Chapitre III. Inconscient et conflits psychiques
Notre intention n’est pas d’exposer au cours de cette Deuxième Partie la psychanalyse freudienne d’une façon exhaustive ; elle n’est même pas d’en indiquer les traits essentiels. Ce qui nous intéresse avant tout ici, ce sont les découvertes de Freud relativement au problème de l’inconscient psychologique. Et, s’il nous arrive de suivre en détails la naissance de la méthode « analytique », la théorie des névroses, les thèses sur la sexualité, ou l’évolution dans les diverses représentations que Freud se fait de la structure de l’appareil psychique – c’est uniquement dans la mesure où nous sommes ainsi mieux à même de comprendre ce qu’il entendait par « processus inconscients ».
Nous comptons en particulier dégager la notion d’inconscient chez Freud d’un certain nombre d’équivoques, tout en insistant sur ce qui est sa découverte propre, l’existence d’un « inconscient dynamique », corrélatif du « refoulement », quelle qu’ait été par ailleurs l’évolution de la doctrine et de la thérapeutique, voire même malgré le passage d’une notion substantive de l’inconscient à une notion adjective, et la multiplication des zones du psychisme conçues par Freud comme soustraites à la conscience.
On a souvent appelé la psychanalyse « psychologie des profondeurs ». Nous allons voir en quoi les processus psychiques inconscients que rencontre Freud dès 1880 sont bien « abyssaux », et fort différents des phénomènes d' « automatisme psychologique » mis jusqu’alors en valeur.
I. Premiers travaux
Pour comprendre les théories de Freud, le mieux est d’en retracer la genèse. Pour cela, il faut nous reporter à ses tout premiers travaux.
Freud est né en 1856, en Moravie. Ses années de lycée terminées, « mû, dit-il, par une sorte de soif de savoir, mais qui se portait davantage sur ce qui touche les relations humaines que sur les objets propres aux sciences naturelles », il entrait, en 1873, à la Faculté de Médecine de Vienne. Bientôt, il travaille en qualité d’assistant dans le laboratoire de physiologie de Brücke, puis en qualité d’interne, à l’hôpital où il passe par divers services, tout en poursuivant des recherches sur l’anatomie du cerveau. Il publie alors l’observation de divers cas relatifs à des maladies organiques du système nerveux.
1. Voyages à Paris et à Nancy
En 1885, entraîné par la renommée de l’école de Paris, il obtient une bourse de voyage et entre comme élève à la Salpêtrière où enseigne Charcot. Là, il constate la réalité des phénomènes hystériques, la présence fréquente de l’hystérie chez l’homme, la production de paralysies et de contractures par la suggestion hypnotique, etc.
Rentré à Vienne, Freud s’établit, en 1886, médecin spécialiste des maladies nerveuses. Son arsenal thérapeutique est alors : l’électrothérapie et l’hypnose.
Dans le dessein de parfaire sa technique hypnotique, il se rend, l’été de 1889, à Nancy où il passe plusieurs semaines. Ce séjour auprès de Liébault et de Bernheim devait être d’une grande importance. Freud s’intéresse particulièrement aux expériences de suggestion post-hypnotique. Un sujet qui exécute un ordre reçu en état d’hypnose avoue ignorer pourquoi il exécute l’acte commandé. Pourtant, se dit Freud, cet acte s’explique pour l’observateur ; il est le fruit d’une cause réelle, mais non consciente. D’autre part, comme dans certains cas le sujet parvient à se remémorer l’ordre reçu, si on le presse de faire des efforts en ce sens, Freud en conclut que les vrais motifs de nos actes ne sont pas toujours connus, quoiqu’ils puissent être révélés à nous-mêmes, le cas échéant. Il insiste lui-même sur l’importance de ces observations dans la genèse de ses découvertes : « C’est à Nancy, écrit-il dans Ma vie et la psychanalyse, que je reçus les plus fortes impressions relatives à la possibilité de puissants processus psychiques demeurés cependant cachés à la conscience des hommes. »
2. L’observation du Dr Joseph Breuer
Quelques années auparavant, en 1880-1882, une observation du Dr Joseph Breuer, l’un des médecins pratiquants les plus en vue de Vienne, l’avait déjà mis sur la voie. Il s’agit d’une observation d’un cas d’hystérie, où la réminiscence, dans l’état d’hypnose, de certains souvenirs avait provoqué la guérison. La malade, une jeune fille, présentait divers symptômes hystériques : paralysies, contractures, confusion mentale. Breuer s’aperçut fortuitement qu’on pouvait la délivrer de l’un de ces troubles, quand il se produisait, en la mettant à même d’exprimer verbalement ce qu’elle ressentait. Il entreprit donc de la plonger dans l’hypnose, et de la faire se raconter. Ainsi les divers symptômes, même physiques, purent-ils disparaître. Freud, mis au courant par Breuer, profita donc de cette découverte importante : des symptômes névrotiques étaient en relation avec des événements apparemment oubliés du passé, et le simple fait de se ressouvenir de ces événements parvenait à faire disparaître les symptômes. Il y avait donc un lien entre l’ignorance de certains souvenirs et l’existence de symptômes : à l’état de veille, la jeune fille n’aurait pu dire comment ces derniers avaient pris naissance, et ne trouvait aucun rapport entre eux et une impression quelconque de sa vie, mais l’hypnose avait pour résultat de découvrir ce rapport caché.
