tout comme chez les peuplades sauvages et païennes, la fonction inavouée de la guerre serait en dernière analyse la satisfaction des instincts agressifs et sadiques dont-la civilisation et la religion exigent justement le refoulement absolu. Peut-être l'ont-elles imposé aux hommes trop tôt ou trop vite, ou sous une forme trop radicale. En tout cas il a piteusement échoué. Et cet échec, c'est la grande misère de l'humanité. Nous reviendrons sur ce thème plus douloureux aujourd'hui que jamais. Car il est bien évident que la guerre serait devenue impossible, voire inconcevable, si la majorité des êtres humains avaient pu ou su engager leur instinct d'agression et de destruction dans la voie de la résolution, en l'orientant vers des fins constructives ou sublimées, Plutôt que de le forcer dans la voie inefficace d'un refoulement massif. L'inefficacité d'un refoulement se révèle précisément dans le retour périodique de la tendance refoulée. On sait que le refoulé tend à exploser dès que son état de tension a atteint un certain seuil de réalisation ; que d'autre part, on doit le reconnaître, l'agressivité se plie plus difficilement à la sublimation que la sexualité.
Sous ce jour la guerre serait moins une perturbation sui generis de la vie collective, irréductible aux perturbations de même nature de la vie internatviduelle, que le complément amplifié ou du moins l'analogue de ces ruptures d'équilibre que l'on constate chez les êtres humains en tant que tels entre les valeurs et les fonctions, ces dernières ayant pris le pas sur les premières. Des ruptures similaires, se produisant au sein de la communauté familiale, constitueraient une sorte de premier chaînon intermédiaire entre l'ordre individuel et l'ordre collectif. Ainsi la réforme de ce second ordre serait-elle inséparable de la réforme du premier, perspective sans doute peu encourageante pour qui met son espoir dans une solution à brève échéance des problèmes de la guerre. Dans celle-ci en verrait également le refoulement trahir le but même dans lequel il fut opéré et imposé. La civilisation, à ce point de vue, porterait en elle le principe de sa propre négation 30
Voir à ce sujet Malaise dans la civilisation de FREUD..
Soulevons en dernier lieu une question de principe à propos de l'exemple 15. Ce cas, comme d'ailleurs les nos 16 et 17, pourrait prêter à une discussion intéressante. Tel moraliste y verrait la manifestation d'un premier acte moral authentique, d'une première victoire remportée sur des tendances instinctives perverses, et de leur sublimation en une amitié de haute qualité. À ce premier acte se serait superposé, selon tel théologien, un second acte d'essence spirituelle pure : une conversion religieuse. Or devant un résultat surnaturel de si haute portée, qu'importe la source naturelle primitive ? L'instinct homosexuel ne fut-il pas deux fois vaincu par l'esprit, sur deux plans Successifs ? Sa double défaite n'assigne-t-elle pas une valeur encore plus haute à la conversion ? Et voici reposé le problème fondamental de la spécificité radicale des valeurs religieuses. C'est le droit, et la raison d'être des théologiens de porter semblables jugements de valeur au nom seul des valeurs elles-mêmes qu'ils défendent.
Mais face à des cas particuliers de cet ordre, le psychothérapeute n'a pas qualité pour porter un tel jugement sur la réalité d'une intervention transcendante. Fidèle à sa mission, il se préoccupe d'analyser auparavant les relations de l'expérience religieuse avec l'ensemble de la vie psychique. C'est alors qu'il est frappé par la non-coïncidence ! Celle-ci de lui inspirer le soupçon d'un conflit non dirimé entre des forces antagonistes. Il portera ensuite toute son attention sur son dénouement, ce dernier répondant à une rupture d'équilibre de l'état spirituel. Que dans d'autres cas cet équilibre se maintienne, il serait mal venu d'en douter ; car ces cas heureux, il ne les voit pas. Mais constatant sans cesse des ruptures périodiques de cet ordre, des « craquées », où sombrent la foi et avec elle l'amitié qui en était le meilleur soutien, il en infère à une action périodique du surmoi ; et il déduit de celle-ci un échec du refoulement. C'est donc à cet échec qu'il doit tout d'abord tenter de remédier, avant de porter un jugement de valeur qui formerait la base d'une direction spirituelle. En d'autres termes, il estime de son devoir d'entreprendre l'analyse approfondie des modalités de la « morale inconsciente ». Car sur ce plan-ci, nul doute que quelque chose ne marche pas, mais... personne ne s'en doute !
Conclusion. Nombre d'âmes bien pensantes voient dans tout être qui s'est fait analyser une victime de la méthode et de la doctrine freudiennes. Que de fois, et en quels termes, n'a-t-on pas reproché à la psychanalyse de corrompre l'esprit, de le rendre réfractaire à la vie spirituelle, en lui présentant le matérialisme biologique sous des aspects séduisants. En un mot : de « gâter » tous ceux qui en subissent l'épreuve.
On peut réfuter toutes les objections de cet ordre par une seule proposition : tout ce que gâte l'analyse n'a aucune valeur !
Chapitre II. Surmoi. Santé et maladie
Il ne faut pas que la raison fasse comme jadis fit Lycurgus, roy de Thrace, qui fit couper les vignes, pour autant que le vin enyvroit : ny ne fault qu'elle retranche tout ce qu'il peut y avoir de prouffitable en la passion, avecques ce qu'il y a de dommageable ; ains fault qu'elle fasse comme le bon Dieu qui nous a enseigné l'usage des bonnes plantes et des arbres fruictiers : c'est de retrancher ce qu'il y a de sauvage, et oster ce qu'il y a de trop ; et au demeurant cultiver ce qu'il y a d'utile.
Plutarque.
5. Définitions
Ce quelque chose qui ne marche pas, en cas pareils de névrose morale ou religieuse, résulte ainsi d'interventions périodiques du surmoi, c'est-à-dire d'un système autonome qui s'est insinué à la suite des refoulements entre l'inconscient et le moi, entre le refoulé et la conscience morale, tout en procédant dans l'ombre à sa propre organisation. Il remplit de son mieux son office d'intercesseur, s'employant à apaiser les conflits inévitables surgissant entre les fonctions inconscientes et les valeurs du moi. Sa procédure favorite est le compromis. Pour l'appliquer, il instaure un système particulier de régulations, dont l'un consiste justement à faire passer certaines fonctions dans la sphère d'activité de certaines valeurs afin, semble-t-il, de donner satisfaction aux unes et aux autres. Hélas, il manque son but bien souvent en ne satisfaisant ni l'une ni l'autre, d'où la naissance d'un malaise continu chez le sujet, lequel est pour ainsi dire condamné à n'être plus jamais content de lui. C'est ainsi que débute la névrose morale, car la coïncidence a tourné en discordance. Cette sorte de régulation entreprise par le surmoi, vue du dehors, semblait à tout le moins indésirable ; en fait, elle était fatale. Si choquant que son mode apparaisse à l'observateur objectif, il n'en reste pas moins ignoré du sujet. L'inconscience subjective ne le rend que plus redoutable, mais elle oblige précisément l'analyste à l'objectiver, c'est-à-dire à le rendre sensible et clair au sujet avant de porter un jugement de valeur quelconque. Le patient d'en prendre alors conscience en se dédoublant, en s'objectivant dans l'analyse, si je puis dire. En saine psychagogie, on doit lui donner cette occasion première d'objectivation à l'aide et en présence d'un témoin neutre avant de le contraindre ou de lui conseiller de livrer ses défaillances au témoin de telle ou telle réalité transcendante, c'est-à-dire en fait, à tel ou tel juge. Cette démarche préalable pourrait lui épargner un excès bien superflu de sentiments de culpabilité ou d'indignité auxquels aucun guide spirituel ne pourrait plus remédier.
Qu'est-ce donc que ce dispositif suspect et mystérieux, générateur de tant de contradictions morales, d'illusions dangereuses, en un mot d'anomalies ? Comme nous l'avons dit, c'est le système moral inconscient.
Jusqu'ici, la relation valoro-fonctionnelle ne fut exposée et analysée qu'en fonction de deux termes, de ses deux termes extrêmes. Désormais, elle va nous apparaître en fonction de trois termes. Le troisième terme que nous devons introduire embrassera l'ensemble polymorphe des processus moraux inconscients. Il constituera à ce titre un terme intermédiaire dont l'introduction compliquera en un sens l'étude de cette relation, mais en un autre sens contribuera à faire mieux comprendre des phénomènes qui sans elle seraient restés inexpliqués. Car notre analyse jusqu'ici devait sa simplicité apparente à son caractère incomplet.
Nous avons énoncé au chapitre précédent, sous lettre D, un principe dénommé « principe complémentaire de la notion de fonction ». Son objet, rappelons-le, c'était les motifs issus du « surmoi ». Il est temps vraiment de nous expliquer sur ce terme. Sa couleur fort abstraite répugne, nous le savons, à maints philosophes ou moralistes. À vouloir exposer clairement ces notions au publie, l'analyste s'expose au double danger, tantôt de leur donner une fausse simplicité en les schématisant à l'excès - car, il faut l'avouer, elles tendent à se schématiser dans l'esprit de qui en observe des exemples concrets à chaque heure - tantôt de les compliquer trop en les surchargeant d'arguments destinés à les rendre plausibles. C'est dire la difficulté inhérente à un tel exposé ; elle consiste à éviter ces deux écueils.
On est tout de même obligé de formuler quelques sèches définitions pour fixer les idées des personnes auxquelles ces notions sont peu familières. C'est le lieu de préciser certaines vues énoncées subrepticement au cours de l'introduction, tout en espérant que leur obscurité n'aura pas rebuté prématurément le lecteur.
C'est en 1923 que parut le fameux mémoire de Freud sur : das Ueberich 31
Voir Das Ich und das Es., terme traduit dès lors par « surmoi ». Cette notion nouvelle, le publie cultivé commence seulement à s'en préoccuper sans toutefois en saisir clairement le sens et la valeur psychologiques. Freud a désigne ainsi une sorte de seconde conscience morale - en réalité la première à apparaître au cours du développement - sous-jacente à la conscience morale proprement dite dont chacun sait de quoi l'on parle quand on en parle. Ce n'est pas tout à fait le cas du surmoi. Ce dernier se situe à la périphérie du moi (zone sphérique). Retiré dans les coulisses, il échappe si l'on peut dire à l'éclairage de la scène, tout en y députant des personnages masqués qui viennent troubler le jeu des acteurs. En termes plus scientifiques, son mode de fonctionnement est dit inconscient. Attendu qu'il constitue l'agent ou le substrat psychique du second système moral, on dénomme celui-ci : système moral inconscient ou « morale inconsciente ». C'est là le terme le plus facile, le premier venant à l'esprit, triais nullement le meilleur tant s'en faut. Son impropriété relative requiert une explication, tout comme celle de la locution : conscience morale inconsciente 32
Le défaut en français d'un terme spécifique désignant la conscience morale met en difficulté les écrivains s'efforçant d'exposer ces notions à des lecteurs soucieux de clarté. Les auteurs allemands, à cet égard, sont mieux partagés. Ils disposent de Gewissen, ce terme écartant toute confusion avec Bewusstsein. En français, au contraire, on tombe dans le galimatias en traduisant unbewusstes Gewissen par conscience morale inconsciente. Cherchant à transcrire des textes freudiens, on en arriverait à des phrases de ce genre : la prise de conscience des opérations d'une conscience morale inconsciente par un sujet inconscient de l'existence de cette conscience!
C'est en dire assez pour justifier l'usage du ternie de surmoi, lequel se relie dans notre esprit à « Moi » et non à « Conscience». Le sens propre de ce dernier mot, c'est en psychologie : connaissance ou notion.
Un second fait d'ordre psychologique, et surtout moral, vient renforcer la justification du terme de surmoi, pourtant si vivement critiqué. C'est que l'instance qu'il définit diffère en de nombreux points d'une conscience morale vraie, et telle que chacun, en vertu de son expérience intime, se représente qu'elle est et qu'elle doit être..
Morale inconsciente ne veut pas dire que le sujet chez lequel elle s'exerce, pense ou agisse sur le plan moral comme un inconscient, dans le sens courant et péjoratif de ce mot ; qu'il n'ait pas conscience des idées morales que son surmoi lui inspire, ni surtout des intentions ou actes auxquels il le détermine impérativement. Et cela pour la raison bien simple que ces idées ou actes en tant que tels ne sauraient être que des phénomènes de conscience, se déroulant au niveau du moi. Ils ne peuvent exister qu'à cette condition, sauf à perdre toute réalité morale, précisément.
Ce qu'en revanche morale inconsciente veut dire, c'est que les raisons véritables ou les motifs déterminants des dits actes ou idées demeurent inconnus ou inconnaissables, se dérobant à la connaissance claire et directe du sujet qui les « vit » sans les connaître. Ses efforts d'introspection, quelque sincères qu'ils soient, ne réussissent pas à franchir une sorte de barrière, dressée à la périphérie du champ de la conscience et derrière laquelle s'abrite le surmoi. Comme déjà dit à propos des fonctions inconscientes, les motifs qui promeuvent son activité clandestine sont irrévocables.
Tout à l'heure, nous entendions éviter des confusions en usant du terme de surmoi. Mais voici que son usage expose le lecteur à en commettre de nouvelles, en lui donnant à croire maintenant que l'instance ainsi désignée ferait partie du moi. Or il n'en est rien. Il importe au contraire de bien se mettre dans l'esprit que le surmoi, malgré son nom, appartient au système inconscient avec lequel il contracte des liens fonctionnels étroits. Il adhère solidement, pourrait-on dire, au refoulé, et réciproquement. Nous verrons que ses fonctions principales résultent en somme de cette union profonde que personne n'avait soupçonnée avant Freud.
En retour, le surmoi n'est pourtant pas sans soutenir des rapports importants avec le moi dont il influence la vie propre à divers degrés. Il est susceptible notamment de la troubler au plus haut degré dans la névrose. Les influences perturbatrices de son activité sur celle de la conscience morale, les relations entre ces deux ordres antinomiques d'activité, tous ces thèmes nouveaux offrent le plus grand intérêt. Ils feront l'objet du chapitre suivant.
Telles sont brièvement esquissées les raisons qui rendent l'usage du terme de surmoi préférable à l'usage de la locution de conscience morale inconsciente. Outre que cette dernière comportait un non-sens, elle laissait supposer un lien de parenté entre les deux instances morales, comme si elles étaient coordonnées l'une à l'autre, et de même essence. Or leur origine et leur formation d'une part, leur mode fonctionnel - par quoi nous comprenons les mécanismes, les moyens, et les buts, - sont entièrement autres, même quand il leur arrive de ne pas se contredire sur tous les points. Dans ce dernier cas, leur antinomie,n'est que relative ; et nous tenterons justement de montrer que cette relativité définit le nervosisme moral, c'est-à-dire les formes atténuées de névrose. Dans la névrose morale déclarée, en revanche, il en résulte un conflit d'espèces qui se généralise, et qui définit à son tour cette forme d'affection nerveuse, du moins son aspect moral.
Jusqu'ici ce premier aperçu paraîtra assez simple. Cependant la notion de surmoi soulève plus de problèmes qu'elle n'en résout. Dans ce chapitre, nous n'envisagerons que les faits strictement nécessaires à la compréhension de notre point de vue, tel que nous l'avons précisé au chapitre précédent et tel que nous persisterons dès lors à le défendre dans l'interprétation générale qu'il convient, selon nous, de donner aux phénomènes moraux d'origine inconsciente.
Nous laisserons donc de côté les questions relatives à la genèse, la formation, la biologie et l'énergétique du surmoi 33
On sait qu'aux yeux de Freud, il constitue l'héritage du complexe d'Oedipe. S'instaurant par degrés à partir de l'âge de cinq ans, il serait tout d'abord la conséquence, mais ensuite l'instrument de la lutte nécessaire contre les composantes érotiques et agressives du dit complexe.. Ces questions sont d'ailleurs bien loin d'être élucidées. Relevons toutefois en passant un fait génétique utile à connaître.
La formation du surmoi, historiquement, précède celle de la conscience morale. Celle-ci ne commence à s'élaborer qu'à partir de huit-dix ans ; et son élaboration se poursuivra tout au long de la puberté et de l'adolescence, non sans passer par nombre de vicissitudes. L'acquisition définitive de l'autonomie morale coïncide en règle générale avec la fin de l'adolescence, c'est-à-dire avec l'acquisition de la maturité d'esprit. À ce titre, elle témoigne du déclin définitif du surmoi ; en théorie du moins. Nous verrons qu'en pratique ce dernier ne disparaît jamais totalement. Sauf dans des cas exceptionnels - tantôt de maladie grave, tantôt au contraire, dans un état de santé morale qu'on pourrait à ce point de vue considérer comme absolu et dont l'existence serait encore à prouver - son abolition est plus apparente que réelle. Son activité demeure plus ou moins à l'état de puissance ; elle risque toujours de se réveiller sous l'influence de quelque situation difficile ou période critique. Nous reviendrons sur ce point au paragraphe suivant.
Ainsi, du fait de son âge reculé, le surmoi adulte n'est pas sans conserver certains traits spécifiques propres à l'attitude morale enfantine, ceux-là même dont le professeur Piaget a dressé l'inventaire et qu'il a groupés sous la dénomination générale de « réalisme moral ». L'un d'eux n'est autre que le caractère catégorique et indiscutable des consignes. Chez l'adulte, le moi ressent les injonctions du surmoi comme douées d'impérativité catégorique. On pourrait presque dire que le « réalisme » de l'enfant s'est perpétué en s'intériorisant. Et il ne peut se perpétuer ainsi, de toute évidence, et survivre au stade des illusions réalistes, qu'à la condition de devenir inconscient. Comment un moi ayant dépassé ce stade, ayant pris conscience de lui-même en se différenciant de la réalité externe et de ses autorités, pourrait-il autrement le conserver en lui ? Ne serait-ce pas renier sa propre évolution morale ?
Nous nous bornerons à ces brèves remarques, renvoyant le lecteur que ces questions intéressent aux travaux de Freud et de ses élèves. Avant d'aborder de front notre sujet proprement dit, soit le mode fonctionnel du surmoi, nous ajouterons quelques considérations sur la manière dont on peut concevoir aujourd'hui les relations de ce nouveau concept avec les anciens concepts de santé ou de maladie de l'esprit.
6. Surmoi, nervosisme et santé morale
Sur ce point délicat, les avis des psychiatres et des psychanalystes ne concordent pas entièrement. Les uns inclinent à voir dans le surmoi, ou plus exactement dans sa formation, sa persistance et son activité chez l'homme mûr, en un mot dans sa nature propre, un phénomène d'ordre strictement pathologique. M. Dalbiez, dans sa thèse retentissante, s'est nettement prononcé dans ce sens « Si sur le fond même du problème de l'origine du sentiment moral chez l'individu, la théorie du surmoi n'explique absolument rien, il ne faudrait pas en conclure que la notion de surmoi est à rejeter purement et simplement. Elle a au contraire une grande valeur psychopathologique. » Et plus loin, l'éminent critique de la doctrine freudienne d'ajouter : « La pratique de la psychanalyse donne le sens de l'illogisme humain. C'est un sens qui manque trop souvent aux juristes et aux moralistes. Nous ne songeons certes pas à contester la valeur spécifique et irréductible du droit et de la morale, mais nous ne pouvons nous empêcher de déplorer l'extrême négligence que mettent la plupart de leurs représentants à s'informer des acquisitions de la psychopathologie. Le résultat de cette façon de faire, c'est que les jugements qu'ils émettent ont fréquemment un caractère choquant d'irréalisme. S'il n'y avait que la conscience morale, fonction pratique de la raison, les sciences éthiques et juridiques auraient une tâche relativement facile ; mais hélas ! il y a aussi le surmoi 34
Roland DALBIEZ : La méthode psychanalytique et la doctrine freudienne. Desclée de Brouwer, Paris 1936, II, pp. 473 et 475.. »
Nous nous rallions entièrement pour notre part à ces jugements, pris dans leur sens général et disons, philosophique. Pris en revanche dans leur sens proprement médical, ils n'emportent pas notre pleine adhésion. Certains psychiatres, dont nous sommes justement, sont portés à ne pas admettre que la relation du surmoi avec la pathologie mentale soit aussi absolue. Ce terme déjà inquiétant de « pathologie » n'apparaît-il pas trop menaçant à qui porte en lui un surmoi sans pour cela s'estimer « malade de la tête » ? Quoi qu'il en soit, voici notre manière de voir.
L'étude pratique des faits, non leur interprétation théorique, conduit à les répartir en deux groupes. Bien entendu, nous laissons de côté les maladies mentales proprement dites et tous leurs dérivés.
Dans le premier groupe, le surmoi et ses fonctions sont d'ordre nettement morbide. Il s'agit alors de psychonévrose avérée, c'est-à-dire d'une affection psychique bien caractérisée. La névrose obsessionnelle en est le cas le plus typique. Toute la pensée si singulière de l'obsédé est en fonction de l'activité d'un surmoi éminemment puissant et régressif, enraciné dans les conceptions magiques de l'enfance et les convictions en la toute-puissance de l'autorité extérieure.
Cependant, la névrose et la santé psychique ne constituent nullement deux entités spécifiques, deux états irréductibles ou complètement étrangers l'un à l'autre, ou encore incompatibles. On constate entre eux toutes les transitions. Cette vérité évidente est reconnue par tout le monde, en ce qui concerne du moins les troubles de l'émotivité, du caractère, du jugement ou de l'intelligence. Le monde ne se compose pas exclusivement de génies ou de débiles, heureusement. Quant aux anomalies de la vie morale, elles ne sont pas moins évidentes et cependant moins bien reconnues. Elles auraient peut-être mieux frappé les esprits clairvoyants n'eût été le malaise inspire aux moralistes par l'admission de leur motivation fonctionnelle inconsciente.
Ces formes intermédiaires d'anomalies psychiques justifient pleinement la distinction d'un second groupe. Si le premier comprenait les névrosés, celui-ci embrasserait les « nerveux », les petits comme les grands. Son nom ? Appelons-le si vous voulez : le « nervosisme ». Nul doute que ce terme banal et imprécis fasse sourire maints cliniciens ; pourtant il est commode. Tout comme dans les autres domaines de la vie psychologique, il existe également dans le domaine moral un petit et un grand nervosisme qui déjà ne sont plus normaux sans être encore franchement morbides.
En règle générale, le degré de nervosisme moral serait proportionnel au degré d'activité d'un surmoi, lequel se mesure au degré de discordance fonctionnelle entre le surmoi et la conscience morale. C'est dans le degré tout relatif encore de cette discordance que le nervosisme moral trouverait son explication. Cette notion intermédiaire s'appliquerait ainsi à un grand nombre de cas où le système des valeurs générales et essentielles serait maintenu et soutenu en dehors, ou au-dessus des manifestations épisodiques et localisées d'un système fonctionnel inconscient, inapte à désorganiser la vie morale, à y répandre un désordre définitif. Cette inaptitude serait liée à une faiblesse relative des tendances refoulées, à leur caractère plus affectif qu'instinctuel, à la date moins reculée de leur refoulement. Dans le cas inverse, leur force impérieuse et intrinsèque, quasi invincible, oblige par contre-coup le système préposé à les combattre, c'est-à-dire le surmoi, à sévir, et même à pervertir le système des valeurs du moi. C'est précisément ce qui se produit finalement dans la névrose grave où la vie morale en est réduite à ne plus consister qu'en opérations d'ordre fonctionnel, à peu de chose près. Mais ces cas graves confinent déjà au groupe des maladies organiques du système nerveux.
Plus un homme se consacre fidèlement au service des valeurs supérieures, plus il sera sensible à tout ce qui l'en écarte, et plus, de ce fait, il souffrira de toute discordance. Cette douleur peut conduire en effet à la maladie du scrupule. Son état subjectif sera donc assez différent de celui du névrosé grave. Il souffrira de ses écarts, de ses défaillances, car il en est plus conscient et les mésestime en tant que telles. Il en souffrira dans la mesure où elles l'éloigneront d'un idéal maintenu. Le névrosé, lui, souffrira de ses symptômes pathologiques en tant que tels, ce qui n'est pas du tout la même chose. Car il ne peut qu'avoir perdu le sentiment de discordance entre deux systèmes qui s'intriquent désormais au point de n'en faire plus qu'un : le système valoriel et le système fonctionnel, pour les nommer une fois de plus.
Les idées qu'on se fait des maladies nerveuses dans le publie ne sont pas toujours conformes à la vérité. Quand on dit couramment d'une personne qu'elle est « piquée » ou « timbrée », on semble sous-entendre qu'elle l'est toujours et en tout lieu ; que toutes ses facultés sont plus ou moins touchées ; qu'elle se comporte en « toquée » dans tous les domaines. Or rien n'est plus faux. En règle générale, on doit se représenter la névrose comme des moments de la vie psychique, ou des troubles affectant des zones limitées de l'activité mentale. C'est là le principe de l'électivité névropathique ; celle-ci est conditionnée par le maintien des facultés de synthèse et d'autocritique du moi : facultés, en revanche, que la psychose ou la schizophrénie dissolvent ou abolissent. Sachons que cette abolition entraîne avec elle la dissolution du surmoi.
Cette électivité est plus nette - car plus facile à constater dans les névroses dites organiques, lesquelles touchent la fonction d'un organe (cœur, estomac) ou une fonction nerveuse (douleurs, anesthésies, crampes, paralysies, tics, etc.) sans altérer pour cela la santé générale. Comme nous le verrons ce concept d'élection se confond avec le concept de complexe. Un complexe, d'ordinaire, se manifeste dans une situation donnée, ou par rapport à certains objets particuliers, à l'exclusion de toute situation ou objet inaptes à mobiliser les réactions complexuelles.
Si ce principe d'élection est vrai dans la névrose, il le sera bien davantage dans le nervosisme. Ici, pour rester dans notre domaine, l'activité surmoiiste se révèle plus fragmentaire encore, plus discontinue. Où et quand elle se révèle, elle le fait de façon beaucoup moins systématisée. Elle n'est pas toujours inévitable. Les formes « monocomplexuelles » font règle. Si la discordance éclate, elle est plus vivement ressentie mais n'en est pas plus grave pour cela, car les valeurs supérieures conservent leur autonomie ou la reprennent aisément. Ce n'est plus le cas dans la névrose évolutive où l'égocentrisme finit par régner en maître quasi absolu, même quand le malade en appelle à un altruisme que rien ne met en doute dans son esprit. C'est que J'altruisme lui-même a tourné en fonction individuelle, de quelque parure valorielle flatteuse que le malade l'affuble.
Ainsi, nous pourrons montrer à l'aide d'exemples que dans le nervosisme moral, le surmoi n'atteint ou ne domine qu'une zone délimitée de la conscience morale. Toutes les autres demeurent à l'abri de son influence. Cela revient à dire que le sujet demeure libre de penser ou d'agir selon sa conscience ou son idéal quand sa pensée ou sa conduite se réfèrent à l'activité de ces zones privilégiées ; mais qu'il ne l'est plus ou beaucoup moins quand elles se réfèrent à l'activité de la zone contrôlée ou confisquée par le surmoi.
Pour que ce dernier réagisse, une condition est nécessaire c'est l'entrée en jeu d'une motivation inconsciente. Celle-ci est elle-même conditionnée par le réveil, puis par la mobilisation d'une tendance refoulée. Or, seule une situation, ou une personne donnée, a ce pouvoir de réveiller « le chat qui dort » par le jeu des associations involontaires. En l'absence de ce stimulant électif, le sujet se comporte selon les normes logiques, rationnelles, morales ou spirituelles. Il ne se montrera plus incapable de faire coïncider, quand pareille synthèse lui paraîtra souhaitable ou qu'il en sentira l'obligation, le jeu de ses fonctions individuelles avec celui des valeurs individuelles ou surindividuelles auxquelles son moi s'est librement attaché. Car on peut, comme déjà dit, s'attacher librement à une finalité ; on ne le peut pas à une causalité, cela va de soi. Ce même sujet en revanche ne jouera plus franc leu dans les moments, plus ou moins courts et rares, longs et fréquents, où il tombera sous l'empire de mobiles inconscients et du surmoi. Dans le nervosisme bénin, ces moments névropathiques sont comme des entr'actes, dans la névrose comme les actes mêmes de la comédie ou du drame.
Telle serait, résumée très sommairement, la conception du nervosisme moral qu'il conviendrait selon nous d'adopter.
Un point essentiel relèvera du prochain chapitre. Nous refuser pour cela à le souligner dès maintenant serait nuire à la clarté de ce premier aperçu, car nous l'avons déjà soulevé. Il s'agit de la relation : surmoi-refoulé.
Qu'il suffise pour l'instant de se représenter le système surmoiiste comme une sorte de barrière destinée à fermer au refoulé l'accès du moi et de la conscience, de le tenir à distance des centres de la perception, de la sensibilité, ou de la motricité. Cordon de police serait peut-être une image préférable à celle de barrière infranchissable. Car il s'agit, on s'en doute, d'une organisation vivante et mouvante, et non d'un parapet cimenté. Elle refoulera certains éléments, en laissera passer d'autres sous certaines conditions, et selon que l'équilibre des forces en présence se sera rompu en faveur du moi et de la conscience morale, ou au contraire à l'avantage des pulsions refoulées.
Les conditions de ce filtrage partiel ou de ce triage partial seront illustrées par de prochains exemples. Elles se résument en cinq mécanismes principaux : le déguisement, la dérivation, la condensation, la minimisation et la symbolisation. Ces cinq procédés se combinent de multiples manières, comme on le verra tout à l'heure. La formation des symptômes nerveux consiste somme toute dans l'emploi que le surmoi réussit à faire de ces mécanismes, ou de la résistance du moi à y contribuer, exactement comme dans la formation du rêve, dans lequel le surmoi prend nom de censure.
Restant dans l'image, on pourrait évoquer aussi un douanier laissant passer à l'occasion des objets de contrebande en nombre limité, et à petites doses, parce qu'il aurait le sentiment que cette infraction ne saurait ruiner l'économie générale de son pays. C'est ce qui se passerait dans le nervosisme.
Dans d'autres cas plus subtils et plus graves, après avoir été expulsé d'un pays, tel élément indésirable trouverait un moyen assez simple d'y rentrer en trompant la surveillance de la police : il y rentrerait sous le déguisement même d'un policier ! En termes plus psychologiques, une fonction inconsciente, habillée en valeur, reviendrait occuper l'un des centres de la vie spirituelle. Que le lecteur à ce propos se remémore certains exemples du chapitre précédent (notamment : 15-16-17).
Quelque tronqué qu'il soit, cet aperçu fera saisir une première loi : sans refoulé actif, pas de surmoi névropathique, sans surmoi pas de refoulé. Et nous voici ramenés par ce détour à l'objet propre de ce chapitre.
On pourrait le résumer dans la question suivante : existe-t-il, ou non, des âmes humaines totalement exemptes de tendances, désirs ou besoins refoulés ? Ce qui revient à dire, totalement dépourvues de surmoi actif ? De telles âmes seraient alors déclarées normales, et de tels êtres sains d'esprit. Ce jugement sous-entendrait le choix d'un critère assez nouveau, et d'ailleurs négatif, de l'état de santé. Nous serions tout prêt à en recommander l'usage aux moralistes et aux guides des âmes. Malgré son caractère partiel et relatif, son application contribuerait au succès de la cure, en lui assurant une base saine ; mais elle exigerait la connaissance corrélative et approfondie des signes ou symptômes permettant d'augurer de la présence et de l'action d'un surmoi mis en éveil par des tendances refoulées réveillées. Aussi, ne nous faisons-nous pas d'illusions sur les chances d'une réforme des principes psychagogiques en cours qui serait tentée au nom de notions psychiatriques. L'application de ces dernières témoignerait au surplus d'un changement radical de point de vue que maints éducateurs ou pasteurs ressentiraient comme un reniement.
La question de l'absence de toute trace de surmoi actif chez les êtres normaux, à vrai dire, n'est pas encore tranchée. Les éléments d'appréciation sont épars et rares ; ils n'ont donné lieu jusqu'ici à aucun travail d'ensemble 35
La coïncidence clinique de la guérison d'une névrose avec le défoulement total et définitif, c'est-à-dire avec l'abolition du surmoi qui maintenait le refoulement, ne témoigne que de l'incompatibilité de la santé morale avec un surmoi pathologique.. Nous ne disposons guère que de deux sources valables d'information : le matériel livré par les rares patients normaux qui se soumettent à une analyse pour apprendre la méthode et vérifier sur eux-mêmes l'exactitude de ses principes ; en second lieu l'étude directe des rêves que nous racontent, à l'occasion, certaines personnes saines d'esprit, s'intéressant à leurs productions oniriques. Mais la discussion de ce problème spécial nous éloignerait de notre sujet. Nous nous bornerons à lui consacrer un très bref commentaire sous forme de quelques observations glanées en dehors de notre champ d'activité thérapeutique 36
Une troisième source d'information serait « l'acte symptomatique » c'est-à-dire, un acte involontaire que le sujet exécute automatiquement, inconsciemment, sans y faire attention... auquel il refuse toute signification... (Dalbiez I, p. 16). On sait que Freud le rattache à une motivation inconsciente. L'acte exprime quelque tendance dont le sujet n'a plus conscience. Un grand nombre de personnes réputées normales « s'autotrahissent » de la sorte. Telle cette épouse qui, sans y penser, retire son alliance de l'annulaire tout en faisant l'éloge de son mari - un peu volage ! C'est là une forme symbolique. À un degré plus élevé, nous aurions « l'acte perturbé » suite d'un refoulement incomplet ; puis « l'acte inhibé » suite d'un refoulement complet. Ces trois manifestations de la vie quotidienne constituent des formes de passage entre les anomalies normales, pourrait-on dire, et les anomalies morbides. Le chapitre fort instructif que le professeur Dalbïez leur a consacré dans sa thèse nous dispense d'en dire davantage. Nous y renvoyons le lecteur..
Faits recueillis chez des sujets normaux.
Nous nous sommes livré à une petite enquête sur les rêves des fiancés ou jeunes mariés. Or la majorité d'entre eux présentaient un contenu oedipien. Ce dernier consistait en l'entrée en scène de deux éléments non donnés par la réalité : une femme plus âgée, mariée, ou dans la vie de laquelle un autre homme jouait un rôle, venant prendre la place de la fiancée ou de l'épouse réelle (ou chez la fiancée, un homme remplissant les mêmes conditions) ; en second lieu, un rival (ou une rivale) à l'égard duquel le sujet éprouvait des sentiments ambivalents (crainte, respect, hostilité, infériorité, etc.). Ces rêves sont l'expression d'un « complexe de triangle ». On est autorisé à parler de refoulement réussi lorsque aucun signe ni aucun trouble ne manifeste la présence ou l'action du complexe refoulé. Un examen sérieux m'a permis de conclure qu'il en était bien ainsi chez les fiancés ou jeunes mariés en question. D'où cette seconde conclusion que s'ils portaient évidemment un surmoi devant inhiber les désirs inconscients de rupture des fiançailles ou du lien conjugal récent, ou des tendances à l'agression, à la jalousie, au doute ou à la crainte, ce dit surmoi pouvait être considéré comme normal ; c'est-à-dire comme appliquant bien le règlement, sans excès ni faiblesse.
Chez d'autres sujets mariés depuis longtemps, les mêmes rêves oedipiens reparaissaient à l'occasion de divers conflits ou accrocs conjugaux, notamment de tendances à l'infidélité, de conflits divers ou de rancunes.
En second lieu, aucun des rares patients réputés normaux, analysés par nous, n'était absolument indemne de tendances oedipiennes plus ou moins refoulées. Leur surmoi, pour être tolérant, n'en existait pas moins. Il était tolérant dans la mesure où il se contentait de barrer à ces pulsions la vole de la conscience sans recourir pourtant à des sanctions ou des inhibitions. D'autres patients ayant mené une vie moins exemplaire n'avaient pas pour cela glissé dans le nervosisme ou la névrose. Au cours de leurs aventures variées, dont le trait commun réside dans des situations uniformément « triangulaires », maintes personnes demeurent en accord avec elles-mêmes bien qu'une loi secrète qui leur est propre les oblige, sans qu'elles s'en rendent clairement compte, à vivre constamment entre deux femmes s'il s'agit d'un homme, ou entre deux hommes s'il s'agit d'une femme. Pas de dépressions, pas d'échecs, pas d'inhibitions, pas d'impuissance ni de frigidité. Ces cas posent des problèmes difficiles au psychanalyste, problèmes dont le moraliste en revanche est dispensé de se préoccuper. À titre de moraliste, il se doit d'examiner les déficiences en tant que telles de la conscience morale, mais il n'a pas à se soucier de leurs relations profondes avec le surmoi et les pulsions refoulées. Il y a là tout un jeu de régulations énergétiques qui demeure fort obscur. Nous ne nous y arrêterons pas. Pourquoi refoulement incomplet dans tel cas, refoulement complet suivi de vifs sentiments de culpabilité ou d'angoisse dans tel autre ? c'est ce dont nous ne sommes pas encore bien informés. Un élément pourtant joue sans nul doute un rôle déterminant : c'est l'histoire du sujet, son passé, et notamment son enfance ; et au cours de celle-ci l'ensemble de ses relations avec ses parents et éducateurs. Cependant la sévérité et la dureté des parents ne coïncident pas toujours avec celles du surmoi futur de l'adulte. On observe au contraire des cas de surmoi extrêmement tolérant chez des patients dont les parents s'étaient montrés extrêmement durs et incompréhensifs, voire méchants ; et vice versa.
En quoi ces constatations peuvent-elles nous intéresser ? Leur mention n'est nullement destinée à démontrer l'ubiquité du complexe d'œdipe ; sa présence chez la grande majorité des êtres humains n'exige plus de nouvelles démonstrations 37
Majorité et non totalité ! Cette réserve est relative aux cas de névroses dites préœdipiennes dont la plus répandue me paraît être la névrose d'abandon.. Nous visions seulement à souligner le second aspect du surmoi normal - par quoi il faut entendre le fonctionnement du surmoi chez un sujet normal - le premier, soit l'aspect social ou bergsonien, ayant fait l'objet d'une brève description dans l'introduction.
Sous ce second aspect, il nous apparaît comme un organe d'inhibition des pulsions instinctuelles primitives. Reliquat de la seconde enfance, c'est-à-dire d'un stade important et décisif du développement culturel, il ne pouvait à ce titre disparaître entièrement. Et si sa fonction s'automatise au cours de la période de maturation, elle n'en favorise que mieux l'évolution morale propre du moi, son adaptation sociale, ainsi que sa lutte pour la conquête des valeurs. De quelque manière que puisse s'opérer le refoulement de ces pulsions anti-culturelles - c'est là une question étrangère à notre sujet - qu'il suffise de retenir ici la conséquence pour ainsi dire inévitable, automatique de ce processus, le premier qui intervienne dans la succession historique des processus de défense contre les pulsions. Le refoulement entraîne la formation d'un système de barrage propre à s'opposer au retour du refoulé dans le moi. Or ce système périphérique d'inhibition n'est autre que le surmoi.
Sa mission, on le voit, est d'ordre fonctionnel pur et le mode automatique par lequel il la remplit le faisait prévoir. Sans contribuer directement à l'évolution culturelle, ni secondairement à l'évolution morale et spirituelle proprement dite, il en forme pourtant la première condition psychologique, la condition par excellence. En tant qu'instrument de défense contre les exigences des pulsions instinctives élémentaires et individuelles, Il devient facteur indirect de libération, d'unification et de synthèse valorielles.
Dégageons maintenant trois groupes d'individus par rapport aux caractères de leurs pulsions. Un premier groupe d'êtres humains se distinguent par un état de grâce. Chez eux les pulsions instinctuelles tendent à s'éteindre, puis elles disparaissent sans laisser de traces. Ils forment une faible minorité.
Dans un second groupe les pulsions laissent derrière elles, à la suite de leur extinction, une sorte de « schéma affectif ».
Ce terme ne veut pas définir une disposition latente et inactive, mais une disposition qui se traduit effectivement dans la conduite, et tend à se répéter. Et cependant ni cette réalisation ni cette répétition n'entraînent de troubles, n'allument de conflits névropathiques. C'était précisément le cas des personnes dont nous mentionnions tout à l'heure les attitudes triangulaires ou oedipiennes.
Un troisième groupe enfin comprend des individus chez lesquels les pulsions se réveillent de façon périodique ou définitive ; ce réveil mobilisant le surmoi, il s'ensuit des troubles névropathiques. Il ne s'agit plus seulement de schéma affectif mais il s'agit expressément de complexe véritable. Le schéma œdipien, dirons-nous, a dégénéré en complexe d'œdipe, et les tendances qu'il implique ont consacré ou repris leur activité primitive. Elles ont gardé leur « réalité psychique ».
Exemples.
On serait tenté de croire que l'exigence monogamique de la société réponde à l'instinct, qu'elle soit fondée sur une donnée instinctive individuelle et sociale à la fois ; qu'à ce titre, elle se soit inscrite définitivement dans l'âme civilisée sous forme de schéma fondamental. Or, à analyser les réactions de l'individu à cette exigence culturelle, on se convainc qu'il n'en est rien. À défaut d'analyse, un simple regard en soi et autour de soi suffirait déjà à amorcer cette conviction.
Le schéma inconscient le plus fréquent de la vie amoureuse n'est pas un duo, mais un trio. Sur ce plan, celle-ci n'est pas conçue comme une affaire à deux - ce qui semble pourtant le souhait ou la technique même de l'instinct de reproduction -mais une affaire à trois, impliquant qu'un autre individu que soi-même mais du même sexe joue un rôle dans la vie de l'objet, aimé et élu en tant que tel.
Pourquoi cette addition d'un tiers si inopportun ? La nature et l'idéal d'amour, la famille et l'éthique sociale, tout ne concourait-il pas à rendre hautement indésirable l'absence de ce fauteur de troubles, de culpabilité, de jalousie, et d'échecs ? On ne peut répondre à cette question qu'en évoquant le principe de permanence psychique des schémas affectifs acquis. Nous ne prétendons apporter ici, bien entendu, qu'une réponse psychologique. Le schéma triangulaire reflète et perpétue la condition d'aimance originelle des enfants placés entre leurs deux parents. Il tend à se répéter, croyons-nous, chez la majorité des adultes sans pourtant donner lieu chez tous à des réactions surmoiistes. Toutefois, dans les cas où existe et se réalise un complexe de triangle, il traduit le désir de conserver l'objet infantile, et de retrouver ses attributs chez l'objet actuel. Mais comme ce désir est chimérique, il ne peut jamais être pleinement satisfait.
Citons maintenant quelques exemples courants de ces schémas, tels qu'ils se manifestent dans les cas de complexe d’œdipe sans névrose franche.
Ex. 18 : La dissociation psychosexuelle.
La convergence sur un objet unique des courants psychiques supérieurs (amour, affection, tendresse, estime, etc.) et des courants physiques sensuels ne peut pas se réaliser. Même chez des êtres dont l'idéal d'amour la requiert impérieusement, elle est paralysée ; le surmoi l'interdit. Là où ils aiment, ils ne peuvent désirer, la où ils désirent, ils ne peuvent aimer, a dit Freud. L'image de l'objet, comme dans l'enfance, s'est idéalisée ; elle doit garder l'éclat de la pureté. Il faut la préserver de toute souillure ; il faut donc détourner les pulsions sexuelles vers des femmes inférieures et méprisables (car c'est chez l'homme que ce complexe est le plus fréquent). Nous constatons souvent, en psychanalyse, un paradoxe moral dont s'alarment et souffrent maints dissociés de cette espèce : ils sont destinés à une conduite (ou seulement à des fantasmes intérieurs plus douloureux encore bien qu'ils ne leur donnent aucune suite réelle) crapuleuse en vertu de leur fidélité même à un idéal très élevé, un idéal spirituel de désincarnation absolue. Seuls des esprits très supérieurs sont en général tourmentés par la « nostalgie de la boue ».
Rappelons le célèbre passage du livre V des Confessions... « Mes passions m'ont fait vivre et mes passions m'ont tué... Quand j'en eus une (femme) mes sens furent tranquilles, mais mon cœur ne le fut jamais. Les besoins de l'amour me dévoraient même au sein de la puissance. J'avais une tendre mère, une amie chérie, mais il me fallait une maîtresse. Si j'avais cru tenir maman dans mes bras quand je l'y tenais, mes étreintes n'auraient pas été moins vives, mais tous mes désirs se seraient éteints, j'aurais sangloté de tendresse, mais je n'aurais pas joui... » Nous faisons toute réserve, cela va de soi, sur l'absence de névrose franche chez J.-J. Rousseau !
