Introduction

 

La reconnaissance d’une activité inconsciente de l’esprit a été tardive, et les psychologues ont longtemps ignoré l’inconscient. On peut, certes, faire remonter à Leibniz la découverte du subconscient, en se référant à la théorie des « petites perceptions » dont « nous n’avons point conscience » ; il est également possible de déceler, chez tel ou tel psychologue antérieur aux débuts du xixe siècle des allusions à quelque aspect inconscient de la vie psychique. Mais l’analyse délibérée d’opérations mentales inconscientes est récente. Ainsi, en 1901, Bergson pouvait parler de l’exploration de l’inconscient comme d’une tâche future pour la psychologie, et il s’exprimait en ces termes : « Explorer l’inconscient, travailler dans le sous-sol de l’esprit avec des méthodes spécialement appropriées, telle sera la tâche principale de la psychologie dans le siècle qui s’ouvre. Je ne doute pas que de belles découvertes ne l’y attendent, aussi importantes peut-être que l’ont été, dans les siècles précédents, celles des sciences physiques et naturelles. »

À vrai dire, précédée par les vues théoriques de certaines philosophies post-kantiennes, la psychologie médicale et expérimentale avait, depuis les années 1880, posé d’utiles jalons. Bergson aura pourtant été bon prophète, car c’est à la psychanalyse, dont l’essor s’amorça vers 1900 avec la publication de L’interprétation des rêves, de Freud, que revient le rôle d’avoir en quelque sorte dévoilé des structures psychiques inconscientes qui avaient échappé jusque-là à l’investigation psychologique, et d’en avoir fourni des schémas cohérents. Dès ses débuts, la psychanalyse se posa comme « psychologie des profondeurs », et a voulu donner au terme « inconscient » un contenu spécifique.

Quoi qu’il en soit, le caractère tardif de l’acquisition d’une notion si utilisée à l’heure actuelle étonnera peut-être. C’est qu’un grave obstacle épistémologique freinait l’évolution de la psychologie dans cette direction, une hypothèse de travail acceptée sans critique par les psychologues : l’affirmation a priori de l’identité des faits psychiques et des faits de conscience. Dans ces conditions, l’expression même « phénomène psychique inconscient », ou « processus subconscient », paraissait une absurdité, une contradiction entre les termes. On ne s’apercevait pas qu’en vérité on commettait une faute bien connue de raisonnement, appelée pétition de principe, et qui consiste à s’accorder par avance ce qui est en question.

Or, l’identité supposée de la vie psychique et de la vie consciente, ne paraît pas résister à l’épreuve des faits. Et les faits, en ce domaine, ce sont des résultats expérimentaux, où l’on prend comme en flagrant délit l’existence d’idées, de souvenirs inconscients ; des observations minutieuses, qui prouvent une vie psychique inconsciente en révélant son action causale sur le conscient. L’existence de représentations inconscientes apparaît objectivement dans leur action même, et la véritable démonstration de l’inconscient réside donc dans le fait réel et observable que des états psychologiques non conscients ont des effets conscients, et, inversement, que des états psychologiques conscients peuvent être inexplicables si on ne fait appel à des causes psychiques inconscientes.

De cela, nous aurons l’occasion de nous convaincre chemin faisant. L’idée que non seulement des actes physiques (mouvements), mais encore des opérations mentales (motivations, mécanismes associatifs ou dissociatifs) sont soustraits à la lumière de la conscience, loin d’apparaître contradictoire et obscure, se justifiera bien plutôt par sa logique et sa puissance de clarification.

Que l’on ne s’attende pourtant point à trouver dans cet ouvrage un exposé critique exhaustif des fondements épistémologiques de la notion d’inconscient. Une analyse préalable des concepts psychisme et conscience serait nécessaire, et nous renverrait finalement à des problèmes qui dépasseraient l’objet – limité – du présent ouvrage. À peine aborderons-nous des questions importantes comme celle du statut de l’inconscient dans l’ordre de l’existence : est-il substance, ou qualité ? est-il un ou multiple ? Nous nous contenterons de reconnaître, avec Freud dans ses dernières conceptions et la plupart des psychanalystes, qu’il serait préférable d’utiliser le terme « inconscient » à titre d’adjectif, et non en tant que substantif – et d’indiquer la tendance générale à pluraliser les opérations et les fonctions qu’il est ainsi amené à qualifier. Aussi bien, comme chaque auteur apporte sa pierre, et met en valeur sa zone propre de recherches, est-il nécessaire – sans préjuger des conclusions auxquelles pourrait aboutir une étude sur les possibilités de synthèse – d’étudier séparément l’inconscient défriché par les divers théoriciens. Ainsi : l’inconscient selon Janet, Freud, Jung, Lacan, etc.

Nous avons cru bon de suivre un plan historique. Il donne, à notre sens, plus de force à l’exposé, en faisant saisir les filiations qui relient les découvertes successives. Actuellement, il est difficile de parler d’inconscient sans se référer aux schémas analytiques de Freud. Mais les thèmes freudiens prennent eux-mêmes racine dans les expériences faites, après 1880, à l’école de la Salpêtrière de Charcot, ou par Bernheim, à Nancy. Enfin, antérieurement à ces recherches, de véritables « philosophies de l’inconscient » (dont celle de von Hartmann est la plus connue) avaient créé une ambiance favorable à la reconnaissance de l’activité inconsciente ; il est de notre propos de ne pas négliger cet arrière-plan philosophique.

Ce petit volume contiendra donc trois parties : la première envisagera l’inconscient avant Freud et se subdivisera en deux chapitres, l’un consacré aux philosophes précurseurs, l’autre aux travaux empiriques ; la seconde partie envisagera les déterminations freudiennes de l’inconscient ; la troisième étudiera les répercussions des schémas freudiens, et les modifications qui leur furent apportées, les incidences dans la critique littéraire de la psychologie de l’inconscient : cette troisième partie s’intitulera l’inconscient après Freud.