Les souvenirs ainsi rappelés remontaient à des événements ayant impressionné vivement la jeune fille, dans le temps où, enfant encore, elle avait dû soigner son père malade ; ils avaient provoqué une blessure dans son psychisme. Comme le fait de les faire reparaître avait un effet curatif, Breuer et Freud basèrent leur méthode thérapeutique sur cette observation, et l’appelèrent « méthode cathartique » (nettoyage de l’esprit). En 1893, on les voit publier un ouvrage commun, Du mécanisme psychique des phénomènes hystériques. On y lit : « Les divers symptômes de l’hystérie ne sont pas des manifestations spontanées, idiopathiques de la maladie, mais sont en étroite connexion avec un trauma provocateur qu’il est possible de retrouver par hypnose et dont la prise de conscience par les malades provoque régulièrement leur guérison. »
3. Premières conclusions
Les expériences de Bernheim avaient montré à Freud la possibilité de causes réelles, mais inconscientes de certains actes. L’observation de Breuer ne pouvait qu’appuyer cette conclusion : les symptômes névrotiques de l’hystérique étaient certainement causés par les événements remémorés, quoique ces événements fussent, jusqu’à la réminiscence dans l’hypnose, totalement oubliés. Il fallait mettre la névrose en relation avec des traumas originels, appartenant à l’histoire psychique de l’individu. Mais ces traumas agissaient sans que le sujet en fût conscient, sans qu’il le sache, sans qu’il en ait le souvenir conscient. Dans le fond, il se comportait comme l’hypnotisé de Bernheim qui exécutait, sans pouvoir le motiver, l’ordre de s’emparer d’un parapluie, il était sous la dépendance de son inconscient.
Freud étudie alors, de ce point de vue, outre l’hystérie, une autre névrose caractéristique : la névrose obsessionnelle. Cette névrose se manifeste en ce que les malades sont préoccupés par des idées auxquelles ils ne s’intéressent pas, éprouvent des impulsions qui leur paraissent tout à fait bizarres et sont poussés à des actions dont l’exécution ne leur procure aucun plaisir tel ce malade qui, dans la rue, ne peut dépasser un certain numéro : s’il tente d’aller plus loin, un vertige et une angoisse atroce le saisissent ou encore, ce cas, cité par Freud, d’une dame qui exécutait plusieurs fois par jour l’action obsédante suivante, tout à fait remarquable : elle se précipitait de sa chambre dans une autre pièce contiguë, se plaçait devant la table occupant le milieu de la pièce, sonnait sa femme de chambre, la renvoyait puis revenait précipitamment dans sa chambre.
Freud étudie donc cette forme de névrose et acquiert la conviction qu’elle est, elle aussi, inexplicable sans admettre l’existence de processus inconscients dans son étiologie. Ces représentations et impulsions venant on ne sait d’où, réfractaires à toutes les influences de la vie normale et qui apparaissent au malade lui-même comme des hôtes tout-puissants venant d’un monde étranger, Freud y voit l’indice évident de l’inconscient.
À cela s’ajoute, comme le succès de la méthode cathartique le prouve, qu’il y a entre l’inconscience des causes et l’existence des symptômes une relation de remplacement réciproque. Donc, non seulement toutes les fois qu’il y a symptôme, il faut conclure chez le malade à certains processus inconscients qui contiennent précisément le sens de ce symptôme ; mais encore, ce sens doit nécessairement être inconscient pour que le symptôme se produise.
On remarquera la parenté de ces conclusions avec les théories de Pierre Janet qui, de son côté, expliquait l’hystérie par des « idées fixes subconscientes ». Mais jamais Janet n’a conclu à une relation nécessitante entre l’inconscience de ces idées et les symptômes. De plus, Janet, loin d’employer la méthode cathartique pure afin de supprimer les symptômes, employait, nous l’avons vu, une thérapeutique active de substitution. Il signale seulement « par curiosité » dans L’automatisme psychologique le cas d’une malade, Marie, où des réminiscences hypnotiques avaient balayé des symptômes. Aussi peut-on dire que Janet n’a pas soupçonné l’importance fondamentale de l’inconscient dans l’hystérie, comme cause même des symptômes de cette névrose. Lorsque Janet parlait d’idée fixe subconsciente, le terme fort était l' « idée fixe ». Pour Freud, le terme fort, c’est l’adjectif « subconscient ». La méthode thérapeutique ne doit pas s’attaquer à l’idée fixe, mais à son inconscience.
Il serait donc erroné de vouloir rattacher les découvertes de Freud à celles de Janet, malgré leur parenté initiale. En parlant d’inconscient, Freud, dès 1895 (date où paraissent les Études sur l’hystérie, en collaboration avec Breuer), avait en vue un autre objet que Janet.
II. La méthode associative et le refoulement
Après 1895, Freud se sépare de Breuer et s’adonne seul à ses recherches sur l’hystérie, la névrose obsessionnelle, la névrose d’angoisse et autres maladies similaires. Bientôt, il s’aperçoit de la valeur cathartique limitée de l’hypnose : applicable aux uns, elle ne l’est pas aux autres ; très efficace chez les uns, elle l’est peu chez les autres ; de plus, ses effets apparaissent instables, et il se produit des récidives de la névrose après une pseudo-guérison ; enfin, « pour le médecin, cela devient à la longue monotone d’avoir recours dans tous les cas aux mêmes procédés, au même cérémonial, pour mettre fin à l’existence des symptômes les plus variés, sans pouvoir se rendre compte de leur signification et de leur importance ;… travail de manœuvre rappelant plutôt la magie, l’exorcisme et la prestidigitation ».
Freud cherche donc une autre technique, capable d’élargir le champ de la conscience des patients, et de mettre à leur disposition, lors d’une conduite normale, et non à la faveur d’une activité somnambulique et subconsciente, un savoir jusque-là inconscient. Et, là encore, l’enseignement des expériences de Bernheim lui ouvre de précieux horizons : quand Bernheim éveillait le sujet de son état de somnambulisme, ce dernier semblait avoir perdu tout souvenir de ce qui s’était passé durant cet état ; mais, dans certains cas, sommé de ce souvenir, des réminiscences d’abord hésitantes et discontinues, puis parfaitement claires parvenaient à sa conscience. Freud décide donc de faire de même, et d’essayer, par ses affirmations, ses sollicitations, de ramener à la conscience des sujets les souvenirs traumatisants, en faisant appel aux procédés normaux d’évocation.