Un indice de confirmation de la permanence des schémas oedipiens réside dans deux faits réciproques : celui qui a aimé sa mère à l'excès et celui qui ne l'a pas aimée demeurent tous deux incapables d'aimer une femme, et une seule femme. Le premier conserve en lui un idéal irréalisable, le second une rancune insurmontable qu'il transférera sur toute femme. L'incapacité d'aimer est souvent identique quand c'est inversement la mère qui a trop aimé son fils. Cet excès ou cette carence, peut conduire à l'homosexualité.
Ex. 19 : Attraction et attachement à des objets âgés.
Ces besoins anachroniques sont souvent l'expression de sentiments de faiblesse et d'inexpérience qui sont le vestige d'un passé lointain. Ils reflètent une condition d'impuissance et de dépendance à l'égard des premiers êtres aimés, parfois une condition parasitaire. Le sujet adulte conserve en amour un « schéma de protection », plus anormal d'ailleurs chez l'homme que chez la femme. Maintes jeunes filles trahissent ce besoin d'appui dans leur choix d'hommes faits, ayant déjà une grande expérience de la vie ainsi qu'une situation offrant toute sécurité.
Ex. 20 : Sentiments d'infériorité dits œdipiens.
Dans certains cas intermédiaires, les sentiments d'insuffisance ou d'incapacité ne s'attachent pas simultanément à la vie amoureuse et à la vie sociale, mais à une seule des deux. Un exemple fréquent du second cas :
Le schéma consiste en un mélange d'idées et d'affects qui, tournant en complexe actif dans certaines situations privilégiées, gouvernent la conduite professionnelle et sociale du sujet sans qu'il s'en doute distinctement. Ce complexe idéo-affectif se traduit dans une attitude générale et préétablie d'effacement devant des rivaux réels ou seulement putatifs, et d'attachement corrélatif à des postes subalternes. Dans la conduite, il peut déterminer des séries d'échecs, justifiés s'il le faut par la malchance, Mais alors, la relation entre l'insuccès relatif et l’attitude fondamentale n'est pas consciente. Cette coupure est l’œuvre du surmoi.
Si l'on prend soin d'analyser ce qui se passe à ce niveau profond, l'on ne tarde pas à repérer le mécanisme responsable, le rouage central du dispositif. Il consiste dans un décret pris par le surmoi, ou un veto jadis prononcé par lui. La rivalité est interdite ! et par conséquent le succès. On décèle une obéissance secrète à cette interdiction dans toutes les luttes et jalousies inefficaces du sujet, alors que celles-ci manifesteraient apparemment une obsession de la rivalité, un penchant pour la bagarre. Et alors que viennent faire ici les sentiments conscients d’infériorité résultant des déceptions et des échecs ? Ils viennent justifier secondairement le veto du surmoi ! C'est là leur fonction, quelque valeur, légitimité, ou élément d'erreur d'évaluation personnelle qu'ils puissent comporter.
Le moi hélas en est réduit à se répéter l'histoire des gâteaux : « Je n'aime pas les gâteaux, c'est bien heureux, car si je les aimais, j'en mangerais tout le temps. Mais comme je ne les aime pas, ce serait affreux, un supplice continuel... »
On suscite, il faut le dire, d'amères prises de conscience en psychanalyse. Heureusement, elles ouvrent la voie à la guérison en vertu de leur intensité même. On pourrait les résumer ainsi : « Je vois mieux maintenant pourquoi j'ai raté l'affirmation de moi dans mon rôle social et ma profession, et raté l'affirmation de moi auprès d'une femme. » Les deux malheurs en effet sont souvent liés. Leur association nous introduit dans le domaine de la névrose et des phénomènes masochiques. Ces masochistes s'expliquent aisément leurs malheurs ou leurs conflits par des difficultés ou fatalités extérieures. Aussi ne les voient-ils plus. En réalité, ils font leurs échecs en dedans avant de les faire en dehors.
Nous avons relaté plus haut des cas réputés normaux « d'oedipisme » où tout en somme avait bien fini au cours de la vie conjugale. Voici maintenant, pour leur faire pendant, un exemple de « tranche de vie » extraite de l'histoire d'un malade. Il s'agit du cas, cité plus haut (ex. 1), de ce fiancé ramenant énergiquement sa fiancée à la pureté. Leurs fiançailles, en fait, ne consistèrent qu'en ruptures. Mais chaque rupture, par contre-coup, ne les unissait que plus profondément. Toute la psychologie de la séparation, et des liens qu'elle resserre et fortifie, serait à reprendre. Loin des yeux loin du cœur n'est vrai qu'en l'absence d'inconscient. En lui réside un principe de fidélité à toute épreuve aux images gravées au fond de nous et que nous conservons comme un trésor. Des idéaux dont nous pensions être affranchis sont restés des mobiles d'action. Il en va de même de certaines croyances. Mais, alors même que ces images aimées demeurent vivantes en notre cœur, qu'elles éclairent notre esprit, le cœur et l'esprit restent aveugles aux sources affectives dont elles proviennent et qui persistent à les investir de leur pouvoir fascinant.
L'infidélité de notre fiancé tenait à une fidélité morbide à sa mère. Son analyse n'en fut que plus ardue et plus émouvante. Il nous fallut briser bien des résistances avant que de nombreux rêves oedipiens se décident enfin à sortir. En voici un exemplaire : « ... Je suis dans le même lit que ma fiancée. Très surpris. Elle me dit : « Nous sommes mariés. » Alors je suis tellement heureux que je fonds en larmes. Mais le doute vient. Est-ce bien sûr ? Ce serait trop beau ; non, ce n'est qu'un rêve. Alors je suis horriblement triste. Mais a l'instant où elle prononce : « Ce n'est qu'un rêve », ce n'est plus elle... c'est ma mère. Et ma mère me console de mon grand chagrin ! »
*
Résumons maintenant nos vues personnelles, sous réserve bien entendu de démentis futurs que l'analyse de gens normaux en grand nombre pourrait apporter.
A. L'inexistence de surmoi chez l'être civilisé nous paraît inconcevable.
B. Sa fonction est double.
La première proposition est générale et culturelle, procède de la condition humaine ; ou plutôt de la condition que l'évolution culturelle impose à l'homme. Elle consiste en processus d'automatisation destinés à régler le rapport de l'individu avec le groupe. Elle constitue l'un des aspects du dualisme : individuel-social. Elle épargne au moi l'obligation et la difficulté de recommencer sans cesse les mêmes efforts d'adaptation et de renoncement.
Pour autant que nous comprenons Bergson, nous pensons que c'est du surmoi qu'émane la force qu'il appelle le « tout de l'obligation » 38
Les deux sources, p. 17..
Il le décrit ainsi : « Extrait concentré, quintessence des mille habitudes spéciales que nous avons contractées d'obéir aux mille exigences de la vie sociale... Et si elle parlait au lieu d'agir, elle dirait : Il faut parce qu'il faut !... Le devoir ainsi entendu s'accomplit presque toujours automatiquement ». Et à la page 3 : « Remarquons que toutes les habitudes de ce genre se prêtent un mutuel appui... toutes se tiennent, elles forment bloc... peut-être même n'y a-t-il pas véritablement ici une composition de parties... Elles font partie de l'obligation en général ; et ce tout, qui doit d'être ce qu'il est à l'apport de ses parties, confère à chacune, en retour, l'autorité globale de l'ensemble ».
Cette saisissante analyse semble bien s'appliquer au mode fonctionnel du surmoi. Si cette vue est exacte, l'analyse freudienne viendrait confirmer l'analyse bergsonienne en l'étayant de bons documents psychologiques. Cette dissociation fonctionnelle, de plus, entre un moi - y compris la conscience morale - et un surmoi social automatisé, rendrait compte du caractère irrationnel, et parfois même inintelligent, des conduites qui s'élaborent sur ce plan-là.
On pourrait voir aussi dans ce surmoi l'organe exécutif des consignes collectives. Intra-individuel, il ne les imposerait pas moins au moi et à la conscience, sous forme d'obligations impératives, que ne le font du dehors les contraintes sociales. Il serait à ce point de vue principe de permanence, de traditionalisme, et de stagnation morale. Ses forces s'emploieraient au maintien des devoirs sociaux tels qu'il les a enregistrés une fois pour toutes et sans libre examen. Le moi et la conscience morale, inversement, seraient principe de variation et d'évolution ; ils défendent l'autonomie et la rationalité. L'évolution de l'individu serait la résultante de ces deux ordres d'énergie qui se font contrepoids. Le moi des parents et des éducateurs, en effet, modèle et façonne celui des enfants, c'est-à-dire leur futur surmoi, dont ces enfants à leur tour pourront relativement s'affranchir ; et ainsi de suite. Le progrès est donc possible, psychologiquement. Il est certain également que le surmoi constitue un système clos, du point de vue fonctionnel ; le moi et la conscience morale, au contraire, un système ouvert ; ouvert au monde des valeurs. Le « maître de l'intuition » fit preuve, dans son analyse métaphysique, d'une remarquable intuition psychologique.
Toutefois, une méthode d'exploration de l'inconscient, fort éloignée des préoccupations et du génie du philosophe, lui faisait défaut pour mettre en lumière la seconde fonction du surmoi, soit la fonction freudienne.
Cette seconde fonction entre donc en jeu à divers degrés dans le nervosisme comme dans la névrose. Elle est particulière et individuelle, procède non plus de l'histoire de la collectivité, mais de l'histoire de l'individu comme tel, et né comme tel. Elle consiste à tenir en échec, éventuellement à suspendre, l'activité de trois genres principaux de pulsions instinctuelles à les rendre, si l'on veut, virtuelles.
1. Les pulsions érotiques asociales, à objets et buts interdits par le groupe et la conscience collective (incestueux, pervers, adultères, etc.).
2. Les pulsions agressives et destructrices, et leur forme psychique la plus dangereuse pour la morale et la société civilisées : le sadisme. Ce dernier est la suprême revanche de l'être civilisé contre la civilisation.
3. Les pulsions masochiques qui constituent un groupe aujourd'hui bien défini, malgré la diversité de leurs manifestations 39
Sans entrer ici dans plus de détails cliniques, ajoutons que si dans les cas les plus graves, notamment de perversions, le surmoi inhibe ces pulsions, dans d'autres cas, il s'entend à les utiliser dans un but pseudo-moral.. Dans une grandiose spéculation métabiologique, Freud les a subsumées à un instinct fondamental, aussi fondamental que l'instinct de vie. Il l'a dénommé instinct de mort, ou pulsion de destruction. À l'opposé de l'Éros, son but se résume à peu près en ceci : pousser l'individu à se nuire, se faire souffrir, se faire du mal, physiquement ou moralement. Libre à chacun de donner sa préférence à telle ou telle interprétation biologique ou philosophique de ce phénomène extraordinaire. Tout ce que nous demandons en tant que psychanalystes, c'est le « respect du fait » ; car le fait en l'occurrence est incontestable. On n'est pas en droit de le rejeter parce qu'on ne le comprend ou ne le connaît pas. Un jour viendra fatalement où les moralistes devront tenir compte de ce fameux masochisme moral dont il sera parlé au cours des prochains paragraphes. Mais auparavant, certains tabous devront être levés ! ne fût-ce que celui pesant sur l'existence possible de relations entre les fonctions morales inconscientes et les doctrines théologiques. Poursuivant deux directions parallèles, médicale et psychologique, la psychanalyse apporte et pose des faits qui débordent le cabinet du médecin. Avant de préjuger de leur caractère pathologique, considérons leur portée générale ; et puis attendons de voir ce qu'on pourra en tirer.
Quoi qu'il en soit, notons dès à présent que le rôle perturbateur joué par les deux derniers genres sus-énoncés de pulsions dans l'adaptation sociale et la vie morale est beaucoup plus considérable que celui joué par les pulsions érotiques primitives. Le lecteur s'en convaincra en réfléchissant à certains exemples cités dans le chapitre précédent. Nous ne cesserons de le répéter : le fléau numéro un n'est pas l'adultère ; c'est le sadisme, et sa forme renversée, le masochisme psychique. C'est le sadisme, ou son réveil, qui donne le plus de mal au surmoi, et trop souvent le tourne ou le déborde.
C. L'admission d'un surmoi freudien, en tant qu'attribut de la grande majorité des êtres humains civilisés, projette une lueur sur le problème obscur des relations de la morale saine avec la morale malsaine. Nous en dirons deux mots après avoir exposé quelques extraits de « cas » particuliers. Surmoi freudien sous-entend en quatre mots : latence de pulsions instinctuelles ; conservation de leur réalité psychique grâce à leur inconscience ; possibilité de leurs réveils ; et finalement réalisation de leurs réveils à divers degrés d'intensité et de durée.
Ces points établis, tout réveil de pulsions sera donc supposé retentir sur l'activité du surmoi. Or c'est bien ce que démontre l'analyse des faits moraux, ou des expériences vécues.
D. Rappelons enfin le « principe d'élection » sus-énoncé. Cette activité sus-énoncée est élective. Le choix de la zone de la conscience morale qui sera influencée ou perturbée par le surmoi est conditionné par la nature et le but particulier de la pulsion réveillée ; et secondairement, par sa plus ou moins grande propension à s'infiltrer dans telle ou telle zone interdite, à envahir tel ou tel domaine du monde des valeurs ; à s'en prendre à telle valeur plutôt qu'à telle autre ; enfin par le caractère même et le niveau d'élévation de la valeur qui subit cette emprise ou cette violation. Cette pluralité de conditions témoigne d'une pluralité de phénomènes ; et de la progressivité du passage de l'état normal à l'état névropathique. Ces gradations définissent en dernière analyse les degrés du nervosisme. L'action du surmoi est donc plus qualitative dans ce dernier ; plus quantitative dans la névrose.
E. Relevons enfin un point essentiel. Quand une pulsion se réveille, la fonction du surmoi, comme nous l'avons déjà dit, tend à se modifier dans le sens d'une amplification. De simple mécanisme d'inhibition, elle se hausse en juridiction, et nous exposerons justement les principes et le code particuliers dont s'inspire sa procédure. C'est sur cette transformation, ou ce cumul, que le psychiatre base son diagnostic. Mais au fond, après comme avant, le principe fondamental reste le même : protection et défense du moi.
Celui-ci en effet a d'autres tâches à remplir dont l'urgence s'impose. Contraint qu'il est à chaque instant de répondre aux sollicitations du monde extérieur, et si possible de ne pas défaillir dans la lutte serrée qu'il mène contre la cause des fonctions et pour celle des valeurs, il s'en remet au surmoi pour la surveillance et la police de l'inconscient. Il s'agirait là somme toute d'une division du travail. Mais qu'on sache dès maintenant que dans ses nouvelles fonctions de juge, ou simplement d'arbitre, le surmoi ne se montre guère impartial ; tantôt il protège les valeurs, tantôt il leur « tire dans le dos ». De toute façon il ne livre pas le secret profond de son code ambigu à qui ne recourt pas à la méthode d'exploration de Freud.
Quels sont enfin les facteurs susceptibles de réveiller ou de réactiver tout ou partie du refoulé ? En gros, ils sont internes ou externes. Les premiers relèvent de la vie psychique en tant que telle, ils nous échappent souvent ; d'ailleurs, leur étude nous mènerait trop loin. Chez certains nerveux, on observe un rythme intérieur de la vie instinctive parallèle aux rythmes de la vie affective. Chez la femme, il est souvent connexe au rythme menstruel. Mais les facteurs les plus typiques de conflits intérieurs sont les stades critiques de la croissance : deuxième enfance, puberté, maturation ; ou de la décroissance : ménopause. Ces stades dangereux sont caractérisés par un double et parallèle accroissement des exigences de la nature, et de celles des affects instinctifs tout particulièrement, d'une part ; des exigences de l'esprit d'autre part. Un grand nombre de maux proviennent de la simultanéité de ces deux recrudescences. D'où collusion tournant facilement en collision. Ce choc est très net au cours de l'adolescence. Les psychiatres regrettent parfois que l'Église ait cru reconnaître dans cette période orageuse, l'âge le plus propre à l'instruction religieuse, Celle-ci, pour maints jeunes nerveux, est une épreuve plus qu'une libération.
Mais ce double accroissement d'exigences intérieures se complique d'un troisième : celui des exigences du monde extérieur, de la société, de la vie ou de la mort. La coïncidence de la puberté avec l'appel des prêtres et des pasteurs en est un exemple typique. Un second serait la nécessité de quitter le milieu familial, ce nid biologique si chaud, cet abri par excellence, à l'âge où la sexualité et les besoins d'amour redoublent leurs prétentions. Puis la profession, le travail obligatoire, la discipline vitale, le service militaire, le civisme. Enfin le mariage. Certes, c'est beaucoup à la fois ; et la maturation est soumise à trop d'épreuves pour en sortir toujours et partout victorieuse. Là-dessus arrivent les enfants, et tout recommence. Nous voulons dire que la paternité et la maternité en soi sont déjà des facteurs fréquents de conflits intérieurs qui se doublent parfois de conflits supplémentaires dont les enfants eux-mêmes sont l'objet. De toute manière la vie est dure, le monde est malveillant, on n'est jamais compris, on sera toujours incompris ; en fin de compte, on est toujours seul ! L'attitude implicite de la société c'est l'hostilité. Il faut se défendre. Il faut se faire une image de soi et y adapter sa personnalité, tel notre peintre idéaliste de tout à l'heure. À chacun de chercher et de trouver sa manière propre de s'accomplir. Tel est le refrain de plaintes que nous autres analystes entendons journellement. Un fait certain, c'est que la civilisation réclame des efforts parfois surhumains ; le plus redoutable n'est autre que le renoncement à l'agressivité. Ainsi l'élévation et le maintien sur le plan des valeurs surindividuelles n'en sont-ils que plus éphémères. Mais un fait non moins certain, c'est que trop de nerveux ne se doutent pas de la rudesse de cette tâche, et s'imaginent l'avoir surmontée alors qu'ils y ont succombé. C'est alors qu'ils l'ont accomplie à coups de refoulements, s'attachant de plus en plus aux fonctions dont ils croyaient justement s'être libérés.
Cette grave illusion, certains êtres sensibles en reviennent par degrés, dans la seconde période de leur vie active. Ils souffrent d'affligeants retours sur eux-mêmes. L'épreuve la plus douloureuse, peut-être. imposée à l'être sénescent, ce sont les renoncements aux satisfactions psychosexuelles de la masculinité ou de la féminité. Ainsi ces déprimés à retardement sont en mauvaise posture morale pour affronter la première vieillesse quand celle-ci vient les surprendre. On constate chez eux deux séries solidaires de facteurs de déséquilibre ; d'une part un ensemble de regrets et remords dont la raison profonde consiste en sentiments de culpabilité issus d'un réveil du surmoi ; d'autre part un réveil anachronique de tendances refoulées, comme si elles cherchaient une ultime revanche. L'art de vieillir est alors confondu avec une fausse résignation conduisant à la dépression, la vraie engendrant au contraire la sérénité. Celle-ci en fait traduit le succès définitif de la lutte contre les fonctions inconscientes.
Mais plutôt que de prolonger cet exposé théorique, coupons-le par des exemples destinés à illustrer des principes et propositions qui nous éloignaient de la vie vécue tout en cherchant à l'expliquer.
7. Exemples de nervosisme
Le nervosisme, en résumé, embrasse une série disparate de phénomènes mixtes qui pour relier par une gamme continue la santé morale à la névrose, ne participent pourtant ni de l'une ni de l'autre. Cette rubrique moderne cherche à délimiter au sein des membres de l'humanité civilisée un groupe que la psychiatrie aurait du mal à marquer d'une étiquette clinique plus scientifique. Ce groupe, nous semble-t-il, en englobe pourtant la majorité ; de toute manière, il est considérable. Il est en outre le plus agissant dans l'effort général vers un état meilleur. Que ses efforts ne soient pas toujours adéquats au progrès de l'humanité, c'est là une autre question. Mais il est incontestable que les nerveux mènent le monde. Leur attachement obstiné aux valeurs supérieures sans cesse menacées, au dedans d'eux-mêmes comme au dehors, n'est-il pas leur meilleure raison d'être, ainsi que leur définition ?
Reportons-nous un instant à l'exemple 8 du chapitre précédent. Il y était question de « bilanisme ». Or le surmoi, dans certains cas, y joue son petit rôle, un surmoi d'ailleurs peu méchant, consentant de petites concessions à une tendance inconsciente dominante, bien humaine, et faufilée en sous-main dans la trame des conventions.
Ex. 21 : Le complexe du petit profit 40
Voir Revue Française de Psychanalyse, 1932, vol, III.. Nous avons désigné de ce terme une attitude assez répandue dans laquelle le besoin de récupérer, de recevoir ou de prendre - on le nomme dans ce cas captatif - tend d'une part à se systématiser, de l'autre à se déplacer sur l'accessoire, l'accident et le minime. Ainsi cette tendance avaricieuse bénine demeure compatible avec une tendance oblative inverse, parfois une réelle générosité, ou même une singulière insouciance à l'égard des grandes dépenses ou pertes. Les petits postes du budget importent plus que les grands, les pertes minimes bouleversent plus que les grosses.
Un homme à Paris économise une section d'autobus mais ne voyage jamais qu'en wagon-lit. Un riche mari couvre sa femme de bijoux et fourrures, mais lui fait une scène violente parce qu'elle a affranchi une lettre pour la province d'un timbre d'un franc (au lieu de dix sous). Un directeur sollicite un salaire mensuel de 10.000 francs ; son conseil lui en offre 9000 ; compromis : il touchera 9500 francs. Il me raconte alors que ces 500 francs de perdus l'obsèdent, alors que les 9500 francs qu'il reçoit ne l'intéressent plus. D'autres se rattrapent sur les petites dépenses, les pourboires, les petites économies, les bouts de chandelles. Bénéficier d'un rabais ou d'un ticket d'escompte leur facilite ou leur permet de gros achats dont le prix élevé en lui-même passe au second plan et ne joue plus de rôle. Ramené au plan des sous et des centimes, l'argent cesse d'être un instrument d'échange pour devenir réellement un instrument de récupération.
Un fonctionnaire n'avait aucun scrupule à raconter que se rendant dans les bureaux de l'État, il ne pouvait se retenir d'y « chiper des trombones » (mot français pour des agrafes métalliques dont la forme rappelle cet instrument ). « Cela me fait plaisir, c'est comme une victoire isolée sur un ennemi puissant et invisible », ajoutait-il. Les petits vols témoignent souvent de la persistance d'une tendance infantile captative ou revendicatrice. Le surmoi adulte les tolère d'autant mieux qu'il punirait plus inexorablement les grands vols. Chez ce fonctionnaire indélicat mais d'une honnêteté absolue, l'État symbolisait son père ; un père qui, en l'occurrence, avait fait preuve d'avarice envers son enfant exigeant.
Voici un fait divers révélateur. Un journal raconte « qu'un riche industriel de la Gironde s'est suicidé à la suite de pertes d'argent. Après avoir perdu quelques millions en spéculations, il ne lui restait plus que 200 francs. Il décida de se pendre ; mais auparavant il marchanda avec insistance le prix de la corde... et finalement il ne l'a pas payée ! » Il est probable que sans le secours de cet ultime petit profit - suprême compensation symbolique accordée à une forte captativité - ce pauvre riche n'aurait pas trouvé, le courage de se mettre au cou une corde qu'il aurait dû payer intégralement au marchand.
« Stendhal, dans ses voyages, ne fut pas sans remarquer le complexe du petit profit. Cependant il le caractérise comme étant essentiellement « suisse » ! Notre longue expérience parisienne nous a montré qu'il était an contraire essentiellement international, c'est-à-dire humain. Balzac l'avait aussi aperçu : en donnant une forte rente à sa fille, le père Goriot lui retenait quelques francs !... pour la forme, c'est-à-dire pour le plaisir.
En fait, ce complexe n'est nullement déterminé par l'avarice. Il est l'expression d'une tendance profonde de récupération, ce qui est tout différent. Celle-ci d'ordinaire n'est pas reconnue comme telle, mais rattachée à un souci bien naturel d'économie. Sur le plan inconscient, récupération veut dire réparation ; et c'est ce besoin ou ce désir permanent de réparation qui est refoulé ainsi que ses motifs affectifs originels. Ceux-ci en général remontent à l'âcre le plus tendre. Mais alors, les torts et dommages dont l'enfant exigeait la juste réparation n'étaient pas d'ordre pécuniaire. Leur origine et leur nature seront justement l'objet du par. 10.
Ce complexe, selon la forme d'expression qu'il adopte, offre un bon exemple de ces mécanismes de dérivation, de minimisation ou de symbolisation dont le surmoi est coutumier.
Ex. 22 : Les douces manies. Freud a isolé une triade d'habitudes souvent associées : économie, ordre, méticulosité. Lorsqu'elles sont relativement incoercibles et exagérées, ces deux caractères suffisent à démontrer l'intervention du surmoi. Elles répondent alors à des mesures de défense, dont la fonction consiste à balancer ou neutraliser des tendances inconscientes inverses, éventuellement à contenir des mouvements agressifs. Certaines personnes ordrées présentent un trait curieux dont elles ne se rendent pas compte, petite tache au tableau de leurs goûts de l'ordre et de la netteté : un coin de leur espace vital doit rester en désordre, coin de tiroir ou d'armoire. Elles y amassent souvent des objets hétéroclites. Ou bien le « collectionnisme » est électif : bouts de crayons ou de papiers, timbres ou trombones. D'autres s'entourent du plus grand désordre, laissent tout traîner, mais sont pris soudain et périodiquement de « crises d'ordre », aussi excessives parfois que le défaut qu'elles visent à corriger. Les raisons qu'elles en donnent sont diverses et souvent excellentes. Mais il en est une qu'elles n'allèguent pas, bien qu'elle puisse être déterminante ; car elle consiste en une motivation inconsciente. Il s'agit d'un attachement anachronique à un réalisme moral « introverti ». L'ordre est inconsciemment pensé comme une consigne catégorique imposée par une autorité externe à laquelle il faut obéir. En revanche, à l'exemple des enfants, on n'aurait qu'un désir : celui de lui désobéir, d'où le désordre. Le surmoi intervient à titre de délégué parental qui exige tout à coup une soumission absolue à la consigne pédagogique. Mais la révolte secrète se trahit justement dans la forme paroxystique que revêt cette soumission, de même que dans sa courte durée et son inefficacité. Le rythme d'ailleurs peut se renverser ; on assiste alors à des « crises de désordre ». Il y aurait beaucoup à dire sur les formes larvées et inconscientes de réalisme moral chez l'adulte. Trop de nerveux, accrochés à cette attitude, s'insurgent secrètement contre telle ou telle obligation, ou même contre tel ou tel besoin naturel, ce qui est le comble ; par exemple contre le besoin de manger (d'où perte de l'appétit, anorexie mentale, etc.) ou le contraire : une constipation rebelle fut améliorée par la mise au jour d'un refus d'accomplir une fonction considérée comme une consigne hétéronome, pénible et onéreuse, (complexe de la perte organique non compensée). Pareils symptômes rappellent certaines scènes de la nursery. Ils participent souvent d'une vieille hostilité contre des éducateurs sans doigté.
Dans ces cas, on le voit, le sujet n'est pas parvenu à intégrer à son moi la consigne, à la faire sienne ou son affaire personnelle. hétéronomie rénitente trahissant un défaut corrélatif d'autonomie. Rappelons-nous à ce sujet l'exemple de Julien (13).
Ou bien dans une bibliothèque tirée au cordeau, seul un livre doit rester toujours de travers. Un patient n'avait l'esprit en repos que si ses caleçons portaient un trou. Un mécanisme connu dont use en revanche le surmoi en vue d'exténuer toute velléité de désobéissance à l'ordre, c'est la manie inverse de symétrie. Le professeur X. piquait une colère, où se cachait une vive angoisse, lorsque sa bonne dérangeait l'ordonnance méticuleusement calculée des objets ornant son bureau. Cette manie se colore volontiers de superstition. Toute dissymétrie entraînerait un ennui ou un malheur. Sur le plan de cette pensée régressive, prévision d'un malheur est synonyme d'une punition. La violation d'un tabou porte en elle sa sanction. Pour toutes ces raisons, les douces manies sont toujours en instance de perdre leur douceur, au dépens du maniaque lui-même autant qu'au préjudice de son entourage. Un petit nerveux en cache souvent un grand, dès qu'on provoque son surmoi.
Deux conditions sont requises pour qu'une habitude tourne en manie, et mérite ce nom. En premier lieu, elle doit devenir plus ou moins compulsive et rebelle au moindre changement de détail, comme si elle était pétrifiée. En second lieu, l'obligation ou la volonté d'y renoncer donne lieu à un malaise spécifique, fait d'angoisse et d'humeur en proportion variable. Spécifique, en tant que réaction spécifique du surmoi, précisément. Le noyau de ce malaise, c'est un sentiment obscur de culpabilité. Résister à une manie, si absurde soit-elle, ce n'est pas un acte de raison ou de sagesse, c'est une faute. Nombre d'actes ou de pensées irrationnelles sont conformes à un ordre établi par le surmoi au nom d'une logique fonctionnelle rigoureuse.
En effet, dans ces exemples, la tendance contraire à l'idéal du moi est minimisée, qu'elle se nomme captativité, avarice, vol, révolte, ou agressivité. Le résultat de ce mécanisme de dérivation est remarquable et précieux. Le moi est ainsi mis à même de donner satisfaction à un besoin inconscient sans que pour autant, ou pour si peu, son état d'équilibre moral soit rompu. C'est donc un secours que le surmoi lui porte ; il lui permet de ne pas faillir à ses devoirs sociaux importants et réels, ni de tricher au jeu des valeurs essentielles. C'est comme si le surmoi se contentait de la réalisation symbolique d'une faute pour mieux en empêcher la réalisation effective. Or la valeur essentielle à laquelle le petit « captatif inconscient » entend ne pas renoncer, qu'il ne se pardonnerait pas de trahir, dans la majorité de ces cas de captativité réduite ou réprimée par l'emploi du symbolisme, c'est précisément l'oblativité.
Ex. 23 : Les susceptibles. Le professeur X. entrait donc en un vif courroux lorsqu'on lui faisait des observations sur sa symétrophilie. Ce petit fait illustre une loi utile à connaître. Si A reproche à B d'avoir tel défaut ou telle sotte tendance que B a effectivement, mais qu'il refoule, et dont il est donc inconscient, quoi de plus naturel que B se défende avec vivacité qu'il accuse a en retour d'erreur, de malveillance ou d'injustice : « C'est toi qui es méchant, ce pas moi, etc. ». B dans ce cas a fonctionnellement raison de se défendre, car en fait il défend son refoulement. En revanche, si A accuse B non plus de sa vilaine tendance mais bien d'une manie qu'il a justement mise en oeuvre pour combattre la dite tendance, pour tenter de s'en défaire, le reproche de A déclenchera chez B une réaction analogue. En d'autres termes, la critique d'un mécanisme de défense réveillera la même susceptibilité que la critique d'une tendance coupable. Et, de nouveau, B aura raison, puisqu'on l'incrimine cette fois-ci d'un acte de vertu, d'un effort moral. Les pédagogues auraient lieu de se pénétrer de cette loi, ne fût-ce que pour épargner à leurs pupilles des sentiments d'injustice rebelles.
Une épouse minutieuse tient à ce que son mari s'habille convenablement. Qu'il sorte ou qu'il rentre, elle lui saute dessus pour corriger tout ce qui ne va pas et s'accroche à des détails dont il ne se soucie nullement. C'est bien. Toutefois elle le poursuit de ses observations, conseils et critiques. Ce mode de persécution démontre une ambivalence ; de vives critiques de tout autre ordre, mais inconscientes, trouvent leur chemin dans le souci altruiste de l'élégance d'un mari qu'on souhaite voir l'objet de l'admiration des gens de goût, et qui sait ! des femmes élégantes aussi. Eh quoi ! cette épouse se défendrait-elle ainsi contre sa jalousie ? Un beau jour hélas l'époux en eut assez et l'envoya promener. Une crise violente s'ensuivit, l'équilibre fonctionnel de sa vigilante compagne était rompu. Une autre, au nom des principes estimables de la largeur d'esprit, constatant qu'avec l'âge elle avait perdu de son charme, pressentant qu'elle ne devait plus être un « objet » propre à satisfaire son mari, conseilla à ce dernier de chercher ailleurs. Certes, pareille compréhension du bien et de la condition d'un être aimé avait sa valeur. Mais elle recelait aussi une fonction secrète. Un beau jour, le mari annonça à sa femme que ses vœux généreux étaient exaucés, qu'il avait une aventure. Dès lors son épouse, jusqu'ici placide et sereine, devint extrêmement susceptible à la moindre critique. On nous l'adressa ; et nous découvrîmes le raisonnement inconscient qui avait motivé le conseil désintéressé : « S'il me trompe, J'aurai le droit de le tromper à mon tour, à tout le moins de le quitter ! ». La susceptibilité répondait donc à un moyen de défense, surtout quand elle se faisait agressive. Sa fonction consistait à tuer dans l’œuf toute idée ou tout sentiment de faute « Je n'ai rien à me reprocher, absolument rien ; c'est toi qui... ». Si en pareil cas, le moi se défend si vivement, c'est afin d'éviter la « réaction de circuit ». En effet, se disposer à reconnaÎtre un tort, c'est ouvrir la vole à la culpabilité profonde, dite inconsciente, issue dans ce cas-là du désir de tromperie et de divorce, issu lui-même d'un besoin vindicatif. Cela peut mener trop loin, car c'est à l'angoisse qu'on ouvrirait finalement la porte. Or le surmoi veille. Il veille à ce que le refoulement soit maintenu à tout prix. Mais voyant le danger venir, il use d'un stratagème préventif. Il inspire le conseil désintéressé. Ainsi la fausse coupable pourra-t-elle se flatter d'être une vraie innocente, une femme fidèle ; et fidèle aussi à la valeur du lien nuptial. Car c'est le mari qui deviendra le vrai coupable, l'infidèle inexcusable. Et c'est bien ce qui arriva !
Une autre épouse ambivalente ferait pendant à celle-ci. Alors que son mari manifeste des réactions de détachement, elle résiste elle se tend. Dans ses harangues morales, elle en appelle aux liens sacrés du mariage, à l'honneur de l'homme. Toutefois elle n'est pas consciente de satisfaire en même temps de vifs besoins de possessivité et de les défendre, tout en s'en défendant.
Mais avec ce cas, nous glissons déjà dans le grand nervosisme moral. Qu'il s'agisse de grandes ou de petites susceptibilités de cet ordre, elles se distinguent des autres genres de susceptibilité par leur relation intime avec un complexe 41
Ce mot a fait une rapide fortune ; tout le monde parle de complexes. Mais il ne faut pas en voir partout, même là où il ne s'agit que de traits de caractère, de particularités personnelles, ou d'originalités. Un complexe vrai comporte trois conditions : 1. un stimulant électif, voire spécifique. Dans le cas, p. ex. de cette épouse, une simple remarque sur sa récente susceptibilité ; dans le petit profit, une situation sociale et pécuniaire donnée ; dans l'infériorité, le succès d'autrui, etc. 2. le caractère irréfléchi, stéréotypé de la réaction complexuelle. Celle-ci tend à l'automatisation, se révèle réfractaire aux corrections ou aux leçons de l'expérience. 3. Enfin, et c'est là la condition majeure, une double motivation, consciente et inconsciente à la fois. Cette troisième condition explique en somme les deux premières. Elle représente le trait objectif du complexe ; son trait subjectif consistant précisément dans l'inconscience des relations entre les deux ordres de motifs en jeu. Les motifs allégués comportent donc toujours une part, d'ailleurs variable, de rationalisation. Le seul fait que l'un des deux termes de ces relations est inconnu suffit à expliquer cette inconscience relationnelle. La susceptibilité complexuelle, on l'aura deviné, constitue une réaction de défense, inspirée par le surmoi et destinée à protéger le refoulement.. Aussi Freud a-t-il proposé le terme de « susceptibilité complexuelle » pour les désigner. Leur caractère principal est d'être, elles aussi, électives. Telle épouse sera indifférente aux négligences vestimentaires de son mari, mais extrêmement sensible à une lame de rasoir qu'il laissera entachée de savon.
Ex. 24 : Les petits superstitieux. Dès qu'un être penche du côté de la morale inconsciente, il risque de devenir superstitieux. Cette morale est colorée d'un certain « primitivisme », se réclame volontiers des concepts de la toute-puissance magique des pensées et sentiments. Chez les petits superstitieux, cette régression est toute fragmentaire et momentanée. Elle frappe à la fois la pensée rationnelle et morale. Bon nombre de personnes cultivées ne peuvent s'empêcher de « toucher du bois », d'accomplir certains actes propitiatoires ou expiatoires, de croire aux mauvais signes. « Qui n'a pas son petit fétiche... ou sa mascotte ! » clament les camelots aux jours de fêtes. Car ils font leurs meilleures affaires ces jours-là - et les clients de se précipiter. D'autres se refusent d'allumer trois cigarettes au feu d'une seule allumette, ou de participer à un repas de treize convives. Et pourtant, si on gratte un peu, on constate qu'au fond « elles n'y croient pas ». Mais elles ajoutent : « C'est plus sûr, on ne sait jamais... et comme ça je suis tranquille... ». En réalité, quelque chose en elles n'y croit pas, mais quelque chose y croit ! Et ce second quelque chose, c'est à vrai dire leur sentiment, inconscient en tant que tel, de culpabilité.
Ces manies constituent en effet des « petits signes » d'une influence surmoiiste résiduelle. Le malheur qu'il importe de conjurer, c'est au fond une punition ou son équivalent. Il est de règle qu'un superstitieux ne soit jamais exempt d'une tendance refoulée quelconque, petite ou grande. C'est pourquoi il tend à considérer les malheurs comme issus d'une intention à son égard. Il confond le sort avec son surmoi, et c'est l'inconscience où il est de ce dernier qui lui permet cette confusion, ou même l'y porte. Freud a défini ce mécanisme : « projection du surmoi » laquelle forme la base psychologique du réalisme moral névropathique.
Sous ce jour, le pessimiste n'est pas sans s'apparenter au superstitieux. Chez le premier seules retentissent les choses pénibles ou malheureuses, jamais les heureuses. Le second ne songe qu'à écarter les malheureuses. Mais tous deux y songent trop ; c'est là leur trait commun. Et cette sorte d'obsession, chez l'un comme chez l'autre, a la même condition : la culpabilité inconsciente. Dès qu'on est affligé d'un surmoi qui vous épie et vous menace sans cesse, comment serait-on heureux. L'optimisme est une faute dont on doit être puni d'une manière ou de l'autre. Dans ces deux traits de caractère par conséquent, un réalisme moral impénitent, si j'ose dire, est à l'oeuvre.
Dans certains cas, cela va plus loin ; le pessimiste se double d'un masochiste moral qui s'ignore. Toutes ces choses pénibles, tous ces malheurs auxquels il s'attend, il s'arrange souvent à les faire arriver, du moins à augmenter leurs chances d'arriver, à les provoquer de quelque manière inconsciente. Mais ces menaces constantes dont il peuple le ciel et la terre, et que son moi profère, c'est au fond son surmoi qui les invente, car ce dernier lui dénie le droit d'être heureux et content. On sait que le masochiste moral « court sa malchance ». C'est là un mécanisme « d'auto-punition ».
Il serait facile de multiplier les exemples du nervosisme moral, car Il comprend une foule de phénomènes quotidiens, de bizarreries ou de défauts de caractère, de déficiences ou d'excès, de manies ou d'habitudes. En ce qui concerne ces dernières, rappelons donc que nous pouvons aujourd'hui les classer en deux catégories, du moins au point de vue où nous nous sommes placé. La première comprendrait les habitudes normales, qu'elles fussent bonnes ou mauvaises ; c'est-à-dire étrangères à toute motivation inconsciente, La seconde définirait toute habitude, défaut ou qualité, motivée inconsciemment, à un degré quelconque. Le motif déterminant serait tantôt la tendance refoulée, tantôt la réaction du surmoi. Il est évident que toute méthode pédagogique ou rééducative devrait s'inspirer, le cas échéant, de cette nouvelle classification.
Ex. 25 : Les scrupuleux. C'est là tout un long chapitre que nous ne ferons qu'ouvrir. Mais il convenait de ne pas omettre ce type moral de gens sensibles dans la nomenclature des petits et grands nerveux. En effet, on observe toute une gamine de scrupules depuis l'octave supérieur d'une pure délicatesse de conscience jusqu'à la note basse d'un scrupulisme névropathique. Le passage graduel d'une valeur pure a une pure fonction est ici plus saisissant que jamais. On sait en effet qu'au nom des principes une nouvelle phénoménologie, certains philosophes ont vu dans le scrupule, ou certains théologiens dans le remords, une valeur irréductible ; ou mieux une entité distincte du mécanisme psychique auquel elle s'intègre. Or ce n'est pas toujours le cas sur le plan des infrastructures psychiques.
Le scrupule ne jouant qu'à l'égard d'autrui, et dont la seule fin est le « Bien », répond sans aucun doute à une valeur surindividuelle. Mais ce n'est que pur idéal, car à cette fin suprême, en un point quelconque de la trajectoire qui nous porte vers elle, se lie toujours un but psychologique, celui d'une satisfaction de conscience, d'une paix intérieure ; voire d'une joie sui generis à laquelle les scrupuleux sont précisément fort sensibles. Ainsi une valeur individuelle introduit ses harmoniques dans l'accord, mais celles-ci ne le rendent pas encore dissonant. Le Bien demeure si j'ose dire la septième dominante, la fin véritable.
Mais, tout vibrant d'harmonie chez le scrupuleux délicat, cet accord peut se résoudre en dissonances déconcertantes chez le névropathe affecté de scrupulisme. Chez lui la scrupulosité dégénère en une lutte sans répit contre la crainte constante de faire le mal, ce qui est tout différent.
Le scrupulisme nous offre une bonne occasion de formuler une règle dont le commentaire analytique sera exposé au chapitre suivant : lorsque la morale du devoir, en devenant systématique, prime ou supplante la morale du bien, on doit s'attendre à trouver une motivation inconsciente. Le scrupuliste, c'est notoire, conjugue avec prédilection le verbe devoir : le devrais, j'aurais dû, je n'aurais pas dû, s'écriera-t-il sans cesse ; mais il ne dit jamais : j'ai fait mon devoir, j'ai bien agi et je suis tranquille. À l'écouter attentivement, on est pris de soupçons, Pourquoi donc l'inquiétude de conscience forme-t-elle la toile de fond de sa vie morale ? Pourquoi ne pense-t-il qu'au mal ? On en vient à croire que la raison d'être de son attitude est non plus le bien d'autrui, mais le mal qu'il a fait ou aurait fait à autrui. L'analyse confirme ces soupçons.
Le scrupulisme nerveux répond dans la majorité des cas à un mécanisme automatique de défense contre des sentiments agressifs refoulés. À ce titre, il exprime indirectement la tendance à faire du mal à autrui, mais ne la supprime pas. Le moi s'efforce alors d'apaiser l'inquiétude de sa conscience morale au moyen de manœuvres de « réparation ». Il est porté, sous l'aiguillon de l'autoaccusation et du remords, à réparer les torts causés à autrui. Ce besoin peut tourner en manies de réparation, ou manies superstitieuses, ou en obsessions diverses, selon les cas. Ces mécanismes toutefois ne modifient en rien le sentiment fondamental de culpabilité. Car le surmoi est à l’œuvre ; c'est lui qui ravive l'inquiétude si ces mécanismes l'ont apaisée, insensible qu'il demeure aux bonnes et sincères intentions du moi de réparer ou d'annuler symboliquement et magiquement le mal imaginaire commis. Celles-ci en effet restent sans influence sur le refoulé.