1. La méthode associative
Or, le processus psychologique qui, en règle générale, préside à l’évocation des souvenirs avait été depuis longtemps décrit sous le nom d’association des idées. On sait qu’est désigné par ce terme le lien selon lequel une idée ou image suscite la venue à la conscience d’une autre idée ou image : A (état de conscience inducteur) évoque B (état de conscience induit) ; B se comportant comme inducteur lui-même évoque C, etc. Tel est le schéma simple de l’association. En fait, ce schéma doit être compliqué, un état inducteur provoquant non pas un, mais plusieurs états induits.
On peut, d’autre part, distinguer l’association « perceptive » qui consiste en un appel de souvenirs déterminés par une situation présente qu’ils contribuent à préciser (la perception, dans ce cas, n’est qu’une occasion de se souvenir), et l’association « imaginative » ou errative, se caractérisant par un laisser-aller de l’esprit aux évocations successives.
C’est à cette dernière forme d’association, la libre association, que Freud fait appel pour déterminer, chez ses malades, le rappel des souvenirs anciens que, jusque-là, il rappelait par l’intermédiaire de l’hypnose.
Cette méthode est particulièrement adéquate au but cathartique poursuivi : prenons en effet un sujet, et demandons-lui de « penser » une idée ou une image quelconque. À partir de cette idée ou image, il est loisible de le faire « associer ». Or, on s’aperçoit que les souvenirs mis ainsi à jour ont des liens bien définis avec l’état de conscience inducteur. Autrement dit les associations faites à partir de l’idée-amorce, qui semble s’être présentée « spontanément » ou « par hasard » à la conscience, ne sont pas quelconques, elles font pénétrer dans le domaine des souvenirs qui sont à l’origine de l’apparition de l’idée amorce. « J’ai fait, dit Freud dans l’Introduction à la psychanalyse, de nombreuses expériences sur les noms et les nombres pensés au hasard : on procède en éveillant, à propos d’un nom pensé, des associations libres ; on continue jusqu’à ce que la stimulation à former ces associations soit épuisée. L’expérience terminée, on se trouve en présence de l’explication donnant les raisons qui ont présidé à la libre évocation du nom donné, et faisant comprendre l’importance que ce nom peut avoir pour le sujet de l’expérience. » Une véritable analyse psychologique a fait remonter des effets aux causes, aux raisons originelles. Ainsi, l’association libre a le double avantage de permettre à un sujet, si on le prie de s’y livrer, de pénétrer, comme par effraction, dans le domaine de ses souvenirs, et, qui plus est, de retrouver parmi ces souvenirs les raisons de la venue à sa conscience de l’idée ou image prise comme point de départ. On comprend aisément que, chez un névrosé, en proie à des symptômes divers, à des obsessions lancinantes, cette méthode puisse aboutir à ces souvenirs lointains dont le rappel dans l’hypnose permettait une guérison. Aussi Freud se propose-t-il de « faire associer » le sujet à propos de toutes sortes d’idées et d’images nées spontanément à son esprit, dans le but de parvenir à un moment ou à un autre aux souvenirs qu’il recherche.
Voici comment les choses se passent pratiquement : « Nous invitons le malade à se mettre dans un état d’auto-observation, sans arrière-pensée, et à nous faire part de toutes les perceptions internes qu’il fera ainsi, et dans l’ordre même où il les fera : sentiments, idées, souvenirs. Nous lui enjoignons expressément règle fondamentale de ne céder à aucun motif qui pourrait lui dicter un choix ou une exclusion, soit parce qu’elles sont trop agréables ou trop indiscrètes, ou trop peu importantes ou trop absurdes pour qu’on en parle. Nous lui disons bien d’écarter toute critique contre ce qu’il trouve. » Le malade est, durant la séance, étendu sur un divan, dans une demi-obscurité, et Freud prend place derrière lui, de façon à ne point être vu.
2. Le refoulement
En appliquant cette méthode analytique, Freud fait une importante constatation : à savoir l’extrême difficulté à laquelle se heurte, à certains moments, le malade, lorsqu’il se met en devoir d’énoncer toutes ses pensées, quelles qu’elles soient, selon leur libre association. Au début, tout va bien. À propos d’un rêve, ou d’une idée qui lui passe par l’esprit, le sujet raconte avec facilité les images qu’il évoque tour à tour. Mais bientôt, son attitude change. Il commence à déroger aux instructions reçues, et fait une sélection entre les différentes idées qui lui viennent à l’esprit. Il fait tout son possible pour changer de sujet, et il s’irrite si on lui rappelle la règle qu’il s’est engagé à suivre, il tente d’entrer en discussion avec son médecin. Voici comment Freud décrit cette résistance : « Le malade prétend, tantôt ne percevoir aucune idée, aucun sentiment ou souvenir, tantôt en percevoir tant qu’il lui est impossible de les saisir et de s’orienter. Nous constatons alors qu’il cède à telle ou telle objection critique. Il se trahit notamment par les pauses prolongées dont il coupe ses discours. Il finit par convenir qu’il sait des choses qu’il ne peut pas dire, qu’il a honte d’avouer… Et il continue, variant ses objections à l’infini. » En même temps sa conduite extérieure change. Il invente toutes les excuses et tous les prétextes possibles pour éviter les séances, et profite de la moindre occasion pour relâcher son effort, qu’il s’agisse d’un accident quelconque qui survient pendant le traitement, d’une maladie organique, etc. Cette résistance enfin se diversifie suivant la névrose envisagée, brutale ou sournoise, appels à la pitié ou manœuvres de séduction, maladies simulées.
Bref, Freud constate qu’il y a des points sensibles, autour desquels « tournent » certaines associations sans arriver à susciter une évocation claire du contenu de ces points ; et ces associations proches d’éléments douloureux le malade ressent une grande difficulté à les accepter et à en faire part au médecin. Il y a donc une force s’opposant à la mise à jour de certains souvenirs, force dont la « résistance » est une manifestation. Ces souvenirs sont maintenus en dehors de la conscience par une réaction instinctive d’écartement. Freud dit alors qu’ils sont refoulés. Le moi se défend contre leur apparition consciente ; un mécanisme de défense se révèle. C’est en vertu d’un refoulement qu’ils refusent de reparaître à la conscience. Freud, avec cette notion, découvre la clef de son système : « Nous donnons le nom de refoulement, écrit Freud, au processus qui se manifeste à nous par l’intermédiaire d’une résistance. »
Il est dès lors évident que la tâche du médecin, pour obtenir la catharsis, consiste avant tout à supprimer la résistance. La méthode thérapeutique doit combiner la libre association et la lutte contre la résistance, et Freud lui donne le nom de psychanalyse.
III. Symptômes et conflits
En possession de l’idée de refoulement, Freud en déduit immédiatement en effet une explication nouvelle des névroses, allant de pair avec une spécification particulière de l’inconscient. En premier lieu, Freud estime logique d’attribuer à un refoulement, non seulement la résistance du malade au cours du traitement analytique, mais encore la formation de la maladie. Les forces qui s’opposent au changement de l’état morbide sont, dans cette perspective, celles mêmes qui, à un moment donné, ont provoqué cet état. Ceci revient, en second lieu, à voir, dans l’inconscience des souvenirs relatifs aux impressions traumatisantes dans le passé, la caractéristique du refoulement : si le souvenir lié au trauma reste inconscient par refoulement, cela signifie qu’il l’est devenu par refoulement. L’inconscient se réciproque donc avec des processus refoulés, qu’il s’agisse du refoulement « originaire », ou du refoulement « après coup ».
1. Les conflits névrotiques
Aussi faut-il se faire une conception dynamique des névroses, et voir, derrière elles, un jeu de forces qui s’opposèrent à un moment donné et dont le conflit persistant se manifeste par des symptômes.
À l’origine d’une névrose, Freud conçoit qu’à l’occasion d’un événement particulier – dont le souvenir n’a pas même le droit de reparaître à la conscience – une lutte s’est établie entre des grandeurs dynamiques contradictoires, dont l’une s’est trouvée écartée par l’autre du seuil de la conscience. Certains éléments psychologiques auraient voulu se traduire en actes, en représentations conscientes, mais d’autres exigences du psychisme avec lesquelles ils se trouvent être incompatibles, s’opposèrent à cette montée à la conscience et provoquèrent leur refoulement dans l’inconscient.
2. Les symptômes
À quoi répondent, dans ces conditions, les symptômes actuels de la névrose ? Pour qu’il y ait symptômes, le conflit doit, semble-t-il, se perpétuer ; il semble aussi qu’une fois certains éléments refoulés, ils ne sauraient constituer une gêne pour la conscience puisque, par définition, ils en sont dissociés. Comment concilier ces remarques également valables ? Freud les concilie en admettant qu’une fois un refoulement effectué, il se perpétue sans relâche, nécessitant même une dépense continuelle de force par suite de la vie incessante des éléments refoulés. Ceux-ci en effet ne demeurent pas inactifs. Ils forment notamment des « rejetons » qui cherchent l’accès à la conscience dans des directions inaccoutumées. Bref, dans l’obscurité de l’inconscient, se produit une tentative ininterrompue du refoulé pour forcer la porte du conscient et vaincre le refoulant. L’équilibre réalisé à un moment donné est donc toujours plus ou moins instable, et peut, à chaque instant, être mis en question.
Or, dans cet état d’équilibre, qu’une cause quelconque, somatique ou psychique, vienne renforcer des tendances refoulées ou affaiblir les tendances refoulantes, il y aura rupture d’équilibre, nous assisterons au retour du refoulé. Seulement, la plupart du temps le barrage ne cédera pas complètement, et des formations de compromis se constitueront, ayant pour objet de satisfaire partiellement, et la partie consciente de la personnalité, et l’inconscient domaine du refoulé : les formations de compromis, ce sont précisément les symptômes névrotiques.
La névrose est donc la remise en question d’un conflit anciennement résolu, la reviviscence partielle d’éléments refoulés qui cherchent à s’opposer au refoulement et à passer de l’inconscient au conscient. Obsessions, phobies, angoisses, symptômes hystériques correspondent à une incursion partielle de l’inconscient dans le conscient.
3. Comparaison avec la théorie de Janet
On remarquera ici encore combien Freud s’éloigne des conceptions de Pierre Janet au point que l’on peut parler d’une solution de continuité, d’une véritable « coupure épistémologique », entre Freud et Janet. Alors que pour ce dernier les névroses sont des troubles par déficit, par déficience, et l’inconscient un produit de la fuite d’éléments hors de l’activité de synthèse propre à la conscience, Freud, avec sa notion de refoulement, fait appel à un dynamisme, à une lutte entre des tendances contraires. « D’après Janet, écrit Freud, l’hystérique était une pauvre personne qui, en vertu d’une faiblesse constitutionnelle, ne pouvait pas rassembler ses diverses activités psychiques. C’est pourquoi elle aurait été la proie de la dissociation psychique et du rétrécissement du champ de conscience. D’après les résultats de l’investigation psychanalytique, ces phénomènes sont dus à des facteurs dynamiques, au conflit psychique et au refoulement consommé. »
IV. Les rêves, messages de l’inconscient
Or, cette première explication des symptômes névrotiques par le refoulement et l’inconscient conduit Freud à étendre ces notions au psychisme dit « normal » par le biais de l’analyse des rêves. En effet, il s’aperçoit que les névrosés en cours d’analyse ont tendance à raconter leurs rêves, et que ces rêves sont en rapport direct avec les conflits et les symptômes du malade. Les rêves ne seraient-ils donc pas eux aussi des manifestations de l’inconscient ? Freud admet rapidement que les rêves ont effectivement un sens, et sont des messages de l’inconscient, demandant à être déchiffrés.