On conçoit que le sujet cherche à s'expliquer, à motiver son inquiétude chronique. Son moi, dans un effort naturel de synthèse, s'ingénie à la justifier. C'est là précisément la fonction du scrupule. Nous verrons tout à l'heure à quels expédients il recourt pour la remplir. Ainsi pour le scrupuliste, comme pour son guide spirituel, c'est en sa délicatesse exagérée de conscience que réside la cause de son inquiétude constante. Mais cette causation n'est qu'illusoire ou apparente. En réalité, c'est inversement l'inquiétude qui détermine le scrupulisme ; et c'est le surmoi qui détermine l'inquiétude ; et c'est enfin dans le refoulé qu'il convient de chercher la cause première de tout le processus. Le scrupulisme offre un bon exemple d'une règle énergétique, déjà énoncée, a savoir que toute tendance refoulée maintient par sa seule existence une disposition latente à l'angoisse, et que par son réveil elle rend celle-ci manifeste et sensible.
Une dame est allée rendre visite à une vieille amie. Elle se reproche amèrement d'avoir sonné trois fois. « ... Je n'aurais pas dû insister... peut-être ne tenait-elle pas à me recevoir... qu'ai-je donc pu lui faire... lui ai-je dit quelque chose de pas gentil, qui l'ait blessée... et pourquoi m'en veut-elle ? etc... » Ces interrogations sans fin convergent visiblement vers un thème précis : celui d'une action agressive possible, bien qu'ignorée, contre la vieille amie. Et nous allons voir pourquoi notre scrupuleuse n'avait au fond pas si tort de douter de la pureté de ses sentiments d'affection. Elle avait transféré sur son amie plus âgée un vieux ressentiment éprouvé dans son enfance contre sa mère, et dont le motif était que celle-ci l'avait éloignée de la famille après la naissance d'un petit frère, en la confiant à la garde de personnes étrangères chez lesquelles elle fut très malheureuse. C'est qu'alors elle était fort jalouse du nouveau bébé. Or, dans son esprit, la maison qu'habite aujourd'hui la vieille amie en compagnie de sa fille se trouve associée, grâce à certains détails, à la maison jadis habitée par les personnes qui n'avaient pas su consoler la petite fille abandonnée et jalouse qu'elle était alors, Mais cette association fortuite n'est pas consciente, d'où le caractère impulsivement agressif des coups de sonnette. Ceux-ci, en fait, s'adressaient non pas à l'amie qui elle, au moins, avait eu le cœur de garder sa fille auprès d'elle, mais bien à l'image de la méchante mère qui avait exilé la sienne.
Ce petit exemple illustre les trois mécanismes qui forment la base fonctionnelle du scrupulisme.
A. En premier lieu, la cause à laquelle le sujet accroche son malaise de conscience est fictive.
B. En second lieu, elle est minime. On retrouve ici le même mécanisme de minimisation relevé plus haut à propos du petit profit. De l'essentiel, le remords dérive vers l'accidentel ; du senti au conventionnel, de l'important à l'accessoire, dit réel au symbolique. Et le mot scrupule trouve ici sa pleine justification étymologique : scrupule, c'est un petit caillou, un grain dans le soulier.
C. Par ces deux mécanismes, le scrupuleux se ménage une issue de secours, se crée un alibi. Il suffit de le pousser à bout pour lui faire avouer qu'au fond il est prêt à reconnaître l'absurdité de ses autoaccusations ; qu'au fond, il ne se sent pas si coupable qu'il le dit. Il sait bien que son confesseur l'absoudrait, que ses amis chercheraient à le détromper. Et c'est bien cela qu'il recherche. Sa vie morale se déroule ainsi en escarmouches d'imputations dont la fonction secrète est de le blanchir à ses propres yeux. S'il s'accable en apparence, ce n'est en réalité que pour mieux se soulager, pour mieux apaiser sa conscience sans cesse alertée par le surmoi.
Deux principes se dégagent de cette brève analyse des mécanismes en jeu. Ceux-ci en effet impliquent et révèlent une remarquable intolérance et au sentiment vrai de culpabilité et au sentiment vrai de responsabilité. Ces deux déficiences sont solidaires. En s'accusant de peccadilles, le sujet se dérobe au remords inhérent à la vraie et saine notion du péché. C'est donc bien que chez lui cette dernière est faussée. Ce trouble de régulation n'a pas échappé aux moralistes. Les conducteurs d'âmes connaissent bien cette singulière discordance entre la vie exemplaire du scrupuleux et son inquiétude de conscience, son sentiment inexorable de faute. Mais ils n'en ont peut-être pas clairement discerné le mécanisme. C'est le souci excessif de motivation consciente de l'inquiétude qui conduit à la manie d'autoaccusation ; et ce souci excessif lui-même procède de l'existence et de l'action d'une motivation inconsciente de l'angoisse. La cause ne réside donc pas là où le directeur de conscience et le dirigé la cherchent tous deux. Cependant le diagnostic n'est pas si difficile qu'on pourrait le croire. Il suffit d'examiner avec attention si tel acte moral vrai de réparation ou de repentance met fin, ou non, au sentiment de culpabilité engendré par une faute véritable. Si, loin d'y mettre fin, il déclenche de nouveaux scrupules, c'est alors que le lien moral établi ou allégué par le sujet est inexact.
Le scrupuliste a donc la responsabilité morale subjective en aversion. Cela veut dire au fond que de tout temps il eut « l'agressivité » en aversion, et qu'il se refusa à l'assumer. Ce refus est entièrement lié à l'horreur d'entrer en conflit avec soli prochain ; son âme hypersensible ne le supporte pas. Il doit éviter les disputes à tout prix. Mais c'est là, l'expérience humaine le lui enseigne chaque jour, un idéal impossible. C'est pourquoi il recourt aux procédés de dérivation et de minimisation après avoir refoulé ses exigences ou revendications agressives. Le refoulement, nous le verrons au prochain chapitre, est un refus de responsabilité morale.
C'est ainsi que chez notre scrupuleuse de tout à l'heure, le remords obsédant d'avoir donné un ou deux coups de sonnette de trop, et bien d'autres autoaccusations de même acabit, nées au cours de l'adolescence, lui permirent de ne pas prendre conscience de son hostilité filiale ni de sa jalousie, par conséquent de ne jamais assumer vis-à-vis d'elle-même la responsabilité morale d'un bas sentiment. En résumé, la scrupulosité normale constitue en soi une qualité vraie et fort sympathique du point de vue social ; elle implique et révèle un sens prononcé de la responsabilité, encore que le scrupuleux en soit par moments un peu trop accablé. Elle démontre son caractère de valeur véritable dans la mesure où elle s'inspire du double sentiment de la dignité morale et du bien d'autrui. Dans le scrupulisme en revanche, la fonction prime la valeur et finit par l'exténuer. Fonction d'allègement dont le but secret est d'esquiver les grands problèmes de la destinée et de sa finalité spirituelle en les remplaçant par de petits problèmes formels et moins inquiétants. Au fond le scrupuliste est un être qui se défile ! un virtuose de l'alibi.
En règle générale, les premières poussées de scrupules se produisent au cours de la puberté et de l'adolescence. Cette période critique est privilégiée à cet égard, et des déviations s'y produisent assez fréquemment. C'est l'âge classique de certaines « compulsions impératives ».
Ex. 26 : Manies de comptages ou « arithmomanie » (comptage intérieur, comptage de gestes ou d'objets) ; modes maniaques de marcher (poser le pied gauche sur la première marche des escaliers, et le droit sur la dernière ; interdiction de marcher sur les raies des trottoirs, ordre de poser les pieds dans leur intervalle) ; manies de concours (le sujet se fixe des délais dans son activité ou des buts spéciaux qu'il doit atteindre avant telle personne ou tel véhicule), lesquelles expriment symboliquement le désir inconscient de l'emporter sur un rival, de surpasser un être supérieur, une autorité ; en général le père ! Sorte de match qu'on a grande chance de gagner, sorte de victoire propre à vous soulager de sentiments d'infériorité ou à satisfaire des désirs d'émancipation (manies de touchage d'objets en série, poteaux, lignes des murs, etc.). « Il fallait, nous raconte notre tireuse énergique de sonnettes, que je touche tous les poteaux, ou les murs, avec un doigt ; comme ça tout danger était écarté, car avais peur qu'ils me tombent dessus. » Le même motif inspire la crainte de passer sous des échelles. Telles sont les formes les plus courantes de déviations auxquelles les jeunes gens sont exposés. Elles semblent n'épargner qu'une minorité d'entre eux.
Ex. 27 : Un jeune garçon est pris brusquement d'un malaise ineffable s'accompagnant de l'idée d'un devoir urgent à remplir. Mais quel devoir ? Peu à peu, ce dernier se précise : interdiction catégorique de marcher sur l'ombre de quelqu'un ! Il est convaincu que c'est sa conscience qui lui dicte cette défense ; en quoi il se trompe, car c'est son surmoi. Ce dernier en effet connaît le sens inconscient du geste interdit : c'est un sens agressif et primitif. Fouler aux pieds l'ombre d'une personne eût été sur le plan de la pensée régressive inconsciente un geste symbolique destiné à affirmer violemment une supériorité, une puissance à l'égard de cette personne, en même temps qu'à rabaisser, qu'à bafouer son autorité. Derrière toutes ces ombres anonymes se cachait celle du père. Enfant, au cours d'une scène pénible et dramatique, à peine conscient de ses gestes, il tenta de lancer des coups de pieds à son papa trop sévère, mais en fut empêché et puni. Puis, il refoula ce mauvais souvenir. Chez lui cette compulsion, et d'autres du même genre, furent les signes avant-coureurs d'une névrose. Mais ce n'est pas toujours le cas. Les manies citées plus. haut peuvent n'être que passagères. Elles constituent alors les signes de ce qu'on pourrait appeler une poussée de nervosisme moral chez de jeunes scrupuleux, poussée pour ainsi dire normale à cet âge critique. Leur fonction consiste à combattre et à venir à bout d'un sentiment gênant de culpabilité, normal lui aussi à cet âge, par des moyens faciles et radicaux. De la scrupulosité au scrupulisme, et de celui-ci aux obsessions de conscience, on observe toutes les formes de passage. Le trait commun à ces divers symptômes est la recherche d'un soulagement immédiat, dispensant d'un effort moral réel en le rendant inutile. Tout est bon qui soulage de l'angoisse, ou l'empêche de naître. C'est là un but évidemment et éminemment fonctionnel. En le poursuivant, le sujet s'imagine obéir à sa conscience. C'est là une dramatique illusion, au point de vue moral. Si ce n'était le cas, la conscience morale se déshonorerait à ce jeu. En réalité, elle est mise hors de combat par le surmoi. Son élimination suffit à rendre compte de son impuissance. Elle est graduellement éliminée dans la mesure même où la moralité scrupuleuse se dégrade en scrupulisme, puis en obsessivité névropathiques. Elle en est alors réduite au triste rôle de se tromper elle-même, en toute bonne foi bien entendu.
En résumé, non plus que dans la susceptibilité, la superstition ou le nervosisme moral en général, le sentiment de faute n'est réglé dans le scrupulisme par son objet. Cet objet consiste en quelque tendance que le scrupuliste s'est refusé à assumer. La coupure du rapport entre cette tendance condamnée et la conscience est opérée par le surmoi, par un surmoi en I'occurrence générateur d'angoisse. Celle-ci n'est pas ressentie comme telle mais comme inquiétude morale. Le rôle de la conscience morale est de fournir des contenus à cette inquiétude. Ceux-ci répondent alors à des rationalisations morales.
Les manies superstitieuses, en tant que formes de passage, appellent un dernier exemple qui serait celui d'une névrose franche. Nous allons le citer en fin de série pour marquer le contraste.
Ex. 28 : Un étudiant brillant et fort intelligent est contraint chaque soir de se livrer à un rituel étrange. Quelque chose en lui, « une puissance profonde et obscure » lui ordonne avant de se coucher de toucher trois fois le robinet de son lavabo. Cet ordre, au surplus, comporte une condition absolue d'exécution : le robinet ne doit pas être touché réellement, mais effleuré seulement de l'index gauche. En cas d'infraction, si par exemple le doigt s'est attardé, ou s'il a pesé sur le métal par inadvertance ou maladresse, eh bien, il faut recommencer. Mais cette fois-ci non plus trois fois, mais trois fois trois = neuf fois. Que maintenant, un nouveau raté vienne à se produire au cours de cette seconde manœuvre réparatrice, c'est alors trois fois neuf effleurages, c'est-à-dire vingt-sept ! Puis le cas échéant, 3 fois 27, Fuis 3 fois 81, et ainsi de suite. Cette manœuvre vespérale prive parfois ce pauvre obsédé de plusieurs heures de sommeil. Malgré cela, l'ordre demeure impératif, si tardive soit l'heure ou élevé le degré de fatigue. En fait, la progression des attouchements mesure assez bien la courbe ascendante de l’accès d'angoisse, sous-jacente au rituel. Cet accès toutefois ne peut être surmonté ou résolu qu'au moyen de gestes absurdes, dont le ridicule n'échappe pas à ce garçon intelligent ; il est d'ailleurs parfaitement raisonnable en dehors de son rituel magique (principe d'élection). Aussi son amour-propre en souffre-t-il doublement, souffrance morale venant s'ajouter à l'épreuve physique consistant à effleurer 729 fois un innocent robinet. Quant à la conscience morale, que lui reste-t-il à faire sinon à parapher les yeux fermés le pacte incompréhensible conclu entre le moi et le surmoi ? 42
Un médecin doit entrer dans certains détails propres à éclairer ce pacte singulier. Il comportait un double sens : rachat du péché d'onanie commis dès l'enfance déjà, puis action de dérivation de l'activité manuelle destinée à empêcher l'ancien pécheur de succomber de nouveau à la tentation. La condition de la faute, on le voit aisément, est donc maintenue. C'est dire qu'en dépit du refoulement, le désir en avait persisté. Ce désir latent menaçait en effet de renaître au moment même où il était né pour la première fois : dans la soirée. Et c'est un soir que l'enfant fut pincé par ses parents, lesquels l'inculpèrent avec horreur de péché mortel et le condamnèrent à la peine de l'enfer. On conçoit l'épouvante de ce petit garçon impressionnable, vivant dans l'atmosphère d'une famille rigoureusement attachée aux dogmes catholiques. Le moins qu'on puisse dire de ses parents, c'est qu'ils souffraient à coup sûr de nervosisme moral.
Cet élément de souffrance morale inhérente à l'exécution de la plupart des ordres du surmoi a conduit Freud à voir en elle un mécanisme d'autopunition. En effet, ce surcroît de peine, dont rien ne laissait prévoir la nécessité, semble superflu. Cet excès n'est-il pas en contradiction avec l'essence des phénomènes qu'il accompagne ? Pourquoi devait-il investir un acte de rachat, une tentative de purification destinée au surplus à empêcher une faute ? Et pourtant, cette souffrance est toujours là ; fidèle compagne des phénomènes névropathiques, elle est la croix des névropathes. Ainsi, alors même que le moi s'efforce de combattre un désir coupable, d'éviter une faute et réussit à n'y pas retomber ; bien plus, tandis qu'il ignore ce dont il doit se racheter et qu'il le condamnerait aujourd'hui, comme hier quand il l'a refoulé, s'il en prenait connaissance, eh bien, malgré son innocence, il est tenu pour responsable et doit encourir une punition. C'est là le trait le plus remarquable de la morale inconsciente, pour ne pas dire la double injustice commise par le surmoi.
Outre ce caractère punitif superfétatoire, le rite du robinet en comporte deux autres encore. Le premier, auquel la punition est illogiquement liée, est aussi d'ordre moral ou mieux magico-moral. Le contact prolongé avec un robinet donne un sens de purification de la main à l'acte obsessionnel. Purification et lavage sont identifiés dans la pensée syncrétique de l'enfant, pensée dont procède le rite. Le second caractère, en revanche, est d'ordre inverse, c'est-à-dire hédonique. Il ressort de la forme même de l'acte. Celle-ci, il suffit d'y réfléchir pour l'apercevoir, correspond à une satisfaction substitutive du désir de masturbation : le robinet formant un symbole phallique bien connu des éducateurs d'enfants.
Ce rituel, en définitive, condense en lui des éléments de nature contradictoire. En lui, et par lui, un désir fautif et condamné, se trouve puni, racheté, et satisfait tout à la fois. Ce processus de « condensation », si fréquent dans le rêve, est symptomatique de ce que nous ne cesserons d'appeler la duplicité du surmoi ; ou de sa pseudo-moralité, pour éviter tout jugement de valeur.
Des exemples de ce genre sont grossièrement éclatants. La névrose amplifie les menues réactions du nervosisme. Elle met en meilleure lumière, en les imprimant en gros caractères, toute une série progressive de discordances. Ce ne sont plus seulement des fluides harmoniques qui s'ajoutent à l'accord pour le rendre légèrement dissonant, ce sont les notes elles-mêmes dont il se compose qui le font dissoner. Chez notre étudiant, le contraste entre ses brillantes études et son rituel magique, entre sa mentalité rationnelle et l'insane manie fait une pénible impression. Cependant, malgré sa saine faculté de jugement, il souffrait de cette manie en tant que telle, et non de sa discordance avec tous les principes, rationnels et religieux à la fois, dont sa vie morale et spirituelle s'inspiraient. Et c'est là un fait bien frappant. Sa cause résidait, n'est-ce pas clair désormais, dans l'inconscience de l'origine et de la nature des motifs de sa manie régressive. La discordance entre les deux termes de la relation devait donc lui échapper aussi longtemps qu'elle échappait elle-même à toute objectivation analytique.
Ex. 29 : Peurs irrationnelles. Il ne peut être question de faire le tour des nervosités humaines, car elles ne se comptent plus. Cependant les peurs irrationnelles mériteraient une brève mention. On observe en effet une gradation continue, de la simple crainte isolée et inexplicable, à la phobie névropathique (de la rue, de la navigation, du chemin de fer, des objets pointus, des boutons décousus, etc.) Dans la première, c'est la qualité inadéquate de l'objet élu qui frappe ; dans la seconde, c'est la quantité, l'intensité de l'affect qui surprend. Un cas fréquent de peur isolée est la « peur du balcon ». Leurs victimes l'expliquent par la peur du vide, et notamment du vide vertical. Comme à la montagne, elle peut dégénérer en vertige.
L'analyse met au jour une représentation préconsciente qui explique le malaise ; le sujet se représente ou préimagine sa chute dans le vide. Sur ce plan, c'est comme si elle était inévitable, comme si déjà elle était vécue. Pareille participation affective à un malheur préfiguré est au fond de nature masochique. Dans la névrose, elle s'accompagne d'autres manifestations similaires témoignant non plus seulement d'un schéma, mais d'un complexe magique véritable et actif ; par exemple des cauchemars, ou d'étranges « accidents involontaires » qui se répètent et dont la série laisse supposer une tendance volontaire d'accidents ; ou bien un désir refoulé de tentatives inconscientes de suicide. En général, ces gens-là ne se suicident jamais, car l'instinct de conservation est intact. Il est même exagère par réaction. Le surmoi qui suggère et impose la représentation anticipée de la chute ou de l'accident, se révèle tout de même impuissant à entraîner le moi dans cette voie. Ce dernier ne tient qu'à se conserver car il tient avant tout à la vie. D'où sa crainte ou son angoisse ; d'où le caractère irrationnel de celles-ci.
Dans certains cas, la crainte se renverse : son contenu n'est plus de tomber soi-même dans le vide, mais d'y précipiter, d'y pousser autrui. Elle revêt alors une forme sadique.
Une dernière crainte Irrationnelle est très curieuse, car elle demeure souvent inexplicable malgré les analyses les plus profondes ; et pourtant elle est largement répandue : c'est le dégoût de la « peau du lait ».
Toutefois le caractère de discordance proprement morale de ces bizarreries ne nous apparaît point. Aussi en resterons-nous là, car nous nous sommes éloigné de notre sujet.
8. Moralité et spiritualité saines et malsaines
Au cours du premier chapitre, nous avons tenté l'analyse de la relation : fonctions-valeurs pour elle-même, ces termes définissant les deux pôles opposés de la vie morale considérée du point de vue psychologique. Dans ce chapitre-ci, nous avons élargi notre point de vue, en fixant nos regards sur le surmoi freudien. Cet élargissement était nécessaire. En effet, la connaissance et la compréhension d'un dispositif essentiel nous faisaient encore défaut. Le surmoi freudien, en tant que représentant et gardien à la fois du refoulé, constitue essentiellement un dispositif régulateur des modes d'association, d'interaction ou d'opposition réciproque s'opérant entre les fonctions inconscientes et les valeurs. L'étude sommaire de cette régulation non-consciente nous a conduit en ligne directe au problème de la santé psychique et à celui de la morale saine. Mais on aura remarqué qu'en fait notre point de vue n'avait pas changé lors de ce passage du premier problème au second.
Face au premier, notre critère d'une valeur vraie était son indépendance à l'égard de toute fonction inconsciente, La pleine liberté de réaliser une valeur pour elle-même serait selon nous le critère psychologique d'une « valeur pure ». Inutile de rappeler que, selon nous également, une désincarnation absolue répondait à un pur idéal. En revanche, l'harmonisation de valeurs individuelles et surindividuelles nous paraissait une opération réalisable. Elle l'était dans la mesure où les fonctions individuelles se subordonnaient à la vie valorielle ; cette subordination dépendant à son tour de l'élimination préalable des fonctions inconscientes.
Face au second problème, notre critère reste le même. La condition de la « santé morale » réside dans l'absence de motivation inconsciente. Il importe maintenant de faire rentrer les mécanismes surmoiistes dans l'ensemble des motivations inconscientes. Si l'on envisage l'aspect moral du problème de la santé psychique, il va de soi que ces dits mécanismes revêtent une importance primordiale, qu'ils s'avancent au premier plan alors que le refoulé recule au second.
Ainsi une vie morale saine serait définie à l'aide de deux principes corrélatifs :
1. Absence ou non-intervention de processus moraux inconscients, impliquant secondairement la non-activité de tendances refoulées.
2. Autonomie du moi et de la conscience morale. Or le premier degré, ou si l'on veut la base de cette autonomie consisterait dans le fait que la conscience morale se fût affranchie de toute influence surmoiiste discordante dans son effort d'élévation au niveau des valeurs spirituelles véritables. Ce niveau, rappelons-le, est supérieur au niveau des adaptations sociales en tant que telles, et que le surmoi « bergsonien » se charge de rendre automatiques 43
En effet, on observe des conflits entre l'idéal valoriel de l'individu et les exigences du groupe social dont il fait partie. Ces automatismes sociaux sont donc susceptibles d'être évoqués et, s'il le faut, révoqués à tout instant. il n'en va pas ainsi, on l'a vu, des mécanismes surmoiistes. La révision libre des obligations sociales est une condition de progrès de l'individu et par contre-coup de la société. Elle a formé la base de départ des oeuvres de tous les grands réformateurs. Mais il convient d'observer que l'intervention d'un surmoi freudien, qui se serait soudé à l'autre, contribue à entraver, voire paralyser toute prise de liberté ou d'indépendance à l'égard des notifications du groupe ou de l'état. Le libre examen de celles-ci présuppose en effet un premier acte de libération intérieure. Or sur le plan du surmoi, les exigences de la société sont conçues volontiers comme inconditionnées, de même manière que l'enfant considère les consignes parentales comme catégoriques. C'est là le mécanisme spécifique d'une forme de maladie psychique appelée « névrose sociale » ou encore « névrose d'autorité ». Dans ces cas toute la vie sociale baigne dans l'angoisse, dans la peur d'être mal jugé, etc.. L'adhésion véritable à des valeurs supérieures ne peut être que consécutive à une série fluctuante d'options autonomes permettant d'éprouver et de vérifier l'authenticité de cette adhésion.
Il suffirait dès lors de renverser ces propositions pour trouver la définition de la morale malsaine. Anomalie morale serait synonyme de déficit d'autonomie du moi par rapport au surmoi. Si nouveau et relatif qu'il soit, ce critère offre un grand intérêt pratique. Mais il constitue uniquement un critère psychologique et non pas spécifiquement moral. Un sujet jouissant d'une autonomie entière peut en faire un très mauvais usage. Son niveau d'aspiration ne correspond pas forcément à son niveau d'autonomie. Ces deux niveaux peuvent même être fort éloignés l'un de l'autre sans que cet écart rompe l'équilibre psychique.
Il appert, par conséquent, que le concept de santé morale ne coïncide nullement avec celui de perfection morale.
L'absence de morale inconsciente n'implique pas nécessairement un haut degré de moralité consciente. Celle-ci est fonction de la qualité du moi, de ses vertus positives, et non du fait négatif qu'il ne subisse aucune influence de la part du surmoi. Ce serait trop beau qu'il en fût autrement.
La coïncidence d'un égoïsme larvé avec un altruisme malsain est un fait généralement connu. Un certain mode de sacrifice de soi peut anéantir l’œuvre accomplie pour autrui. Inversement un bon vivant optimiste présente d'ordinaire un équilibre excellent, le scrupuleux un équilibre déficient sans cesse rompu, et sans cesse rétabli au moyen des scrupules. Selon notre critère, le premier serait supérieur au second !
En revanche une série de faits concordants nous ont montré que le « niveau d'aspiration » est en général très élevé dans le nervosisme. On pourrait en tracer la courbe avec une précision suffisante. Elle partirait de l'état de santé pour aboutir à la névrose en traversant la zone du nervosisme, de ses formes légères à ses formes graves. Eh bien cette courbe irait tout d'abord en s'élevant pour s'abaisser ensuite assez brusquement et tomber au-dessous de son point de départ, en pénétrant dans la zone névropathique. Tout au long de sa traversée ascendante de la zone du nervosisme, elle rencontrerait sur son passage des types humains aussi divers qu'intéressants : des originaux, des emballés, des artistes, littérateurs ou poètes ; des vagabonds ; des fondateurs d’œuvres, de partis politiques ou de sectes ; enfin des ennemis des lois ou des fanatiques, dont quelques-uns ne seraient pas très éloignés, sur notre courbe, de certaines mentalités sataniques. Il conviendrait sans doute d'augmenter la liste d'une bonne poignée de psychothérapeutes et savants, et peut-être de moralistes, philosophes et guides spirituels. Autant de types bien difficiles à classer selon les critères traditionnels de la morale théorique, ou abstraits de la spéculation métaphysique d'une part ; selon les critères aussi de la psychiatrie scientifique, d'autre part. Ces derniers obligent à ramener la normalité à un état moyen, la santé à une régulation de l'équilibre opéré par des processus de stabilisation. C'est là une conception statique. Mais alors, tel artiste, tel génie serait-il anormal ? Une intelligence très supérieure serait-elle une anomalie dans la mesure où elle formerait une exception ? A ce point de vue étroit, être philosophe ou psychologue constituerait le signe d'une grave maladie consistant à abuser du droit de reconsidérer sans cesse la valeur des connaissances humaines et des principes établis. Quoi qu'il en soit, et si l'on s'en tient strictement à l'analyse psychologique de l'exercice de la vie morale et non de ses contenus - ces derniers relevant de l'analyse morale ou métaphysique proprement dite - l'on n'est plus en droit de voir dans un conformisme intégral, dans un attachement tenace aux traditions reçues, les meilleurs signes d'une santé parfaite. Ces attitudes, en effet, si haut soit le prix que les parents, les magistrats et les moralistes leur attachent, peuvent constituer le symptôme spécifique de graves névroses (névrose sociale, angoisse sociale, etc.). Car ce n'est pas sur leur valeur en soi que repose le diagnostic ; c'est sur leur motivation interne. Dans ce cas, la spiritothérapie est absolument contre-indiquée et la psychothérapie absolument indiquée.
L'application immédiate et apsychologique - c'est-à-dire n'étant précédée d'aucune enquête psychologique - de toute méthode s'inspirant des critères traditionnels postulerait par conséquent deux conditions : absence de motivation inconsciente et autonomie. Or ces deux conditions ne sont pas remplies par la généralité des hommes. Et pourtant la rectitude des processus de valorisation en dépend. Le moraliste qui fait de ce postulat le point d'appui de son oeuvre semble donc admettre implicitement l'égalité des valeurs et des fonctions. Or ce principe est antispiritualiste par essence. Tel est le paradoxe qu'implique sa position.
L'appel aux valeurs pures, l'utilisation des critères chers aux moralistes et conducteurs spirituels, ces deux démarches, on le voit, présentent les défauts de leurs qualités. Visant à maîtriser la nature, elles ne tiennent pas un compte suffisant de ses protestations, ni du pouvoir de l'inconscient d'utiliser les valeurs à ses fins fonctionnelles. Leur postulat s'inspire de l'idée préconçue d'un type idéal qui serait censément partout identique à lui-même, c'est-à-dire toujours disponible. Et alors tout autre type s'écartant de ce modèle présumé - l'être humain n'est-il pas en substance un enfant de Dieu - serait déclaré païen ou morbide. Sur le plan psychologique, ce type-étalon dont la disponibilité spirituelle serait constante, n'existe pas.
D'autre part, en régime de morale ou de spiritualité, un élément de préférence personnelle joue un rôle indiscutable dans le choix des normes, des doctrines ou des idéals ; or cette préférence est souvent orientée par des motifs inconscients, quand ceux-ci ne la déterminent même pas entièrement. Nous tenterons de mettre cette influence secrète en lumière au chapitre suivant à propos de l'adhésion aux dogmes de l'indignité absolue et de la culpabilité irrémédiable de l'être humain. Rappelons à cet égard la notion algolagnique ou masochique du devoir confondu avec la négation du plaisir ; ou encore, celle de la dissociation psychosexuelle. L'amour est trop sublime pour y mêler la chair ! Oui mais... prenons garde ! Car le refoulement de l'amour sexuel comporte souvent deux graves conséquences : l'abolition définitive de la faculté d'aimer, et le renforcement corrélatif de l'agressivité. Ces deux buts, aucun guide spirituel sérieux ne saurait se les proposer.
En principe, le contenu de toute doctrine peut être influencé par quelque schéma ou complexe inconscient. Ces derniers, on discerne parfois leur action clandestine à l'aide de l'examen direct ; mais il est impossible d'en mesurer la force sans un examen analytique approfondi. Dans la dissociation psychosexuelle par exemple, il est impossible de décréter à priori que la chasteté qu'observe le sujet, ou que la doctrine de pureté radicale qu'il professe, est ou n'est pas influencée ou déterminée par un schéma ou un complexe Oedipiens dont personne n'est autorisé à nier la présence et l'action avant d'avoir procédé à une analyse de l'inconscient. Et, nous l'avons appris aujourd'hui, la sincérité est hors de question ; elle ne constitue nullement un argument valable pour ou. contre l'admission d'une motivation inconsciente. Au contraire, la sincérité de telle ou telle croyance n'est jamais aussi absolue qu'aux moments où elle sert de mécanisme de défense contre l'envie d'abandonner la croyance en question, de lui faire céder le pas à une croyance différente ou opposée. Dans le cas de dissociation dont nous venons de parler, le sujet s'efforce et vise à la pureté absolue de ses sentiments, en même temps qu'à l'idéalisation de la personne aimée. En idéalisant cette dernière, il lui attribue implicitement une pureté absolue. Or, on décèle par l'analyse une discordance entre cet idéal moral ou mystique, ou les deux à la fois, et le complexe inconscient avec lequel il soutient une relation intrapsychique. Sur ce plan profond, on découvre que l'instinct sexuel, pour peu que le surmoi lui laissât le champ libre, se porterait impétueusement vers l'objet idéal ou idéalisé, à tout le moins vers des femmes supérieures, de nature et de condition élevées, plutôt que vers n'importe quelle fille ou prostituée méprisable. Mais alors le moi ne pourrait précisément plus respecter, ni estimer, ni vénérer l'objet de son amour. Cercle vicieux insoluble ! Il demeurera insoluble aussi longtemps que la relation intrapsychique entre l'idéal et le complexe, et le caractère d'opposition qu'elle comporte, demeureront inconscients. L'amoureux dissocié croit sincèrement que le respect commande la dissociation, qu'il exige la désunion du cœur et du corps, de la chair et de l'esprit. Oui mais... il ignore avec autant de sincérité qu'en fait c'est le contraire. Ce n'est pas parce qu'il respecte qu'il dissocie ; c'est parce qu'il dissocie qu'il respecte. Il y a là un déterminisme rigoureux parce qu'inconscient, que l'analyse seule peut écarter. Cette ablation une fois réalisée, le patient pourra alors, mais alors seulement, respecter telle personne pour elle-même, pour sa valeur propre et non plus en fonction de lui-même uniquement, comme le font d'ailleurs la plupart des enfants à l'âge oedipien. En règle générale, l'accomplissement normal et naturel de l'acte sexuel présuppose une synthèse psycho-instinctive. Grâce a elle, le désir, le plaisir, l'amour et la fin suprême et valorielle de l'acte s'associent harmonieusement. L'être qui réussit cette harmonisation, qui réalise cette « totalité », s'élève au niveau le plus haut de pureté psychologique !
Si donc le diagnostic moral d'un penchant pour les prostituées ne fait aucune difficulté, si cet attrait est déclaré sans autre et par tous immoral, le diagnostic psychologique de la moralité inhérente au respect, ou à la pureté, et de son caractère valoriel, soulève au contraire de grandes difficultés. Le psychologue laissera donc en suspens ces deux diagnostics corrélatifs tant que la valeur en cause jouera un rôle fonctionnel et que l'inhibition de l'instinct sexuel par le respect ou l'idéal demeurera la cause inconnue de sa dérivation dans des voies immorales et avilissantes.
Rappelons enfin le cas du refoulement de la rivalité agressive. Il peut aboutir, comme nous l'avons vu, à un ensemble de « qualités » : modestie, gentillesse, abnégation. Leur diagnostic moral ne prête à aucun doute. Oui mais... à force de s'effacer, le sujet perd la faculté de s'affirmer et de lutter là où il devrait. Il a donc adopté un comportement extérieur conforme aux principes altruistes, mais, dès l'instant où il doit se mesurer avec un autre, il perd toute confiance en lui, ne se sent plus à la hauteur. L'analyste porte alors son diagnostic implacable : là où il y a effacement plus sentiment d'infériorité, il y a agressivité. Pour ce type de lutteur négatif, la supériorité d'un autre n'est pas un fait qu'il faut prendre et comprendre comme une donnée de la réalité, comme une condition de l'existence de la « société » ; c'est une souffrance. Cette souffrance dispose à l'hostilité : il s'agit donc de venir à bout de l'une et de l'autre. Le meilleur moyen d'y parvenir est d'adopter une attitude de gentillesse soumise, de respect affectueux, ou de confiance totale à l'égard des supérieurs et des autorités. Ainsi l'ensemble de ces qualités morales correspond en fait à un ensemble d'inhibitions. Inhibitions de tout mode de pensée ou de comportement qui tendrait à ébranler ou abolir la foi que le sujet entend conserver en ses bonnes qualités : ou bien la foi qu'il souhaite que ses supérieurs eux-mêmes, ou son entourage en général, ne cessent jamais de leur accorder. Sinon il se sent perdu à leurs yeux, c'est-à-dire à ses propres yeux. Il mesure uniquement sa valeur à celle qu'on lui attribue. L'axiome moral de base consiste chez certains sujets non-autonomes, à ressembler en tout point à l'opinion avantageuse que d'autres se font d'eux. En résumé, certaines qualités, en bien des cas, ont pour fonction d'inhiber les défauts inverses, en l'occurrence la crainte, la méfiance ou l'hostilité.
Un mécanisme analogue était tout à l'heure en jeu dans la dissociation psychosexuelle. Le respect absolu de l'objet, l'idéal de pureté témoignaient d'une série d'inhibitions de tendances inverses. La constance et la force de l'idéal trahissaient la constance et la force du désir de ne pas laisser l'objet idéalisé à l'abri de toute souillure, comme l'exigeait le surmoi ; c'est-à-dire de ce que le surmoi persistait à considérer comme souillure. Aussi l'application spiritothérapique aveugle de la valeur pureté peut aller à fins contraires, pousser le sujet dans la voie de l'impureté la plus repoussante. A l'origine la dissociation avait pour fonction d'empêcher la naissance d'un sentiment aigu de culpabilité. Toutefois, pour éviter ce mal, le dissociant tombe dans un mal plus grand. Ayant évité un conflit avec son surmoi, il est entré en conflit avec sa conscience morale engendré par la crainte de succomber à ses viles tentations. Il éprouve alors des remords et des sentiments d'indignité secondaires que la réalisation normale de l'amour sexuel lui aurait épargnés. Il déshonore l'idéal même qu'il se proposait d'honorer. Et nous le connaissons bien cet idéal propre à l'adolescence, cette disposition à purifier les premières et timides émotions amoureuses de tout élément sensuel. Si donc l'éducateur se propose de le fortifier, qu'il le fasse à bon escient, en toute connaissance du péril impliqué dans la dissociation à laquelle cet effort spirituel prématuré peut conduire. Le dissocié en fin de compte est doublement accablé ; et par ses propres remords et par des sentiments d'indignité qu'il mesure au mépris dont il est convaincu que l'objet idéalisé l'accablerait... « si elle » savait sa turpitude secrète. Ainsi un effort originel et excessif de pureté peut aboutir, de par son excès même, à un état douloureux d'impureté !
Citons enfin un dernier exemple concernant l'enfant. Les parents soucieux d'éveiller leur progéniture à l'amour filial, de répéter aux moins-de-8 ans : Tu dois aimer ton papa et ta maman ; tu dois les honorer dans ton cœur ! Mais il peut se faire, qu'à leur insu, l'enfant parcoure à ce moment-là une phrase de souffrance ou de révolte ; qu'il leur en veuille pour tel ou tel motif, qu'il nourrisse de vifs ressentiments à leur égard. Comment va-t-il donc se tirer d'affaire ? Plusieurs voies s'offrent à lui, entre autres le refoulement de l'hostilité. Mais envisageons-en une autre plus courante et moins morbide. Si de leur côté, les parents n'arrivent pas à accorder à leur enfant la compensation ou la réparation à laquelle il estime avoir droit (voir plus loin par. 10) ou manquent à lui donner la preuve d'amour qu'il attend d'eux et qui seule lui prouverait leur amour, il n'arrivera pas de son côté à les aimer vraiment comme ils le souhaitent ou l'exigent. Mais alors il adoptera une attitude extérieur-- de respect et un comportement d'obéissance. Il s'appliquera à ne rien faire qui leur déplaise, qui démente son désir conscient et sincère de les honorer. Et leur faisant plaisir, et voyant leur plaisir, il s'imaginera que c'est là la bonne et la seule manière de les aimer. À la longue, il confondra entièrement ce comportement ou cette habitude avec l'amour ; et il risquera de persister dans cette confusion toute sa vie, a moins qu'un analyste averti ne vienne la dissiper. La base même de l'amour, cette base naturelle et solide que ses parents visaient à établir dans son âme d'enfant fera définitivement défaut. La base de la vie affective demeurera l'ambivalence, ses modes d'expression resteront formels et faux. Aussi soyons plus prudents encore dans la présentation et l'imposition des Valeurs pures aux enfants qu'aux adolescents, et plus prudents en face des adolescents que des adultes. La suprématie fonctionnelle tend en effet à se relâcher avec l'âge. Dans le cas qui nous occupe, les processus de valorisation de l'objet ont donc échoué. Les conditions psychologiques de sa réussite n'étaient pas remplies. L'une d'elle, la principale peut-être chez l'enfant, n'est autre que la réciprocité absolue. Il aime vraiment qui l'aime vraiment. Mais l'adulte ne renoncera jamais à toute réciprocité. Et si elle lui est refusée, il tend à ne plus accorder de valeur à ses propres sentiments. Certains nerveux vont plus loin ; ils sombrent dans une pénible mésestime d'eux-mêmes qui est leur manière masochique de répondre à la mésestime dont ils se croient l'objet. Mais ils s'estiment ou se valorisent à nouveau sitôt qu'ils inspirent de l'estime, de l'amitié ou de l'amour à une personne faisant figure d'autorité à leurs yeux. En cas pareils, les processus de valorisation sont soumis à un déterminisme fonctionnel évident qui rappelle le conditionnement psychologique rigoureux de l'initiation de l'enfant au monde des valeurs.
9. La morale psychologique
Le lecteur n'aura pas manqué de discerner l'apparition d'une morale nouvelle, une sorte de morale psychologique. Elle chercherait à s'appuyer sur de nouveaux principes destinés à évincer les postulats de la morale traditionnelle dans tous les cas où leur fausseté s'avère à la lumière de l'analyse des structures mentales. Ces principes sont nombreux et de valeur inégale. Qu'il suffise d'en connaître trois, car ils ont fait leurs preuves : la vérité intérieure, l'honnêteté vis-à-vis de soi et d'autrui, la prise réelle de la responsabilité de son destin, et du destin des êtres qui vous sont confiés. Ces trois attitudes sont solidaires. Elles impliquent le courage et, la volonté de s'affranchir des motivations inconscientes. Ce premier nettoyage une fois effectué, elles s'appliquent aux fonctions individuelles qu'on est résolu à exercer aussi bien qu'aux valeurs auxquelles on s'est lié librement. Elles conduisent à une autonomie progressive qui incline à substituer la connaissance de soi à la référence. Ayant atteint ce niveau, l'être humain est alors, mais alors seulement, en état de disponibilité. Aux conducteurs d'âmes d'en disposer. Ils verront leurs chances considérablement augmentées par l'action propédeutique du psychanalyste.
La morale traditionnelle envisagera sans doute d'un mauvais oeil la naissance imprévue de cette petite sœur. Mais ce discrédit n'empêchera pas la cadette de vivre et de s'affirmer aux côtés de son aînée, à condition d'éviter les conflits de compétence. Ils seront évités dans la mesure où chacune des deux disciplines saura reconnaître ses limites. Et une rivalité qui était absurde tournera en collaboration intelligente.
La morale psychologique vise à hisser les êtres humains, y compris les gens cultivés, sur deux échelons superposés. Le premier a pour objet la prise de conscience du plus grand nombre possible de relations à soi-même ; le second, la restitution et l'assainissement des relations à autrui, du rapport avec son prochain. La base saine de ce rapport sera désormais la coïncidence des fonctions conscientes et des valeurs. Les valeurs directives, à cet échelon, ne sont autres que la compréhension des autres favorisée par la compréhension de soi-même, l'honnêteté, et le sens des responsabilités inévitables, celles-là même qu'élude le scrupuleux ; enfin, l'amour vrai, lequel postule la capacité d'aimer un autre être que soi-même et de l'aimer pour lui-même et non pas pour les fausses valeurs dont on l'affublait. Si le psychologue soutenu par la confiance et l'intérêt inconditionnés qu'il accorde à priori à son patient réussit à l'élever sur cet échelon, ce n'est déjà pas si mal. À d'autres de l'aider à gravir les échelons suivants. Tel serait, à nos yeux, très sommairement esquissé, le trépied de cette jeune éthique, susceptible de rajeunir son aînée.
L'idée directrice présidant à l'intervention du psycho-thérapeute soucieux de morale est le « respect du fait », d'où découle naturellement le respect de la personne humaine telle qu'elle est et quelle que soit la manière heureuse ou malheureuse dont elle combat les exigences de ses pulsions instinctuelles ataviques. Sa dignité actuelle procède plus de ce combat que d'une victoire apparente. Ce qui doit intéresser les psychagogues, ce n'est pas l'homme abstrait, mis d'emblée en face de valeurs pures, mais l'homme vivant ; c'est de considérer le rapport de son moi avec ses fonctions. Cet envisagement requiert un remaniement des critères établis, un renversement de l'ordre de leur application.
Le : est-ce bien ou mal ? est remis à plus tard, aux temps meilleurs qui succéderont à l'enquête psychanalytique.
Le : est-ce normal ou pathologique ? passe au premier plan dans les cas de névropathie ou psychopathie, se retire au second plan dans les cas de nervosisme, ou il cède la place au :
Est-ce juste ou faux ? s'agit-il d'une réaction authentique de la conscience morale ou d'une, intervention surmoiiste ? Dans ce dernier cas, quelle est la tendance refoulée en cause ? Et cette tendance, quelle valeur a-t-elle faussée ; pourquoi, quand, comment, etc. ?