D’où l’importance, dans l’œuvre de Freud, de L’interprétation des rêves, parue dès 1899, où l’on trouve cette phrase un peu ambitieuse : « L’interprétation des rêves est la voie royale qui mène à la connaissance de l’inconscient. »
Nous allons brièvement indiquer dans les quelques pages qui vont suivre la conception que se fait Freud de la nature des rêves. Et, d’abord, quelles étaient les idées sur ce sujet à l’époque ?
1. Les théories préfreudiennes
Lorsque Freud, à la suite de ses études sur les névroses, est amené à s’occuper du rêve, deux thèses sont communément admises à son sujet.
Selon la première, les rêves sont la reproduction d’événements de l’état de veille, ou d’épisodes se rattachant à ces événements ; ils répondent à nos préoccupations actuelles.
Cette thèse est manifestement sommaire. Si elle est vraie pour quelques rêves particulièrement clairs, dans la plupart des cas on ne trouve rien qui rattache clairement les rêves à l’état de veille. Le sommeil semble, au contraire, nous avoir emporté dans un monde étrange et bizarre, où les images qui se succèdent dans notre esprit nous étonnent par leur incohérence, non seulement lorsque nous nous les rappelons une fois réveillés, mais encore pendant le rêve même. De ce point de vue, les rêves peuvent être classés en trois catégories : rêves à la fois sensibles et intelligibles (les plus rares) ; rêves cohérents et ayant un sens apparent, mais dont le contenu, curieux et surprenant, empêche de les ajuster à la vie éveillée ; rêves se composant de processus mentaux incohérents et dénués de sens, semblant tirer leur origine d’une partie étrangère de nous-mêmes. Ce sont les plus fréquents.
Selon d’autres thèses, les excitations physiologiques, externes ou internes, perçues par le dormeur, ont une importance déterminante. Dormir, c’est se désintéresser du monde extérieur, dit-on, mais le sommeil ne nous coupe pas pour autant de toutes relations avec le monde extérieur. Nous subissons des excitations de toutes sortes, qui provoquent en nous des rêves. Pour qu’il y ait rêve, des sensations nocturnes sont ainsi nécessaires pour fournir des points d’attache où se « greffent » des souvenirs. Une flamme de bougie, placée devant les yeux d’un dormeur, le fait rêver d’incendie…
Freud ne néglige pas cette interprétation, il la déclare seulement insuffisante. Une explication physiologique du rêve ne saurait expliquer adéquatement son contenu. Phénomène psychologique, il doit avant tout s’expliquer psychologiquement. Les symptômes névrotiques ont bien leur histoire psychique. Pourquoi les rêves n’auraient-ils pas la leur eux aussi ? Si certains souvenirs, et non pas d’autres, sont choisis à l’occasion d’une excitation extérieure, il doit bien y avoir une raison d’ordre psychique. Un observateur lui a raconté avoir réagi de trois façons différentes, trois jours de suite, à la sonnerie d’un réveille-matin : la première fois, dans son rêve, « il se rend à l’église d’un village, et aperçoit le sonneur monter au clocher pour faire sonner les cloches » ; la seconde fois, « c’est l’hiver, et il part en traîneau : les grelots tintent au démarrage » ; la troisième fois, « une fille de cuisine se rend à la salle à manger, et, malgré ses avertissements, laisse choir une pile d’assiettes ». Voici ce que pense Freud de ces observations : « Le rêveur ne reconnaît pas la sonnerie du réveille-matin (celui-ci ne figure pas dans le rêve), mais il en remplace le bruit par un autre, et interprète chaque fois d’une manière différente l’excitation qui interrompt le sommeil. Pourquoi ? On dirait qu’il y a là quelque chose d’arbitraire. Mais comprendre le rêve serait précisément expliquer pourquoi le rêveur choisit tel bruit et non pas tel autre, pour interpréter l’excitation qui provoque le réveil. » (Introduction à la psychanalyse.)
2. Contenu manifeste et contenu latent du rêve
Comprendre les rêves serait dégager leur sens, de la même façon que comprendre les névroses a été la découverte de leur signification. Freud, fort de ses résultats précédents, veut considérer les rêves comme des effets-signes de processus mentaux cachés. Pourquoi y aurait-il, dans le cas particulier du rêve, discontinuité du psychisme ? Pourquoi le psychologue, en employant la méthode associative, c’est-à-dire en mettant à même le rêveur de retrouver l’origine de son rêve, de l’analyser, ne pourrait-il mettre à jour les causes du rêve ? « Notre technique consiste, dit Freud, en laissant jouer librement l’association, à faire surgir d’autres formations substitutives aux éléments du rêve et à nous servir de ces formations pour tirer à la surface le contenu inconscient du rêve. »
On voit, par ces premières remarques, qu’il n’est pas du tout dans les intentions de Freud d’établir une nouvelle « clé des songes », mais simplement d’appliquer aux rêves la méthode analytique qui a réussi pour les symptômes névrotiques. Pour interpréter un rêve, la première des choses consiste à « faire associer » le sujet. Certes, nous verrons que divers symboles se retrouvent avec une relative généralité dans la vie onirique ; mais ce symbolisme, fruit de l’expérience des analystes dans le maniement de la technique associative, ne peut amener d’interprétation certaine que liée à cette technique même.