Se poser ces questions, c'est en somme accorder au sujet le bénéfice du doute. C'est écarter tout jugement de valeur et le remplacer par un jugement de structure présupposant l'irresponsabilité. On rencontre, par exemple, des gens qui sous des dehors très religieux sont très égoïstes ou inhumains. Le pasteur, inclinant à juger les vraies valeurs religieuses, s'emploiera à combattre l'égoïsme ou la méchanceté au nom et à l'aide de ces valeurs. Le psychanalyste, en revanche, ne dira pas de ces gens qu'ils sont religieux et égoïstes ; mais supposera qu'ils sont des égoïstes ou des méchants dont la religiosité souffre d'une prééminence fonctionnelle, qu'elle sert à justifier l'égoïsme ou à compenser la méchanceté au lieu de la combattre, etc... ; qu'il peut donc s'agir d'une pseudo-religiosité dans laquelle l'égocentrisme inconscient commet aux valeurs la défense de ses intérêts. Il est évident que, sous ce jour, les choses changent d'aspect. En régime de psychologie inconsciente, le postulat de l'appel ex abrupto aux valeurs pures se révèle inadéquat et trompeur. C'est pourquoi il y a lieu, en cas d'échecs ou d'accidents de la synthèse spirituelle, de vérifier l'usage des critères théoriques par la méthode d'objectivation des fonctions inconscientes.
Tout moraliste ou guide spirituel aurait avantage, selon nous, à conformer son questionnaire à l'ordre sus-indiqué, dût-il pour cela renverser ses habitudes. Car pour atteindre à la vérité et à l'efficacité de sa mission, il se doit d'éclairer sa propre compréhension de l'âme humaine confiée à ses lumières, avant de vouloir éclairer cette âme elle-même. Il se doit, en d'autres termes, de démasquer les fausses motivations avant de se livrer à l'examen de la valeur des vraies. On pourrait à cet égard formuler une sorte de loi, présidant à la plupart des malentendus, incompatibilités d'humeur, mésententes ou querelles qui enveniment les relations interindividuelles.
L'incompréhension d'autrui ou par autrui est directement proportionnelle, mais la compréhension réciproque inversement proportionnelle au degré de motivation inconsciente des dites relations.
On voit que la compréhension des êtres entre eux et la compréhension de soi-même obéissent à une règle identique. Un grand nombre de drames en résultent que l'absence de tendances inconscientes chez leurs auteurs ou victimes aurait empêchés.
Par un enchaînement fatal, la morale psychologique est portée bon gré mal gré à augmenter ses prétentions. Il importe donc de freiner ses élans juvéniles en délimitant son champ d'action. À qui donc l'appliquer ?
Notre essai d'analyse visait à dégager un type humain chez lequel le surmoi freudien exerce une action élective mais certaine. Cette action, au surplus, est épisodique et discontinue. Mais elle peut manifester une grande énergie dans certaines conditions, à certains moments critiques. Les plus critiques sont précisément les moments où le moi est invité à affronter le monde des valeurs. Les fonctions, on l'a vu, ont pour celles-ci une grande affinité. Avant de leur céder, elles cherchent à s'en emparer ou à s'en couvrir. Cette réaction spontanée est peut-être ce qui est resté de plus humain chez l'homme dit civilisé.
Or plus une valeur est élevée, plus haut est son rang dans la hiérarchie spirituelle, et plus elle est menacée. C'est là un fait trop ignoré des moralistes. Puissent-ils s'en pénétrer. Et les théologiens, prêtres et pasteurs également. Puissent-ils en tenir compte dans leur ministère d'instruction de l'adolescence. Car nous voyons trop de patients ayant mêlé, à l'insu de tous, leur religiosité à leurs complexes infantiles, les complexes parentaux notamment. Or le conducteur d'âmes, tout comme le psychanalyste, est alors intégré à son tour dans ces complexes. Et l'ambivalence dont il devient l'objet se transpose sur les principes et doctrines qu'il soutient, et parfois sur Dieu lui-même ! Il favorise ce transfert impie et secondaire en jouant le rôle d'intermédiaire. Son action va alors à fins contraires. Tels sont, brossés à grands traits, les caractères distinctifs du nervosisme moral, lequel constitue le champ d'application par excellence de la morale psychologique.
Libre à chacun de les qualifier de pathologiques. Oui mais... qu'il prenne garde ! Le pathologique se définit en général par rapport à un état normal qu'il importe de recouvrer. Mais alors comment définir ce dernier en régime moral ? C'est là où commence la difficulté. Nous avons vu en effet que santé psychique et moralité ne coïncident pas. Où chercher, où trouver une référence plus sûre, un critère plus constant ?
En second lieu, à considérer comme pathologique toute intervention surmoiiste, si minime fut son influence sur l'équilibre moral et restreinte sa portée, on en viendrait à traiter la majorité des êtres humains de malades ; et cela au préjudice de personnalités supérieures mais à l'avantage d'une minorité, dont la majorité, si j'ose dire, se compose de personnalités inférieures ; ceci au seul point de vue bien entendu du niveau de leurs aspirations et non pas du niveau de leurs capacités. Ces deux niveaux tendent à se confondre chez l'être normal et à s'écarter chez le névropathe. Car il n'est pas douteux qu'une action élective et discontinue d'un surmoi préposé à assurer la régulation des schémas affectifs suffisamment détachés de leurs objets originels contribue à élever ce niveau.
Force est par conséquent de se rabattre sur un autre critère, d'adopter la névrose elle-même comme terme de comparaison ; de définir ainsi le nervosisme par rapport à quelque chose de plus pathologique que lui. Le nervosisme moral deviendrait ainsi une chose plus normale qu'une autre chose ! Mais cette définition serait peu satisfaisante. Ne vaut-il pas mieux se résigner à le définir par lui-même Plutôt que par une relation qui déçoit tout le monde, bien portants, nerveux et névrosés ?
Résumé
Le principe d'affinité que nous avons tenté de dégager, si simple que puisse apparaître sa description psychologique, n'en pose pas moins au point de vue moral et culturel une série de problèmes fort intéressants et obscurs à la fois qui se dérobent à l'analyse scientifique pure. L'analyste, considérant ce principe comme un facteur d'évolution culturelle, aimerait le livrer ensuite à la réflexion des philosophes.
À première vue, cette disposition, qui est le fait du nerveux moral, à consentir que telle ou telle valeur puisse servir à satisfaire telle ou telle tendance inconsciente pourrait laisser supposer chez lui une sorte d'insensibilité aux valeurs elles-mêmes, une méconnaissance de l'absoluité de leur nature et de leurs exigences spécifiques. Or il n'en est rien. Un examen attentif révèle au contraire une grande sensibilité à ces exigences, un sens aigu de leur spécificité, le désir de ne céder à aucune compromission. Cet idéal contraste donc avec une certaine indulgence à l'égard de soi.
On peut faire ici deux hypothèses. Ou bien on ne verrait dans cette sensibilité que le résultat d'un mécanisme réactionnel de protection contre les retours toujours possibles du refoulé, mécanisme qui serait acquis au même titre que tout autre dispositif de régulation faisant suite aux refoulements. Il s'agirait ainsi d'une sensibilisation progressive plus que d'une sensibilité réelle. Toutefois si cette hypothèse mécaniste rend bien compte des suites du refoulement, elle explique mal le besoin lui-même de refoulement.
Ou bien on verrait aussi dans cette sensibilité un trait de caractère personnel, et à ce titre plus ou moins inné en même temps que plus ou moins développé par l'éducation. C'est à cette seconde hypothèse que pour notre part nous nous arrêterons. Il conviendrait à ce propos de retranscrire certains chapitres de la séméiologie psychiatrique en ternies de caractérologie. Ainsi cette disposition constituerait en dernière analyse le trait spécifique du nervosisme moral, et l'évolution vers l'idéalisme qui lui est propre. Ce trait expliquerait enfin pourquoi ce sont les nerveux qui mènent le monde et l'orientent vers ses fins culturelles (par de tortueux détours, il est vrai) et non pas les bons vivants.
Le déterminisme intercurrent
Chacun sait que nos énergies vitales s'élaborent dans l'intimité des organes du corps ; que notre appareil psychique affecte certaines d'entre elles à son usage. C'est ainsi, grosso modo, que naissent un ensemble d'excitations donnant lieu elles-mêmes tantôt à des besoins physiques ou instinctifs, des appétitions ou des pulsions, tantôt à des désirs ou des tendances. Ces divers phénomènes nerveux sont dénommés : « représentants psychiques » des excitations en cause. L'ensemble des représentants psychiques constitue ainsi un système de détermination qui se nomme la causalité naturelle.
Ce premier système causal, de nature biopsychique, répond à peu près à ce que nous avons appelé au premier paragraphe le déterminisme fonctionnel primaire. Il comporte la somme des influences du corps sur l'esprit en régime normal. Nous lui avons en outre opposé une seconde source de déterminations : le déterminisme secondaire ou moral ; ou si l'on veut valoriel.
Il importe maintenant d'ajouter un troisième système à cette liste. Rassurez-vous, c'est le dernier ! 44
Ce n'est pas tout à fait exact, car ici nous laissons de côté les influences exercées par le monde extérieur et ses sollicitations parfois si impérieuses. Son agent n'est autre que le bloc fonctionnel : inconscient-surmoi ; bloc venant au long de l'expérience vécue s'insinuer entre les deux premiers systèmes, entre le corps et l'esprit, et susceptible de fausser le fonctionnement de l'un et de l'autre. S'interposant ainsi sur les voies de la causalité naturelle, il mériterait l'appellation de « déterminisme intercurrent ». Si l'on considère maintenant la position du moi par rapport à chacun de ces trois ordres de détermination, on doit reconnaître que le plus rigoureux des trois est sans contredit l'intercurrent.
En effet, un moi suffisamment discipliné et libéré à la fois, peut se prévaloir d'une relative autonomie, fort variable d'ailleurs, à l'égard des deux premiers. On peut résister dans une certaine mesure à la faim ou au désir sexuel, ne fût-ce qu'en l'ajournant. Mais il est plus difficile, il est vrai, de réprimer une pulsion agressive.
Le moi, compte tenu des trois ou quatre sources d'influences dont il est dépendant, n'a donc pas la tâche facile. Mais on lui donne ses meilleures chances de la surmonter en le libérant du déterminisme névropathique, car il ne dispose à son égard d'aucune liberté. L'éclosion et l'action de ce système adventice constituent la condition nécessaire et suffisante de la constitution d'une névrose.
En quelque sens enfin qu'on retourne le problème, on se convainc que la vie morale et spirituelle ne s'approche de sa raison d'être et de sa nature spécifique que dans la mesure où elle s'affranchit de toute détermination inconsciente et automatique.
Conclusion
Nous voici revenus au point de départ de ce chapitre.
On reproche communément aux psychanalystes d'être possédés du démon du soupçon choquant, d'entrevoir partout la malice de l'inconscient, comme si elle devait se glisser dans toute opération mentale ou conduite humaine. Claparède les a comparés à des hiboux qui verraient clair dans l'obscurité, mais pas clair en plein jour. Un travers opposé serait de ne jamais soupçonner qu'un déterminisme intercurrent pût troubler le jeu. Après tout, ces deux travers se valent bien. Il importe donc de se garder de l'un comme de l'autre.
Ce dont dorénavant moralistes et guides spirituels devront surtout se garder, c'est de rester aveugles à l'ingérence du surmoi dans le vie morale des nerveux ; c'est de la nier à priori chez tout être humain pour la simple raison qu'il n'est pas complètement fou, et pour cette raison seule. M. Dalbiez, comme nous le faisions remarquer, identifie absolument surmoi et pathologique. Au surplus, névrose et culture sont à ses yeux dans un rapport d'antithèse radicale, comme si l'une était la négation de l'autre. S'étant livré à un examen critique des vues de Freud sur la répression, exigée par la civilisation, des instincts sexuels primitifs, incestueux ou polygamiques, répression que Freud, se référant aux dégâts qu'elle produit, incline à juger excessive, M. Dalbiez conclut son examen par la réplique sui
vante : « Les règles de la moralité sexuelle se proposent au contraire de réaliser le but même dans lequel Freud croit devoir les combattre : la diminution de la souffrance humaine. Freud, envisageant toutes choses sous l'angle de la clinique des psychonévrosés, ne voit dans la culture que ses déchets 45
Vol. II, p. 487.. »
Les vues de cet éminent critique du freudisme nous semblent à leur tour passibles d'objections. S'il est vrai que le maître de Vienne réduise le sain au malsain, les valeurs aux fonctions, voyant les choses humaines dans une perspective où ses patients le ramenaient sans cesse, M. Dalbiez de son côté serait porté à les envisager sous l'angle d'une philosophie, dont il ne nous incombe point d'analyser les principes, mais qui nous paraît un peu étroite dès qu'il tente de l'appliquer à la psychiatrie, et notamment aux relations des troubles nerveux présentés par les êtres civilisés avec l'évolution de la civilisation elle-même. Ces troubles seraient censés n'être nullement le fait d'une défectuosité inhérente aux lois culturelles elles-mêmes, mais plutôt d'une impuissance de s'y conformer inhérente à des êtres tarés.
En réalité, un grand nombre de psychonévrosés le sont devenus parce qu'ils avaient pris ces lois trop à la lettre, et nullement en vertu d'une infirmité préexistante qui les avait rendus réfractaires et insensibles à ces lois, ou en avait fait les ennemis. C'est pourquoi, dans les zones libres de leur pensée morale, et aux moments non-névropathiques de leur action, maints d'entre eux se révèlent les meilleurs artisans et défenseurs de la culture, sans parler encore des pionniers simplement affectés de nervosisme moral. Cette dernière forme atténuée de névrose, on l'a vu, tend à surélever le niveau des aspirations et à fouetter les énergies culturelles. La névrose à bien dire n'est pas irréductible à la civilisation, n'en est pas le dépotoir, puisqu'elle lui est contingente, qu'elle en est la résultante, en tout cas le tribut.
Pour ces raisons, l'expression de « déchets de la culture » appliquée aux nerveux nous semble trop péjorative. Elle prête à des réserves d'ordre humain, scientifique et historique. Un nombre impressionnant des représentants les plus agissants de la culture auraient eu un titre incontestable à prendre rendez-vous chez Freud. Il serait facile d'énumérer les hommes de génie et les grands artistes affectés de névropathie, ou même de psychopathie. La maladie fit-elle d'eux des déchets ? Nous nous refusons pour notre part à les mettre tous dans la même... caisse ! Il est bon que les nerveux rencontrent une fois un défenseur convaincu.
Les relations que soutiennent la maladie psychique et la culture ne sont donc ni constamment contradictoires, non plus d'ailleurs que constamment homologues ou concordantes. Peut-être l'éminent critique des doctrines de Freud a-t-il dépassé sa pensée en vue de sauver les valeurs spirituelles auxquelles il est si profondément attaché. Si ce mode de sauvetage nous paraît superflu, un autre procédé nous semble urgent. Il consiste à dénoncer avec méthode et courage l'usage fallacieux que font de ces valeurs de nombreux individus supérieurs et cultivés qui ne sont pas pour autant des malades.
Chapitre III. La morale inconsciente
La « morale équivoque ».
Le cœur de l'homme est l'énigme du sphynx
Si l'on pouvait avec des yeux de lynx
De ses replis éclairer la souplesse
L’œil étonné de maints hauts faits vantés
Démêlerait les ressorts effrontés
Dont un prestige a fardé la bassesse.
SAINT-JUST
Le principe fondamental de la morale inconsciente, comme nous avons tenté de l'expliquer, peut se résumer en une brève formule : inconscience des motifs déterminants de tel ou tel phénomène, mais nullement inconscience du phénomène lui-même. Celui-ci est donc perçu ou vécu en tant que tel, et non en tant qu'effet ou résultat d'une motivation inconnue. C'est là un premier fait illustré par certains exemples cités plus haut. Ils étaient surtout destinés à mettre en lumière le rôle capital, le rôle central à proprement parler, du sentiment inconscient de culpabilité. Cette locution boiteuse, où l'adjectif semble contredire le substantif qu'il est censé qualifier, reprend sous ce jour un sens assez précis. Dans le scrupulisme pourtant, nous l'avons vu, ce sentiment était conscient ; le sujet souffrait d'une inquiétude morale perçue aussi nettement qu'un sentiment pénible peut l'être. C'est pourquoi cette forme de nervosisme offre tant d'intérêt au point de vue de la psychologie morale. Dans maints autres cas, en revanche, le sentiment de faute ne se présentait pas à la conscience sous sa forme spécifique, mais comme un malaise diffus, une tension sans objet précis, sans objet moral du moins. Ce malaise exprimait précisément une tension entre le surmoi et le moi. Ce dernier la motivait de son mieux. Ailleurs, ce sentiment se manifestait non plus dans la sensibilité, mais dans la conduite ; sous forme d'un besoin de punition (ex. 10, 28) c'est-à-dire sous une forme indirecte qui nous induisait à supposer son action, donc son existence. Mais dans les trois cas, la cause en était inconnue, et inconnaissable.
Cette nouvelle notion de culpabilité non ressentie comme telle est ainsi appelée à éclairer des faits demeures jusqu'à Freud bien mystérieux. La tension intérieure dont ils résultent, de façon directe ou indirecte, est donc engendrée par une discordance ou une opposition entre les tendances du moi et celles de l'inconscient. Le sujet est tiraillé en divers sens opposés, et c'est à ce tiraillement que réagit le surmoi. Il met alors en jeu des mécanismes particuliers, susceptibles d'y mettre fin, et dont les principaux ont été décrits au chapitre précédent.
De cette nouvelle notion analytique se dégage un principe intéressant. C'est qu'une réaction intérieure à une tendance condamnée peut conserver son caractère moral spécifique alors même que le sujet n'a plus aucune conscience de ce caractère. En d'autres termes, la réalité propre d'un phénomène de nature morale, aussi bien que la réalité d'un phénomène psychologique de toute autre nature, peut se conserver indépendamment de la connaissance de cette réalité ; indépendamment par conséquent de la présence ou de l'absence de remords conscients. Ce genre de réalité indépendante des données du réel, réfractaire à leur influence, est dénommée : réalité psychique. Dans la névrose morale, il y a donc deux réalités psychiques qui ne coïncident pas. Et ce dualisme en constitue justement le caractère clinique dominant. Il est propre à éclairer bien des contradictions.
Morale inconsciente signifie en fin de compte : inaptitude. Ou mieux, sa manifestation implique une inaptitude. Le sujet n'est pas ou n'est plus capable de mettre en relations la cause et l'effet, de rétablir ce rapport de causalité entre les motifs inconscients et les phénomènes qu'ils déterminent, de renouer est les liens coupés par le surmoi. Cette incapacité psychique la conséquence dernière et durable des refoulements.
Ainsi dans cette nouvelle science s'occupant de la réalité psychique de phénomènes moraux inconscients, l'inconscience relationnelle constitue une notion-clef propre à faciliter le travail de l'analyste, à le rendre efficace. Il consiste essentiellement à rétablir, puis à rendre conscientes, le plus grand nombre possible de relations abolies. Il vise ensuite à coordonner l'un à l'autre deux systèmes qui se disputaient le privilège de punir le mal. Mais le mal... c'était qu'ils le punissaient en vertu de principes et de procédés foncièrement contradictoires !
Les relations en question ont pour objet un ensemble complexe de phénomènes qu'il importe maintenant de classer. Pour plus de clarté, nous les diviserons en deux groupes. Le premier comprendra les relations du surmoi avec l'inconscient ; le second, les relations du surmoi avec le moi conscient, avec la conscience morale en particulier. Le surmoi, en fait, constitue un système cohérent et homogène, une sorte d'unité fonctionnelle. Lui attribuer ainsi deux faces, l'une tournée vers les pulsions refoulées, l'autre vers le moi, c'est recourir simplement à un artifice descriptif.
10. Les principes premiers
Nous ne donnerons qu'un bref aperçu de ce problème compliqué. Ses données nous font descendre dans des profondeurs inquiétantes. Si Freud ne craignit point de s'aventurer dans ces limbes obscurs, il n'exigea pas que les moralistes l'y suivent. Et cette mansuétude nous épargnera, à notre tour, bien des difficultés inhérentes à l'exposé d'une psychologie aussi abyssale.
La psychologie des pulsions instinctuelles refoulées requiert toutefois quelques éclaircissements. Elle pose un grand nombre de questions intéressant directement l'analyste, mais fort indirectement le moraliste. L'une d'elles pourtant mérite l'attention de ce dernier.
Pourquoi ces dites pulsions demeurent-elles si intransigeantes ? Pourquoi exigent-elles avec tant d'insistance leur satisfaction ? Et cela en dépit des refoulements, malgré les résistances consécutives et les refus définitifs que le moi leur a opposés ?
Ici nous serions bien tenté de copier le modèle d'explication que Molière a légué à la postérité. Les pulsions instinctuelles sont intransigeantes parce que leur caractère propre est précisément de l'être. Leur trait distinctif, c'est d'exiger que satisfaction leur soit donnée. Il est inhérent à leur nature même. Une pulsion qui renoncerait à cette exigence ne serait plus elle-même. C'est pourquoi elle reste elle-même après comme avant son refoulement.
Mais il ne suffit pas de la définir par ce trait spécifique. Il nous faut encore insister ici sur l'une des particularités les plus frappantes de son exigence de satisfaction. C'est d'une personne extérieure que la pulsion cherche à l'obtenir ; c'est-à-dire que sur ce plan, le sujet ne peut la satisfaire qu'au moyen ou à l'aide d'un objet. Si le but biologique est la satisfaction (par exemple de la faim), le but psychologique pourrait-on dire est une relation, plus encore une liaison avec l'objet dont l'intervention positive devient alors condition de satisfaction (par exemple la mère qui nourrit). Il y a là deux facteurs complémentaires dont chacun n'agit qu'en fonction de l'autre. Très tôt cependant, ils sont de plus en plus confondus l'un avec l'autre dans la conscience. C'est là l'origine de « l'attraction ». L'observation des petits enfants, si dépendants de leur mère, si impuissants et angoissés en son absence, en apporte la preuve constante. Ainsi dans leur esprit, toute dissociation du but et de l'objet d'une pulsion devient impensable dans la mesure même où la réponse adéquate, l'accord de l'objet, devient une nécessité psychologique, après avoir constitué une nécessité biologique.
L'enfant se sent donc attiré par qui satisfait ses besoins ; et cette attraction, toute instinctive au début, évolue rapidement en sentiment, puis en besoin d'amour. Est aimé qui s'occupe de vous, vous entoure de sollicitude et de tendresse. Or, dans l'inconscient adulte, les choses en sont restées là. Deux attitudes affectives ou principes premiers de conduite s'en dégagent : le besoin d'être aimé et l'amour narcissique éprouvé en retour pour qui vous aime, c'est-à-dire vous soigne, vous entoure et satisfait à vos besoins.
Il y a là l'indice d'une première valorisation des besoins instinctifs. Ils cessent d'être de pures fonctions biologiques dès l'instant où s'opère en leur nom une liaison avec un autrui, où se surajoute cet élément social. Mais il ne s'agit encore que d'un germe. Toute rudimentaire soit-elle, cette valorisation primitive formera la base des futures valorisations vraies en vertu desquelles l'objet sera aimé pour lui-même, sa personne et sa valeur propres seront respectées (amour dit : objectal). A ce niveau primitif, en revanche, la valeur de l'objet est encore confondue avec la valeur uniquement hédonique qu'il revêt pour le sujet, c'est-à-dire avec sa fonction.
Chez les nerveux, plus encore chez les névropathes, le besoin d'être aimé (sens large) est resté très impérieux, très exigeant, pour ne pas dire insatiable. Il est d'autant plus exposé à la déception. Mais une double confusion - vient encore augmenter l'amertume des déceptions. Si la satisfaction est confondue avec une preuve d'amour de la part de l'objet, vécue comme telle, l'insatisfaction au contraire sera confondue avec une preuve de retrait d'amour, de condamnation, ou de méchanceté de la part du dit objet. Les sensations ne sont pas perçues dans leur pureté organique ; l'inassouvissement, par exemple, comme une pure perception désagréable ou pénible. Non, il est surtout conçu comme une injustice, une véritable injustice commise par quelqu'un, et la privation comme une frustration. Une personne extérieure doit être rendue responsable de ce dol inadmissible ou incompréhensible. Bien souvent dans l'enfance, c'est en effet l'objet même d'une pulsion qui en interdit la satisfaction (notamment dans la phase oedipienne). Il est donc imputé d'un acte d'autant plus injuste et révoltant. A ce titre, il attire sur lui autant d'agressivité qu'inversement il inspire d'amour, s'il se prête et se rend au désir, s'il entre dans le jeu fonctionnel des besoins élémentaires. Comme il ne lui est pas possible de jouer ce rôle toujours et partout, ses déficiences inévitables contribueront ainsi à l'instauration chez le sujet d'une ambivalence de sentiments.
Or l'ambivalence en tant que mode originel de régulation biologique des affects élémentaires, puis des sentiments, peut être considérée comme l'un des principes premiers les plus néfastes de la vie interindividuelle. Il suffit d'observer de près les réactions des enfants pour se convaincre de la réalité et de l'ampleur de ce dualisme à l'égard d'autrui, des éducateurs en particulier. Fait important, les pulsions inconscientes de l'adulte conservent ce même caractère, ou le revêtent après leur refoulement. Ce dernier en effet est synonyme d'interdiction, sur le plan de la pensée inconsciente, en tant que réponse à une interdiction hétéronome inéluctable.
Par conséquent l'exigence d'une pulsion instinctuelle insatisfaite se double très tôt d'une revendication. C'est surtout sous ce dernier aspect que les pulsions refoulées se révèlent à l'analyste. Et quel est le contenu presque constant de cette revendication ? C'est l'affirmation d'un droit : du droit quasi inconditionnel à une réparation (ex. 7, 12, 21, 28). Aussi longtemps que l'injustice, la frustration ou le dommage ne sera pas réparé, l'agressivité dominera les relations sociales, restera aux aguets, se rallumera à la moindre privation, celle-ci fût-elle juste et objectivement motivée. Maints nerveux gardent au fond d'eux-mêmes cette prétention. Elle se manifeste dans toute cure analytique, et souvent l'analyste doit en faire les frais. C'est elle qui porte dans certains cas ces sujets à s'adresser à un conducteur d'âmes. Elle atteint un haut degré dans le complexe d'abandon, forme la base des névroses d'appétition 46
Auxquelles succombent aujourd'hui un nombre croissant d'assurés ou « d'accidentés » du travail. C'est là un fléau moderne que déplorent les sociétés d'assurances. L'assuré présente des troubles nerveux justifiant à ses yeux son incapacité de reprendre son travail. Et cette incapacité de motiver à son tour son droit à l'indemnité., de revendication ou de quérulence.
Refuser d'assouvir ou interdire une pulsion instinctuelle ou une tendance plus évoluée mais élémentaire, c'est commettre en un mot crime de lèse-nature. Et pour empêcher celle-ci de se venger, et elle s'y entend, l'être déçu doit savoir se lier solidement à des valeurs sûres.
Les modes de manifestation du droit de réparation sont multiples. En voici deux assez typiques. Dans l'un, le sujet revendique ce droit de façon intermittente mais positive, directe et violente. Les revendications éclatent comme dans une crise (sautes d'humeur, colère, flots de griefs, réclamations, interprétations tendancieuses, etc.). Ces accès sont le trait saillant des névroses de caractère. Au lieu de penser, de se plaindre ou de refouler, le patient « agit » ses complexes, passe à l'action, comme si le surmoi s'éclipsait soudain. Souvent s'il se montre injuste, c'est pour mieux démontrer qu'on l'a été envers lui. Dans l'autre type, à l'inverse du premier, le revendiquant se replie, se renferme, s'isole. Il cherche ainsi à se convaincre, pour en mieux convaincre ses proches ou la société, qu'il ne revendique, qu'il n'exige plus rien. Il se refuse à toute réparation. Bref, il boude. Le sens profond de ce -négativisme est analogue à celui de la bouderie infantile : « Non, laissez-moi tranquille ; je ne veux plus rien de vous ! » Mais que le pédagogue ne soit pas dupe de ce refus, car il n'est qu'apparent, que joué. Il ne signifie nullement un renoncement, une absence de besoins. Il masque tout au contraire des besoins violents, mais déçus. Il exprime beaucoup moins de méchanceté que de souffrance. La bouderie témoigne toujours d'une déception douloureuse subie passivement. À ce titre, elle répond à une mesure de sécurité, à un moyen prophylactique. En décidant par sa propre volonté d'opposer une fin de non recevoir, le boudeur vise à se prémunir contre de nouvelles déceptions, à surmonter son pénible sentiment de dépendance et d'impuissance. Au surplus, il donne une leçon à l'objet décevant lorsque celui-ci s'avise de lui faire des avances. Enfin, il lance un appel secret à son amour. Le but qu'il poursuit, c'est d'obtenir une juste réparation. Mais il le manque fréquemment, alors qu'il l'atteindrait plus sûrement par des moyens moins détournés. À la longue hélas, des déceptions renouvelées de son besoin d'amour portent l'enfant à ne plus vouloir le reconnaître en lui.
Ex. 30 : Voici un homme taciturne et aigri qui s'habille mal. Il tarde à raconter des souvenirs cuisants de son enfance. Ses parents l'obligeaient à porter et à « finir » les habits et souliers devenus trop petits de son frère aîné. Ce « devenus trop petit » ne le convainquit jamais. Ils étaient laids et usés, voilà tout. Il confondait une mesure d'économie avec une défaveur injuste : « C'est bien assez bon pour toi ! » Mais à ce moment-là, l'aîné recevait un beau costume neuf et des chaussures à la mode. C'était plus que son cœur jaloux ne pouvait supporter. Il se réfugia dans la bouderie ; mais plus il boudait, plus la mère, évidemment, s'attachait à l'aîné, lequel triomphait sur toute la ligne.
Aujourd'hui, en psychanalyse, il relie spontanément ces frustrations anciennes à ses négligences vestimentaires actuelles. Mais ce dont il n'est pas conscient, c'est de la fonction de ces dernières. Elles sont comme une leçon posthume donnée à sa mère, morte depuis lors, comme une démonstration publique de son injustice d'antan : « Voyez comme elle m'a traité ! Voyez comme elle m'habillait ! On me repassait les vieux habits de mon frère ; eh bien... je n'en porterai plus jamais de neufs, pour punir mes parents ! » L'envie et la rancœur avaient conservé toute leur réalité psychique chez ce boudeur inconscient.
Dans ce cas, comme en maints autres, le besoin d'amour, déjà fort en lui-même, fut exaspéré par les frustrations. Il fit alors place à une attitude de défense et de négativisme bourru qui impliquait précisément et révélait une disposition native non pas à refuser, mais à recevoir beaucoup. C'est là le drame intime des êtres sensibles et déçus. Il se produit ainsi des arrêts de développement affectif dont la conséquence est une fixation au stade primitif de l'amour narcissique. Celui-ci restera désormais confondu avec l'amour vrai, ou objectal. En réalité, le narcissiste n'aime qu'en fonction de ce qu'il reçoit et hait en fonction de ce qu'on lui refuse. Sur le plan narcissique, inutile d'ajouter, toutes les conditions favorables à la naissance et aux inflammations périodiques de la jalousie sont remplies.
Jalousies, injustices, frustrations, déceptions, interdictions, telles sont les causes cardinales de l'alliance précoce de la haine à l'amour, de la substitution éventuelle de celle-là à celui-ci. Au fond de l'ambivalence et de l'égocentrisme, on trouve toujours la souffrance. Ces considérations nous amènent à deux derniers principes élémentaires que nous ne pouvons passer sous silence, car ils sont comme les corollaires négatifs des précédents : la vengeance, et sa forme atténuée, le talion.
À l'origine, la vengeance semble une réaction de défense et de lutte. À notre sens, cette vue est inexacte. La vengeance est avant tout une consommation d'agressivité en tant que telle. Cela est si vrai qu'elle sert volontiers de prétexte au sadisme. De là son caractère extensif ; elle portera à infliger un grand mal pour un petit mal subi. Inutile d'insister. La vengeance négative cependant, dite masochique, est moins connue. Le vengeur est contraint par son surmoi à retourner son hostilité contre lui-même, à s'infliger le mal amplifié qu'il a souhaité infliger. Il paye les frais de ses pulsions vindicatives (Ex. 11, 17, 27). La bouderie enfantine en comporte déjà le germe : « Je ne mangerai pas de dessert... et ce sera bien fait pour vous ! » Mais elle ne conserve pas toujours hélas une forme si anodine.
Quant au talion, il répond à une première tentative de limitation des impulsions vengeresses. Celles-ci seraient en effet sans limites sur le plan instinctuel. Mais un surmoi, s'inspirant d'un sens probablement très primitif de l'égalité dans la souffrance, vient leur imposer une sorte de juridiction dont l'application se base sur un calcul précis. L'équivalence mathématique entre ce qu'on a subi et ce qu'on fait subir est érigée en droit, qui ne se discute plus. C'est là une première forme de lanisme. Une forme plus évoluée consiste à mettre en balance les bonnes et les mauvaises actions. Dans ce compte serré, une bonne action donne le droit d'en commettre une mauvaise à peu près équivalente 47
Ce bilanisme pseudo-moral se manifeste souvent dans un certain type de rêves à deux temps, dits « rêves couplés ». La bonne action y est accomplie dans la première partie et la mauvaise y est commise dans la seconde.. La vertu, non encore revêtue de sa valeur propre, exerce la fonction d'autoriser le péché, en somme de le créditer.
Dans plusieurs cas, cette conception pseudo-morale tirait son origine d'une série d'expériences particulièrement nettes faites par l'enfant. Celui-ci s'était maintes fois aperçu qu'après une punition, surtout si elle avait été afflictive, papa redevenait gentil, même plus gentil et indulgent qu'auparavant. Il passait alors bien des choses, fermait les yeux sur certaines sottises. Cette indulgence durait jusqu'à la prochaine punition. L'expérience était donc faite que la punition infligée par l'autorité permettait ensuite de faire des sottises ; donc que l'autorité elle-même envisageait ainsi les choses. Cette expérience avait joué un grand rôle dans la formation du surmoi, expliquant en grande partie l'origine de sa corruptibilité persistante.
Ainsi la source la plus profonde du besoin de vengeance, survivant et sévissant dans les régions obscures de l'âme civilisée, est de nature biologique. On l'oublie trop. Ce besoin est significatif d'insatisfaction de besoins instinctuels ou vitaux élémentaires. La réaction topique de l'enfant est d'affirmer ses besoins ou ses désirs, même les plus défendus, les érotiques y compris. En tant que tels, ceux-ci ont droit d'obtenir satisfaction du seul fait de leur existence. Sinon, la nature mobilise l'agressivité. C'est là une régulation spontanée obéissant aux principes du plaisir et de la peine, de la joie et de la douleur. Or les tendances refoulées de l'adulte sont soumises à la même loi. Qui dit refoulé dit insatisfait, mais non « renoncé ». Mais ici intervient une complication fâcheuse. C'est que l'excès de satisfaction, tout comme son défaut, contribue aussi à développer les besoins, à les rendre plus exigeants et insatiables. Les parents le savent bien qui s'efforcent d'éviter ces deux écueils : trop permettre ou trop défendre. Or qu'il procède d'un excès de bonté ou d'un excès de sévérité, un besoin insatiable conduit fatalement au sentiment de frustration.
En second lieu, la vengeance implique l'absence de la notion de pardon. Les conséquences de cette implication originelle sont graves du point de vue de la morale inconsciente. Nous verrons en effet au paragraphe 14, comment le surmoi la reprendra à son compte ; comment aussi il appliquera la loi du talion tout en inhibant la vengeance.
Le professeur P. Bovet analyse en termes saisissants le sentiment « d'adoration » éprouvé par les enfants à l'égard de leurs parents 48
Le sentiment religieux et la psychologie de l'enfant. Delachaux et Niestlé.. Cet auteur souligne un fait intéressant ; c'est que les objets de ce sentiment infantile jouissent de tous les attributs divins : la toute-puissance, l'omniscience, la perfection. Ces représentations superfétatoires exercent, à notre avis, une fonction biologique dans la mesure où elles sont inspirées, tout comme le réalisme moral, par un besoin primordial de sécurité 49
Voir à ce sujet notre article sur Valeur et fonction, des phénomènes psychiques. Revue suisse de psychologie, tome II.. Si l'enfant, dans son impuissance, est porté à croire en la toute-bonté parentale, c'est que cette croyance s'appuie sur l'espoir obscur que ces dieux s'inspireront toujours du désir et détiendront toujours le pouvoir de satisfaire à tous ses besoins. C'est là la genèse psychologique du concept de la providence. « Il est inévitable, ajoute l'auteur, qu'une crise se produise dans l'esprit de l'enfant... Ces représentations sont destinées à s'effondrer lorsque la perfection parentale a été trouvée en faute... »
Ce serait sous l'influence de cette crise que l'enfant transférerait ces attributs merveilleux sur un être plus lointain, et dont on soit sûr cette fois-ci ; dont l'excellence et la bonté seraient vraiment infinies et parfaites. Après avoir divinisé le père, il paternise Dieu. La psychanalyse confirme chaque jour la justesse de cette vue génétique. Le sentiment religieux, à l'origine, est tout d'abord d'ordre fonctionnel, comme le sentiment filial. Mais ce transfert céleste a son revers. C'est encore la psychanalyse qui nous révèle son aspect négatif. On constate que rien ne peut troubler davantage l'enfant, ni lui inspirer parfois plus d'hostilité contre ses parents (le père surtout) que d'être la victime de leurs défauts après les avoir tenus pour infaillibles. Le sentiment d'être trompé par des êtres adorés introduit un germe de méfiance à l'égard des plus hautes valeurs dont ces êtres étaient justement les représentants éminents. Se voir amèrement déçu par des dieux en qui l'on avait placé une confiance totale constitue l'une des épreuves affectives les plus cruelles imposées à certains enfants que nous analysons à l'âge adulte. C'est la chose qui ne se pardonne pas.
Chez les adultes, l'analyste perçoit les échos lointains de cette expérience critique. Ils sont de deux sortes.
En premier lieu, se révèle une attitude d'ambivalence foncière à l'égard de Dieu, s'étendant parfois à toute la religion. Cette ambivalence dont le croyant ne se rend pas compte nous livre le secret de ses doutes, de ses révoltes ou crises religieuses. Et puis, dans un second temps, l'analyste découvre l'origine de ces sentiments négatifs impies, c'est-à-dire qu'il perce à jour le vrai visage de leurs objets primitifs. Ces objets, c'était les parents, ces parents qui jadis par leurs déficiences impardonnables avaient non seulement inspiré l'ambivalence affective, mais déterminé précisément le transfert céleste. Ainsi, le report sur Dieu de la rancune et de l'hostilité marque suffisamment et l'échec de ce transfert, et son danger. En saine morale religieuse - mais à quel âge est-elle accessible à l'enfant ? - la recherche d'un être suprême destiné à compenser la faiblesse humaine des parents, ne devrait pas conduire l'enfant à attribuer leur faiblesse à Dieu, mais bien à la leur pardonner.
Ex. 31 : Le curé sacrilège.
Un excellent prêtre souffre d'obsessions, sources de douleurs morales indicibles et rebelles aux confessions et expiations.
Au moment critique de l'Offertoire, en lieu et place des saintes paroles des prières consacrant cette oblation miraculeuse, lui viennent à l'esprit des insultes grossières et blasphématoires à l'adresse de Dieu, inspirées par un mouvement de révolte. Ce curé fait preuve d'une profonde piété en dehors de ses accès névropathiques. Mais ceux-ci surviennent précisément pendant l'office. Tout en officiant, il ne peut se contenir de reprocher avec violence à Dieu d'avoir si cruellement maltraité Jésus, son fils unique.
Le contenu des obsessions sacrilèges est donc évidemment religieux - mais nullement leur origine ni leur principe. Elles doivent leur naissance à un mécanisme de déplacement opéré par le surmoi. Dans l'inconscient, en effet, les reproches sanglants n'ont pas le Père céleste pour objet, mais bien le père terrestre du patient. C'est ce dernier qui en réalité avait maltraité son fils, et notre patient sur ce point n'avait pas entièrement tort. Quoiqu'il en soit, il avait refoulé ce vif ressentiment.
À la suite de certaines épreuves, la rancune refoulée menaça de faire retour. Le surmoi intervint à sa façon en la détournant sur Dieu. Rien ne saurait mieux caractériser la pseudo-moralité inconsciente qu'un déplacement de cet ordre. Sur ce plan, on est moins coupable d'invectiver Dieu que son père, à tel point le surmoi demeure imprégné de principes enfantins, s'inspire encore de la crainte et du respect que l'enfant éprouve pour les êtres concrets et tangibles dont son sort dépend.
Bien entendu, lorsque reproches et revendications atteignent à ce degré, il ne s'agit plus de nervosisme moral, mais de névrose franche.
Telle est, brossée à grands traits, la situation inquiétante à laquelle le moi et la conscience morale auraient à faire front si le surmoi ne s'était pas formé. Aussi comprendra-t-on mieux maintenant le but de la fonction essentielle dévolue à ce dernier : barrière destinée à fermer l'accès du moi aux désirs inassouvis, aux sentiments d'injustice, aux rancunes et accusations, aux exigences de réparations, etc., d'une part ; aux revendications parallèles inspirées par les frustrations que subirent les besoins narcissiques d'amour d'autre part. Autant de tendances et d'impulsions bien propres à choquer singulièrement, s'il en prenait conscience, tout esprit sensible aux valeurs, à rompre même dangereusement son équilibre moral si plus encore que sensible il leur est devenu hypersensible, par l'effet même du refoulement.
11. Fonction essentielle du surmoi
Cette fonction de barrage demeure donc sa fonction primaire essentielle, son but numéro un comme nous le disions au par. 5. On peut la résumer ainsi : couper toute relation, empêcher tout contact entre le moi et le refoulé. Malheureusement c'est là un but idéal qu'elle ne saurait atteindre toujours et partout... qu'en l'absence précisément de pulsions refoulées actives ou activées. Il importe donc de voir de plus près comment les choses se passent en réalité.
Un premier cas, celui du nervosisme moral, nous a longuement arrêtés au chapitre précédent. Le surmoi, s'étant laissé fléchir, entrait pour ainsi dire en pourparlers avec quelque pulsion partielle ou élément refoulé. La conférence aboutissait alors à l'application des mécanismes réductifs que nous avons relevés, et illustrés à l'aide d'exemples.
Nous devons intercaler ici un second cas ; celui de la sublimation.
La solution idéale pour un idéaliste, telle que nous l'avons esquissée au par. 3, consisterait dans l'aptitude à mettre le dynamisme propre de la pulsion en jeu à la disposition absolue du moi et de ses aspirations valorielles. Mais le succès de cette opération exigerait deux conditions ; c'est que la pulsion défoulée fût assez plastique pour se plier à ce détournement de son but vers une fin qui la dépasse ; c'est qu'en second lieu le moi eût acquis l'aptitude de « se transcender » lui-même, si j'ose dire, en tant qu'instance préposée à donner satisfaction aux besoins biologiques. Or cette double aptitude n'est pas donnée à tout le monde ; elle définirait un état dans lequel les refoulements seraient justement superflus ; elle est en revanche refusée aux nerveux dans la mesure où ils sont des êtres assez idéalistes mais assez affectifs, voire instinctuels, tout en même temps.
Certaines descriptions, d'autre part, laisseraient entendre que les forces instinctives jouiraient de la propriété virtuelle de servir tous les intérêts du moi, et de se plier à toutes ses aspirations. Voici à ce propos ce que nous avons constaté. Si une énergie libérée par le défoulement prête volontiers assistance à l'exercice des valeurs d'ordre individuel, elle se prête mal en revanche au service des valeurs d'ordre surindividuel. Tout se passe comme si elle cherchait d'autant plus, au contraire, à fonctionnaliser les valeurs, à les réduire à son propre service, à les dévaloriser en un mot, que le plan sur lequel de son côté le moi a cherché à l'attirer est plus élevé, que la fin à laquelle il la destine le transcende davantage lui-même, est elle-même plus sublime. Face à toute sublimation, ou effort de sublimation, il faut donc redoubler d'attention analytique. Tel serait l'aspect négatif ou morbide du principe d'affinité. Là résiderait en dernière analyse la cause seconde de « l'échec de la civilisation » !. Énoncer cette hypothèse, c'est reposer le problème inquiétant des chances que l'adaptation culturelle aurait ou n'aurait pas de s'accomplir.
Quoi qu'il en soit, quand on constate qu'à ce niveau supérieur les valeurs priment de façon sûre, durable et authentique les fonctions instinctives, l'on en est réduit à admettre que quelque chose de nouveau ou d'essence nouvelle s'est produit dont l'analyse purement psychologique de la sublimation est inapte à rendre compte. Ce quelque chose de nouveau, et d'irréductible à la causalité dynamique, serait impliqué dans le passage au plan du déterminisme secondaire, moral et spirituel, que nous avons relevé au par. 1 ; ou dans le passage de la colonne de gauche à la colonne de droite du tableau synoptique qui sera exposé au dernier paragraphe. Tout ce que l'analyste est en droit de dire, c'est que pareille primauté présuppose l'établissement d'une heureuse « coïncidence ». Nous avons suffisamment relevé ce point au par. 2 pour nous dispenser d'y revenir ici.
Coïncidence des buts et des fins mais prévalence absolue de ces dernières, telle serait la solution idéale à laquelle tend instinctivement tout idéaliste sincère. Dès l'antiquité, les philosophes se sont demandé si l'équilibre entre la volonté et les sens était naturel à l'homme. Saint Thomas n'hésite pas à répondre : oui, car leur antagonisme ne peut être que contingent, ne peut résulter que d'événements accidentels. Klages, en revanche, dit non. Pour lui, la psyché est de nature hybride ou schismatique ; l'esprit est l'ennemi de la vie. L'harmonie entre ces deux entités ne peut être au contraire qu'accidentelle ou passagère. Or sur ce point, les données de la psychanalyse, pour peu qu'on les interprétât sans parti pris, donneraient plutôt raison à saint Thomas. Nous ne discernons pas d'antagonisme foncier entre les affects élémentaires et les valeurs ; et suivre Klages dans cette voie conduirait le psychothérapeute en tant que tel dans d'inextricables difficultés. Ne serait-ce pas, de sa part, nier la possibilité de l'état de santé morale ? Ce qu'au contraire nous découvrons chaque jour, c'est la production d'un antagonisme contingent, issu d'événements accidentels et historiques, ceux-là même qui donnèrent lieu aux refoulements. La source dernière (ou première) du conflit en question, et que Klages ignorait, n'est autre que l'intervention des motivations inconscientes, c'est-à-dire d'une causalité qui, en ne se révélant pas à la conscience, la rend de ce fait impuissante. La condition première de l'équilibre entre la volonté et les sens, entre l'idéal et l'instinct, est la connaissance. Celle-ci de conditionner et de régler à son tour l'action secondaire des principes de coïncidence et de prévalence.
Formuler ces principes revient en somme à définir le type apollinien, cher à Goethe, où « l'idéal de la personne se trouve réalisé quand un haut degré d'évolution spirituelle repose sur de puissantes assises vitales » comme M. Thibon le dit fort bien. A condition, faut-il ajouter, que ces assises puissent être objet de connaissance et de claire discrimination, mais ne soit pas objet de confusion avec les tendances vitales refoulées.
Un troisième cas enfin, lié directement à notre sujet, est celui de l'effraction. Ce terme signifie, qu'ayant réussi en vertu de son dynamisme à tourner ou déborder le surmoi, un élément refoulé a envahi une zone du moi. Mais cette description purement quantitative doit être complétée par la notation de la forme qualitative du phénomène. Autrement dit, il importe de préciser si l'activité propre à la zone envahie est d'ordre fonctionnel ou valoriel. Car c'est surtout dans ce second cas que le sujet ressent les plus grands malaises, et que ceux-ci notamment s'aggravent d'accès d'angoisse proprement dite.
Comment le surmoi va-t-il réagir ? Le seul parti à prendre est sans doute le meilleur. Afin de ne pas faillir à sa fonction essentielle, il s'efforcera de paralyser l'activité valorielle que le refoulé a confisquée, et qu'il menace de réduire à sa merci en la détournant de ses fins spécifiques. L'échec d'une pianiste illustrera bientôt ce mécanisme. Nous voici amené à formuler la définition de cette fonction essentielle -
Toute activité valorielle d'une zone du moi envahie et confisquée par une pulsion instinctuelle est inhibée par le surmoi. Cette inhibition se produit et se poursuit en dépit de la valeur en soi de la dite activité, mais en raison de son association avec l'activité d'une fonction préalablement refoulée, association dont le sujet n'a pas conscience.
Les choses peuvent en rester là, comme dans la névrose d'inhibition par exemple où le sujet demeure inhibé et déprimé mais ne réagit pas ou prou au trouble déficitaire dont son moi est la victime. Si au contraire, loin de le supporter passivement, il y réagit, les choses vont plus loin. Le moi souffre de sa défaite partielle. En le comparant sans cesse à l'état ancien, il ne tolère par l'état nouveau, dont le caractère pathologique lui échappe. Sa conscience lui en fait reproche, et son idéalisme en souffre d'autant plus qu'il attachait plus de prix aux valeurs qu'il abandonne aujourd'hui, ou qui l'abandonnent. C'est dire que sa douleur morale est en raison directe de la hauteur et de l'éminence de celles-ci. Il a le. sentiment de les trahir, de trahir sa destinée, son idéal ou son devoir, et ce qui est pire de se trahir lui-même. Et alors, l'angoisse en tête, le cortège des sentiments d'insuffisance et d'indignité s'ébranle rapidement. C'est bien dans les névroses religieuses que cette réaction psychologique aux processus d'inhibitions se manifeste avec le plus de netteté, lorsque ceux-ci entraînent notamment la perte de la foi et les crises de doutes, ébranlent les croyances et les sentiments religieux, ou inspirent des sentiments réactionnels d'hypocrisie, de fausseté, ou de perdition, qui redoublent la douleur morale. Le clair discernement de la source de ces désespoirs, de ces luttes et de ces chutes, ne fait que les rendre dignes de plus de sympathie et de respect.
Dans ces cas, le caractère électif de l'inhibition est assez fréquent. Seul un secteur particulier de la vie spirituelle est frappé à l'exclusion des autres. Ainsi le croyant en état de crise religieuse demeure fidèle aux valeurs humaines et sociales, les cultive même avec d'autant plus de soins. Et pourtant, sa douleur et son sentiment de trahison persistent, vont même croissant, malgré cette compensation. Car celle-ci n'en est pas une, à ses yeux. C'est comme si les valeurs maintenues, retrouvées ou fortifiées avaient pâli, et perdu tout leur prix en regard des valeurs perdues, les seules valables désormais. La sensibilisation aux valeurs est souvent la conséquence de leur inhibition ; et cette sensibilisation est d'autant plus prononcée que les valeurs en cause sont d'un rang plus élevé. C'est là le fait de l'idéaliste, le meilleur signe peut-être de la vérité et de la profondeur de son idéal.
Ce dernier le condamne pour ainsi dire à faire une névrose morale ou religieuse alors que dans les mêmes circonstances des personnalités moins supérieures peuvent s'en tenir à une névrose d'inhibition, ou à une dépression atone exempte de luttes et de sentiments d'insuffisance. Ici les valeurs semblent beaucoup moins hiérarchisées, et mises toutes sur le même rang. Le mode de réaction psychologique aux troubles surmoïques permet de dépister après coup les types de « religieux laïques ». Nous reviendrons sur ce point dans nos conclusions (par. 8).
Le symptôme, en résumé, qui caractérise à divers degrés cette forme spirituelle d'accès nerveux ou névropathiques consiste dans les phénomènes d'auto-dévalorisation.
Lorsqu'une fonction inconsciente occupe ainsi par effraction un secteur spirituel, c'est la valeur qui paye les frais de l'occupation. Et le prix est fort.
Ces inhibitions rentrent dans le groupe des mécanismes automatiques. Les moralistes auront à enregistrer cette nouvelle forme négative de déterminisme moral intercurrent, laquelle implique et révèle la perte de l'aptitude normale à distinguer, puis à dissocier deux ordres de motivations pourtant si étrangers l’un à l'autre, si antinomiques en un mot. C'est là le malheur qui arriva au brave curé dont nous avons décrit l'obsession.
*
Et cependant, toutes ces influences occultes et déterminantes sont-elles de nature proprement morale ? Toute la question est là ! En fait, elle n'est pas si difficile à résoudre.
Le moraliste se serait logiquement attendu à ce que la haute valeur d'une activité psychique suffît à la préserver d'une paralysie produite par une instance, le surmoi, qu'on serait tenté de considérer malgré tout comme une sorte de seconde conscience morale agissant pour son compte. Or il n'en est rien. Cette instance interdit ou favorise tour à tour le bien et le mal, le meilleur et le pire, l'essentiel et l'accidentel. Il n'est pour s'en convaincre que de se reporter à certains exemples relatés plus haut, aux numéros 11, 13, 27, et 30 notamment. La conclusion s'impose d'elle-même : le surmoi n'est pas une instance morale, mais bien pseudo-morale. Sa pseudo-moralité dérive somme toute de l'anachronisme de son système de références. Celles-ci remontent à une époque antérieure où les valeurs n'étaient pas encore comprises ni admises pour elles-mêmes. Nous avons assez insisté sur le fait que la formation du surmoi précédait celle de la conscience morale et sur les graves conséquences de cette précession. On peut en déduire un principe pratique. Le pédagogue et le guide spirituel devraient veiller attentivement à ne pas laisser les fonctions amorcer, entraîner ou guider le leu des valeurs aux époques critiques où l'âme enfantine ou juvénile s'éveille à ce jeu, et s'en émerveille. N'est-ce pas, au fait et au prendre, ce qui se passe dans le scrupulisme, ou dans la dissociation psychosexuelle ? Ne fut-ce pas là le drame intime de la jeune et ardente convertie de l'ex. 15, dont la conversion de nature trop fonctionnelle obligea finalement le surmoi à frapper la vie religieuse d'inhibition ; de même que chez le chrétienscientiste de l'ex. 17 ?
Avant de relater des exemples typiques de pseudo-moralité, je rapporterai un type d'inhibition de nature morale apparente, et néanmoins fort répandu : l'agoraphobie.
Une jeune fille, ou une épouse, a refoulé des velléités d'émancipation, des désirs de tromper la surveillance d'une mère sévère ou d'un mari jaloux pour aller « s'amuser » dehors, courir les aventures dont une grande ville offre tant de séduisantes occasions.
Le moyen, ou l'instrument, du désir coupable serait donc : sortir seule, symbole d'émancipation. À la suite de divers incidents, tentations ou appréhensions, ce désir refoulé fait irruption dans le moi. Il va logiquement y investir les fonctions motrices et idéo-affectives qui sont préposées à la réalisation de l'acte de sortir en ville, lequel acte serait en effet le moyen de chercher des aventures, et peut-être d'en trouver. C'est alors que le surmoi intervient . il inhibe les dites fonctions par l'angoisse si l'agoraphobe s'avise de sortir seule. Si celle-ci en revanche est accompagnée, c'est-à-dire surveillée, l'inhibition et l'angoisse, désormais sans objet, se dissipent, ou ne se produisent plus.
En résumé, tous ces phénomènes démontrent clairement que le surmoi a connaissance - connaissance dont le mode d'ailleurs nous échappe entièrement - des tendances refoulées, de leurs objets et de leurs buts.
12. Exemples de pseudo-moralité
Comme l'âme descharge ses passions sur des objects fauls, quand les vrais luy défaillent.
MONTAIGNE.
Voici quelques exemples de pseudo-moralité surmoïste :
Ex. 32. Je relève en passant chez un patient adulte une vieille habitude : il marche toujours tête baissée, les yeux rivés au sol. Je lui conseille d'essayer de s'en défaire. A la suite d'efforts renouvelés et vains, il prend conscience de sa forte résistance à relever la tête. Elle retombe malgré lui ; sa volonté est impuissante. Il s'agit donc d'une « habitude anormale », inconsciemment motivée.
Cet homme en effet aime à se promener à la campagne, « adore » les beaux paysages de l'Île de France. Néanmoins, tout en déambulant, il ne les regarde pas ; se privant ainsi de son plaisir esthétique préféré.
Mon enfance durant, se souvient-il, mon père m'a répété : « Regarde donc où tu marches... ne marche pas toujours le nez en l'air ! » Donc la fonction de l'habitude consiste dans le maintien d'une relation filiale à un père très aimé et disparu.
Il se comporte aujourd'hui comme si ce père, mort dès longtemps, marchait à ses côtés. En s'obstinant dans cette obéissance posthume, il le ressuscite magiquement. C'est pourquoi il fixe le sol, même sur des routes excellentes qu'on peut parcourir le nez en l'air sans aucun danger.
Cette relation filiale comporte deux éléments : un besoin ardent de protection chez un nerveux qui ayant toujours douté de lui n'est jamais devenu son propre père ; un désir de soumission, d'autre part. La soumission, c'est bien clair, contribue à fortifier le sentiment d'être protégé par un père fictif, mais dont la puissance a conserve toute sa réalité psychique.
Ex. 33 : Inhibition du travail et des examens. En principe, tout examen, même de théologie ; peut être inhibé. Il faudrait consacrer un volume à la psychologie inconsciente des examinés, et peut-être aussi... des examinateurs.
Un prêtre aspire ardemment à écrire, à publier, à défendre par la plume des causes religieuses et sociales qui lui tiennent à cœur. Mais quelque chose en lui le paralyse. Tant qu'il fait les cent pas dans son bureau, les idées affluent ; dès qu'assis à sa table et plume en main, il voit le spectre de la « feuille blanche » devant lui, son esprit est inhibé. Il trace des mots qui chassent en quelque sorte les pensées.
En revanche, dès qu'un obstacle ou un empêchement surgit -une visite qui vient le déranger, un rendez-vous ; ou bien l'obligation de partir, ou la perte de son stylo - alors le désir de rédiger devient plus fort que jamais, s'accompagnant du sentiment aigu d'une capacité reconquise. Ce renversement est dû à l'entrée en scène du réalisme moral inconscient. L'obstacle est conçu comme une interdiction ou une vexation. Le surmoi laisse passer une certaine dose de révolte dont l'énergie vient stimuler le moi, en même temps que cesse l'inhibition de la pensée. Donc pour libérer l'esprit, un ennui est nécessaire. Au prix de cette sorte de punition symbolique, le droit au travail productif est acquis, et surtout une bonne disposition intérieure. Hélas, celle-ci fait long feu... et un nouvel ennui est requis pour la rallumer.
Dans ce cas, le travail intellectuel est interdit en tant qu'affirmation orgueilleuse de soi ; dans d'autres cas (comme dans l'ex. 11) en tant que bravade ou défi lancé à un père d'humble condition.
Ex. 34 : Une jeune pianiste, née dans une famille mélomane, se prépare fiévreusement à l'examen de virtuosité. Mais au dernier moment, elle est prise d'un trac subit et incoercible. Ses proches l'encouragent, la raisonnent, l'emmènent de force à l'épreuve. Dans la salle réservée aux candidats, accès d'angoisse, d'affolement : elle prend la fuite.
Fonction. La réussite de l'examen devait consacrer avec éclat la conquête d'une supériorité sur sa mère, pianiste elle aussi, mais qui s'en était tenue au diplôme de capacité. Très jeune, notre patiente avait remarqué la séduction que le talent de sa mère opérait sur son papa, musicien lui aussi. Dans son âme jalouse, l'amour du père pour l'épouse, et l'amour pour la musicienne s'étaient impliqués. Ce père d'ailleurs, ne prêta que fort peu d'attention à sa fillette ombrageuse, jusqu'au jour cependant où, ayant obtenu son diplôme de capacité, elle fit de brillants progrès. Dès lors, le cœur paternel semble fondre au feu des concertos de Beethoven et de Schumann. Ce père dédaigneux « qui n'en avait que pour maman » découvrait sa fille, marquait même une préférence tacite pour son accompagnement, lui témoignait tendresse et admiration, se montrait enfin fier d'elle. Le coup était porté.
En résumé, le talent et le succès constituaient une arme puissante de rivalité avec la mère, et de séduction féminine. L'usage clandestin de cette arme devait être interdit par le surmoi. La sublimation de l'œdipe fut donc compromise par la malignité et la jalousie dont la joie de surpasser la mère rivale était trop pénétrée.
Ex. 35 : Inhibitions sexuelles. Il n'est pas si rare qu'un mari soit impuissant avec sa femme mais très puissant avec sa maîtresse ; qu'une femme soit frappée de frigidité dès et dans le mariage, mais éveillée par un amant. Le surmoi prohibe les relations légales et favorisées par la société, mais favorise en revanche l'adultère. Il serait indiscret de livrer ici le secret de tous les complexes responsables de ce défi jeté à la morale civilisée et chrétienne. Le principal, on s'y attendait, c'est l’œdipe. Ces graves symptômes, fauteurs de tant de querelles et de divorces, témoignent d'une névrose où il s'agit d'oedipisme franc. La vie en ménage a ce don d'évoquer plus nettement les souvenirs relatifs au ménage des parents et de réveiller davantage les tendances coupables propres à l'enfance. Mais à constater la propagation de la frigidité ou de l'impuissance, on en vient presque à se demander si la civilisation exagère ou si la nature s'intimide.
Ex. 36 : Il n'est pas si rare qu'une pieuse mère, soucieuse de l'avenir de son garçon, ait à cœur de diriger dès leur naissance ses tendances sexuelles dans la bonne voie. Éprise de l'idéal de pureté, elle dépeint la sexualité en tant que telle sous des traits propres à inspirer l'effroi et le dégoût. Après en avoir énuméré les dangers, elle en arrive malgré elle à couvrir d'opprobre le plaisir sexuel en omettant de porter de sains jugements sur la valeur et la beauté de l'amour, jugements correctifs de nature à faire contrepoids à sa condamnation tendancieuse des besoins érotiques en tant que tels. En oubliant d'enseigner que l'amour élève et anoblit ces besoins, elle ne pense pas non plus à ajouter que la fonction sexuelle ne dégrade ni ne souille un sentiment véritable d'amour.
Le garçon enregistre ces données au nom de son respect et de son attachement à sa mère. Il les appliquera pour fortifier l'attachement qu'en retour elle lui porte ; pour mériter entièrement son estime et son affection, Une communion secrète s'établit toute empreinte d'idéal et d'admiration mutuelle. Le garçon parfois, de réfléchir et de se demander comment il a bien pu venir au monde. Mais il refoule aussitôt cette orde *
[Tel quel dans le livre. JMT] pensée.
Examinons une conséquence fréquente de cette initiation unilatérale. Ce fils chaste arrive à maturité en n'ayant aimé qu'une femme : sa propre mère. Et puis, au cours de ses efforts de détachement et de libération virile, il constate qu'il n'éprouve aucun attrait pour les jeunes filles, mais qu'en revanche il se sent attiré vers les jeunes garçons. Il est devenu homo-sexuel, et se juge honteusement taré.
Cette tare cependant est une vertu aux yeux du surmoi, ou si l'on préfère un moindre vice que le commerce avec les femmes. Car c'était sur « les femmes » que dans son intervention pédagogique la mère avait jadis jeté l'interdit, mais elle n'avait pas pensé à flétrir l'inversion. Au cours de l'adolescence, cette prohibition fut refoulée, mais le surmoi s'en empara. Aujourd'hui, il la maintient fermement en orientant l'instinct vers des hommes ; et cela au mépris des protestations de la conscience morale et des blessures de l'amour-propre viril. On parle en pareil cas de« surmoi maternel ».
Ex. 37 : Moralité apparente et pseudo-moralité réelle. Un père de famille et son inintelligente épouse, à la suite d'incidents variés, ont renoncé aux relations conjugales. Il fait ensuite connaissance d'une jeune femme intelligente et nuancée, nommée Gisèle, qui enfin lui apporte le bonheur et la quiétude dans l'amour. Depuis qu'il subit son influence, il se montre beaucoup moins emporté et beaucoup plus gentil avec sa femme et ses enfants. Homme de haute culture, il professe une « saine largeur d'esprit » agrémentée d'un léger libertinisme. Il assure avoir pris maîtresse en parfait accord avec sa conscience. Et c'est exact, en effet.
Cependant, en cours d'analyse, il s'avère anxieux et pénétré de culpabilité. Un soir, il décide d'installer Gisèle. « Excellente soirée... nous avons formé d'heureux projets et j'allais me coucher dans un état d'esprit excellent... Mais pendant la nuit, changement de décor ! Je me réveille en sueur, angoissé... sous l'indicible impression d'une grave menace... La vie avec Gisèle m'apparaît comme une catastrophe susceptible d'entraîner ma déchéance et ma mort. Dans un cauchemar, un individu rôdait par là, prêt à me régler mon compte. La menace et l'angoisse étaient naturellement plus aiguës que je ne puis le traduire ici... »
Passons quelques mois. En fouillant le passé, l'analyse fait surgir des souvenirs, permet d'établir entre eux des relations complètement oubliées. Au long de ses années d'étudiant, il vécut avec une petite amie sans le moindre trouble de conscience. Puis il décida de l'épouser. Mais, dès le mariage, il fut saisi d'angoisses nocturnes, d'insomnies et de cauchemars, identiques à ceux qui l'accablent périodiquement aujourd'hui à la suite de rapports adultériens avec Gisèle. À cette époque critique déjà, il s'en souvient nettement, deux hommes radicalement autres vivaient en lui tour à tour : un innocent diurne et un coupable nocturne.
Tout devient clair. Le surmoi - car c'est lui qui pendant le sommeil relève la conscience morale - condamne et punit aveuglément l'acte sexuel en lui-même et nullement l'adultère. Dès lors, il lui est indifférent que la sexualité soit ou ne soit pas sanctionnée par le maire et le prêtre. C'est elle-même qui doit être frappée et non les conditions de son exercice. Cette rigueur aveugle provenait de l'éducation.
Et notre patient, amoral et hypermoral à la fois, d'ajouter : « Si c'est cela ce que vous appelez le surmoi, je ne lui en veux pas d'exister. Au fond, je l'ai pris longtemps pour ma conscience. Mais je lui en veux de son intransigeance, de ses interventions intempestives et surtout de sa complète inefficacité. »
Ex. 38 : Pseudo-moralisme relatif. Conflit latent entre le surmoi et la conscience morale, Psychologie du snobisme. Homme appartenant à la haute bourgeoisie, trop inquiet cependant de la considération dont la noblesse pourrait ne pas l'entourer. Pourtant, son idéal moral est la modestie, ornée d'une extrême délicatesse des sentiments et d'un souci de correction absolue.
Au cours d'une séance, il aborda le thème brûlant de ses réceptions et dîners. Il aime et craint à la fois d'en donner. Plusieurs semaines à l'avance, il parcourt toute la gamme des émotions réservées à un mondain hanté par sa réputation et l'impression qu'il fait sur les gens d'un rang supérieur au sien. Le choix des invités, tout d'abord, puis la disposition de ses hôtes titrés et blasonnés autour de la table, l'émeuvent et l'excitent au plus haut point. Certaines questions le tourmentent à l'excès. « ... Le comte de X. acceptera-t-il ?... mais pourquoi donc le duc de Z. n'est-il pas venu ? » Tout son plaisir fut gâté par l'absence de ce haut personnage. Ainsi le refus d'un seul invité, pour peu qu'il appartienne à la vieille noblesse française, enclôt une somme de significations subjectives. En même temps qu'il blesse à vif son amour-propre de grand bourgeois, il revêt en outre le sens d'un blâme affligeant. C'est comme s'il avait commis une indélicatesse en l'invitant. Ce doute intolérable devient obsédant, et le plonge dans les affres du « doute de soi ». Car il confond sa valeur et son droit avec ceux que les gens nobles lui accordent.
Puis il enchaîne à ses avatars mondains l'histoire d'une invitation qu'ils ont reçue dernièrement. Son chef de bureau, employé dévoué mais mal habillé et sans aisance mondaine, les a priés à dîner. Il ne sait que répondre. Faut-il accepter ?... oui, mais je serai mieux chez moi... il y a si longtemps que je me proposais de passer enfin une soirée intime avec ma femme. Oui mais... peut-on refuser ? Non... ce ne serait pas chic. Finalement, après maintes hésitations, il se résout à accepter « par délicatesse ».
Examinons les ombres et les clairs de ce tableau confus de doutes et d'obsessions à répétition. Les troubles résultaient de l'interférence de trois ordres de motivations superposées.
1. Inconscient : « Je suis décidé à rendre à mon chef de bureau le sale coup que m'a fait le duc de Z. » C'est là le plan du talion primitif. Je me garde de livrer à mon patient cette interprétation trop abyssale encore. Elle ne ferait que le choquer inutilement sans susciter de prise de conscience efficace. Car il importe d'abattre auparavant un obstacle barrant aux tendances refoulées l'accès de la conscience. En réveillant un désir de vengeance, qui cherchait à s'assouvir au moyen du talion, l'absence offensante du due de Z. avait déclenché parallèlement un vif sentiment inconscient de culpabilité. Ce dernier s'était indirectement exprimé dans le « doute obsédant » d'avoir commis une grave faute en l'invitant.
2. Surmoi : « Je répugne à faire à mon brave chef de bureau le même coup que m'a fait le due de Z. » Chez maints honnêtes gens, ce principe de ne pas faire à autrui ce qu'on ne voudrait pas qu'il vous fît forme la base consciente de leur conduite morale. Mais cette interprétation heurta la haute délicatesse des sentiments de notre patient scrupuliste. Il y répondit par une vive protestation - « Elle est peut-être juste... mais je condamne absolument ce calcul... il ne serait pas digne de moi... »
Ainsi sa conscience morale révoque énergiquement ce principe de saine réciprocité, trop empreint à ses yeux de bilanisme. Il repose pourtant sur une élaboration morale évidente du talion, ce dernier répondant à une forme de bilanisme purement instinctuel. Mais cette révocation indignée procède moins d'une loi de valorisation que d'une loi énergétique. L'existence de désirs inconscients de vengeance a sursensibilisé le sens moral à toute bilanisation, exalté le dégoût qu'elle inspire, fût-elle morale ou instinctuelle. L'intransigeance réactionnelle de la conscience morale résulte d'un effort de surcompensation. Comme il arrive chez nombre de scrupuleux, la valeur que s'attribue ce snob sincère surclasse sa valeur réelle. « De faire la poignée plus grosse que le poing, la brassée plus grande que le bras, cela est impossible » dit Montaigne qui ne croyait pas à la moralité personnelle de l'homme.
Fait intéressant, une simple remarque de notre part suffit à faire éclater de façon quasi expérimentale, et rendre manifeste, un conflit latent entre le surmoi et la conscience morale.
3. Conscience morale et idéal du moi. Ce patient fait profession de solides convictions religieuses. Il s'est lié à la loi chrétienne qui interdit de rendre le mal pour le mal, de faire le bien par calcul ; qui prescrit de rendre le bien pour le mal, et d'aimer ses ennemis, même ceux qui vous jouent de sales tours sans le savoir. Son cas met donc en relief particulier les difficultés psychiques que rencontre la volonté d'accéder au plan des valeurs pures. Cette accession eût prérequis une somme de libérations intérieures propres à écarter les interférences du pseudo-moralisme du surmoi avec l'amoralisme de l'inconscient et le surmoralisme du moi. Et l'on aperçoit bien en quoi ce pseudo-moralisme est ici tout relatif. Le surmoi est pseudomoral par rapport au moi et à son idéal, mais il est relativement moral déjà par rapport à l'inconscient. Chez ce chrétien sincère, doublé d'un snob malheureux, c'est le surmoi qui finalement prit le dessus ; il a puni le moi innocent, ou qui se croyait tel (la conscience morale ne lui reprochait rien), en l'accablant d'angoisse et d'obsession de péché. Cette suprématie détermina un conflit car elle mit cet homme ambitieux en contradiction constante avec lui-même. Son ambition aristocratique ne lui créa plus qu'angoisse, culpabilité et mortification.
Quand je le pris en analyse, je m'aperçus qu'il était plus cruellement déçu de lui-même que du « gratin parisien ». Aussi m'efforçai-je de lui représenter qu'avant d'aimer ses ennemis ou ses persécuteurs - les nobles qui lui battaient froid ou encore ses concurrents et ses chefs - il devait apprendre à aimer sans ambivalence les êtres qui l'aimaient, ou ses inférieurs, ceux notamment qui se dévouaient à son service : tel un fidèle chef de bureau !
Aimer, ou acquérir la faculté si rare d'aimer, c'est tout d'abord ne plus éprouver d'agressivité, à l'égard de l'objet aimé ; c'est surmonter l'ambivalence originelle. Brûler cette étape décisive, bergsonniser prématurément en s'élançant d'un seul bond dans l'absolu de la délicatesse au mépris de la loi de la pesanteur fonctionnelle - notre patient ne se réclamait-il pas à tout venant des « deux sources » ? - c'est s'exposer au double danger du verbalisme ou de la régression. Dans ce dernier cas, c'est replonger sur le plan surmoïste ou instinctuel. Un syndrome clinique peut en résulter où une composante masochique à l'égard des persécuteurs vient se conjuguer à l'ambivalence à l'égard des êtres aimés. Dieu lui-même peut être instauré persécuteur à la suite d'un transfert céleste des sentiments filiaux négatifs. Les malades affectés de cette forme de névrose morale ou religieuse peuvent faire beaucoup souffrir leurs proches en les sacrifiant à leurs persécuteurs ou exploiteurs. Mais cette fixation masochique n'est pas ressentie comme telle. Le besoin de souffrir est ressenti comme un sentiment d'amour pour qui vous fait souffrir. Amère salade de valeurs !
Un dernier mot sur notre patient. Au fond, il en voulait secrètement à son père de lui avoir légué un nom honorable, mais banal, et surtout dépourvu de la particule. Ce ressentiment constituait la rationalisation majeure de sa vieille hostilité oedipienne. S'introduire dans les milieux aristocratiques dédaignés par son père, c'était prendre une brillante revanche. Dès lors, l'ampleur démesurée de la honte et du dépit suscités par le « sale coup » du due de Z. devient plus claire. Le refus de ce haut personnage équivalait, plus qu'à un soufflet, à un désaveu cinglant, à un blâme sévère et indirect des vifs sentiments hostiles, mais refoulés, à l'égard d'un père dur et distant. « Monsieur, je refuse de m'asseoir à votre table car vous êtes un mauvais fils ! » On conçoit maintenant l'inexplicable ampleur du sentiment de culpabilité que cette auguste absence devait déclencher. Car, jouir de l'estime et gagner l'amitié des comtes et des dues, c'était humilier le père en le déclassant !
Interaction de trois ordres superposés de principes
En résumé, l'analyse en profondeur de cet idéaliste, de ce chrétien fervent, mais déchiré intérieurement en trois personnes, met en clair relief la superposition de trois plans ou de trois ordres contradictoires de principes :
1. Le talion, désir refoulé.
2. La répression morale dit talion.
Le refus de rendre le mal qu'on vous a fait. - « Nous nous rendrons à l'invitation de mon brave chef de bureau, ce serait indélicat de ne pas lui faire le sacrifice de notre soirée ! » Cependant le motif vrai de la résistance à le faire, c'est-à-dire le talion, n'est pas conscient.
3. L'attachement à la loi chrétienne.
En l'occurrence rendre le bien pour le mal. En réalité, c'est bien ce que fit notre patient tout en opérant mentalement une sorte de décalage de la relation sociale en jeu : je suis à mon employé ce que le due de Z. est à moi, du moins se figurait-il ainsi sa délicate position. Dès lors, le « nous nous rendrons à l'invitation de mon brave chef de bureau » doit être complété de : « afin de répondre par une bonne action à la mauvaise action du due deZ. ».
Et cependant, dans sa constante agitation, notre patient n'était pas conscient de tous ces processus moraux et fonctionnels qui se déroulaient en dehors de sa conscience. Il se conduisit donc en chrétien sans se douter des mobiles complexes, ou si l'on préfère de l'objet, de sa conduite chrétienne. C'est là ou son cas est singulièrement instructif. Tel est le fait psychologique qui montre une fois de plus que le surmoi est l'ennemi le plus sournois des valeurs.
13. La vengeance et la morale débilanisée
Sous peine d'allonger cette liste, nous pourrions rappeler les exemples 20 à 28 où la pseudo-moralité du surmoi était évidente. À ce point de vue, l'exemple 27 mérite d'être repris. Il illustrait l'illusion dramatique d'un jeune lycéen s'imaginant que c'était sa conscience morale qui soudain lui avait intimé l'interdiction de marcher sur les ombres humaines. Donnons ici la parole à ce sauteur d'ombres pour qu'il précise mieux le sens intime de cette compulsion.
Ex. 39 : « Quand je voyais approcher l'ombre de quelqu'un, cette vue m'inspirait un malaise croissant. Parmi toutes mes angoisses dues à mes scrupules, j'en ai rarement éprouvé de plus fortes à l'idée que j'allais marcher sur cette ombre. Car devant elle, j'avais le sentiment très vif d'un devoir urgent à accomplir, auquel je pourrais manquer..., comme si ma conscience m'ordonnait quelque chose...mais quoi ? Je n'arrivais pas à le savoir. C'était extrêmement pénible... aussi je m'immobilisais, puis m'enfuyais jusqu'à ce que le ne puisse plus voir cette sacrée ombre... »
« Mais ce n'est que plus tard que j'ai découvert en quoi consistait ce devoir urgent ! Il fallait « sauter par-dessus ! »
Le processus obsessionnel se développa donc en deux temps. Dans le premier, si aigu que fût le sentiment d'un devoir urgent, le contenu ou le but de ce devoir demeurait mystérieux, inconnu et même inconnaissable. L'analyse devait plus tard démontrer que cette phase critique avait correspondu au retour du désir refoulé inverse de marcher sur l'ombre, de la fouler aux pieds. Remarquons que sur le plan de la toute-puissance magique de la pensée (la forme de la pensée obsessionnelle est précisément déterminée par une régression sur ce plan primitif) ce geste renfermait la signification d'une agression brutale, plus encore d'un meurtre symbolique 50
« Aux îles Fidji, rapporte Lévy-Brühl, c'est une injure mortelle de marcher sur l'ombre de quelqu'un. » Corrélativement, si le primitif perd son ombre (p. ex. vers midi, quand le soleil est au zénith et son incidence verticale) il se croit et se sent irrémédiablement perdu ; il évite alors anxieusement de traverser une clairière ou une place ensoleillée. Selon Frazer, si l'ombre est foulée aux pieds, si elle est frappée ou transpercée, l'homme qui la projette ressentira la blessure comme si son propre corps l'avait reçue..
L'ombre participait de la personne comme dans la mentalité primitive, et la personne, pour peu qu'elle fût un homme déjà âgé, participait du père.
Ainsi, à ce deuxième temps, ce jeune homme ressentit tout d'abord comme un devoir urgent la réalisation d'une pulsion parricide, ou l'exécution d'une vengeance inexpiable.
C'est dire à quel point sa conscience morale fut subornée par le surmoi. Il faut qu'une âme soit bien malade, me direz-vous, pour céder à pareille impulsion et la confondre avec un ordre de conscience. Et pourtant pareils faits sont moins rares qu'on ne voudrait le croire, car l'inconscient des êtres civilisés les moins malades est sillonné de souhaits de mort. Ils ne s'en portent pas plus mal, non plus que la société ; à condition toutefois de ne point régresser au stade où le souhait vaut l'acte, où le désir tout-puissant est équivalent à sa réalisation matérielle et a conservé sa réalité psychique. En effet, la duplicité du surmoi a des limites. Elle sait jusqu'où elle peut aller trop loin ! Elle va jusqu'à laisser le moi de l'obsédé ne pas savoir s'il doit frapper ou ne pas frapper quelqu'un, mais elle ne va pas jusqu'à lui laisser savoir que c'est précisément son père qu'il hésite à frapper. Cette première phase de la genèse de l'obsession offre à cet égard le plus grand intérêt. Dans la seconde, le surmoi parvint à inhiber la pulsion au moyen d'une réversion. Devant la persistance du désir de fouler l'ombre, il ne lui restait plus qu'à transformer ce désir en un ordre catégorique de sauter par-dessus.
Notre jeune patient relate ensuite une obsession secondaire :« S'il m'arrive une fois de le faire (marcher dessus) je fais serment devant ma conscience de me suicider. » Il ne pouvait nous livrer meilleure confirmation de notre interprétation. On a relevé chez certains criminels l'apparition simultanée ou successive de velléités de meurtre et de suicide, notamment dans les drames passionnels. Dans la névrose, l'idée de suicide constitue souvent une sorte de talion que le malade s'inflige. Son surmoi l'incite à se faire à lui-même la violence que son inconscient le porterait à faire à autrui. Dans le nervosisme, cette sorte de retournement contre soi-même de velléités homicides ne se manifeste que dans les rêves. Ceux-ci prennent la forme de cauchemars dont le thème classique est l'attaque ou la poursuite. Chez notre jeune scrupuliste, comme chez nombre d'obsédés, seule la pensée de sa propre mort pouvait expier son désir de vengeance.
Ces quelques exemples ont mis en relief trois ordres superposés de principes.
Les principes premiers de l'action et de la réaction reflètent l'échec des tentatives accomplies par le jeune être humain en vue d'abolir en lui les pulsions instinctuelles primitives, abolition à laquelle visait la civilisation. Ces principes n'existeraient pas chez un individu absolument normal.
Les seconds, ceux qu'applique le surmoi, révèlent un premier essai d'organisation psychique, propre à restreindre les exigences inconditionnelles des pulsions primitives. Ce système intermédiaire comporte des éléments de moralité élémentaire. L'un d'eux nous paraît essentiel ; il répond à l'effort de substituer à la régulation spontanée de la conduite par la vengeance, une régulation moins brutale destinée à brider l'instinct agressif primaire. L'analyse de l'inconscient démontre que l'instinct de vengeance n'est jamais totalement exempt de libido. Ce qui définit le mieux la vengeance, c'est le plaisir ou le frémissement de joie qu'elle procure. Sa forme civilisée, pourrait-on dire, consiste dans le plaisir malin et secret qu'inspirent les malheurs, les déboires ou les échecs d'autrui. Juste réparation de ceux dont on a soi-même souffert. Le plaisir qu'on éprouve à faire du mal à son prochain, telle est la définition du sadisme psychique.
Au paragraphe 10, nous avons tenté de traduire le tragique de la situation de l'enfant très appétitif mais frustré, tel que ce « gros chagrin » s'inscrivait au premier âge sur la trame de sa sensibilité réflexe. La frustration, rappelons-le, suivie de la privation d'une juste réparation, ouvre la vole à des pulsions vengeresses. Il convient de compléter cette esquisse par la mention de deux facteurs fréquents contribuant à cet éveil précoce de l'instinct de vengeance.
En premier lieu, si l'on a compris que la frustration implique en soi un droit, ou mieux donne naissance chez l'enfant à un sentiment plus ou moins explicite d'avoir un droit absolu à une juste réparation, on comprendra plus aisément que le refus de réparation opposé par l'objet fasse naître en retour le sentiment d'un droit à la vengeance. Par exemple : se procurer en abusant de son pouvoir, des circonstances, du hasard, ou de la ruse ce que l'autorité vous refuse par la force ; commettre ostensiblement ou en cachette l'acte défendu ou puni. Un grand nombre de désobéissances ont fonction de vengeance. Cet enchaînement fatal de souffrance, d'exigence et d'affirmation se manifeste souvent à nos yeux. Il est particulièrement net chez les patients souffrant de ressentiments accumulés. En infligeant à autrui le mal qu'on leur a fait jadis, ces « rancuniers instinctifs » nous prouvent qu'ils n'ont pu oublier le crime origine] de lèse-nature commis par leurs éducateurs.
En second lieu, lors de cette première phase critique (dont le terme correspond à peu près à la sixième ou septième année) la punition, ou plus précisément sa valeur, n'est pas encore comprise. Seule sa fonction est reconnue sous forme d'une série variable de peines corporelles et morales. En effet, le petit ne conçoit nullement du premier coup qu'une sanction soit justifiée ou nécessitée par une loi pédagogique, morale ou spirituelle, dont la notion lui échappe. En revanche,il est porté bien plutôt à la concevoir comme une agression dont il est la victime. Et une agression d'autant plus injuste qu'elle entraîne de nouvelles privations. Il ne discerne pas encore que ses parents « appliquent une valeur » mais il sent de suite qu'ils appliquent une fessée. Il croit donc voir qu'ils donnent satisfaction à leurs besoins agressifs ou vindicatifs propres, c'est-à-dire qu'ils exercent une fonction individuelle. Ces pensées et réactions se déroulent obscurément au fond de lui, au fond du moins des « enfants dont on ne peut faire façon ». Elles sont d'autant plus tenaces et dangereuses qu'elles ne s'explicitent pas. Or, n'oublions pas que l'instinct du talion règne encore à cet âge dans toute sa candide fraîcheur. Une vengeance injustement subie donne elle-même le droit de la faire subir. Tel est un second enchaînement spontané dont nos patients nous informent continûment.
Ces deux ordres de conjonctures primitives sont étroitement apparentés. Dans l'un et l'autre, la vengeance s'impose à l'esprit comme une relation nécessaire. Que les pédagogues ouvrent l'œil sur les conséquences des frustrations et des punitions. Qu'ils n'oublient pas que leur conception de ces mesures éducatives diffère de l'opinion que s'en font la plupart des petits enfants. Ces derniers mettent naturellement leurs pensées ou leurs sentiments au service des satisfactions des puisions ; ils coordonnent leurs réactions à leurs besoins élémentaires de vengeance, s'ils n'ont pas encore réussi à atténuer ceux-ci en besoins de talion. En outre, ils n'ont pas encore acquis l'aptitude de se mettre au point de vue des autres ; au contraire, ils ramènent le point de vue d'autrui au leur propre 51
Voir à ce sujet les beaux travaux de l'école des professeurs Claparède et Piaget. Ils intéressent d'autant plus l'analyste que les analogies entre la psychologie névropathique et la psychologie de l'enfant sont fréquentes et frappantes.. C'est pourquoi ils envisagent spontanément les agressions qu'ils subissent comme des sortes de vengeances, en tout cas comme des manifestations irrécusables de la loi du talion.
La vengeance ne constitue certes pas la seule forme de réaction pulsionnelle ; mais elle en est la plus néfaste, qu'elle soit d'ailleurs directe, indirecte ou négative. Nous avons vu, par exemple, que le fait d'échouer, de rater sa vie, de se refuser tout plaisir, de s'habiller mal, peut être une manière masochique de se venger de quelqu'un ou de quelque chose. Si d'autre part, l'instinct de vengeance ne se pliait pas dès l'origine à une limitation relative, ni l'éducation ni la civilisation ne seraient concevables.
À ce point de vue, le talion constitue le mode le plus frappant de régulation primitive des pulsions. Tout en le prenant à son compte, le surmoi cherche à le moraliser en lui substituant le bilanisme moral.
Le ressort de ce second mode moins primitif de régulation est un élément radicalement nouveau : le sentiment de culpabilité. C'est lui qui porte aux premiers renoncements ; ceux-ci toutefois autorisent encore ou excusent la faute. La morale demeure une sorte de comptabilité. La vertu n'est pas un acte coûteux, c'est une provision. C'est un dépôt sur lequel le surmoi tire des chèques. L'on n'est pas encore sorti des comptes. A ces mécanismes faisant encore la part congrue à l'instinct viennent s'en ajouter d'autres destinés à éteindre la culpabilité, à dissiper la tension ou le malaise qu'elle entretient. Mesures préventives ou curatives de l'angoisse, elles sont encore purement fonctionnelles, dénotent un fonctionnalisme souverain. L'une d'elles est la réversion de l'agressivité contre le moi ; c'est le masochisme moral. Ce dernier chez beaucoup de nerveux forme la base de l'autopunition.
Ces principes seconds renferment donc les germes de la morale évoluée, celle dont la civilisation exigera finalement l'application intégrale, mais sans y réussir hélas. Cependant, comme nous avons essayé de le montrer, la moralité surmoïste, lorsqu'on la confronte à la moralité du moi liée aux valeurs, devient ou redevient pseudo-morale. Pour cette raison, le terme de surmoi prête à confusion. Il ne se réfère nullement, en effet, à une hiérarchie morale, mais à une propriété dynamique ; il n'entend pas signifier supérieur au moi, dans l'ordre valoriel, mais simplement plus fort que lui, quand il sévit.