Voici un exemple : une dame raconte avoir rêvé qu’elle étranglait un petit chien blanc. Elle s’étonne de ce songe, et en demande l’interprétation. Son analyste la prie d' « associer » sur les mises à mort d’animaux : elle dit aimer beaucoup faire la cuisine, et être ainsi amenée, parfois, à tuer poules ou lapins ; elle n’aime pas cela, et le fait le plus vite possible. À ce moment, elle remarque que, dans son rêve, elle étrangle le chien comme elle étrangle les volailles, et de là passe à des remarques concernant les exécutions capitales. L’analyste lui demande alors si elle a une haine particulière contre quelqu’un. La dame, sur ce, accuse sa belle-sœur de s’être glissée entre son mari et elle. Peu de jours auparavant, une querelle violente est survenue entre elles, à la suite de laquelle la belle-sœur fut mise à la porte, accompagnée de cette exclamation : « Sortez d’ici, je ne veux pas chez moi d’un chien qui mord. » L’interprétation, dès lors, va de soi : le rêve réalise dramatiquement, c’est-à-dire dans une action imaginaire, une conduite d’agressivité. Mais cette agressivité, dans le rêve, se contente d’un objet qui n’a qu’une relation avec l’objet réel, à savoir le chien blanc…
Pour exprimer le double aspect du rêve : apparence et signification, Freud distingue ce qui est manifeste, et les idées sous-jacentes, autrement dit le contenu manifeste et le contenu latent. Dans l’exemple précédent, l’étranglement du chien forme le rêve manifeste, les désirs de vengeance vis-à-vis de la belle-sœur constituent les idées latentes. Le contenu manifeste représente le contenu latent, et en est le substitut.
Plus concrètement, Freud voit dans les désirs inconscients qui fermentent dans l’intimité de notre psychisme, avec leur cortège d’émotions et de souvenirs, le contenu latent de la généralité des rêves. Il considère, d’autre part, que l’incohérence apparente, la bizarrerie, bref, la déformation des rêves s’expliquent par leur fonction essentielle, analogue à celle des symptômes névrotiques, d’être des formations de compromis, des produits d’une émergence censurée de l’inconscient dans le conscient.
3. Rêve et désir
C’est un fait admis que la rêverie a souvent pour objet de réaliser des désirs et construit avec fougue des châteaux en Espagne. Il en est de même du rêve. Il révèle toujours pour qui l’analyse selon la technique associative, comme moteur, le dynamisme d’un désir appartenant à l’intimité de notre psychisme. Les rêves d’enfant sont particulièrement nets à cet égard, et réalisent spontanément les désirs de la journée restés inassouvis. Ils ne présentent pas de déformation, ou une déformation insignifiante, dans le rapport du contenu latent au contenu manifeste. Aussi peut-on dire que ces deux contenus, dans ce cas, coïncident. Freud donne quantité d’exemples de ce genre : un garçon de vingt-deux mois, Hermann est chargé d’offrir à quelqu’un, à titre de congratulation, un panier de cerises ; il le fait manifestement à contrecœur, malgré la promesse de recevoir lui-même quelques cerises à titre de récompense ; le lendemain, il raconte avoir rêvé que « Hermann mange toutes les cerises », etc. Ces rêves infantiles sont une réaction à un événement de la veille laissant après lui un regret, une tristesse, un désir insatisfait. Le rêve en apporte la réalisation directe et non voilée, par transformation de la pensée en un événement vécu de façon hallucinatoire.
Certains rêves d’adultes sont formés sur le modèle simple des rêves infantiles, ceux qui appartiennent à la première catégorie, distinguée plus haut. Les auteurs de romans d’aventures racontent volontiers les rêves plantureux de leurs héros tombant d’inanition au milieu de sauvages déserts. Les prisonniers rêvent de liberté. Lorsque des projets nous tiennent à cœur, il arrive fréquemment que des rêves « d’impatience » nous en procurent une réalisation anticipée.
4. La censure du rêve
La majorité des rêves d’adultes ne présentent cependant point ce caractère de simplicité. Réalisation hallucinatoire de désirs encore, leur incohérence et leur bizarrerie sont précisément la rançon de leur appartenance à une portion plus profonde du psychisme. Comme les symptômes névrotiques, ils traduisent, à leur façon, des désirs refoulés incompatibles avec la conscience. Aussi étant entendu que, dans son sens technique, inconscient se réciproque avec refoulé, on peut dire que les rêves, dans leur grande généralité, sont des messages de l’inconscient.
À cette conclusion, Freud n’est pas seulement conduit, notons-le, par l’analogie des rêves et des symptômes névrotiques et par la constatation de la fréquence de rêves curieux et significatifs dans les névroses. L’analyse directe des rêves mène aux notions clefs, nous le savons, que sont la résistance et le refoulement. Il est sans exemple qu’un sujet, sollicité d’associer à propos d’un rêve, ne se trouve à un moment donné dans l’impossibilité de s’avouer ou d’avouer certaines associations. Or cette censure qui empêche le sujet de creuser son rêve conduit logiquement à l’idée d’une censure qui agit dans le rêve même, d’une censure du rêve, aspect particulier des tendances éthiques opérant d’ordinaire les refoulements.
En théorie, les éléments inconscients refoulés ne devraient pas accéder au conscient. Cela se produit, certes, dans le cas des symptômes névrotiques. Mais ces symptômes correspondent à des situations spécifiques lorsque, pour des causes diverses des conflits graves se produisent entre refoulant et refoulé, et détruisent l’équilibre psychique. Comment se fait-il que, dans la vie « normale », des rejetons, comme dit Freud, du refoulé puissent pénétrer dans la conscience par le truchement des rêves ? C’est une conséquence logique du sommeil : les fonctions de contrôle se relâchent, le moi diminuant la quantité d’effort avec laquelle il maintient d’ordinaire les refoulements ; les aspirations inconscientes profitent de ce relâchement nocturne du refoulement pour faire irruption avec le rêve dans la conscience. Mais la puissance de refoulement n’est que diminuée, elle n’est pas supprimée. La censure du rêve est le reliquat des instances refoulantes, elle défend aux désirs inconscients de se manifester sous une forme directe.« En vertu de la sévérité de la censure du rêve, écrit Freud, les pensées oniriques latentes doivent consentir à des modifications et à des atténuations, qui rendent méconnaissable le sens réprouvé du rêve. » Là gît l’explication de la déformation du rêve. C’est ainsi que se substituent aux éléments dont la réalisation paraîtrait suspecte des analogies considérées comme plus innocentes. Nous avons vu, dans le rêve de l’étranglement du petit chien blanc, l’analyste conclure à des impulsions homicides de l’analysée vis-à-vis de sa belle-sœur auxquelles d’ailleurs elle ne veut pas croire ; ces impulsions meurtrières inconscientes se déguisent dans le rêve, et, à la place d’une réalisation hallucinatoire directe de l’impulsion, c’est à un chien que revient le rôle de victime. Par substitution, par un regroupement de matériaux, le contenu latent a été ainsi déguisé et rendu méconnaissable pour la conscience.