En résumé, du point de vue de sa fonction - et donc de l'énergie dont il dispose, et que son intervention manifeste - Il est supérieur au moi, dans la mesure où il le mène, où il suborne ou éclipse la conscience morale. En revanche, du point de vue de sa valeur, il est manifestement, et sur tous les points, inférieur au moi. D'où la relative impropriété de son nom.
Cette double discordance constitue ou alimente une source inépuisable de confusions et de contradictions. Ces troubles spécifient à leur tour les névroses morales ou religieuses.
Quant à l'analyse des tiers principes en eux-mêmes, ceux qui dirigent le moi et la conscience morale, elle n'est pas à sa place dans cette étude. Sinon leur valeur propre, du moins leurs rapports avec les principes seconds mériteraient d'être précisés. Cette confrontation fera justement l'objet du prochain paragraphe. Nous n'ajouterons qu'une dernière remarque relative à l'un des aspects de l'évolution morale en trois temps que nous venons d'esquisser. Vue sous cet angle elle tendrait, dans un effort progressif de libération, à « débilaniser », c'est le cas de le dire, la morale primitive ; cet effort même que tenta sans bonheur, car il aboutit à une névrose, notre snob de tout à l'heure. Cette locution « débilaniser » ne prétend qu'à définir en termes fonctionnels la condition indispensable de l'entrée en jeu des valeurs. Réaliser cette condition serait la fonction et la prérogative du moi, c'est-à-dire du système moral conscient. Celles-ci consisteraient à épurer les valeurs de tout calcul, à les affranchir de tout but intéressé : pratiquer le bien pour lui-même, rendre le bien pour le mal, etc. C'est là un idéal exaltant. Si tous les idéalistes cessaient de le considérer comme tel, leur vie spirituelle n'en irait que mieux. Mais aux yeux des plus nerveux d'entre eux, cet idéal se fait mirage. Mirage bien propre à séduire les êtres assoiffés de valeurs pures, mais aussi à leur faire oublier l'existence de leur inconscient. Or oublier, c'est-à-dire refouler au nom des troisièmes principes, les seconds et les premiers, ce n'est pas s'en libérer. Après avoir été giflé, par exemple, sur la joue droite, présenter la gauche pour être giflé deux fois, c'est bien souvent trahir le désir de rendre deux gifles après n'en avoir reçu qu'une. Chez plusieurs chrétiens analysés, ce bilanisme à rebours recélait une composante masochique. Ne concourt-il pas en fait à entretenir une fraction supplémentaire de mal ici-bas, en encourageant ou même en excitant l'agresseur ? La « réaction de la joue gauche » ne se justifierait pleinement que dans un monde exempt de sadisme psychique. Tout bien considéré, l'attitude préconisée par Marc-Aurèle offrirait de plus grandes garanties psychologiques - « Si un individu, aux bains, te laboure de coups de pieds, il est inutile de l'assommer. Mais souviens-t'en, et si tu le rencontres a nouveau, écarte-toi poliment ! »
Au surplus, les attitudes masochiques nous font retomber en pleine pseudo-moralité. Elles sont immorales dans la mesure même où le ressort caché de leur régulation est l'agressivité inconsciente. Sur le plan conscient en revanche, les égards dus au prochain, l'amour plus encore, devraient s'épurer de toute ambivalence. En outre, pareilles régressions ne sont pas déplorables en elles-mêmes seulement, mais aussi en raison de leurs tristes conséquences.
Nous avons relevé l'une d'elles. C'est que, en fin de mauvais compte, la conscience morale est contrainte de défendre une cause qui n'est pas la sienne. Trop de scrupulistes sont victimes de cette triste mésaventure, témoin notre habile sauteur d'ombres. En visant à maîtriser un scrupulisme grandissant, il crut pouvoir l'exténuer par des manies pseudo-morales. Il tomba finalement dans une sorte d'acrobatie inefficace. Son surmoi inventif ne l'obligeait-il pas, entre autres performances, à lâcher le guidon de sa bicyclette à chaque descente ? Plus la rampe était rapide, plus la consigne était impérative. Pour être atténuée et élective, la fausse moralité inhérente au nervosisme n'en est pas moins de qualité identique à celle de la névrose, alors même que sa discrétion la rend moins mortelle à la santé psychique et à la civilisation.
Voici un témoignage direct et spontané de « source » imprévue. Il va dans le sens des témoignages que nous obtenons à grand peine de nos patients. Il n'en est que plus démonstratif.
Il s'agit d'un souvenir d'enfance que nous conte un illustre philosophe. Ses parents le conduisaient souvent chez un dentiste qui lui arrachait les dents sans pitié, mais qui auparavant, pour le faire taire, jetait bruyamment dans le verre d'eau une pièce de cinquante centimes « dont le pouvoir d'achat était alors de dix sucres d'orge. J'avais bien six ou sept ans, et je n'étais pas plus sot qu'un autre. J'étais certainement de force à deviner qu'il y avait collusion entre le dentiste et ma famille pour acheter mon silence, et que l'on conspirait autour de moi pour mon plus grand bien. Mais il aurait fallu un léger effort de réflexion, et je préférais ne pas le donner, probablement par paresse, peut-être aussi pour n'avoir pas à changer d'attitude vis-à-vis d'un homme contre lequel - c'est le cas de le dire - J'avais une dent. Je me laissais donc simplement aller à ne pas penser, et l'idée que je devais me faire du dentiste se dessinait alors d'elle-même dans mon esprit en traits lumineux. C'était évidemment un homme dont le plus grand plaisir était d'arracher des dents, et qui allait jusqu'à payer pour cela une somme de cinquante centimes ».
La clarté du texte nous dispense de le commenter. L'intelligence sans doute exceptionnelle du petit Bergson fut surprise par l'affectivité enfantine. Celle-ci lui fit porter un jugement spontané sur les mobiles qui déterminaient le dentiste. Pour l'enfant maltraité, le « caractère fonctionnel » des interventions de l'adulte qui le maltraitait s'imposa tout naturellement à son esprit 52
Les deux Sources, p. 159..
14. Les deux sources sont antinomiques
Avant Freud, psychologues et moralistes considéraient le système moral du moi comme un système homogène et ses anomalies ou ses contradictions comme des manifestations fâcheuses mais inévitables de la vie morale, celle-ci s'exerçant en fonction de la conscience. Dans leur esprit, cet ensemble de phénomènes, si complexes fussent-ils, répondait tout de même à une « unité fonctionnelle ». Or la découverte de Freud a battu en brèche cette conception uniciste. Les progrès réalisés depuis lors par l'analyse autorisent à scinder cette unité apparente en deux systèmes hétérogènes dont l'un s'emploie à « fonctionnaliser » les valeurs, et l'autre à valoriser les fonctions. Ces deux principes sont évidemment antithétiques. Si cette vue est exacte, nous devons nous attendre à constater des phénomènes témoignant d'une disparité foncière des diverses positions morales et spirituelles adoptées par les êtres civilisés. C'est bien ce que révèle un examen analytique orienté par la double connaissance des facteurs qui promeuvent le surmoi et des fins qui dirigent le moi. Le psychanalyste n'a pas à reculer devant les faits de spiritualité ou de croyance aux influences transcendantes ; l'étude de leur origine, de leurs conséquences, est de son ressort. C'est la valeur en soi, la vérité de l'objet de ces croyances, ou de la foi, qui dépassent son horizon. Le professeur Flournoy, dont nous nous autorisons ici, tenait ce principe de recherche pour acquis. Il ne viendrait à l'idée d'aucun philosophe de le révoquer en doute. Les psychologues à leur tour se devraient de reconnaître une fois pour toutes la nécessité de délimiter leur domaine. Si cependant la même discipline de l'esprit s'impose aux uns comme aux autres, permettant à tous d'éviter les deux abus dénoncés au par. 4, elle n'a point encore atteint, en pratique, à une parfaite réciprocité. Les philosophes, que rien de ce que nous savons ou ignorons ne peut laisser indifférents, accordent en général un intérêt plus vif à la psychologie que les psychologues à la philosophie, d'illustres exceptions, tel Flournoy, mises à part. Les théologiens en revanche, ou les penseurs enclins à « surspiritualiser » les processus psychiques négligeraient par trop, à notre avis, les fondements biologiques et les lois fonctionnelles de l'activité de l'âme humaine. Et c'est grand dommage, car cette négligence porte souvent préjudice à l'authenticité de l'évolution spirituelle des croyants.
Désormais aucun penseur ne devrait plus ignorer l'existence de deux séries de faits :
1. Les influences tantôt secrètes, tantôt évidentes, du surmoi sur la vie morale et spirituelle.
2. Le déterminisme intercurrent, tel qu'il met en échec la moralité et la spiritualité chez beaucoup d'êtres humains. Il en résulte ainsi un certain nombre d'antinomies ou de déficiences qui ne sont ni propres ni essentielles à la moralité ou à la spiritualité elles-mêmes. Il ne s'agit donc pas de troubles intrinsèques, mais bien extrinsèques. Le tout est de savoir les discerner. Mais comment ?
Dans ce dernier paragraphe notre examen portera sur la vie morale du moi telle qu'elle se manifeste aussi bien à la conscience du sujet qu'aux regards de son observateur objectif. Toutefois, au sein de ce système en apparence cohérent, l'analyse fonctionnelle nous permet de diviser les phénomènes observés, et visibles à chacun, en deux groupes ; ou si l'on veut, de faire deux parts distinctes : la part du moi et celle du surmoi.
La part du surmoi comprendra tous les phénomènes visibles déterminés par des motifs invisibles ; ou dont la conscience pour mieux dire est incapable par elle-même d'appréhender la source, de discerner la genèse, et de distinguer le caractère propre. Tout au contraire, elle marque le penchant naturel - car elle entend être maîtresse chez elle - à croire qu'elle seule a contribué à leur production ; ou bien à les confondre avec les phénomènes relevant de la « part du moi », c'est-à-dire redevables de leur naissance à des motivations uniquement conscientes, ou susceptibles de le devenir. Comme si en dernière analyse toute position ou attitude morale ne pouvait par principe et définition n'émaner que de la conscience, et de la conscience seule.
Nous avons dénoncé au par. 4 un abus, qualifié de « spritologiste », et qui consistait à tenter de réduire ou de ramener certaines fonctions à certaines valeurs. Mais plus que cet abus lui-même, la méprise qu'il implique est dangereuse. Elle consiste, on le devine, à prendre des fonctions pour des valeurs, et sa gravité augmente si ces fonctions valorisées à tort sont inconscientes. Car, disons-le une fois de plus, il est dangereux, plus encore il est illicite de valoriser une fonction inconsciente.
Mais qui donc tombe le tout premier dans cette méprise sinon le sujet lui-même qu'on interroge ou dont On examine le cas ? Car, comme on l'a vu, il est porté à rationaliser ses positions morales et spirituelles lorsque tout ou partie de leurs motifs lui échappent. Il mésuse alors du langage séduisant des valeurs pour parler fonctions, tout en ignorant le barbarisme qu'il commet. C'est pourquoi ni le moraliste ni le guide spirituel ne doivent se baser sur ses témoignages, non plus que s'y fier absolument. La discrimination adéquate des sources et des motifs importe avant tout.
Ne serait-ce pas le lieu, au terme de cet ouvrage, de préciser, tout en les résumant en de brèves formules, les positions morales les plus significatives que le moi s'imagine élire et adopter librement alors qu'en réalité elles lui sont inspirées ou dictées par le surmoi. Cette erreur subjective présuppose une croyance. En régime de conduite morale et spirituelle, l'homme croit à priori disposer de sa liberté, croit du moins être en droit de s'accorder partout et toujours les bénéfices insignes de l'autonomie. Or, répétons-le, ce postulat est faux.
Les principales attitudes morales influencées à divers degrés par le surmoi seront consignées dans la colonne de gauche d'un tableau synoptique que nous allons mettre sous les yeux du lecteur. Dans la colonne de droite figureront en revanche les attitudes justes et authentiques que l'homme peut prendre à l'égard des valeurs en vertu d'une autonomie véritable... à condition qu'il l'ait véritablement acquise. Le passage d'une colonne à l'autre impliquerait ainsi et définirait le passage du déterminisme primaire à cette forme supérieure de détermination qu'au par. 1 nous avons appelée : le déterminisme secondaire ou moral. Or, entre ces deux positions, le contraste est saisissant ; contraste que les moralistes ont rattaché trop hâtivement à un mauvais usage que l'homo sapiens faisait de sa liberté - ou du moins à un abus de cette marge « d'indéterminisme » que les psychologues les plus endurcis sont bien obligés de lui reconnaître et qu'ils lui accordent à contre-cœur pour avoir la paix - et non pas à l'action invisible d'un déterminisme intercurrent susceptible de restreindre (nervosisme) ou d'abolir (névrose) cette autonomie.
La colonne de gauche condensera une somme de déclarations que nous ont faites des patients de condition, de culture et de confession fort différentes. Alors que par ces témoignages, ils entendaient affirmer le primat de l'esprit, la souveraineté de la conscience morale, ils ne faisaient en dernière analyse qu'en consommer la démission.
Bien entendu notre essai d'analyse comparée ne prétendra nullement mettre en question le concept de la spécificité en soi des motivations morales et spirituelles, mais ce qu'elle remettra à coup sûr en question, c'est le principe de leur souveraineté inconditionnelle.
Tableau comparatif des éléments constitutifs des deux systèmes moraux
Tableau comparatif des éléments constitutifs des deux systèmes moraux
Morale inconsciente et Surmoi
Morale consciente et Conscience morale
Processus spécifique.
Le premier temps de l'un est le dernier temps de l'autre
1er temps.
1er temps.
Impérativité catégorique.
La contrainte intérieure se manifeste immédiatement comme telle.
Elle déclenche le procès et gouverne son déroulement.
La consigne est imposée du dedans, à l'esprit.
Si l'impérativité se produit, elle est l'aboutissement d'un procès compliqué se déroulant au niveau du MOI et gouverné par lui, et dont les phénomènes initiaux peuvent être résumés ainsi :
Prescriptions
Proscriptions
posées ou proposées à l'esprit.
Donc pas de conflit conscient, ou plutôt inconscience du conflit entre le Surmoi et le refoulé. Ce conflit se déroule dans la pénombre. La conscience ne peut l'éclairer.
ou bien :
Conflit de tendances conscientes qui se déroule au grand jour, c'est-à-dire dans la sphère du MOI, exemple : plaisir-devoir.
Intérêt personnel
Vérité
Justice
Bien
Bien haine - amour.
Pas d'antagonisme initial. Il surgit à la dernière phase. Si le MOI réagit, cela peut susciter par exemple un conflit secondaire entre la raison et l'ordre impératif attribué faussement à la conscience morale par le sujet lui-même.
Cet antagonisme (synonyme d'aptitude morale) marque le 1er temps.
Pas d'examen libre.
Il conduit à un examen des :
contenu
sens
valeur
de la consigne
Si la raison condamne l'ordre ou la défense catégorique, c'est elle qui a tort (scrupulisme).
Moraleirrationnelle
inintelligible
anidéaliste
involontaire
Auquel concourent :
la raison
l'expérience
l'intelligence
le cœur
l'idéal
la volonté
Il s’agit donc d’un :
Pas de jugement de valeur.
Jugement de valeur
Le sentiment et l'intelligence peuvent être parallèles ou associés.
2e temps.
2e temps.
Obéissance automatique.
Choix
Le sujet obéit aveuglément à l'ordre comme l'enfant à une consigne indiscutable et d'origine externe dans la phase de l'hétéronomie primitive.
Choix exclu.
L'acte moral essentiel est empêché ou entravé.
Arbitrage - option - décision, etc. Il procède du jugement de valeur. Par exemple entre un besoin individuel ou une valeur surindividuelle, ou entre deux ou plusieurs valeurs. Ce choix conduit à l'acte moral essentiel, qu'on peut résumer ainsi :
Les motifs de l'obéissance sont inconscients ; cela revient à dire qu'elle est immotivée.
Le MOI se lie secondairement à la valeur (ou l'idéal) élue.
Cette liaison est donc motivée.
3e temps.
3e temps.
Variable (symptômes variés du moralisme pathologique).
Sentiment d'obligation.
Ce moralisme est inefficace et pseudo-moral, c'est-à-dire névropathique.
La conscience morale ne fonctionne pas ; ou bien elle est liée par l'impératif surmoiiste même quand elle croit se lier librement à lui.
Ce sentiment résulte de l'élaboration du jugement de valeur à laquelle concourent à des degrés variables les facultés spécifiques du moi.
Le MOI est contraint.
Ses efforts sont dirigés par le Surmoi.
Bref, le MOI se contraint après s'être identifié aux valeurs dont il sent le prix, à l'ordre surindividuel qu'il entend réaliser. Il est soutenu dans cet effort par la conscience morale qui dirige la volonté.
L'ordre ou la défense sont faussement rapportés à la conscience morale, erreur due au fait qu'elle est soumise au Surmoi, qu'elle n'est pas libre.
Cet acte implique souvent un effort, lequel quantifie la valeur morale de l'acte.
Ce 3e temps risque d'aboutir à des troubles et dégradations plus ou moins morbides, source de contradictions, de défectuosités morales.
Il est signe d'équilibre et de santé morale.
Le conflit initial reste sans solution ou reçoit des solutions pseudo-morales et inefficaces.
Le conflit initial peut être résolu par la conscience morale et le MOI
Tableau comparatif des éléments constitutifs des deux systèmes moraux
Morale inconsciente et Surmoi
Morale consciente et Conscience morale
Conscience d'absolu
Le « sentiment d'absolu » naît d'emblée.
Le sentiment d'absolu naît peu à peu et s'affirme en dernier lieu. Il est le terme spirituel du processus.
L'impérativité engendre un sentiment de certitude immédiate, laquelle détermine la conviction d'absolu.
C'est la conviction d'absolu qui, après avoir orienté le choix, détermine le sentiment d'impérativité. Elle procède du fonctionnement correct de la conscience morale, et à ce titre est rapportée justement et sans erreur possible à ce fonctionnement même, dont elle constitue le trait spirituel spécifique. Convergence entre conscience morale et spiritualité.
La projection inconsciente de cet absolu interne peut engendrer l'illusion d'une influence transcendante ou surnaturelle, ou la fausse croyance à sa réalité externe.
Source de confusion entre une a fonction » individuelle et une valeur universelle ou religieuse.
Cette cause d'erreur subjective est éliminée.
Les valeurs tendent à devenir de pures abstractions verbales.
Elles tendent à devenir objet de croyance vraie et éprouvée, dépourvue de motivation inconsciente.
Résumé.
Résumé.
Le jeu des facultés spécifiques du MOI (personne) est exclu ou inhibé.
Raison exclue, ou intervenant à faux.
Pas de motivation.
Ou motivation fausse, c'est-à-dire que le sujet en appelle à des rationalisations secondaires après avoir été déterminé, car le motif de l'impératif demeure ignoré.
Ce jeu est mis en oeuvre. Il tend précisément à développer les facultés du MOI.
Rationalité.
Le motif est conscient, connu du sujet : motivation vraie.
Rationalisation primaire ou vraie : le MOI se donne des raisons d'agir.
volonté remplacée - par automatisme.
L'effort est au centre de l'acte moral. La volonté le soutient.
Pas d'effort vrai.
Le sentiment d'effort, fréquent ou même constant, (névroses morales) est confondu :
avec refoulement,
avec auto-punition,
avec obéissance passivé, ou résistance active au Surmoi.
Jugement exclu, ou faux.
Valeurs écartées au profit des fonctions.
Jugement et régulation de valeurs.
Les fonctions sont dominées, au profit des valeurs.
Ou confondues avec celles-ci,
Elles en sont distinguées, car conscientes.
Morale automatique ou automatisme moral.
Cet automatisme est réglé par l'angoisse.
Obéissance pour éviter l'angoisse
Morale délibérée et libérée.
Morale passive et égocentrique.
Morale active, orientée vers des fins surindividuelles ou altruistes.
Régulation par jeu d'énergies, dont la fonction est de mettre fin 1 aux états de tension d'angoisse. Le sujet cherche à éviter la souffrance ; et corrélativement, sur le plan psychique, à éviter le sentiment d'infériorité (morale, surtout).
Régulation par jeu de valeurs. Elle implique et permet une généralisation des valeurs.
Morale fixée ; réfractaire à l'évolution, au progrès, à la spiritualisation.
Morale mouvante en perpétuelle évolution.
Blocage, sur le plan individuel.
Passage libre au plan de l'universalité.
Tableau comparatif des éléments constitutifs des deux systèmes moraux
Morale inconsciente et Surmoi
Morale consciente et Conscience morale
Culpabilité
Inconsciente – Morbide - Fausse.
Consciente - Normale -Véritable.
Due au Refoulé.
Due à la faute vécue.
Principe 1er.
Principe 1er.
Elle résulte de la force et de l'activité persistante des tendances, désirs, tentations, refoulées ; peu importe que celles-ci aient été réalisées, ou non, préalablement.
Elle résulte du remords engendré par la réalisation des tendances, désirs ou tentations immorales. Elle est la conséquence morale de la faute accomplie.
Leur non-réalisation contribue plutôt à augmenter leur force et leur activité inconscientes après leur refoulement.
Le remords définit le sentiment conscient de culpabilité. L'accomplissement de la faute le renforce.
L'examen de conscience porte à faux (ex. : scrupulisme).
L'examen de conscience est possible, peut être efficace ; car les fautes peuvent être remémorées.
Principe 2e.
Principe 2e.
La culpabilité conduit fatalement aux mécanismes d'auto-punition. Ceux-ci témoignent de réactions du Surmoi contre les tendances refoulées.
La Sanction (réparation, punition, châtiment, expiation, etc.), domine et remplace l'auto-punition.
Cet automatisme est réglé par l'angoisse morale ou la crainte de celle-ci.
Elle est réglée par la conscience du péché, résultant d'une discrimination entre le Bien et le Mal, et d'un effort de « répression » de ce dernier. (Voir plus loin.)
Si l'angoisse naît, elle déclenche automatiquement l'auto-punition : par exemple à la suite d'un retour du refoulé.
Le remords déclenche le désir de ne pas retomber.
Elle ne peut évoluer en remords vrai, car sa cause véritable demeure inconnue.
L'angoisse évolue spontanément en remords, lequel est inspiré par la conscience morale. Le sujet est conscient d'avoir désobéi à celle-ci. Ou bien le remords suscite de l'angoisse, laquelle le renforce.
L'angoisse remplace le remords. C'est pourquoi elle est confondue avec la culpabilité vraie.
Le remords se substitue à l'angoisse spontanée.
Il traduit une culpabilité vraie.
Ce « faux » sentiment de culpabilité est donc indépendant de l'accomplissement du mal.
Le « vrai » résulte de l'accomplissement du mal.
Ex. : Sujets qui se reprochent des péchés futiles ou imaginaires et demeurent insensibles aux grosses fautes qu'ils commettent ; ou qui en réalisant leurs auto-punitions (manies de réparations, de purifications, etc.) négligent leurs devoirs les plus élémentaires envers autrui.
Il incite à remplir les devoirs envers autrui.
L'auto-punition traduit purement et simplement un sentiment latent de culpabilité mais ne le supprime pas.
Elle est stérile, car le sujet ignore de quoi et pourquoi il se punit.
La sanction (acceptée et réalisée) tend à libérer de l'état de culpabilité. à épuiser le remords, à compenser le délit. Sa fonction est de réduire au silence les tendances coupables.
En effet, elle ne modifie en rien les tendances refoulées. Elle ne fait que traduire leur persistance.
Parvenant à mettre fin au sentiment de culpabilité, elle témoigne de l'absence de refoulements et de tendances refoulées. Le remords inspire un acte moral qui peut liquider le sentiment de faute.
La persistance de l'état de culpabilité est fonction de la persistance du refoulé.
Les tendances conscientes une fois réprimées, cette répression morale met fin au sentiment de culpabilité.
L'auto-punition est en fonction du Mal.
La repentance est une lutte contre le Mal, en fonction du Bien.
Fonctionnellement, elle contribue même à son maintien, en s'opposant au « défoulement » ; elle contribue ainsi au maintien de l'état de culpabilité, même si le sujet en est inconscient.
Elle contribue ou vise à supprimer le Mal.
La culpabilité devient un état durable et irréductible.
La culpabilité est un état périodique et réductible.
L'auto-punition manque son but. Elle doit être reprise indéfiniment.
L'expiation, en poursuivant ses fins propres, peut les atteindre.
Elle démontre que la lutte contre les tendances refoulées est impossible ou désespérée, que celles-ci sont irrépréssibles.
Elle démontre que la lutte est possible, sinon toujours victorieuse.
Celles-ci, à chaque réveil, se signalent comme irrésistibles, en raison de la « toute-puissance » des pensées et désirs inconscients.
Un désir coupable réprimé est désarmé. Le MOI sent qu'il lui résistera toujours mieux.
Le sujet vit en instance perpétuelle de tentations impérieuses.
Les tentations conscientes deviennent de moins en moins impérieuses.
À l'impérativité des tentations inconscientes, le Surmoi répond par l'impérativité de ses défenses.
Le sentiment d'obligation est un engagement de la conscience qui maîtrise les tentations.
Sur le plan du Surmoi, la tentation, le désir, est confondu avec la faute commise (définition de la névrose obsessionnelle).
La tentation est distinguée de l'acte.
Le MOI doit être puni comme s'il avait cédé à la tentation (injustice de la névrose morale).
Le MOI, ayant résisté à une tentation, se sent innocent, et n'éprouve aucun besoin de s'imposer des punitions.
Attitude interne ambiguë et contradictoire.
Attitude interne unifiée.
Le Surmoi inhibe la réalisation des tendances refoulées, mais n'abolit pas le désir inconscient de leur céder, et de les réaliser.
La conscience morale peut porter le MOI à renoncer au désir de céder aux tentations ou : le désir conscient de ne pas céder à des tentations reconnues comme telles entraîne secondairement le refus réfléchi de les réaliser.
C'est alors que le MOI confond l'impossibilité de les réaliser avec le refus de les réaliser ; avec une victoire remportée sur elles. D'où ses révoltes éventuelles, contre l'autopunition.
Confusion impossible, car le refus est conscient. Son énergie et sa sincérité suppriment la possibilité de céder. Si cette possibilité persiste, c'est qu'il n'y a pas de refus.
Ou bien il confond cette impossibilité avec un renoncement vrai.
Confusion exclue. Le renoncement vrai implique la possibilité de ne pas renoncer, de céder au Mal.
Aussi l'auto-punition est-elle spontanément orientée vers le renoncement et adopte-t-elle si souvent la forme finale du renoncement systématique (névrose d'inhibition) même aux plaisirs permis et raisonnables.
La punition en tant que renoncement n'entraîne pas nécessairement un renoncement systématique à tout plaisir.
Attitude passive confondue avec la volonté de ne jamais faire le Mal.
Attitude active réactionnelle portant à faire le Bien.
Caractère automatique et irrationnel du renoncement.
Caractère inverse.
Résumé .
Résumé .
L'auto-punition, en anticipant sur le remords, l'empêche de naître.
Le châtiment, la repentance, l'expiation, etc., impliquent un remords antérieur, et lui succèdent. Ils dépendent de lui.
L'obéissance passive, corrélativement, vise à le rendre impossible. Le sujet cherche et arrive à ne jamais le ressentir (voir narcissisme moral).
Le MOI est beaucoup moins intolérant au remords, il le supporte. (Voir plus loin.)
Ces deux phénomènes révèlent un sentiment aigu du Mal, issu d'un besoin irréductible de le commettre.
La vertu efficace, et la lutte, révèlent un sentiment juste et efficace du Bien.
Une impuissance corrélative à lui échapper.
Ce sentiment fortifie la conscience de pouvoir échapper au Mal.
Le désir de faire le Bien risque, à la longue, d'être dissous par la conscience ou la conviction permanente de n'y parvenir jamais.
Cette prise de conscience fortifie le sentiment de puissance sur le Mal, etc.
Chaque insuccès renforce ce sentiment d'impuissance.
Chaque succès renforce ce sentiment de puissance.
Finalement, la conduite est réglée par la notion seule du Mal, de la lutte contre lui.
La conduite est réglée par la notion du Bien, de la lutte pour lui.
Elle est dominée par la crainte de le commettre (céder aux tendances refoulées).
Elle est dominée par le désir de faire le Bien, c'est-à-dire de ne plus faire le Mal.
L'obéissance passive et l'autopunition ont leur finalité propre, laquelle est intérieure à l'être.
L'obéissance active et la sanction sont orientées vers une fin extérieure à l'être, qui le dépasse.
Finalité et causalité interne, ou naturelle, sont confondues.
Elles sont distinguées.
Finalité individuelle prescrite par les fonctions.
Finalité surindividuelle, prescrite par les valeurs.
Souvent elle est même opposée, par le sujet, à la causalité naturelle (fonction idéaliste) et consiste en une lutte contre celle-ci.
Le Surmoi entretient le sentiment de culpabilité profond, même si le MOI ne se reproche rien, même s'il se punit.
La conscience morale vise à le supprimer. L'absence de remords, pratiquement, l'abolit. La réparation le combat et l'écarte.
On se sent et on est toujours coupable.
On peut ne pas se sentir coupable.
Sentiment :d'insuffisance,d'indignité.
Aucun respect de soi-même.
Sentiment d'une vie morale possible. Sentiment de dignité personnelle.
Respect de soi-même dans la mesure où l'on respecte les valeurs qu'on a choisies.
La notion de pardon est exclue.
Élaboration et acquisition de la notion de pardon vécue comme une réalité, comme fait de conscience.
Notion d'innocence et de candeur exclues.
Sentiments d'innocence et de candeur peuvent se produire.
On les constate, heureusement.
La confession n'atteignant pas le refoulé est inopérante ; ou ses bienfaits ne sont que momentanés. Si elle est pratiquée ou imposée, elle fait plus de mal que de bien.
Confession bienfaisante.
Ses effets peuvent durer jusqu'au prochain remords, car la faute peut être pardonnée.
Pardon et repentir sincères sont en fonction l'un de l’autre.
La vie religieuse est conçue en fonction du mal ;
de l'indignité et de la perdition fatales ;
de l'incapacité de faire le Bien du mépris de soi-même.
Le train des « valorisations négatives » est lancé.
Si le repentir ne suffit pas à « remettre » la faute, et qu'une pénitence est en outre nécessaire ou imposée, elle est alors cfficace en tant que comprise, acceptée librement, et réalisée, en fonction de sa valeur et de sa fin, par le MOI.
Religiosité égocentrique, dominée par la crainte, ou le besoin de sécurité, ou le narcissisme, ou l'amour-propre.
La vie religieuse conçue en fonction du Bien, de l'aptitude au Bien, dans le respect de soi-même comme d'autrui.
L'Évangile interprété sous l'angle du péché.
L'Évangile interprété comme principe de libération et d'amour.
Religiosité dominée par l'amour du prochain.
Dieu confondu avec Surmoi, par projection (névrose religieuse).
De là, dans ces cas, la notion du Dieu courroucé et inexorable dont la fonction est d'inspirer la crainte.
L'immanence de cette fonction n'est pas reconnue.
Dieu conçu comme transcendant, ou comme immanent, mais existant indépendamment du MOI.
Tableau comparatif des éléments constitutifs des deux systèmes moraux
Morale inconsciente et Surmoi
Morale consciente et Conscience morale
Narcissisme moral
Son mécanisme est le suivant : le MOI en général, la conscience morale en particulier sont progressivement hypersensibilisés à l'idée du Mal par la permanence et l'action de l'angoisse latente de culpabilité ; par les critiques et les punitions du Surmoi ; par la prédisposition constante au Mal.
La sensibilité au Mal dépend des réactions propres de la conscience morale et du MOI ; de leur fonctionnement, du degré de leur développement moral, du niveau de leur évolution spirituelle, etc.
Ce fonctionnement autonome est conditionné par la mise à l'index du Surmoi.
Sa conséquence finale :
intolérance absolue aux sentiments conscients de culpabilité, à l'idée d'être en faute, d'avoir tort.
Tolérance relative.
Plus le sujet souffre du sentiment de culpabilité inconsciente (dont les motifs sont inconscients) moins il accepte les sentiments conscients de culpabilité. Cette susceptibilité est signe d'arriération morale.
C'est l'inverse.
Le sujet accepte le remords et reconnaît ses fautes d'autant mieux qu'il se sent apte à les réparer. Cette endurance est signe de maturation morale.
D'où mesures préventives pour n'avoir jamais rien à se reprocher, n'être jamais dans son tort.
ex. :renoncement systématique ;
scrupulisme.
La vertu excuse tout.
Pas de mesures préventives proprement dites. La disposition active à faire le Bien remplaçant la disposition obsédante à empêcher le Mal, les rendant inutiles.
Objectivement, cette attitude subjective se traduit par une susceptibilité extrême aux critiques et reproches d'autrui. Ils sont systématiquement rejetés ou réfutés au moyen de rationalisations ou de projections (… ce n'est pas moi, c'est toi qui..).
Accueil judicieux des critiques, examen libre de leur fausseté ou justesse, de leur valeur, etc... Cette attitude objective amorce les mesures d'amendement, de réparation, etc...
Reconnaître une faute même minime déclencherait un accès d'angoisse,en tout cas une tension intolérable entraînant un sentiment d'impuissance et d'indignité irrémédiables, (action en boule de neige).
Déclencherait honte, insatisfaction, regrets, remords, etc... ; mais souvent, dans la suite, des sentiments réactionnels de domination, de dignité et de valeur personnelles.
La répulsion à s'avouer ses faiblesses démontre la faiblesse du MOI et la force corrélative du Surmoi.
La disposition à reconnaître ses faiblesses atteste la force du MOI et la faiblesse du Surmoi.
Le narcissiste moral passe facilement du sentiment de vertu et de supériorité au sentiment inverse d'indignité et d'infériorité totale.
Le danger de pareils renversements est amoindri, sinon écarté, en vertu du contrôle exercé par la conscience morale, par l'expérience, par le jugement « objectif » de soi-même, etc.
En dernière analyse, l'idéal de ne jamais se rendre coupable procède, en cherchant à l'éteindre, d'un sentiment profond et constant de culpabilité. Mais visant à l'éteindre, il n'arrive qu'à le compenser.
Cet idéal, affranchi de ce déterminisme fonctionnel inconscient, reprend sa valeur propre. Ce n'est plus un idéal de soi mais un idéal en soi.
Crainte insurmontable de la responsabilité subjective.
Désir de prendre sa responsabilité.
Le sentiment de responsabilité s'éteint ou ne se développe pas.
La conscience de ce sentiment conditionne son développement.
L'idéal est confondu avec cette illusion d'infaillibilité.
D'où deuxième illusion : le sujet croit aimer cet idéal pour lui-même alors qu'il n'aime que son MOI idéalisé.
L'idéal est conçu en tant que tel, extérieur et supérieur au MOI, dans la mesure même où ce dernier est conscient de sa faillibilité et de sa faiblesse.
C'est le point où conscience morale et conscience religieuse normales se soudent et coïncident.
Cette auto-idéalisation répond à un mécanisme de protection, ou mieux de surcompensation. Comme tel il est inapte à assurer l'équilibre moral. Il risque de ne pas devenir autre chose qu'une fonction égocentrique.
Le sujet aime son idéal dans la mesure même où il le situe en dehors et au-dessus de son MOI, c'est-à-dire où il le détache de sa fonction égotique.
L'amour de son idéal dissimule l'amour de soi.
L'idéal est une valeur à laquelle on mesure la force d'un égoïsme reconnu.
Ces mécanismes secrets peuvent donner lieu à diverses attitudes témoignant d'un attachement à des fausses valeurs.
Leur absence permet l'attachement aux vraies.
La poursuite de l'idéal répond à une culture de l'égocentrisme.
A une victoire sur lui.
Crainte du péché confondue avec obsession égocentrique de perfection.
La fonction et la valeur propres à chacune de ces deux attitudes sont distinguées.
Conscience du péché, avec sens morbide de culpabilité.
Crainte de Dieu, avec angoisse inspirée par le Surmoi.
Confusion exclue.
Le sujet préfère son idéal ou ses principes aux êtres dont il entreprend la direction.
Il aime assez objectivement les êtres qu'il aime pour ne pas les accabler de ses principes personnels.
Il est porté à imposer son idéal.
L'inverse. À le proposer.
Il n'aime ces êtres qu'en fonction de leur soumission à ses principes, tout en croyant les aimer pour eux-mêmes.
Le guide respecte les êtres qu'il entreprend, en respectant leur personne et leur propre idéal.
Tableau comparatif des éléments constitutifs des deux systèmes moraux
Morale inconsciente et Surmoi
Morale consciente et Conscience morale
Notion de devoir
En règle générale, le devoir est confondu avec les injonctions du Surmoi, ressenties comme impératives. Le devoir tend à devenir absolu.
Confusion rare, sinon impossible. Le sujet perçoit sa conscience morale en tant précisément qu'organe propre à discerner les devoirs, à distinguer leur valeur respective. A ce titre elle peut les sérier, les hiérarchiser, les opposer entre eux.
Les « idées morales » sont repoussées à l'arrière-plan sinon écartées. Leur rôle est à peu près nul.
Les idées morales sont au premier plan. Elles évoluent secondairement en injonctions.
Fixation définitive de la morale du devoir à sa forme primitive et mécaniste.
Orientation vers la morale du Bien.
Le sujet prend l'habitude de ne plus considérer comme devoir, que ce qu'il ressent sous forme d'impératif catégorique.
Le devoir est éprouvé comme une chose qu'on peut ou pourrait éventuellement ne pas faire.
Il prend l'habitude corrélative, dans son obéissance automatique aux impératifs, de se passer de l'exercice de sa raison, de son jugement, etc. Si pourtant sa raison et son jugement font opposition, le Surmoi les révoque.
Le devoir se liant à un jugement de valeur, ou lié par lui, acquiert sa forme secondaire et évoluée.
La force du devoir émane de l'inconscient.
Sa force émane du MOI, et de la force avec laquelle le MOI se lie à l'idéal.
Elle traduit la force du Surmoi.
Elle traduit la force de la conscience morale.
Fausse conscience du devoir qui oblige le sujet indépendamment de son MOI et de sa conscience morale.
Vraie conscience du devoir. Le sujet s'oblige lui-même.
Le sujet fait son devoir pour ne plus souffrir, pour être délivré de l'angoisse. Le devoir est confondu avec une fonction.
Le devoir n'a pas à exercer de fonction thérapeutique, il n'est pas un sédatif. Son accomplissement est lié à une fin valorielle.
Tableau comparatif des éléments constitutifs des deux systèmes moraux
Morale inconsciente et Surmoi
Morale consciente et Conscience morale
Influence de cette conception sur la vie personnelle
La vie personnelle est rapportée dans ses grandes lignes au devoir.
Elle est surtout rapportée au Bien, dont la notion inspire le devoir et le contrôle.
La notion du devoir prime la notion du Bien. Quand le devoir s'impose, il n'est pas distingué du Bien.
C'est l'inverse. Ils sont toujours distingués, même quand ils coïncident complètement.
La force que le devoir puise dans le Surmoi, porte le sujet à lui accorder une valeur métaphysique ou religieuse, à voir en elle une puissance transcendante. Mais ces concepts universels ne sont que des symboles affectifs. Eu réalité, c'est des pulsions refoulées qu'émane indirectement cette puissance que le sujet attribue à Dieu ou projette sur Lui.
Le sentiment d'un pouvoir surnaturel, d'une puissante influence transcendante ne peuvent vraiment revêtir cette valeur que le sujet leur accorde, qu'en l'absence, chez lui, de Surmoi actif ; c'est-à-dire, secondairement, de pulsions refoulées.
Tableau comparatif des éléments constitutifs des deux systèmes moraux
Morale inconsciente et Surmoi
Morale consciente et Conscience morale
Devoir et réalisme moral
Cet ensemble de conceptions et d'attitudes répond à une sorte d'intériorisation de l'hétéronomie infantile, qui loin de conduire à l'autonomie entrave son accomplissement.
Il marque le terme d'une évolution ayant débuté vers 8 ans et au cours de laquelle l'enfant a réagi contre l'hétéronomie primitive et ses attributs.
Cette réaction est la base et la condition de l'autonomie adulte ; c'est-à-dire de la formation de la conscience morale et de l'acquisition d'une morale dont la dignité procède de l'autonomie.
Le MOI se comporte vis-à-vis de son Surmoi tout comme vis-à-vis d'une autorité humaine externe et absolue.
Le MOI, fort de ses jugements de valeur, forme avec la conscience morale une unité fonctionnelle.
L'intériorisation de l'hétéronomie objective infantile est le contraire de l'acquisition de l'autonomie subjective. Il y a antinomie et non évolution progressive et coordonnée.
Le développement secondaire de la faculté de porter des jugements de valeur personnels favorise le développement de l'autonomie.
Ce fonctionnement prouve la survivance masquée du réalisme moral enfantin (névrose morale, etc ...).
Ce fonctionnement témoigne du déclin et de la chute du réalisme moral enfantin.
Ses éléments sont fixés, automatisés, et de ce fait échappent à toute révision.
Ses éléments résiduels demeurent accessibles, et soumis à une révision constante.
Persistance interne de l'absolu littéral ; par exemple scrupulisme.
La condition de cette élaboration consiste dans la dissolution de l'absolu hétéronomique ou littéral.
Aussi, le remords procède-t-il toujours d'une désobéissance à une consigne d'origine externe, ou ressentie comme telle, prescrite par une autorité, et jamais d'une désobéissance à une consigne d'origine interne pure.
Qu'il s'agisse d'une consigne d'origine externe ou interne, elle apparaît au sujet sous la forme d'une obligation envers lui-même, reconnue et acceptée comme telle, et son origine est distinguée.
Tableau comparatif des éléments constitutifs des deux systèmes moraux
Morale inconsciente et Surmoi
Morale consciente et Conscience morale
Devoir et autorité
La projection du Surmoi au dehors est conditionnée par l'inconscience de celui-ci. La conséquence de cette projection est que le Surmoi est de nouveau ressenti comme externe. Elle recrée la situation infantile primitive, elle reproduit le tout des conceptions et attitudes qu'implique le réalisme moral.
La projection de la conscience morale est inconcevable.
La conscience morale apparaît au sujet comme sa propriété la plus intime. Il ne saurait la confondre avec la conscience morale d'un autre.
La personne faisant figure de Surmoi prend automatiquement valeur d'autorité prestigieuse.
Elle est une délégation du Surmoi et hérite de ses attributs.
La qualité d'autorité accordée à une personne lui est retirée si la conscience morale du sujet lui dicte ce retrait.
Ses consignes sont comminatoires.
Elles sont examinées, jugées, triées, etc.
Ses jugements sont infaillibles.
En principe, le sujet les tient pour aussi faillibles que les siens propres.
Ses idées sont vraies, comme jadis celles des parents.
ex. :névrose d'autorité,
névrose d'infériorité, etc.
Elles peuvent être erronées.
Autorité absolue.
Autorité conditionnelle.
Respect unilatéral.
Respect mutuel.
Primat du principe d'autorité.
Primat des principes de solidarité, coopération, engagement réciproque, etc.
Le sentiment d'égalité est inconcevable.
Le sentiment d'égalité (de droit sinon de fait) est fonction de l'acquisition des dites notions.
Ces phénomènes témoignent, tout en le dissimulant, de la prépondérance de l'égocentrisme.
Ils témoignent de la prépondérance de tendances orientées vers des fins altruistes et les rendent évidentes.
Tableau comparatif des éléments constitutifs des deux systèmes moraux
Morale inconsciente et Surmoi
Morale consciente et Conscience morale
Relation à l'objet
Objet : Autorité.
Objet : Personne.
L'objet ne présente d'intérêt qu'en tant qu'autorité et non que personne.
Ce n'est qu'en tant que personne qu'il peut être érigé en autorité.
La valeur objective de sa personne est confondue avec l'autorité dont le sujet l'investit subjectivement.
Son autorité dépend de sa personne, de sa valeur propre. Celle-ci est appréciée pour elle-même.
Le choix de l'autorité n'est ni libre ni adéquat.
Le sujet, à son insu, est d'autant plus porté à ériger une personne en autorité qu'il éprouve plus de sentiments de culpabilité envers elle. Ceux-ci sont l'effet des tendances refoulées dont l'objet est précisément la personne-autorité. Celle-ci est objet de conflit et d'ambivalence.
Opéré par le MOI et la conscience morale (sens large) ce choix est libre dans la mesure même où celle ci est autonome.
Il est d'autant plus adéquat que la personne élue est moins objet de conflit et d'ambivalence, qu'elle est plus purement aimée, admirée, estimée, etc.
Le motif déterminant du choix est l'hostilité inconsciente, surtout si celle-ci est recouverte d'une surcharge d'amour ou de vénération. Aussi l'objet inspire-t-il des sentiments contradictoires :
respect - - attrait
crainte - aversion
ayant conservé ou repris leurs formes primitives ambivalentes.
Le choix est en fonction des sentiments positifs (estime, affection, admiration, amour, etc.).
Le sujet est porté à projeter son Surmoi sur toute personne respectée envers laquelle il nourrit plus d'hostilité que d'amour.
Le sujet se réfère à sa propre conscience. Il tend à harmoniser ses sentiments positifs avec elle.
Le choix de l'autorité est donc déterminé par « l'ambivalence » du sentiment.
Le choix est donc déterminé par « l'univalence », par l'harmonie du sentiment.
Persistance de l'ambivalence primitive inhérente au réalisme moral enfantin, où obéissance et révolte sont associées et solidaires.
Maîtrise de l'ambivalence primitive.
L'univalence est possible.
L'autorité ne peut être aimée complètement, ni toujours. Ou elle n'est aimée que pour sa fonction.
L'autorité peut être aimée complètement.
Elle l'est pour sa valeur propre.
L'ambivalence entretient la soumission automatique. Celle-ci, signe de dépendance négative étroite, a pour fonction d'étouffer l'hostilité.
La soumission peut être libre dans la mesure où le sujet est libre de mauvais sentiments.
Elle peut être signe d'indépendance ; ou de dépendance positive.
Contradiction des sentiments.
Unification des sentiments.
Impossibilité de renverser les rôles. Le sujet ne peut se mettre à la place de 1'autorité ni s'identifier à elle.
(Respect unilatéral.)
Renversement possible. Le sujet peut devenir autorité, et à ce titre donner des consignes, tout en en recevant.
(Respect mutuel.)
La participation personnelle à l'élaboration et à l'imposition des consignes ou règles, est exclue.
Elle est possible, désirée. Elle favorise leur libre acceptation, permet de s'y soumettre aussi librement qu'on les a librement élaborées avec autrui.
On est engagé, sans jamais se reconnaître le droit d'engager autrui.
On s'engage en engageant les autres.
Cette exclusion, normale jusqu'à 7-8 ans, persiste et s'intériorise sous forme d'habitude mentale.
Elle est maîtrisée peu à peu, dans l'établissement des règles du jeu notamment (Piaget). La coopération devient attitude mentale.
Elle favorise la désobéissance, la révolte sourde, indirecte ou directe (crise).
Celles-ci sont à nouveau refoulées au nom du réalisme moral. Ce dernier chez l'adulte recèle souvent une forte agressivité.
Le gentiment permanent de culpabilité finit par marquer l'attitude sociale.
Cet affranchissement favorise finalement l'obéissance, même s'il fut conçu ou senti à l'origine comme désobéissance.
De manière générale, les relations avec autrui ne sont conçues que comme une somme de devoirs réciproques. Cette forme de réciprocité tourne aisément en bilanisme.
Plutôt comme somme de devoirs non réciproques nécessairement, mais institués en fonction de l'intérêt et du bien de chacun.
Citons deux cas particuliers :
Chez le réaliste moral, ce sont ses devoirs envers autrui qui prévalent. Chez le narcissiste moral, à l'inverse, ce sont les devoirs d'autrui envers lui qui passent en premier.
La régulation de ces deux courants inverses marque plus de souplesse, s'adapte aux personnes et aux situations. En principe, la réciprocité s'affranchit de toute bilanisation rigoureuse.
Résumé.
Résumé.
Morale intéressée en fonction de soi.
Morale désintéressée en fonction de valeurs surindividuelles.
Orientée vers la passivité et la dépendance.
S'orientant vers l'activité dans l'autonomie.
L'objet-autorité est élu pour sa Fonction.
Il est choisi pour sa Valeur.
Formes primitives des modes d'aimance : obéissance, imitation, identification, etc...
Formes secondaires : dans l'égalité et l'autonomie. La différenciation est source d'échange et d'union dans la mesure où les êtres se complètent.
Être loué confondu avec être aimé.
Être blâmé confondu avec n'être pas aimé.
L'objet est aimé, autant dans ce qu'il a de dissemblable que de semblable.
Formes primitives d'hostilité désobéissance, contre-pied, etc...
Louange ou blâme ne sont pas, en soi, des expressions d'amour ou de haine.
Tableau comparatif des éléments constitutifs des deux systèmes moraux
Morale inconsciente et Surmoi
Morale consciente et Conscience morale
Mécanismes de lutte
Refoulement.
Répression
Acte essentiellement instinctif, quasi automatique, comparable à une tuile devant le danger.
Acte essentiellement moral.
Le sujet apprécie le danger, le regarde en face.
Il est déclenché par la peur, par l'angoisse.
Consécutive à un conflit conscient de tendances, elle est accomplie en fonction de la fidélité à une valeur.
But fonctionnel.
Fin valorielle.
C'est à lui que recourt l'enfant de moins de 7-8 ans, pour lutter contre ses « pulsions instinctuelles » et leur dérivée : la jalousie.
Elle répond à un mécanisme de lutte. La lutte est -menée par le MOI, inspiré par la conscience morale.
Certains adultes conservent la prédisposition (schème) à l'utiliser comme moyen de défense principal et préféré (cause première de la névrose).
Elle est signe et privilège de maturité morale, de santé psychique.
Elle prévient la névrose.
Chez l'enfant, le refoulement est donc mis en oeuvre avant la formation de la conscience morale.
La répression résulte de la formation de la conscience morale. Elle lui succède et la consacre.
Chez l'adulte, il demeure indépendant de celle-ci.
Dirigée par la conscience morale, elle dépend étroitement du fonctionnement de celle-ci.
Non plus que la conscience morale proprement dite, ni le jugement, ni la raison, ni la volonté n'y participent réellement au moment de sa production.
Elle est réalisée par les forces concertées du jugement, de la raison, de la volonté.
Si elles entrent en jeu, elles ne le font qu'après coup (rationalisations secondaires, compensations, formations réactionnelles, manies, etc.).
Ce jeu synergique précède ou accompagne la répression.
Le refoulement n'est ni réfléchi ni consenti.
L'inverse.
Il répond à un mécanisme de défense élémentaire, déclenché par le besoin d'éviter l'angoisse, la peur, la punition, etc. ; de mettre fin à une tension interne.
La répression répond à un mécanisme de défense différencié, évolué, voire spiritualisé, contre certains besoins élémentaires réprouves par l'idéal du MOI.
Il témoigne de la faiblesse du moi.
Elle révèle sa force.
Le MOI supprime la tendance dangereuse sans lui opposer de contre-tendance.
Le MOI oppose une tendance morale à la tendance coupable.
La suite des événements ne dépend pas du MOI, mais du Surmoi qui s'est constitué pour opposer une barrière au « refoulé ».
Le MOI ayant opéré une répression morale demeure d'autant plus maître des événements ultérieurs, mieux apte à les contrôler.
Il témoigne de la non-formation de la conscience morale.
Il montre en tout cas qu'elle fonctionne mal.
Elle est la preuve de sa bonne formation et de son bon fonctionnement.
Le processus se déroule en marge de la personne.
Elle participe étroitement de la personne.
Il est essentiellement impersonnel.
Elle est essentiellement personnelle.
Mécanisme identiquechez tous les individus, si différents puissent-ils être les uns des autres.
Elle varie d'une personne à l'autre dans la mesure où elles diffèrent entre elles.
Il affaiblit la personne, entrave, son développement, s'oppose à son unité, dans la mesure où il porte également les mêmes préjudices à la conscience morale.
L'inverse.
Il y a relation antinomique entre le Surmoi et la conscience morale ; plus l'un est fort, plus l'autre est faible.
Une conscience morale forte et libre témoigne de la faiblesse du Surmoi, ou de son absence.
Résumé.
Résumé.
Le refoulement est un acte amoral ou pseudo-moral, irrationnel, involontaire ou à demi volontaire.
La répression est un acte moral vrai, rationnel, judicieux, très volontaire.
Pas de lutte vraie.
Lutte vraie, souvent énergique.
Pas d'autonomie.
La répression présuppose une possibilité de choix ; d'agir bien ou mal ; d'agir ou de ne pas agir, etc.
Sincérité hors de question.
Sincérité possible. En tout cas, conscience d'insincérité.
Il est un échec moral.
Elle est un succès moral.
Il est une fuite devant l'effort. Cette fuite implique l'incapacité ou l'aversion de l'effort.
Elle implique la disposition à l'effort.
Tableau comparatif des éléments constitutifs des deux systèmes moraux
Morale inconsciente et Surmoi
Morale consciente et Conscience morale
Mécanismes de lutte (suite)
Responsabilité.
Le refoulement automatique exclut tout sentiment ou sens de responsabilité, soit comme cause, soit comme effet.
La répression morale implique un sentiment de responsabilité. Ce dernier intervient tantôt comme l'un des facteurs importants de la répression, tantôt comme résultat de la faute commise.
Il témoigne, dès son origine (enfance) et jusqu'à l'âge adulte, d'une absence ou d'une faiblesse extrême du sens des responsabilités.
Elle témoigne de la présence et de la force de ce sens.
Il entrave aussi le développement de ce sens.
Elle contribue en retour à son développement.
Acte déterminé.
Acte autonome.
Acte quasi-réflexe.
Acte réfléchi.
Si le sujet projette son Surmoi sur une personne-autorité, il retombe dans la responsabilité uniquement objective de l'enfant de moins de 8 ans.
La répression morale témoigne de l'acquisition de la notion de responsabilité subjective.
II est automatiquement porté à rendre compte de sa conduite à autrui, et non à lui-même.
Le sujet répond initialement ou finalement à lui-même de sa conduite.
Tableau comparatif des éléments constitutifs des deux systèmes moraux
Morale inconsciente et Surmoi
Morale consciente et Conscience morale
Mécanismes de lutte (suite)
Efficacité.
Le refoulement est, par nature et définition, inefficace.
La répression est efficace, du moins peut l'être. C'est précisément son efficacité qui la définit.
Son inefficacité morale ultérieure est prédonnée ou pré impliquée dans son mécanisme même, en tant que celui-ci constitue déjà un échec moral.
Son efficacité est impliquée dans son mécanisme en tant que celui-ci répond à un succès moral.
Les conséquences du refoulement sont le contraire de celles de la répression.
Les tendances ou désirs maintenus en refoulement sont de ce fait maintenus en activité.
Idem.
Cette activité est :
négative
culpabilité durable
réactions antithétiques du MOI, compensations, etc.
positive
indirecte
déguisée
retour du refoulé, etc.
Des tentations, une fois ou plusieurs fois maîtrisées, tendent à s'éteindre. La raison, la volonté, l'idéal, en alliance synergique avec la conscience morale, participent à cette exténuation.
L'inconscient alimente la tendance inadmise.
Loin de réduire celle-ci au silence, le refoulement par conséquent contribue indirectement à redoubler son dynamisme physique et sa valeur mentale.
Le MOI sous-alimente la tendance inadmise, tout en lui opposant une contre-tendance qui la neutralise.
Finalement la répression la réduit au silence ; la dépouille de sa force et de son importance.
Instinctivement mis en oeuvre pour éviter une souffrance immédiate, il favorise le retour d'une souffrance médiate et durable (autopunition, lutte, réaction, etc.). Ainsi il manque, son but ou sa fonction.
Sa mise en oeuvre entraîne une souffrance plus ou moins durable, laquelle en cas de succès fait place à un soulagement moral, souvent à une joie d'ordre spirituel.
Sentiment persistant d'être enchaîné par des puissances profondes, occultes, etc.
Sentiment de libération, d'autonomie, etc. Ce sentiment se consolide, à la suite de l'acte de répression.
Le refoulement qui n'est pas opéré au nom de l'idéal vrai, mais au nom du principe du plaisir (éviter un déplaisir, une angoisse, une tension), demeure source de souffrance.
La répression opérée au nom de l'idéal vrai, générateur de souffrance (lutte, renoncement, sacrifice) devient source de plaisir. La culpabilité, l'inquiétude, l'insécurité, etc., sont dissipées (jusqu'à la prochaine faute du moins).
Il démontre la force de ce principe de nature biologique, la faiblesse relative du principe moral.
Elle démontre la force de l'idéal, c'est-à-dire la suprématie du principe moral sur le principe du plaisir.
Résumé.
Résumé.
Processus pseudo-moral.
Processus fonctionnel.
Causalité bio-psychique.
Primat des fonctions.
Processus moral.
Processus non fonctionnel.
Finalité spirituelle.
Primat des valeurs.
Tableau comparatif des éléments constitutifs des deux systèmes moraux
Morale inconsciente et Surmoi
Morale consciente et Conscience morale
Notion de responsabilité
La conscience de responsabilité est faussée de trois manières :
1. ou bien : sentiment d'irresponsabilité. (Le sujet n'a aucune conscience du refoulé.)
2. ou bien : responsabilité vis-à-vis de personnes-autorités, par projection du Surmoi, etc.
3. ou bien : fausse responsabilité (ou névropathique). Elle est placée là où elle ne devrait pas l'être et n'est pas placée là où elle devrait l'être (ex scrupulisme).
Elle se développe normalement et justement.
Ce développement aboutit à l'instauration du :
Primat de la responsabilité personnelle et consciente.
On est responsable vis-à-vis de soi-même.
Ces trois ordres de perturbations sont conditionnés par la suprématie du Surmoi sur la conscience morale. C'est logique, puisque cette dictature entraîne la suppression du libre examen, du jugement de valeur, et du choix.
L'acquisition du sens de responsabilité subjective est conditionnée par la suprématie de la conscience morale sur le Surmoi. C'est logique, puisque toute responsabilité implique le jeu préalable de ces trois processus conscients.
L'inexistence ou l'instabilité du sentiment de responsabilité subjective, le sentiment unique de responsabilité à l'égard d'autrui, ou le faux sentiment de responsabilité envers soi, démontrent chacun à leur manière que la conscience morale ne s'est pas libérée du Surmoi. Ils témoignent de cette servitude.
Ce sens peut ne pas exister. Mais là où il existe et où il est stable, son existence et sa stabilité démontrent que la conscience morale s'est libérée du Surmoi. Responsabilité envers soi devient synonyme de libération.
Ils démontrent indirectement la présence et l'action de tendances refoulées.
Il démontre indirectement l'absence ou l'inaction de tendances refoulées.
Ils sont en fonction du défaut d'autonomie de la conscience morale.
L'inverse. Le sens de responsabilité est la mesure de l'autonomie.
En revanche, des motivations ou auto-accusations illusoires peuvent susciter un sentiment stabilité aussi vif que faux.
Le vrai sentiment de responsabilité se passe de motivations illusoires et secondaires.
Les motifs vrais de la conduite sont déterminants avant être connus du sujet.
Ils sont connus et contrôlés avant d'être déterminants.
Résumé.
Résumé.
Irresponsabilité, résultat final et méfait d'un déterminisme inconscient.
Responsabilité, résultat final et bienfait de l'indépendance acquise du MOI.
Tableau comparatif des éléments constitutifs des deux systèmes moraux
Morale inconsciente et Surmoi
Morale consciente et Conscience morale
Responsabilité, réalisme et narcissisme moraux
Le réalisme moral (responsabilité objective) et le narcissisme moral, bien que de structures très différentes sinon opposées, ont Pourtant une fin commune et s'épanouissent sur un terrain commun.
Le réalisme moral est dépassé.
Le narcissisme moral est évité.
Leur fin c'est l'irresponsabilité subjective.
La fin morale n'est pas le contentement ou l'admiration de soi, mais la poursuite ardue du Bien avec toutes les déceptions de soi-même qu'elle comporte.
Leur terrain c'est l'égocentrisme.
La lutte contre le narcissisme et le réalisme moraux implique une lutte contre l'égocentrisme, révèle que le sujet en a triomphé.
Cette communauté éclaire un fait paradoxal : c'est que, au cours de la névrose morale, la première position conduit souvent à la seconde, ou encore qu'elles alternent indéfiniment, l'une ne réussissant pas à résoudre l'autre car elles sont, au fond, corrélatives.
L'adoption de l'une ou de l'autre position sont des moments transitoires de régression, résolus par la renaissance spontanée du sentiment de responsabilité. Les deux positions ne sont pas corrélatives.
La morale demeure une pseudo-morale.
La morale tend à se moraliser.
Tableau comparatif des éléments constitutifs des deux systèmes moraux
Morale inconsciente et Surmoi
Morale consciente et Conscience morale
Morale du devoir et morale du bien
Les considérations précédentes font comprendre que le passage de la morale du Devoir strict à la morale du Bien est impossible : en tout cas, constamment réversible et jamais définitif.
La morale consacrée par le Bien et au Bien consacre l'évolution normale de l'adolescent.
Elle définit en somme cette évolution.
La confusion primitive entre le Devoir et le Bien est maintenue.
Aucune corrélation entre eux n'est donc possible.
Leur discrimination est acquise.
Leur corrélativité est comprise.
L'inaptitude à les distinguer procède de la culpabilité permanente et de l'égocentrisme.
Ces aptitudes procèdent de conditions inverses.
Le sujet n'agit que par devoir. En faisant le Bien, il ne pense qu'à lui-même.
Le sujet est mû par un idéal surindividuel.
Cette confusion constitue un symptôme majeur d'égocentrisme en même temps que sa forme la mieux masquée.
Cette discrimination implique un détachement de soi, un symptôme de lutte contre l'égocentrisme, la condition du passage sur le plan des valeurs. Elle en est le meilleur signe.
Résumé.
Résumé.
Forme ou notion primaires du Devoir en fonction de soi.
Forme et notion secondaires en fonction d'autrui.
Identité de structures morales. Celles-ci sont imprégnées de c magie ».
Différenciation des structures morales attachées à des valeurs abstraites et permanentes (le Juste, le Vrai, le Beau, le Bien).
Devoir = fonction.
Devoir = valeur.
Conclusions
Elles seront résumées en une dizaine de propositions dont la sobriété reflétera mon intention. Celle-ci consiste en effet à proposer à la réflexion des gens cultivés quelques thèmes propres à leur suggérer des idées ou des observations. Quant aux critiques éventuelles, elles seront les bienvenues, à une condition toutefois. Dans cet exposé, je me suis efforcé de souligner surtout des faits et des données de l'expérience vécue, de me borner à leur interprétation immédiate, tout en laissant dans l'ombre leur interprétation médiate, c'est-à-dire en somme les théories métapsychologiques ; du moins pour autant que la nature complexe du sujet le permettait. Aussi mon vœu est-il que critiques et discussions, au lieu de se baser sur des principes et doctrines qui ne tinssent pas compte de ces données, se règlent au contraire et s'appuient sur elles.
Le professeur Miéville, au cours d'un entretien fort instructif 53
Dans lequel il voulut bien montrer de l'intérêt à mes idées et m'apporter de précieux encouragements. Qu'il veuille trouver ici l'expression de ma vive gratitude., me faisait remarquer qu'en cherchant à délimiter les domaines de recherches, à établir une certaine interaction des éléments du donné, notamment le biopsychique, le moral et le spirituel, je faisais déjà de la philosophie. Et moi qui m'imaginais naïvement ne faire que de la psychologie analytique
En effet, il n'est pas un seul de nos patients, qui ne nous entraîne malgré nous dans le domaine des valeurs, du moins dans la discussion de la valeur véritable de telle ou telle d'entre elles, et ne fasse ainsi de nous un philosophe conscient de ses responsabilités. J'entends par là un médecin que ses patients obligent à réfléchir sans cesse aux problèmes de la vie, ces problèmes essentiels que tout être civilisé est contraint de résoudre, sauf à tomber dans la névrose. Cette sorte de contrainte n'aura échappé à personne au cours de la lecture de ce travail.
Mais cette opération délicate n'est possible qu'à la suite d'une prise de position sur un certain nombre de points que je vais relever parce qu'ils me paraissent essentiels.
*
1. Le défoulement replace du même coup le refoulé et le système surmoïste sous la juridiction du moi et de la conscience morale. Ceux-ci sont alors mis à même d'appliquer un nouveau code, celui des valeurs, et par suite d'amorcer le jeu desvalorisations objectives et objectales.
L'unification de la conscience morale va de pair avec celle de la conscience en général. Ce double procès définit au fond la construction de la « personne »,
*
2. Il concourt en même temps à rétablir les conditions dans lesquelles le sujet pourra prendre goût à la responsabilité personnelle dans la mesure même où il pourra s'affranchir de sa prédilection pour l'irresponsabilité morale.
*
3. Où, en outre, il perdra l'habitude de considérer les incidents quelconques ou les occasions fortuites qui ont réveillé ou stimulé ses complexes comme les causes de son comportement, ces causes ayant en réalité préexisté à l'incident occasionnel. Confusion fréquente entre une « amorce » et un « motif déterminant ».
*
4. En ce qui concerne l'autonomie attribuée à la conscience morale et au moi évolués, sa réalité apparaît d'autant plus irréfutable à l'analyste qu'elle se manifeste avec plus d'évidence en fin d'analyse. En tant que propriété acquise ou reconquise, elle marque un contraste d'autant plus frappant avec l'hétéronomie névropathique initiale. Il faut entendre sous ce dernier terme la somme des motivations déterminantes extrinsèques, c'est-à-dire tirant leur source du monde extérieur, ou du surmoi ou de l'inconscient.
Bien entendu cette autonomie apparaît toute relative au psychologue. Issue d'une synthèse, elle se limite en effet à une liberté de choix consécutive à un jugement de valeur. Mais qu'il s'agisse d'un névrosé, d'un nerveux, ou d'un individu réputé normal, dans les trois cas on serait mal fondé à la considérer comme un « donné ». Car elle se manifeste en psychologie génétique, fonctionnelle, ou analytique, comme un « acquis », à tout le moins chez le commun des mortels.
Son acquisition requiert l'instauration ou la restauration préalable de « l'unité biopsychique », c'est-à-dire d'un état d'équilibre auquel tend tout être civilisé indemne de maladie mentale, ou de faiblesse d'esprit, et dans lequel les sources naturelles d'énergie jaillissent librement, mais que peut rompre d'autre part à chaque instant le déterminisme intercurrent. L'unification et la synthèse psychiques de l'être ont pour précondition l'élimination de cette source accidentelle de détermination.
Celle-ci une fois éliminée, le psychothérapeute assiste alors à un spectacle saisissant. Il voit l'autonomie morale et la liberté de la pensée se rétablir solidairement en fonction du retour de l'exercice de la conscience, comme si cette liberté était non pas la cause, ou si l'on veut le postulat, de cet exercice, mais bien son effet, ou sa -résultante. Un fait d'observation est donc certain, c'est que les prises de conscience graduelles et successives précèdent l'avènement de l'autonomie. En outre, il ne conviendra plus à l'avenir de considérer le phénomène de « prise de conscience » comme l'unique résultat de l'éducation, de l'instruction ou de l'expérience ; ou comme inhérent à l'élaboration préconsciente elle-même de la pensée ou des sentiments, mais surtout comme la conséquence de la suppression d'inhibitions surmoiistes ou inconscientes. Il conviendra en revanche devoir dans ces dernières un « facteur limitant », ou dégradant, de la plus haute importance et susceptible d'entrer en jeu chez la majorité des hommes. Des hommes tels qu'ils sont, bien entendu, et non tels qu'ils devraient être, ou tels que certains métaphysiciens supposeraient qu'ils sont dès l'âge où l'enfant apprend à exercer sa raison. Quant au psychologue, il n'est pas en droit de prétendre que la liberté intérieure soit une donnée immédiate et absolue. Nous retrouvons à la fin du processus le postulat que les personnalistes, pour ne citer qu'eux, placent à son origine. Ce faisant, ils s'épargnent sans doute bien des difficultés. L'analyse génétique de l'âme humaine permet en réalité de constater la formation de mécanismes qui s'opposent aux instincts et aux affects élémentaires ; et de constater en même temps, fait essentiel, que ces dits mécanismes apparaissent avant la formation des mécanismes spécifiquement ordonnés pour l'action et la conduite, qu'il s'agisse de conduite rationnelle, morale ou spirituelle.
À mon avis ce concept d'autonomie, si psychologique soit-il, est un concept-limite au delà duquel le psychologue en tant que tel n'est pas fondé à s'aventurer. Il doit se borner à analyser et enregistrer les conditions de la restauration de cette autonomie, ou de la faculté d'accomplir un acte moralement libre. Je reviendrai tout à l'heure sur ce point, car le problème de l'entrée en jeu de l'autonomie n'est pas sans soutenir d'étroites connexions avec celui de l'entrée en jeu des valeurs.
*
5. Les morales théoriques, ou certaines doctrines spiritualistes semblent s'adresser à un type d'homme pris dans un Sens abstrait et général, indépendamment de toute structure psychologique personnelle et particulière. Leurs postulats paraîtraient conformes aux énoncés suivants :
En principe la réceptivité et la faculté de répondre aux appels moraux, spirituels et religieux est égale et constante chez tous les êtres civilisés - ou nés au sein d'une communauté civilisée - et exempts de maladie mentale. Chez tous on accorderait à priori au moi et à la conscience morale l'aptitude virtuelle de se conformer aux prescriptions de telle ou telle morale normative et législatrice. Cela reviendrait à dire que moi et conscience morale seraient censés pouvoir constituer à tout instant et en tout lieu une « unité fonctionnelle », ou pouvoir harmoniser leurs fonctions. Cet accord postulerait à son tour l'admission d'une conscience morale homogène, toujours identique à elle-même, présentant une systématisation propre et indéfiniment perfectible, et poursuivait ses fins spécifiques de façon autonome. Corrélativement, ses déficiences seraient rapportées à sa propre imperfection.
Or, une enquête analytique précise démontre que ces postulats sont faux.
En régime de direction spirituelle par conséquent, on n'est pas fondé à proposer ou imposer les mêmes exigences à tout le monde et à tout âge. Ou bien ce serait se fonder sur un concept abstrait et « métamoral ». La mission du psychologue n'est-elle pas de dénoncer les dangers réels des conceptions métamorales, voire méta spirituelles ?
Ces dangers, ce sont les « ouailles » qui les courent, et non leurs directeurs. Il est en effet un abus dans lequel certains conducteurs d'âmes tombent aisément. Il consiste à décréter que si un sujet donné, se trouvant dans des conditions régulières, ne parvient pas à accepter telle norme ou obligation, ou se refuse d'y conformer sa conduite, c'est toujours « de sa faute » ; c'est toujours son « mauvais esprit » qui l'égare. Ce n'est jamais la loi qu'on lui impose qui est fautive, ni celui qui la lui applique. Sa responsabilité est supposée entière, comme toute morale sociale et doctrine spirituelle sont supposées correspondre à la nature humaine, pour laquelle elles ont été justement conçues. Et le postulat de cette correspondance est implicitement maintenu dans l'esprit du conducteur appliquant telle doctrine, par le fait même qu'il l'applique. Devant les résultats incertains ou fâcheux de son oeuvre, il n'en vient pas à se demander si l'auteur de la dite doctrine, en la concevant, ne se serait pas trop dépréoccupé des conditions psychologiques requises par l'application de celle-ci aux âmes humaines. Ces conditions, j'ai précisément tenté de les dégager et de les définir dans le tableau comparatif qu'on vient de lire. La plus décisive d'entre elles n'est autre à mon sens que l'exténuation des motivations fonctionnelles inconscientes, c'est-à-dire extrinsèques à la vie morale.
En conclusion, le moi ne constitue pas un tout organique dont toutes les parties seraient homologues. La conscience morale - cette connaissance intérieure qui donne l'approbation aux actions bonnes et fait reproche des mauvaises 54
Littré. ou selon le sens commun qui nous dicte notre conduite - ne livre pas que des témoignages homogènes et sûrs, en ce qui concerne notamment la distinction si importante du devoir et du bien ; ses édits ne s'inspirent pas tous de la spécificité intrinsèque des valeurs. Parmi eux il en est qui soutiennent simultanément des exigences fonctionnelles conscientes (certains devoirs) et inconscientes à la fois. Ces dernières représentent et défendent les « principes seconds ». Elles émanent des zones du moi que le surmoi a prises sous son bonnet.
Du fait de ce dualisme, de l'action antinomique sur le plan du surmoi de deux ordres de principes (les seconds et les troisièmes dans notre terminologie) qui se disputent le terrain, la notion de l'usage licite ou de « l'applicabilité » de telle théorie ou doctrine a passé au premier plan des préoccupations du psychothérapeute.
*
6. La notion du refoulement et de ses conséquences est de nature à modifier les idées que les moralistes se font communément sur les relations existant entre le développement biopsychique d'une part et l'évolution morale et spirituelle d'autre part. Certains d'entre eux inclinent à considérer ces deux séries de phénomènes comme distinctes l'une de l'autre, à énoncer qu'il y a évolution biologique d'un côté et évolution spirituelle de l'autre, que chacune d'elle doit poursuivre sa voie propre.
Cet argument se base sur le principe que par définition une valeur s'oppose à une fonction. Il vaut par conséquent ce que vaut ce principe d'opposition, qu'à mon tour j'ai pris pour base de mon essai d'analyse. C'est donc bien que j'en admets l'exactitude. Toutefois celle-ci n'est pas absolue.
Chez la majorité des êtres humains, un lien secret, un lien proprement psychique unit l'un à l'autre ces deux ordres en question d'évolution humaine, si antinomiques et distincts qu'ils puissent apparaître à la réflexion philosophique. En effet, quelque légitime que soit en théorie le concept d'opposition entre valeurs et fonctions, son application psychologique n'en est pas moins illégitime. Sur le plan humain il n'y a pas opposition, il y a affinité réciproque.
Cette affinité se manifeste à quelque degré déjà au niveau du moi ; mais à un degré beaucoup plus haut, d'une manière plus continue et plus systématique au niveau du surmoi. Comme je l'ai relevé dans l'article du tableau synoptique consacre au narcissisme moral, une fonction ou une tendance fortement refoulée, mais qui réussit à faire retour, cherche de préférence à s'attacher ou à s'attaquer à une valeur surindividuelle d'un rang élevé, de nature religieuse si possible, et cela tout spécialement au cours d'une période comme la nôtre de renouveau spirituel, dû en large part, selon nous, à l'amplitude des sentiments d'insécurité, et sans doute de dévalorisation morale et spirituelle, engendrés par la guerre. Il convient de voir dans cette réaction l'effet d'un mécanisme de régulation de l'équilibre culturel, ou propre à assurer cet équilibre. Son ressort serait le narcissisme, ou cette forme de narcissisme qu'on peut dénommer « culturel ». À maintenir au contraire en état d'hypertension deux tendances si contradictoires, on s'expose à des décharges ruineuses où sombre le sens universel de la vie humaine.
Ainsi ce lien secret, ce trait d'union inscrit dans l'infrastructure de l'esprit, trouverait son explication et même sa définition, dans le principe d'affinité mis ici en relief ; c'est-à-dire au fond dans le besoin de maintenir ou rétablir un équilibre valoro-fonctionnel sans cesse menacé par les exigences contradictoires de la raison et de l'idéal culturel d'un côté, des tendances individuelles, affectives et égocentriques, plus ou moins bien refoulées, de l'autre. Ce besoin, je l'ai assez dit, caractérise précisément les nerveux soucieux de spiritualité. Dans des cas plus prononcés en revanche la bascule penche du côté des fonctions inconscientes. Il s'avère alors que la névrose enchaîne beaucoup plus la spiritualité et la religion que ces dernières ne délivrent de la névrose.
*
7. Le psychologue moderne n'est plus fondé à se désintéresser des opérations mentales influencées par l'entrée en jeu des valeurs, ou propres inversement à influencer ce jeu.
Les opérations du premier groupe ont été consignées dans la colonne de droite du tableau, et celles du second groupe dans la colonne de gauche. Mais mon dessein, en figurant deux colonnes, était de suggérer l'idée d'un passage possible de l'une à l'autre. Or, l'application de la technique psychanalytique à des cas appropriés rend effectivement ce passage possible. Mais ce dernier soulève un problème qu'on peut envisager à deux points de vue :
a) Au point de vue métaphysique et théologique, on soutiendra que ce passage ne peut qu'être le fruit d'une intervention transcendante. À l'exemple de Flournoy, je m'en tiendrai au principe méthodologique de l'exclusion de la transcendance mais non de sa négation ;
b) au point de vue psychologique, on ne peut prendre pour base que les états de conscience des sujets examinés, états considérés alors comme une sorte de donnée première du problème. Cependant la référence unique à un état de conscience en lui-même se révèle aujourd'hui insuffisante, source de confusions et de méprises. Car il importera désormais d'établir ses relations invisibles avec ses éventuels motifs inconscients. La mise à l'écart des causes inconscientes replace dans leur vérité les causes conscientes alléguées par le patient. Son témoignage reprend alors sa valeur de document psychologique authentique.
Une question d'ordre théologique se pose ici. Pour réaliser et assurer chez un homme son élévation du plan de gauche sur celui de droite, la foi est-elle une condition nécessaire, suffisante et exclusive de toute autre ?
Si je consulte mes dossiers, je dois répondre non. Bien entendu, cette réponse se base sur l'observation psychologique et sur les témoignages recueillis en cours d'analyse.
Un certain nombre de patients dépourvus de croyances et de sentiments religieux sont passés avec succès du plan du surmoi au plan du moi, notamment sur deux points essentiels : du déterminisme intercurrent à l'autonomie et à la liberté d'option - en vertu de laquelle je disais que le « moi s'oblige » - puis du refoulement à la répression, issue d'un jugement de valeur. Cela veut dire que ces sujets accomplirent cette transformation radicale sans s'être abandonnés à Dieu, sans avoir recouru à la prière, ni a aucun guide religieux. Ils allèrent de l'avant avec les forces qui étaient en eux.
Assistant à de si saisissantes transformations, l'analyste observe que le moi récupère une somme considérable d'énergies. Car celles que confisquaient d'une part les dynamismes bloqués par les refoulements, d'autre part les mécanismes de défense réactionnels, sont libérées par les défoulements, et remises de la sorte à la disposition du moi. Il peut alors en user à meilleur escient.
Inversement, quelques patients, et patientes surtout, appartenant à un second groupe ne surent accomplir ce bond dans la sphère des vraies valeurs malgré tous les secours de la religion. Ils demeurèrent inféodés à leur « surmoiité » sans cesse renaissante, et fidèles aux croyances et sentiments que celle-ci leur avait toujours inspirés.
Enfin, chez d'autres croyants d'un troisième groupe, je pus heureusement constater l'aide efficace et indéniable que leur foi leur apporta dans leur accession au plan des valeurs chrétiennes, saines et véritables.
Pas question d'entrer ici dans le détail de l'analyse de ces succès ou échecs. Je me borne à signaler une série de faits qui se réfèrent à une cinquantaine de cas environ. Certes, c'est là maigre statistique, c'est pourquoi on ne saurait en faire état que sous réserve de plus amples informations. Ils concordent en tout cas avec les observations de plusieurs de mes collègues.
Ce butin disparate autorise toutefois quatre sortes de conclusions provisoires :
A. Entre la foi et la guérison d'une part, entre la vie religieuse et la névrose d'autre part, il n'y a ni rapport de corrélation, ni rapport de contradiction. On ne peut établir de commune mesure entre ces deux ordres de phénomènes. Commune mesure signifie ici humaine mesure !
B. Dans certains cas la vie religieuse est susceptible soit de favoriser l'éclosion d'une névrose (dans l'adolescence notamment), soit de l'entretenir ou de l'aggraver. Les dogmes, les croyances, le (« révélé » livrent tour à tour leurs contenus aux réactions surmoiistes, les renforcent ainsi d'une surmotivation narcissique. J'ai observé deux cas du syndrome décrit à propos de l'exemple 38 (p. 193) dans lesquels Dieu lui-même, ou l'idée de Dieu, faisait figure de persécuteur. Certains sujets, à la suite de crises diverses et pour en sortir, ont joué brusquement ou insidieusement des fausses valeurs et se sont pris a ce jeu funeste. C'est alors que je parle de névroses pseudo-religieuses. Ces cas se montrent particulièrement rebelles à la réduction analytique. Ils tendraient à illustrer un fait d'observation clinique bien fâcheux : c'est qu'une surmoiité triomphante semblerait rendre le moi réfractaire à toute influence spirituelle ou transcendante.
C. En revanche il me parait incontestable que dans d'autres cas privilégiés, une vie religieuse saine puisse s'instaurer pour ainsi dire en marge d'un nervosisme ou d'une névrose, surtout si cette instauration a précédé l'éclosion du mal. La religion exercerait alors une action bienfaisante.
D. Enfin, dans un dernier groupe de cas plus privilégiés encore, il semblerait bien que la religion, et ses secours, eût apaisé une névrose en évolution, en eût même suspendu le cours, comme si le déterminisme intercurrent avait été réduit au silence. Certes, il conviendrait d'en faire la contre-épreuve analytique. Elle offrirait le plus grand intérêt. Mais je présume que pareille aubaine se fera longtemps attendre ; car pour des raisons qui vont de soi, les croyants qui ont retrouvé leur équilibre et leur confiance par la foi répugneront toujours à se mettre dans les mains d'un psychanalyste. C'est pourquoi je viens de dire « semblerait », mon jugement s'étant basé sur des observations directes et non sur des examens en profondeur. Toutefois le retour de la paix de l'âme, le rétablissement de la confiance et de la charité me paraissent des symptômes qu'on n'est pas en droit de déprécier ou de nier.
*
8. Valorisation lacunaire. Hypo-et hypervalorisation.
Entre nous, ce sont choses que j'ai toujours vues de singulier accord : les opinions supercélestes et les mœurs sousterraines.
MONTAIGNE.
On parle beaucoup de faux dévots, tartufes et pharisiens ; on n'est jamais trop acerbe à leur égard. Mais on parle peu d'un autre type : du tartufe sincère, ou pour mieux dire du faux chrétien dont la sincérité est inconsciente dans la mesure même où son hypocrisie l'est aussi. Car le surmoi peut faire parler et agir le moi autrement qu'il parlerait et agirait s'il était libéré, ou autonome. Un chrétien sincèrement faux ne doit pas être imputé de dissimulation ni de mensonge. Cependant lui accorder une responsabilité limitée ou nulle, autorise en retour à stigmatiser avec d'autant plus de rigueur les mécanismes psychiques dont il est la victime. Cette remarque d'ailleurs ne s'applique pas aux seuls chrétiens mais aux adeptes d'autres religions ou doctrines spirituelles. Car les mécanismes falsifiants en question ne relèvent pas d'une confession particulière mais du psychisme humain.
Toute vie spirituelle vraie requiert une harmonisation des valeurs, une synthèse continue et sans lacunes entre les moins élevées et les plus élevées. Ainsi le veut l'évolution. Cette notion de synthèse, d'ailleurs. n'exclut nullement celle de hiérarchie, tout au contraire. J'ai assez souligné le principe que j'ai appelé principe de coïncidence et de prévalence pour n'avoir plus à y revenir. Mais qu'on me permette une dernière fois d'insister sur l'importance que revêt, en régime de religiosité plus qu'en tout autre, la distinction des vraies valeurs d'avec les fausses. Ce diagnostic essentiel devrait être familier à tout esprit moralisant et spiritualisant. Au demeurant, le conducteur d'âmes ne se donne-t-il pas pour un spécialiste en valeurs ? Noblesse oblige ! Bien sûr convient-il de se baser dans ce but sur le comportement général et non sur les témoignages subjectifs, lesquels confinent à l'obreption, en régime de fausses valorisations.
Tenter de dégager les types les plus caractéristiques de chrétiens « plus fonctionnels que valoriels » reviendrait, à muer mes conclusions en une introduction à un nouvel ouvrage. Aussi ne relèverai-je qu'une seule règle d'appréciation : on n'est fondé à porter le diagnostic de « chrétien faussé qui s'ignore » que dans le cas où sa religiosité, les contenus et les fins spécifiques de celle-ci, se commettent avec au moins une fonction inconsciente essentielle et active, adoptent les contenus et dérivent vers les buts de celle-ci. Les quatre fonctions inconscientes essentielles en matière de pseudo-religiosité sont à mon avis : l'angoisse inconsciente et le masochisme moral qui en dérive, le narcissisme moral, le réalisme moral, et l'ambivalence.
Un certain nombre de jugements portés avec tant de verve clairvoyante par M.G. Berguer dans sa récente brochure 55
Le Dieu qui parle et ceux qui font parler leur Dieu. me paraissent concerner des attitudes où l'une ou l'autre de ces quatre fonctions est prévalente ; hypothèse que j'émets d'ailleurs avec toutes les réserves qui s'imposent. Transcrivant la formule de l'auteur en psychologie fonctionnelle, on pourrait dire : « ... et ceux qui font parler leur inconscient » ; ou bien : « et ceux qui prêtent à la Bible et à Dieu le langage de leur surmoi ».
On voit en psychanalyse des choses incroyables, même dans les milieux cultivés. Une dame ne cesse de répéter à sa petite fille : « Le bon Dieu te punira... » ou : « c'est Lui qui t'a punie ». « Il ne t'aime plus... Tu iras en Enfer. C'est parce que tu es désobéissante qu'Il t'a envoyé tes maux de ventre », etc... Chaque dimanche, elle lui notifie d'un ton impitoyable : « Maintenant fais ton examen de conscience pour toute la semaine. » Une heure après, elle revient : « Et maintenant demande pardon à Dieu et fais ta contrition ! » Mais à la suite d'une série de pénitences injustes, la petite s'enhardit à « répondre » : « Mais non, je ne veux pas, c'est pas juste... » - « Mais si, tu le dois, tu es méchante. » - « Non j'veux pas... parce que j'ai pas trouvé que j'avais fait le mal. » - « Mais si, tu as fait le mal... parce qu'on pèche toujours... »
Des récits de la mère, je déduisis que la petite en était fatalement venue à s'accuser de sottises ou de péchés imaginaires pour éviter le courroux de sa directrice spirituelle... et pour n'avoir plus à mentir dans son examen de conscience. Mais quoiqu'elle fit ou dit, elle devait user de mensonges, dans un sens ou dans l'autre. Afin de tirer cette tragi-comédie au clair, je fis venir l'enfant, fillette mignonne mais excessivement craintive. Avec patience je parvins à l'apprivoiser ; puis à lui demander si elle « n'avait pas dit des blagues an bon Dieu » ? Elle en convint.
Cette mère confite en dévotion faisait ainsi parler Dieu à sa place. Elle était sujette à des accès d'animosité et de dureté qu'Il devait prendre à son compte. Ces accès se dirigeaient électivement contre sa fille, ou plus justement contre la fille de son mari. Je découvris en effet que, dans son esprit, cette enfant était dédoublée en deux êtres exclusifs l'un de l'autre, dont la synthèse était impossible. L'enfant du père, un artiste indifférent à la religion. Cette enfant-là était censée reproduire tous les défauts de son papa. C'est celle-là que l'épouse détestait ; c'est celle-là qu'elle menaçait de tous les maux et punissait sans pitié. Et puis il y avait l'autre, sa fille à elle, reproduisant toutes les qualités de sa famille, qui devait ressembler uniquement à sa maman et devenir comme elle une femme irréprochable ainsi qu'une catholique parfaite. C'est celle-ci que la mère, elle-même dissociée en deux êtres contradictoires, poussait, ou mieux, bousculait dans les voies de la piété ; c'est celle-ci en revanche qu'à ses bons moments, elle enveloppait de tendresse.
Ainsi cette mère, exaltée et frigide à la fois, confondait lamentablement l'éducation religieuse avec les exigences de son ambivalence inconsciente et les satisfactions de son narcissisme aveuglant.
En d'autres termes, elle surestimait en les rendant exclusives des autres, les valeurs religieuses. Elle sous-estimait corrélativement les valeurs humaines, celles notamment qui valorisent la vie d'une femme, son amour maternel et son amour conjugal en tout premier lieu. Soit dit en passant, il est relativement facile d'être mère, mais difficile de le devenir. Ainsi la sériation des processus de valorisation présentait dans ce cas une lacune évidente.