Comprendre la relation exacte, qu’exprime la notion de déguisement, entre contenu manifeste et contenu latent, est très important pour la compréhension de la théorie freudienne du rêve. Certaines personnes n’admettraient jamais que tels ou tels de leurs rêves pourraient s’expliquer, par exemple, par des souhaits inconscients de mort vis-à-vis d’être chers. On ne peut souhaiter leur mort, puisque, en toute vérité, on les aime ! « Vous osez prétendre, s’écrie un sujet de Freud, que je souhaite la mort de mon mari ! Mais c’est là une absurdité révoltante ! Nous formons un ménage des plus unis, et sa mort me priverait de tout ce que je possède au monde ! » « Comment, dit un autre sujet, vous voulez me démontrer, d’après mon rêve, que je regrette les sommes que j’ai dépensées pour doter mes sœurs et élever mon frère ? Mais c’est impossible ! Je ne travaille que pour ma famille, je n’ai d’autre intérêt dans ma vie que l’accomplissement de mon devoir envers elle, etc. » Ces objections sont susceptibles d’être vraies en un sens, fausses en un autre : vraies du point de vue du conscient, mais fausses du point de vue de l’inconscient. Car, vaut-il la peine de préciser que, lorsque Freud parle de la signification d’un rêve, il parle de son contenu latent. Or, comme il est fait de tendances inconscientes, ces tendances, par définition, ne sont pas conscientes, et le sujet du rêve est fondé à dire que, consciemment, il les ignore. Mais il ne peut s’opposer à la possibilité d’une existence inconsciente de ces tendances, si certains rêves permettent de les inférer.
Freud donne finalement la définition suivante du rêve : le rêve représente la réalisation déguisée d’un désir refoulé, ou encore, plus brièvement : le rêve est un accomplissement de désir.
5. Les matériaux du rêve
Aussi, le rêve ne crée rien : il se borne à imprimer une autre forme à des éléments sous-jacents. Le moteur en est une aspiration pulsionnelle inconsciente. Mais cette aspiration, pour se réaliser en fantasmes oniriques, doit utiliser d’autres éléments. On sait déjà que les excitations externes ou internes sont mises à profit. Mais ce sont surtout les éléments que Freud appelle éléments préconscients, appartenant au domaine de la mémoire proche, les souvenirs et les intérêts non encore épuisés de la vie éveillée qui fournissent les matériaux du rêve. Ainsi s’explique que, dans son contenu manifeste, il se réfère souvent à des événements ayant eu lieu récemment, à des projets récents et conscients. La majeure partie des rêves contient des processus mentaux qui se sont déroulés dans un passé proche. Freud les appelle restes diurnes. Ainsi l’élection, parmi tous les souvenirs pouvant intervenir dans la formation du rêve de certains souvenirs seulement, est d’ailleurs toujours significative. S’ils sont élus, c’est en effet eu égard à leur parenté avec les éléments proprement inconscients qui tendent à franchir le seuil de la conscience. De même, les préoccupations récentes donnent l’occasion à des préoccupations plus profondes de se manifester par leur intermédiaire.
Schématiquement, le rêve est donc au confluent d’une matière formée principalement par les restes diurnes (préoccupations, souvenirs récents) et d’un dynamisme inconscient profond, que Freud appelle désir. Les éléments préconscients servent à fabriquer le contenu manifeste, sans appartenir au contenu latent. Si l’on se place au point de vue des idées que le rêve manifeste, il peut, dit Freud, signifier tout ce que l’on voudra : avertissement, projet, préparatifs ; mais il est, en même temps, la réalisation d’un désir inconscient. « Un rêve n’est donc pas un projet tout court, un avertissement tout court, etc., mais toujours un projet ou un avertissement ayant reçu grâce à un désir inconscient un mode d’expression ayant été transformé en vue de la réalisation de ce désir. »
V. Actes manqués
Enfin, selon Freud, il n’est jusqu’à nos actes quotidiens, notre conduite de chaque jour, qui ne puissent mettre en scène quelque chose de l’inconscient. Il a analysé, dans sa Psychopathologie de la vie quotidienne, une série de manifestations banales de l’inconscient : menus incidents de la vie journalière, bien connus de tous, et trop souvent attribués au hasard – tels que les lapsus, les oublis momentanés de noms et de projets, les pertes agaçantes d’objets, les actes manqués et symptomatiques de toutes sortes. À ces faits, Freud applique les schémas découverts antérieurement, et il y voit une irruption de l’inconscient dans le conscient.
1. Les lapsus
Soit le cas des lapsus, notamment des lapsus linguœ. À la place d’un mot que l’on veut prononcer, nous en prononçons un autre, ou un mot hybride. L’idée ou tendance perturbatrice peut être une contre-impulsion, se dressant directement contre le discours actuel, ou une idée suscitée à la faveur d’une association avec le discours.
Freud, comme exemple du premier genre, raconte le lapsus de ce président du Reichstag autrichien qui ouvrit la séance par ces mots : « Messieurs, je constate la présence de la majorité des membres, et déclare, par conséquent, la séance close. » De toute évidence, le président ne désirait pas faire ouvrir cette séance.
Comme exemple du second genre, il cite une dame, connue pour son énergie, expliquant un jour que « son mari avait consulté son médecin au sujet du régime qu’il avait à suivre ; le médecin lui avait dit qu’il n’avait pas besoin de régime, qu’il pouvait manger et boire ce que je voulais ». Ici encore le lapsus s’exprime par l’interférence verbale de deux intentions. La tendance perturbatrice, c’est-à-dire la cause du lapsus, reste également dans la zone préconsciente du psychisme, et est susceptible d’être consciente.
Mais parfois la tendance perturbatrice est totalement inconsciente, et il n’est pas rare, alors, de voir la personne nier avec énergie l’interprétation proposée. Freud raconte qu’un jeune assistant, à l’hôpital de Vienne, élevant un toast en l’honneur d’un de ses maîtres, s’écria : « Ich fordere sie auf, auf das Wohl unseres Chefs aufzustossen. » (Je vous invite à démolir la prospérité de notre chef), au lieu de boire – anstossen – à sa prospérité. À Freud qui prétendait lui mettre sous les yeux l’intention perturbatrice, en l’occurrence une jalousie, une hostilité profonde contre le maître, le jeune homme fit une réponse dépourvue d’aménité. Il s’agissait là, semble-t-il, d’une tendance refoulée, c’est-à-dire absolument ignorée du sujet. Dans certains cas où les lapsus sont le fait de patients dont l’analyste connaît suffisamment l’inconscient, par les rêves ou par l’association, la contre-épreuve peut être faite. Un sujet lui dit un jour : « Mon père était très dévoué à ma femme », et il se reprit : « C’est à ma mère que je veux dire. » Or, parmi les causes initiales de la névrose dont il souffrait, figurait un attachement incestueux à sa mère, une « fixation à la mère », si bien, dit Jones, que si la pensée relative à ce sujet n’avait pas été réprimée, il aurait certainement dit : « Mon attitude à l’égard de ma mère est la même que celle de mon père. »
Les lapsus calami, ou erreurs d’écriture, s’interprètent identiquement. Une dame raconte avoir un jour reçu d’un vieil ami une lettre qui se terminait sur cette phrase : « J’espère que vous êtes en bonne santé et malheureuse. » Il avait autrefois espéré l’épouser, et son lapsus exprimait un désir secret de la voir malheureuse.
2. Les fausses perceptions
Bien des erreurs de perception sont explicables de manière analogue. Ou bien nous ne voyons pas des choses que nous ne désirons pas voir, ou bien nous voyons ce que nous voudrions voir. Les erreurs de lecture sont souvent le fruit de la substitution, à un mot, d’un autre qui est mieux en rapport avec notre attente. Les fausses reconnaissances de personnes se présentent surtout lorsqu’un désir de rencontrer une personne déterminée, conscient ou inconscient, domine le psychisme. Inversement, une personne qui vous est indifférente passera dans la rue sans que nous la reconnaissions.
3. Les oublis
Avec l’explication de l’oubli, Freud s’oppose à la thèse classique qui voit dans le phénomène un processus passif, un effacement. Il apporte la notion d’un oubli actif dû à l’existence d’inhibitions. En un sens, toute la psychanalyse tourne autour de cette notion. Les événements qui, pour une raison ou pour une autre, ont été désagréables, soit en vertu de leur caractère pénible, soit parce qu’ils ont heurté nos tendances éthiques, doivent, pour revivre sous forme de souvenirs, surmonter une résistance faite de contre-impulsions.
Parmi les oublis ressortissant à la psychopathologie quotidienne, Freud donne une place importante aux oublis de noms propres. Lorsque nous oublions régulièrement le nom d’une personne, ce peut être par indifférence, ou hostilité, ce peut être aussi parce que ce nom a été associé à des expériences désagréables, par déplacement.
Au reste, Freud se retrouve d’accord avec l’opinion commune en attribuant des causes positives à l’oubli, car cette opinion tient volontiers l’individu pour responsable de ses défauts de mémoire. En particulier, « les femmes et les autorités militaires, dit-il, exigent également que tout ce qui se rapporte à elles échappe à l’oubli, et les unes et les autres prétendent que, lorsqu’il s’agit de choses importantes, un oubli signifie une négligence et prouve qu’on n’attribue pas aux choses toute la valeur qu’elles méritent ». Freud analyse également avec subtilité la conduite de l’excuse, l’hypocrisie sociale par excellence. S’excuser en arguant d’une perte de mémoire est, vis-à-vis de l’interlocuteur, un remède souvent pire que le mal. Figurons-nous une maîtresse de maison qui recevrait son invité par ces mots : « Comment ! c’est donc aujourd’hui que vous deviez venir ? Excusez-moi, je l’avais totalement oublié… » Cette maîtresse de maison manquerait de la plus élémentaire sagacité, tant il est vrai que, dans ce cas, l’oubli renvoie à une volonté – inconsciente peut-être, mais blessante – d’oubli.
Il est enfin probable que pas plus qu’en ce qui concerne l’oubli des projets c’est le hasard qui nous place dans l’impossibilité de mettre la main sur des objets que l’on a préalablement rangés. Ainsi, l’oubli de cadeaux reçus n’est en général pas vu d’un très bon œil par le donateur. Lorsque, pendant la lune de miel, la jeune femme égare à plusieurs reprises son alliance, c’est là un signe de mauvais augure pour l’avenir des relations conjugales. Freud cite dans cet ordre d’idées un couple dont les relations n’étaient pas empreintes d’une tendresse excessive. Un jour, la jeune femme fit présent à son mari d’un livre de luxe qu’elle croyait devoir l’intéresser. Il la remercia, et mit le livre de côté. Durant six mois, il ne put retrouver le livre. Mais voici que sa mère, qu’il aimait beaucoup, tomba gravement malade. Aussitôt sa femme la soigna avec un dévouement qui le toucha profondément, et eut pour effet de réveiller son affection pour elle. Un soir, en rentrant de chez la malade, plein de gratitude pour sa femme, il s’approcha d’une commode, ouvrit automatiquement un tiroir, et se trouva en présence du livre recherché.