Un autre patient, dont il sera question au prochain paragraphe, était fermement attaché à la doctrine de la prédestination, mais ne la concevait, en ce qui le concernait, que sous sa forme négative. Il se rangeait résolument dans le groupe des réprouvés, et sa damnation ne faisait l'objet d'aucun doute. Or, c'était un grand angoisse auquel un surmoi sadique imposait ces lugubres visions et ces inéluctables prédictions. Si toutefois certains métaphysiciens ou théologiens se refusaient par principe d'accorder au surmoi tout pouvoir dans la vie religieuse, ou niaient la réalité du fait qu'une religiosité sincère pût s'exprimer en « langage de surmoiité », c'est à eux qu'incomberait alors la tâche de faire la preuve de leurs dénégations. Pour le psychanalyste, la réalité de ce fait, sur le plan psychique est désormais démontrée.
Voici un autre type mieux connu de « lacunaire ». C'est le brave homme « qui vit au ciel », préoccupé surtout du royaume et de la gloire de Dieu, mais aussi de son propre salut. Préoccupé également, mais moins par amour objectal que par projection de son moi, du salut des siens ; leurs besoins et intérêts personnels, en revanche, leurs sentiments, leur bonheur ou leurs chagrins terrestres ne l'intéressent guère ; ou plutôt lui échappent car il ne les saisit pas. Lui aussi a manqué à valoriser les fonctions psychiques. Mais pareille attitude séraphique peut aussi constituer une auguste rationalisation d'un égocentrisme sans cesse renaissant.
Certains êtres humains semblent prédestinés à la passion de l'idéal, à déverser en lui toute leur affectivité profonde. Je ne doute pas que des natures privilégiées puissent mener à bonne fin cette délicate opération. Mais, psychologiquement, elle demeurera toujours scabreuse. Car si, à l'expérience de la vie, l'affectivité ne se révèle ni assez souple ni assez plastique pour se prêter à de trop massives sublimations, il ne reste à l'idéaliste d'autre issue que de la refouler. Mais il est alors exposé à l'autre danger : celui de l'investissement secondaire des sublimations par les tendances refoulées. De nouveau tout ou partie des valeurs sublimes seront condamnées à jouer le rôle imparti normalement aux valeurs humaines... et souvent trop humaines, frustrées de toute satisfaction adéquate. L'origine de cet échec réside dans l'enfance. En règle générale, l'idéaliste enclin à fonctionnaliser l'un après l'autre ses idéaux, appartint jadis à cette catégorie d'enfant appétitif, fortement exigeant mais violemment déçu, que j'ai décrit au par. 10. Cependant, il a oublié ses vieilles revendications dans l'exacte mesure où chez lui l'idéalisation implique une fonction de réparation et la remplit.
Il peut donc y avoir : un idéal-fonction, une croyance-fonction, une doctrine-fonction, comme il y a aussi un Dieu-fonction.
Ces faits obligent à reconsidérer le problème désespérant de l'immanence. En un certain sens, ils donneraient raison aux prêtres et pasteurs qui se méfient à bon droit des « lumières intérieures ». Mais que désormais ils se méfient davantage des fausses lumières extérieures !
Trois derniers types méritent enfin une brève mention le chrétien qui méprise les questions sociales, et parfois familiales, uniquement porté à sauver les âmes ; le censeur impitoyable des péchés contre le Saint-Esprit qui s'accorde dans sa vie terrestre et privée les plus grandes licences ; le fidèle, prosélyte par tempérament, le pilier de paroisse, dont la vie terrestre dément la vie céleste, et qui dans la première n'a cure d'appliquer les principes qui dirigent la seconde. Prêtres et pasteurs de le redouter singulièrement, non sans raison. N'est-il pas à même de faire autant de mal que de bien ? Or quelque incompréhensibles qu'ils paraissent, ces trois types sont rigoureusement conformes à la logique inhérente au processus de valorisation partielle et partiale. Car, comme j'ai tenté de le montrer, ce processus entraîne logiquement à sa suite un processus inverse de dévalorisation des valeurs qui paraissent au sujet étrangères, ou même opposées, à tout sentiment ou concept de transcendance. Dès lors que les valeurs d'ici-bas sont démonétisées, deviennent même négatives comparées à celles de l'au-delà,sub specie aeternitatis, le fait de les violer ou non devient en somme assez indifférent. Le même processus est à l'œuvre dans le culte du « Dieu national », triste Symbole affectif du narcissisme national, et dans sa substitution orgueilleuse au Dieu universel. Telle serait la forme de duplicité du surmoi la plus pernicieuse au progrès de la civilisation.
Si je devais traduire cette attitude équivoque en termes de psychologie valoro-fonctionnelle, je me verrais obligé de faire auparavant un groupe a part des valeurs religieuses ou transcendantes, que je nommerais alors valeurs secondes, pour mieux les distinguer de toutes les autres que j'appellerais valeurs premières ou humaines ; celles en particulier qui règlent les relations interindividuelles, ou sur lesquelles se règle l'être épris d'idéal altruiste dans ses rapports avec son prochain ; celles que néglige au contraire le type de chrétien lacunaire dont je viens de parler. On peut à la rigueur les subsumer au concept général d'altruisme ; cependant rien n'est plus difficile à définir, psychologiquement, que l'altruisme !
Un groupe essentiel de valeurs premières, décrit plus haut au par. 9 à propos de l'énoncé des principes de la morale psychologique, figure précisément en bonne place au tableau d'honneur de cette jeune morale. Je disais que le sujet libéré devait aspirer à faire coïncider les fonctions conscientes avec les valeurs préSidant à ses rapports avec autrui. En effet les valeurs humaines, ou laïques si l'on veut, se présentent presque toutes sous un double aspect. Il est rare que sur un point, elles ne comportent aucune valeur individuelle, ou sur un autre point aucune fonction individuelle, alors même qu'elles participent sans nul doute d'une essence surindividuelle. Il en est ainsi par exemple de la réciprocité, de la véracité, de la probité, de l'équité, de la loyauté ; dans une certaine mesure du désintéressement, du dévouement et de la générosité ; enfin des qualités du cœur, la bienveillance, la bonté, l'amitié, l'amour, etc... Loin de moi le dessein de rééditer le dictionnaire des vertus cardinales. Tout de même cette énumération n'est pas hors de propos, comme on va le voir. Bref, le trait commun à ces valeurs et leur vertu de rendre le sujet qui les applique « content de soi ». Ce contentement, bien que de nature fonctionnelle évidente, est pourtant à la limite d'une valeur individuelle.
Or, au terme d'une cure analytique réussie, nos patients s'orientent spontanément vers l'une ou l'autre, en général vers tout un groupe homogène, des valeurs que je viens d'énumérer ; ils s'efforcent de les intégrer à leur moi en vue de les réaliser et de les vérifier, intégration qui jusqu'ici était tenue en échec par l'hégémonie des fonctions inconscientes. Inversement ce sont ces mêmes valeurs premières qu'ignore le chrétien en question, ou dont il ne sent ni ne voit le prix. Ayant accompli son ascension spirituelle sur une échelle dont il ne s'aperçut pas que les échelons du milieu faisaient défaut, il se trouve exposé à des chutes périlleuses. C'est là en effet le plus grand péril du « saut bergsonien », pour qui le tente sans avoir le jarret, si j'ose dire, ou la vocation d'un grand mystique.
Dans deux cas de ce genre (dont l'un fut l'objet de l'exemple 15) l'analyse révéla une structure mentale déterminant les sujets à falsifier les valorisations. Les valeurs supérieures dont ils se réclamaient n'étaient religieuses que dans leur esprit. En réalité, elles excusaient l'assouvissement commis en leur propre nom de diverses tendances refoulées parmi lesquelles un narcissisme exigeant, un réalisme moral tenace et une ambivalence originelle intacte prédominaient. Dans l'un des cas, les parents professaient un mépris souverain pour la religion et le clergé ; dans l'autre au contraire, ils affichaient un cagotisme suspect, d'où la réaction de leurs enfants contre cette fâcheuse attitude.
« Le cagot, dit l'abbé Roubaud, charge le rôle de la dévotion dans la vue d'être impunément méchant ou pervers. »
L'ambivalence dès lors, grâce à l'analyse, retrouva ses objets primitifs : c'étaient les parents. D'une façon générale, elle manque rarement chez le chrétien lacunaire, si du moins mes observations ne m'ont pas trompé. Elle se caractérise par la prépondérante de l'agressivité. Ce trait génétique rendrait compte de l'ire insurmontable que suscite chez maintes personnes, dont la fibre moralisatrice ne cesse de vibrer (des femmes en majorité), la résistance ou le refus que les jeunes sujets qu'elles entreprennent, fussent-ils leurs propres enfants, opposent à leurs principes.
Mais leur ambivalence, comme déjà dit, peut prendre aussi Dieu pour objet. Qu'on se rappelle l'aspect négatif du « transfert céleste » (par. 10). Ce déplorable report infantile, ayant succédé au refoulement de la composante agressive du complexe parental, demeurera souvent une source de perturbations de la vie spirituelle et religieuse. Une seconde n'est autre que le bond « par-dessus » les étapes régulières de l'évolution morale. Toutes deux contribuent d'une part à augmenter singulièrement les difficultés, sinon à la rendre impossible, de la synthèse harmonieuse de l'évolution biopsychique avec l'évolution spirituelle ; d'autre part à favoriser la soudure secrète des fonctions inconscientes aux valeurs les plus élevées. Ces deux ordres de facteurs le plus souvent sont solidaires. Ils résumeraient la pathogénie des symptômes morbides de la vie religieuse, expliqueraient pourquoi elle procède par à-coups onéreux et stériles, demeure sujette à des crises répétées où tout est remis chaque fois en question.
Dès lors, il devient aisé de caractériser brièvement le phénomène de valorisation lacunaire. Il consiste dans l'appréciation exclusive des valeurs secondes et dans la dépréciation corrélative des valeurs premières. Ainsi la base même de toute saine vie spirituelle est sapée ; ou bien elle menace de s'effondrer de nouveau chaque fois qu'elle tend à se rétablir. C'est alors que le proverbe reprend tout son sens : le mieux est l'ennemi du bien ! Adaptant un mot de Bergson à ces sujets, je dirais que chez eux l'instinct originel a fait sauter la métaphysique pour laisser passer la nature !
Note sur la réciprocité
On ne peut parler de valeurs premières sans accorder une mention spéciale à l'état et au caractère de ce qui est réciproque 56
Réciproque .« Qui a lieu entre deux personnes... agissant l'une sur l'autre » (dict. Larousse).. La réciprocité bien comprise n'est-elle pas la première des valeurs premières ? Nous en avons dit un mot dans l'introduction au paragraphe sur « Le moi et le ça » (le moi et l'inconscient). Rappelons il idée que nous émettions à son propos, ou plus exactement à propos de la situation particulière qu'elle occupe dans la vie psychologique.
La réciprocité, selon nous, se situe à la limite des fonctions et des valeurs. C'est dire que le sujet qui la met en pratique se trouve à cheval sur cette limite, un pied d'un côté et un pied de l'autre. Lorsqu'il bénéficie des services d'autrui, ceux-ci satisfont évidemment en lui tel besoin ou tel désir, lui procurent tel avantage ou tel plaisir. C'est là l'aspect fonctionnel de la réciprocité. Mais elle a aussi un aspect valoriel. Ce dernier devient à son tour évident quand la situation se renverse, c'est-à-dire quand le même sujet fait bénéficier de ses services la personne qui lui en a rendu auparavant. La réciprocité véritable s'exprime dans ces renversements, et se définit par eux. Tout cela est très simple apparemment. Il importe toutefois d'établir des distinctions et des degrés. De telles mises au point sont indispensables dans tous les cas où des fonctions s'intriquent à des valeurs, où des valeurs en retour ne redoutent pas de « fréquenter » des fonctions. De ce point de vue la réciprocité est un exemple-type.
Nous distinguerons trois cas, selon que le sujet redonne plus, redonne moins, ou redonne exactement ce qu'il a reçu. Il y a donc trois attitudes. On les rencontre communément en régime de réciprocité. En elles-mêmes, elles ne permettent pas de porter un mauvais diagnostic. Elles ne sont suspectes que-si elles sont systématiques et rigides. Toute systématisation témoigne d'un déterminisme inconscient, lequel fait pencher la balance du côté des fonctions.
La fausse réciprocité. C'est la réciprocité mal comprise, ou si l'on préfère, trop bien comprise. Le sujet la comprend fort bien pour lui, mais fort mal pour l'« autre ». On peut aussi l'appeler : la réciprocité à sens unique. Ce qui revient à dire... qu'elle n'a plus de sens !
Que de revendications certains nerveux n'émettent-ils pas ou certains névrosés ne profèrent-ils pas en son nom ? Que d'exigences n'élèvent-ils pas, tels des enfants, en se réclamant de l'altruisme de leur entourage ? La réciprocité à sens unique implique l'altruisme à sens unique. Et ces deux falsifications trahissent l'égocentrisme dont elles procèdent. Telle est l'explication que nous avons à répéter maintes fois à nos revendicateurs, celle-là même que les parents ont à donner journellement à leurs enfants. Et nous voici ramenés une fois de plus au thème de la fonctionnalisation d'une valeur donnée.
Se réclamer du principe de la réciprocité en le faisant tourner à son propre avantage, c'est faire preuve d'un défaut patent d'objectivité et de relativité.
Tels sujets ne font pour autrui que ce qui leur plait, ce qui les arrange, ce dont même ils peuvent tirer profit. Mais ils ne s'avisent pas pour autant d'égaliser le compte, de compenser, en un mot de réparer. Au contraire, ils exigent un dédommagement pour ce qu'ils n'ont pas donné, du moins objectivement. Ils le revendiquent tantôt avec énergie, tantôt avec tristesse. Dans ce cas la réciprocité est un pur prétexte bien que le revendicant en fasse valoir, en les brandissant, les principes sacrés et inviolables. Qu'il soit victime d'un complexe, c'est là ce qui saute aux yeux. Il s'agit alors d'un complexe d'injustice (par. 10, p. 165 et suiv.). Tel serait le mode positif de réciprocité à sens unique ; « positif » étant pris ici par rapport au sujet qui tire un bénéfice fonctionnel de ce mode.
Dans l'attitude inverse, un complexe différent contraint le sujet à donner toujours plus qu'il ne reçoit ; ou à redonner beaucoup plus que ce qu'on lui a donné. C'est le type de l'éternel responsable de son triste sort. Il est toujours et partout sacrifié disposé à servir autrui, à donner, à se donner, mais il répugne à se faire servir, à « profiter » de l'obligeance ou de la bonté des autres, plus encore de leur amour. Et s'il n'a pas le droit de mettre autrui à contribution, c'est au fond parce qu'il n'a pas le droit d'être aimé. Son surmoi le lui interdit. Cette interdiction intérieure supprime toute réciprocité.
Ce cas est plus difficile à interpréter, car il revêt une forme en apparence valorielle. Le sujet ne fait-il pas preuve d'hyperaltruisme ? Mais ce dernier, au fond, n'est-il pas de l'égoïsme ?
En fait, l'artisan de ce mode négatif de réciprocité à sens unique n'est autre que le surmoi. C'est dire que ce comportement est déterminé par un masochisme moral tyrannique. Ce déterminisme intercurrent, comme déjà dit, est propre à corrompre la valeur propre et si précieuse de l'altruisme authentique. L'action du masochisme moral, si inconscient le sujet puisse-t-il en être, suffit à marquer l'inauthenticité de l'altruisme.
Remarque pédagogique. Initier l'enfant aux principes et aux modes véritables de la réciprocité, c'est légitimement chercher à affaiblir un ennemi redoutable : la revendication égocentrique, issue par exemple d'un complexe d'injustice ou de jalousie. Mais à procéder à cette initiation avec trop de rigueur, prenons garde de ne pas renforcer un ennemi insoupçonné, et tel qu'il se nomme le surmoi. Ce dernier ne laisse échapper aucune occasion, s'il a à combattre des pulsions agressives, de fortifier ses positions pour y installer le masochisme moral. Nous n'ignorons plus que le refoulement des complexes de réparation et de revendication conduit aisément à un renoncement total. C'est « tout ou rien ». La loi du tout ou rien, si chère à tant de nerveux, abolit la réciprocité.
Le pédagogue avisé veillera à écarter deux dangers : celui du mode négatif comme celui du mode positif de la réciprocité unilatérale. Tels sont deux écueils fréquents d'une pédagogie strictement morale, et telle qu'elle fait trop bon marché de la « morale psychologique ».
Envisageons maintenant la troisième attitude.
Elle consiste à proportionner rigoureusement le donné au reçu, et le reçu au donné. Nous voici ramenés au « bilanisme » et à ses lois 57
Pour éviter d'inutiles redites, je renvoie le lecteur à l'exemple 8 (p. 73) relatif au cadeau narcissique, ainsi qu'au § 13 sur la morale débilanisée (pages 198 et suivantes).. Les rappeler ici, c'est révéler l'existence d'un troisième mode-de fausse réciprocité : la réciprocité bilanique.
Dans une telle attitude systématique, on ne donne pas, on prête. Souvent le prêteur se montre très impatient de rentrer dans son bien. Il n'est pas enclin à faire crédit. La relation avec l'autre se résume en une série d'échanges équivalents. Ce n'est plus de la réciprocité, c'est du commerce. Les deux personnes sont restées du côté des fonctions, en deçà de la frontière qui les sépare des valeurs. Rappelons une dernière fois le « do ut des » des anciens Romains.
Au cours de ces pages, je n'ai pas craint d'user, dans certaines descriptions, d'un « procédé de commodité ». Il consistait à bien marquer ce qu'une chose n'est pas, et ne doit pas être, pour me dispenser ensuite de dire ce qu'elle est et ce qu'elle doit être. C'était contraindre le lecteur à un petit travail d'analyse comparée ou contradictoire. Il me serait facile de recourir une fois de plus à ce procédé commode. Le lecteur aurait à déduire les vraies propriétés des fausses propriétés de la réciprocité, telles que j'ai tenté de les résumer brièvement. Mais pour remplir cette tâche, certains éléments importants lui font encore défaut. Je remplirai donc la mienne en les lui exposant de mon mieux. Mais pour atteindre ce but, un détour préalable est nécessaire. Il va nous conduire aux beaux travaux du prof. Piaget sur ce qu'il nomme : la « logique des relations ».
La logique des relations. Tout individu socialisé se doit d'introduire une certaine logique rationnelle dans ses relations avec son prochain. Sinon celles-ci seraient livrées au hasard, et finalement deviendraient impossibles. Ou bien encore, elles courraient un autre danger, et qui serait non moins grave : celui de tomber sous la loi, ou sous l'empire de ce que je nommerai : l'illogisme affectif des rapports interindividuels. J'en ai rapporté maints exemples dans cet ouvrage. Les deux derniers n'étaient sans doute pas les moins bons. J'ai nommé le mode positif et le mode négatif de la réciprocité à sens unique.
L'illogisme affectif est propre à troubler les rapports humains. Il est source de malentendus, d'incompréhension mutuelle, de conflits sans cesse renaissants. C'est pourquoi, il faut déplorer qu'il préside aux relations que les sujets nerveux établissent entre eux.
La logique des relations en revanche apporte un remède efficace à tous ces maux. Son statut en effet s'oppose radicalement, tant par le fond que par la forme, au statut de l'illogisme affectif. Je vais essayer de le transcrire brièvement en m'appuyant sur les analyses pénétrantes de Piaget 58
Cf. Le jugement et le raisonnement chez l'enfant. Delachaux et Niestlé. La causalité physique chez l'enfant. Alcan, et notamment page 274 et suivantes..
Celles-ci l'ont conduit à dégager les trois principes fondamentaux sur lesquels se fonde l'établissement de la logique des relations, ainsi que son application dans la vie sociale.
Les voici :
1. L'objectivité : aptitude à distinguer ce qui ressortit à son moi de ce qui fait partie de la réalité externe, c'est-à-dire ici du moi d'un autre individu (non-moi).
2. La relativité : aptitude à ne poser en soi aucun objet ni aucun caractère à titre subjectif ; ou aucun attribut indépendant considéré comme existant en soi. Mais à les poser seulement en fonction d'autres objets, caractères, et attributs ; ou en fonction seulement du point de vue du sujet percevant. En d'autres termes, considérer toutes choses comme relatives à notre point de vue ; étant en outre entendu que notre point de vue n'est toujours que relatif et jamais absolu. Dans le cas qui nous occupe, un besoin, un désir subjectifs sont toujours relatifs aux besoins et aux désirs d'autrui. Établir cette relation, c'est faire preuve d'objectivité.
3. La réciprocité : aptitude à attribuer une égale valeur aux points de vue d'autrui et aux siens propres ; à savoir trouver une correspondance entre le point de vue d'autrui et le point de vue propre.
A vrai dire, il s'agit ici plus que d'un pur énoncé scientifique et abstrait. Ces principes ne constituent-ils pas une véritable leçon, telle que nous devons bien souvent la donner à nos patients ?
Cette théorie de la logique des relations nous conduit en effet -aux confins de la vie morale, du moins à la porte du domaine de la moralité sociale. A ce titre elle forme un nouvel aspect de la morale psychologique. Il convient de l'ajouter à ceux que nous avons dégagés.
D'après ce qui précède, on comprendra aisément pourquoi et comment le nervosisme à un degré relatif, la névrose à un degré quasi absolu, font échec à l'application méthodique de cette logique des relations.
Ces états névrotiques s'y opposent dans la mesure même où ils font obstacle à l'acquisition des trois aptitudes ci-dessus décrites. Les nerveux inclinent dès leur enfance à mettre plus d'affectivité que de logique rationnelle dans leurs rapports avec les êtres qu'ils aiment ou avec ceux qu'ils n'aiment pas. Une simple sympathie, plus encore une simple antipathie, suffisent parfois à ruiner la saine rationalisation de ces rapports ; à en bannir par conséquent toute saine réciprocité. Il paraît naturel à ces sujets que l'objet de leur sympathie partage leurs idées et sentiments, qu'il éprouve au même moment qu'eux les mêmes besoins, des goûts parallèles et des désirs correspondants. Cette communauté n'est-elle pas le principe même de la sympathie, plus encore de l'amour ? C'est ainsi qu'ils confondent l'identification avec l'amour ; et, c'est tout cela qu'ils nomment la vraie réciprocité ! Hélas ! Ils ne voient pas que leur mode d'être et d'agir et la réciprocité sont incompatibles, et souvent même contradictoires.
Si A s'identifie à B, la loi de la réciprocité oblige B à s'identifier à A. Une « relation en miroir » en résulte. Mais la conséquence finale d'une telle double identification est facile à trouver il n'y a plus deux êtres en présence, il n'y en a plus qu'un ! Il s'agirait ainsi d'une sorte « d'unité à deux », laquelle met la réciprocité authentique hors de cause. En effet pour la mettre en jeu, il faut être deux, au moins.
Je viens de décrire un cas extrême. Ceci pour montrer où l'absence du sens de la relativité conjuguée au défaut du sens de l'objectivité peuvent conduire deux nerveux attachés l'un à l'autre par ces deux défauts. Cette double inaptitude les amène précisément au point où l'illogisme affectif se substitue à la logique des relations. Il est clair que la fonction de cet illogisme prime de beaucoup sa valeur. En va-t-il de même des relations fondées en logique, et telles que l'objectivité et la relativité leur donnent un sens tout nouveau en leur assignant des buts différents ? Nous reviendrons tout à l'heure sur ce point capital.
Quoi qu'il en soit, et qu'il s'agisse d'un cas extrême ou d'un cas moyen, un fait demeure certain. C'est que l'absence, ou les déficiences des aptitudes à l'objectivité et à la relativité nuisent de façon considérable au sujet qui en est frappé dans l'établissement de rapports de réciprocité avec son prochain. Il y a donc une relation très intime entre ces trois aptitudes. On sait, d'autre part, que l'acquisition de chacune est solidaire de l'acquisition des deux autres. Est-ce à dire que cette sorte de conditionnement réciproque permette de les placer toutes sur le même plan ? En d'autres termes, d'accorder à toutes trois une valeur identique, lors même que sur le plan fonctionnel elles soient à égalité ?
Tel n'est pas mon avis. En effet, le point de vue adopté dans cet essai m'a conduit à une opinion différente que je vais exposer aussi brièvement que possible.
Objectivité et réciprocité. Je proposerai de dissocier cette unité fonctionnelle, si cohérente soit-elle, en deux groupes. Dans le premier, je rangerai l'objectivité et la relativité ; dans le second la réciprocité. Car en ce qui concerne leur valeur, ou mieux les valeurs que chacune d'elles met ou ne met pas en jeu, il ne me paraît pas légitime de les placer sur le même rang. Une telle égalisation ferait tort à la réciprocité.
Un fait n'est pas douteux : c'est qu'il s'agit de trois précieuses aptitudes qu'il incombe à chacun d'acquérir. Mais, si essentielles soient-elles, tout dépend de l'usage qu'on en fait. Nul ne songerait à le contester.
À mon sens, il y a plus qu'une simple aptitude intellectuelle dans la réciprocité, il y a plus que le simple fruit d'une telle aptitude dans l'application efficace de son principe. Cette application implique davantage. Elle suppose l'aptitude seconde à découvrir l'existence d'une valeur sociale ; puis l'ayant découverte, à en reconnaître le prix ; puis l’ayant appréciée, à la respecter ; et la respectant, à prendre la ferme décision de se mettre à son service.
Le sens authentique de la réciprocité comporte un élément de moralité sociale, dès lors qu'il incite l'individu à en appliquer le principe dans ses rapports sociaux, et surtout quand ceux-ci sont de nature affective. On sait qu'il est très difficile d'être toujours honnête dans un rapport affectif. Cette application est l'un des premiers et des meilleurs signes de la socialisation de la pensée, c'est-à-dire de l'adaptation de l'individu au groupe. Cette adaptation se définit, dans cet ordre d'interprétation, par l'attachement à une norme fondamentale dont le contenu est précisément le principe de la réciprocité.
Prenons, pour terminer, l'exemple le plus simple.
A rend service à B. Dès lors la question n'est pas de savoir si A s'attend ou ne s'attend pas à être payé de retour, s'il a une telle exigence ou s'il ne l'a pas. La question est dans la réaction de B. Va-t-il accorder une valeur en soi au geste ou à l'acte de A, disons une valeur, indépendante du caractère matériel, ou de la dimension et de la grandeur dur service que A lui a rendu ? S'il le fait, s'il valorise ainsi l'acte en lui-même de A, c'est alors qu'il attribue une valeur cri soi à la réciprocité. Ce qui revient à dire qu'il valorise du même coup sa relation sociale avec A.
D'autre part, pour qu'on puisse parler à juste titre de réciprocité, il importe que A soit capable lui aussi de procéder aux mêmes valorisations, lorsque B lui rend service. Il est donc nécessaire que tous deux honorent la même valeur., et qu'en outre ils en conservent le principe et en maintiennent l'application en toutes circonstances, même et surtout au cours des « intervalles neutres ». On peut qualifier ainsi les périodes pendant lesquelles ils n'ont pas lieu de se rendre des services mutuels, ou de s'entr'aider.
Vue sous ce jour, la réciprocité, en plus ou en dehors de toutes les fonctions qu'elle peut exercer, implique et révèle l'intervention d'une valeur. Celle-ci ne serait-elle que de nature simplement individuelle qu'elle n'en cesserait pas pour autant d'être une vraie valeur, qu'elle ne perdrait rien de son prix.
En revanche, est-il légitime d'accorder à l'objectivité, et telle qu'elle implique le sens de la relativité, les mêmes propriétés ?
L'objectivité peut être le fait de l'intelligence seule, et de son développement propre. J'ai rencontré, et même analysé pas mal d'intellectuels, fort intelligents et objectifs, mais qui n'avaient aucun sens de la réciprocité. Sa mise en pratique, chez eux, était bloquée par des complexes affectifs, dont le plus redoutable consistait en pulsions sadiques mal refoulées. Chez d'autres, c'était le réalisme moral qui corrompait leurs relations avec autrui, Dans des cas plus démonstratifs encore, car ils nous éloignent de la pathologie, on constate un contraste très net. Tout en possédant un concept clair et distinct de la réciprocité, tels êtres, hommes ou femmes, ne le transposent pas sur le plan de l'action. Ils peuvent analyser de façon parfaite ses éléments et ses relations, en expliquer avec talent les principes, mais ils ne peuvent pas la mettre en pratique. Ou bien, s'ils tentent d'en faire l'application, ils le font sur un mode abstrait et froid, parfois même avec dureté. On peut être sèchement objectif quand la raison seule est objective et que le cœur ne participe pas a cette forme incomplète d'objectivité. On peut être objectif et égoïste, mais on ne peut pas être un égoïste et un « réciprociste » authentique en même temps.
Ainsi, le rapport entre l'objectivité et la réciprocité n'est ni nécessaire, ni intrinsèque, ni constant. La première ne suffit pas à déterminer la seconde. La première n'implique pas les processus de valorisation ci-dessus décrits dont se compose la seconde et qui la spécifient. Un élément original assure et définit le passage de l'une à l'autre. Et cet élément, c'est le sens des valeurs sociales, c'est plus exactement la disposition foncière ou mieux le besoin de donner une valeur aux relations que l'on contracte avec un être sympathique, animé lui-même de ce besoin et disposé à son tour à lui donner satisfaction dans les mêmes conditions.
Ainsi que nous la considérons, l'aptitude à la réciprocité peut être comparée à un joint, ou à un trait d'union.
Elle fait trait d'union :
1. Entre le domaine des fonctions et le domaine des valeurs. A ce titre son trait caractéristique est sa souplesse. Elle constitue une synthèse heureuse entre un large groupement de fonctions et un groupe précis de valeurs. D'une valeur purement individuelle, elle se fait spontanément valeur surindividuelle. Si l'« autre » tombe dans le dénuement ou que le malheur vienne le frapper, elle se prête aisément à cette transmutation.
2. Entre le monde de la pensée et le monde de l'affectivité ; c'est-à-dire entre l'objectivité et la sociabilité.
3. Enfin entre la vie de l'esprit et la vie morale, ou si l'on veut entre l'exercice des facultés du moi et l'activité de la conscience morale, quand celle-ci prend pour objet les relations de l'être avec son prochain. La réciprocité, à ces trois titres, cesse d'être une conception, une aptitude rationnelle ou une manière de raisonner, pour devenir une conduite sociale et morale à la fois, au plein sens de ces termes.
Conclusion. La vraie réciprocité n'est jamais un prétexte. Elle se refuse à justifier ou à « couvrir » deux abus, soit un excès d'égocentrisme, soit un excès d'altruisme. Elle ne peut être ni une revendication, ni un devoir pénible ou un sacrifice onéreux, ni une simple « tenue de livres ». Si elle n'est pas coûteuse, elle n'est pas non plus lucrative.
Elle n'a rien à voir avec un compte bien tenu qui doit toujours « boucler ».
Elle commence là où finit le bilanisme. Son début coïncide avec la fin, ou l'achèvement de la « débilinisation » des, rapports interindividuels. Son principe n'est pas le règlement des dettes ; c'est le crédit. Le vrai « réciprociste » est enclin à faire crédit, c'est-à-dire à faire confiance. C'est pourquoi il ne perd jamais au noble jeu qu'il joue avec tel autre « réciprociste ». Crédit veut dire confiance, mais aussi patience, souplesse, sympathie et, s'il le faut, générosité. Cet ensemble de qualités est éminemment sympathique ; il fait le charme de la réciprocité. Il fait aussi son authenticité. Celle-ci nous est témoin de l'aisance avec laquelle le sujet se meut sur trois domaines et les rend perméables les. uns aux autres. Ne passe-t-il pas aisément du domaine central des valeurs premières aux domaines limitrophes des fonctions et des valeurs secondes ? À la vérité, il est rare que cette aptitude soit si mobile et si invulnérable. Mais quand elle existe, sa mobilité n'augmente pas sa vulnérabilité. Ces deux qualités ne lui donnent que plus de prix. Elle les acquiert, et les conserve, grâce à la confiance réciproque. Celle-ci est sa base la plus solide. Elle assure sa durée ; elle garantit son service. Il y a là une interaction d'une grande efficacité sociale. La confiance maintient la durée, et celle-ci renforce la confiance.
*
9. Le remède à ces phénomènes de « survalorisation », se confondant parfois avec des mécanismes de surcompensation, réside dans la réduction des motivations inconscientes, dont le premier temps consiste dans l'ablation du surmoi. Que donc les spiritothérapeutes et les guides spirituels se convainquent mieux de l'importance majeure de ce facteur ; car il constitue la précondition psychologique du succès. En cas de névrose, ce principe doit être étendu à toute cure d'âme, sur quelque technique ou doctrine qu'elle cherche à s'appuyer.
En règle générale, la présence d'un surmoi actif fait échec aux cures spirituelles. Inversement le degré de leur succès dépend du degré d'autonomie de la conscience morale et du moi.
La psychanalyse en revanche a ses meilleures chances d'atteindre ses buts propres en présence d'un surmoi actif.
On voit ainsi que si ces deux genres de cures requièrent des conditions inverses d'application, leur indication propre exige corrélativement l'appréciation correcte des dites conditions. C'est sur cette question décisive de diagnostic que maints psychothérapeutes d'une part, et maints spiritothérapeutes d'autre part, se sont souvent trompés. D'où maints échecs de part et d'autre.
Le rétablissement psychanalytique préalable des conditions psychiques propres à orienter l'évolution morale dans ses voies spécifiques normales contribue donc à assurer le succès, et quelle que soit la manière dont on l'interprète, de l'instruction religieuse en général, ou d'une cure tourniérienne, oxfordienne, ou scientiste-chrétienne en particulier, ou de méthodes s'inspirant d'autres principes encore.
J'ai résumé les résultats de cette action propédeutique par le terme de : bénéfice moral de la psychanalyse.
En conclusion, si la méthode d'analyse psychologique doit se récuser dès qu'elle nous conduit à des problèmes qui la dépassent, réciproquement la méthode d'analyse métaphysique ou religieuse des phénomènes psychiques doit se récuser, elle aussi, dès qu'elle atteint des processus particuliers, à la détermination desquels le déterminisme intercurrent serait susceptible de participer. La plupart de nos échecs respectifs sont dus à la méconnaissance de ce principe. Tout relatif qu'il soit, son application me paraît indispensable pour tenter de résoudre les problèmes importants qui se posent en nombre croissant dans notre société de plus en plus malade.
Si l'évolution spirituelle n'est pas totalement indépendante, comme j'en suis convaincu, de l'évolution biopsychique, en tant que liée à celle-ci par l'évolution morale, les anomalies corrélatives de ces deux dernières seront supposées retentir sur l'évolution spirituelle elle-même, et la troubler à son tour. C'est bien ce que démontre l'étude des faits.
Si donc la compétence du psychologue n'est pas totale, celle du moraliste, du métaphysicien ou du théologien ne l'est pas non plus.
*
10. Un dernier mot sur le « pivot » de la morale inconsciente, c'est-à-dire sur l'article central de la colonne de gauche : le sentiment inconscient de culpabilité.
À pénétrer son origine, son ambiguïté et l'injustice dont il est le fruit, l'analyste en arrive à le considérer comme une sorte de monstre psychologique sans cesse renaissant et mugissant. J'ai pu constater, pour ma part, que chez certains patients, ce monstre avait été excité ou réveillé du dehors par certaines doctrines théologiques centrées sur la notion du péché originel et de la damnation inéluctable ; ou qu'inversement il avait largement contribué du dedans, en tourmentant le moi, à l'orienter vers ces doctrines, à lui dicter une adhésion formelle aux dogmes dont elles s'inspirent. Ainsi, l'angoisse inconsciente empruntait les traits plus menaçants d'un monstre théologique, invincible celui-là sous sa forme métaphysique et hyperstasiée. Et ces patients confondaient somme toute la réalité objective de la révélation, celle aussi des dogmes de la « chute », du péché originel et de la grâce, avec les conséquences subjectives de leurs refoulements humains, et de la réalité psychique de leurs pulsions refoulées. Ce qui revient à dire qu'ils voyaient dans la persistance de celles-ci la preuve de l'existence de Dieu.
En parcourant les deux colonnes du tableau synoptique, on aura peut-être relevé des points de divergence éventuels entre les interprétations théologiques et psychologiques. C'est le lieu de les préciser. Mais il importe auparavant d'écarter un malentendu.
Le théologien pourrait ici soulever deux objections.
Ou bien, ferait-il remarquer, il ne s'agissait chez vos patients que d'une simple analogie entre les contenus de leurs idées névropathiques et ceux des dogmes religieux en cause. Ou bien, s'il s'agissait tout de même d'une réelle relation, celle-ci ne pouvait consister que dans l'influence sur l'esprit d'une réalité transcendante, et non pas de la création d'une telle réalité par l'esprit humain. Le plus ne peut sortir du moins.
Il n'incombe pas au psychologue de discuter des problèmes de cet ordre. Mais en tant que psychologue, je me bornerai à souligner le fait que voici : c'est que chez mes patients, longuement analysés, la formation du surmoi, et l'angoisse du péché, de chute et de perdition qu'il inspirait, avait précédé l'éveil de la vie religieuse et l'adhésion aux doctrines théologiques en question. Chez l'un d'eux, dont le cas à cet égard fut exemplaire, l'angoisse procédait par accès périodiques. Or, au début de chaque crise, elle déclenchait les mêmes sentiments d'effroi et d'indignité, la même certitude d'impuissance et de damnation par Dieu. Cette angoisse était déterminée par le retour intermittent d'un « refoulé monstrueux ». C'est ainsi qu'à la longue, enfin dépouillé de son armature apocalyptique, le monstre apparut à découvert sous ses traits véritables. Dans la conscience de ce croyant, par conséquent. une grave confusion s'était opérée entre une influence transcendante et la vérité métaphysique qui s'y rattachait d'une part, et d'autre part une influence surmoiiste, immanente, et de nature proprement psychique. Et c'est précisément dans cet illusionnisme subjectif que résidait toute la gravité du problème de sa vie religieuse, car en fait il faisait sortir le plus du moins. Cette confusion une fois réduite, la simple idée qu'il était libre désormais d'envisager des aspects moins redoutables du message chrétien, et même d'y adhérer, produisit tout d'abord en lui le choc d'une surprise, mais entraîna dans la suite un précieux apaisement.
En second lieu, on doit distinguer nettement deux aspects du sentiment de faute ; soit un état subjectif de culpabilité, ou inversement de candeur et d'innocence ; soit le fait objectif de l'existence du mal et du péché, et de leur permanence, rattachées tantôt à des conceptions métaphysiques ou théologiques, tantôt à la condition humaine en tant que telle, prise de façon abstraite et pour ainsi dire surindividuelle. Si j'insiste ici sur cette distinction, c'est parce qu'il me paraît que dans certains écrits, théologiques ou religieux, celui des deux sens dans lequel est pris le terme de péché n'est pas clairement spécifié, d'où les protestations parfois véhémentes de croyants se sentant, ou affirmant leur droit de se sentir la conscience tranquille. Quant au psychologue placé devant des sujets qu'il lui incombe d'examiner, il ne saurait envisager, cela va de soi, que le premier de ces deux aspects.
Pour lui, par conséquent, il ne peut pas y avoir état de culpabilité sans conscience de culpabilité.
Pour certains théologiens, il y a toujours état de culpabilité, même sans conscience de culpabilité. Quoiqu'on fasse ou qu'on ne fasse pas, on est toujours coupable puisqu'on naît coupable. C'est là le fait de l'état normal.
Pour le psychanalyste enfin, et tel est le côté paradoxal de la controverse, il y a, ou mieux il peut y avoir état de culpabilité sans conscience de celle-ci. Sur ce point litigieux, il donne donc raison aux théologiens. Seulement son système de référence est bien différent. Il se réfère à la réalité psychique du surmoi et non à la réalité transcendante de la révélation. C'est pourquoi à ses yeux, cet état sans conscience est le fait de l'état anormal.
Quoi qu'il en soit, un fait demeure certain ; c'est que la proposition ou l'imposition de ces dogmes à toute une catégorie d'êtres humains, comprenant les grands nerveux et les névrosés, peut être malfaisante. Elle jette de l'huile sur le feu. Car aux oreilles de ces sujets, le guide spirituel, le prêtre ou le pasteur s'exprime, sans que lui-même s'en doute, dans le langage de leur surmoi. Sans qu'il s'en rende compte non plus, il peut ainsi déclencher une névrose ou en précipiter le cours. Sans le savoir enfin, il peut alors contribuer au développement de fausses valeurs religieuses, c'est-à-dire indirectement au maintien des refoulements ; ou bien devenir le promoteur de la pernicieuse confusion, énoncée tout à l'heure, entre un dogme sacré et une pulsion refoulée, c'est-à-dire en un mot, entre une Vérité métaphysique supérieure et objective d'une part et une réalité physique subjective et inférieure d'autre part. Or, aucun directeur spirituel conscient de la dignité de sa mission ne saurait se proposer ce but.
Un autre danger consiste en ceci : un grand nombre d'individus, auxquels ou a exposé la doctrine du péché originel et héréditaire, déclarent n'en devoir supporter aucune responsabilité personnelle. Cette opinion tranchée les porterait, pour peu qu'ils fussent affectés de surmoiité, à décliner aussi toute responsabilité relative à leurs tendances inconscientes. Cette élusion, comme je l'ai constaté à deux reprises, peut susciter une résistance supplémentaire au traitement et à la guérison. - « Mais non... docteur ! je me refuse à croire que des désirs si abominables s'agitent au fond de moi. Cette angoisse que je ressens ne vient pas de là. Elle m'a été transmise par mes ancêtres, etc... ». Or, pour qu'une analyse puisse être menée à bonne fin, il est indispensable que l'analysé à un moment donné assume pleinement et sans réticence ses tendances inconscientes, si bien refoulées étaient-elles.
Bien entendu, la valeur ni la vérité des dogmes ne sont ici mises en cause. Mais ce qui fait question, c'est la nécessité de choisir entre deux objectifs en régime de cure d'âme. Ou bien le directeur, convaincu de l'universalité de son sacerdoce comme de la vérité absolue de sa doctrine, ne renoncera pas à l'appliquer toujours et partout au plus près de sa conscience et de son idéal. Dans ce cas la souffrance humaine qu'il peut éventuellement faire naître ne compte pas à ses yeux en regard de la nécessité de propager la doctrine chrétienne, et de la majesté de l'Évangile. Mais qu'il sache aussi que dans certains cas sa mission agira dans le sens opposé. Ou bien il attachera le plus grand prix à la bienfaisance de sa mission, et visera à rétablir la paix et la confiance ici-bas, dans les âmes qui se confient à lui. A mon avis il faut choisir, c'est-à-dire il faut savoir qu'on doit choisir, qu'on est devant une alternative. Car, en un mot comme en cent, toute fausse valorisation, décidément, contribue fort mal à répandre la foi, l'espérance et la charité.
*
M. Dalbiez conclut son étude psychologique par ces mots : « La spécificité des valeurs spirituelles échappe à l'instrument d'investigation créé par le génie de Freud. Les problèmes fondamentaux de l'esprit humain, restent après la psychanalyse ce qu'ils étaient avant elle. » Si je souscris entièrement à la première proposition, la seconde en revanche me paraît passible d'une objection sérieuse. En effet, la psychanalyse a projeté sur le problème fondamental des fausses valeurs une lumière implacable. Et leur réduction résume et définit la valeur morale de l'instrument génial créé par Freud. Et M.Dalbiez d'ajouter : « La recherche psychanalytique n'explique pas ce qui est philosophique dans la philosophie, ce qui est artistique dans l'art, ce qui est scientifique dans la science, ce qui est moral dans la morale, ce qui est religieux dans la religion. » A mon tour d'ajouter qu'au point de vue expressément moral et spirituel, M. Dalbiez n'a pas suffisamment discerné ce qu'il y a de psychanalytique dans la psychanalyse.
Quant au mot de la fin, il s'impose. Qui eût soupçonné avant Freud que le surmoi, tapi dans son antre obscur, fût un si dangereux voleur de valeurs !