Chapitre X – Désordres corporels

1. Remarques historiques

Si ce chapitre est consacré aux « désordres corporels », ce n’est pas seulement à cause de l’extension que la psychanalyse a prise dans les dernières décades avec le développement de la « médecine psychosomatique », c’est-à-dire de « cette partie de la médecine qui a pour objet la prise en considération à la fois des mécanismes émotionnels et des mécanismes physiologiques impliqués dans les processus morbides de l’individu, en mettant l’accent sur l’influence de ces deux facteurs l’un sur l’autre et sur l’individu considéré comme un tout » (Osler). Quelques critiques que puisse appeler la médecine psychosomatique, et même le terme (Fenichel), cette étude est particulièrement propre à faire saisir les liens de la psychanalyse avec la biologie et la médecine. Une des erreurs les plus courantes est de la concevoir comme orientée tendancieusement vers des explications purement psychologiques. Cette erreur a deux causes principales. La première réside dans la conceptualisation et la formulation des faits et des hypothèses, qui a été gênée par la dichotomie du physique et du moral ; pour beaucoup d’esprits, proposer une explication qui n’est pas purement anatomo-physiologique, c’est opter pour une causalité psychologique. Une autre cause d’erreur est euristique : l’exploitation des hypothèses et des techniques psychanalytiques a suscité des essais – et par conséquent des erreurs – dans diverses directions, et notamment dans la direction « psychogénique » ; mais celle-ci n’est pas privilégiée : on trouverait de quoi reprocher à Freud lui-même un « organicisme » outrancier ; il est plus juste de se représenter le développement de la psychanalyse comme une dialectique entre le « biologisme » et le « culturalisme », la maturation et l’apprentissage. Les critiques de la psychanalyse ont généralement ceci de commun qu’elles visent une image stéréotypée, schématique et cristallisée. Comme les autres disciplines biologiques et psychologiques, la psychanalyse a eu du mal à s’affranchir du dualisme du physique et du moral. Pourtant, plus qu’aucune autre, et dès le début de son histoire, elle a constitué un progrès vers la prise en considération de l’ensemble de l’organisme aux prises avec des situations. Dans cette perspective, la distinction terminologique entre « organisme » et « personnalité » est verbale : il n’y a pas d’organisme qui ne se conduise par rapport à des situations, et il n’y a pas de personnalité sans corps. Les tentatives d’ajustement de l’organisme mettent en jeu à la fois des mécanismes intérofectifs, les régulations physiologiques, et des mécanismes extérofectifs, les conduites ; les deux groupes de réactions s’articulent, se complètent, forment un tout ; chez l’animal qui doit attaquer ou fuir, il se produit une décharge d’adrénaline et une libération de glycogène, une élévation de la tension artérielle, une accélération du pouls, un raccourcissement du temps de coagulation du sang, etc. ; les modifications physico-chimiques de l’organisme incitent l’animal à l’action pour boire, manger, s’accoupler, dormir. Cette distinction, qui n’a guère dépassé les travaux de son auteur (Cannon), apporte des concepts et des termes utiles pour penser la conduite et les maladies dans la perspective de la totalité de l’organisme. Les progrès des connaissances ont permis de distinguer plusieurs catégories de faits.

2. La conversion hystérique

Le domaine de l’hystérie de conversion correspond approximativement à celui de l’hystérie classique ; les symptômes les plus apparents de la névrose sont des manifestations somatiques fonctionnelles, par exemple, une paralysie, une cécité hystériques, mais dont la chronicité peut parfois entraîner des modifications anatomiques irréversibles. Comme toute névrose, l’hystérie de conversion représente un compromis entre des tendances sexuelles ou agressives et la défense du Moi ; le fait spécifique est que le conflit trouve son expression dans des symptômes corporels, qui sont une réalisation substitutive de désirs et de fantasmes inconscients. Par exemple, un vomissement peut signifier : « Je suis enceinte » ; une convulsion : « J’ai un orgasme » ; une cécité : « Je ne veux pas voir » ; une abasie (c’est-à-dire l’impossibilité ou la difficulté de la marche) : « Je veux aller dans des endroits défendus et, pour ne pas le faire, je ne vais nulle part », etc. Le symptôme apporte une détente, bien qu’incomplète. Surtout, le symptôme ayant un sens peut être interprété à la façon d’un rêve ; c’est comme un rêve auquel la plasticité corporelle prêterait son langage. Certains auteurs ont indéfiniment étendu le domaine de la conversion ; Alexander voudrait le limiter aux fonctions motrices et sensorielles ; Fenichel pense qu’une délimitation aussi tranchée n’est pas possible. Un fait est admis par tous, c’est que les phénomènes de conversion constituent une tentative de réponse et qu’ils ont un sens.

3. Les névroses végétatives

Alexander a particulièrement souligné la différence entre les symptômes de conversion et les « névroses végétatives ». Dans la névrose végétative, les symptômes physiques ne sont pas, comme dans la conversion, des substituts des émotions refoulées ; ils en sont les concomitants physiologiques et normaux et constituent à cet égard une préparation de l’organisme à l’action, mais une préparation seulement corporelle, un ajustement « intérofectif », dirait-on dans le langage de Cannon ; pour que l’adaptation et par conséquent la détente soient complètes, il manque un ajustement « extérofectif », c’est-à-dire une action adaptée à la réalité ou au moins une expression adéquate de l’émotion ; la chronicité d’une telle condition la rend morbide et pathogène. Ici, les symptômes corporels n’ont pas de signification psychologique et symbolique ; ils sont seulement un effet physique, direct ou indirect, du conflit. C’est ainsi qu’une névrose végétative comme l’hypertension artérielle n’est pas une tentative pour exprimer une émotion ou pour résoudre un conflit ; elle est l’accompagnement physiologique, constant ou périodique, d’états émotionnels récurrents ; nous avons, par exemple, observé une femme à qui ses inhibitions et l’attitude de son mari ne permettaient pas d’exprimer ses critiques ou ses réactions hostiles ; elle avait, entre autres symptômes, développé une hypertension artérielle qui céda après quelques semaines de psychanalyse. L’exemple le plus fameux est celui de « l’ulcère peptique », particulièrement étudié par Alexander et l’École de Chicago : la « névrose gastrique » consiste en perturbations chroniques de la motricité et des sécrétions de l’estomac ; elle n’est pas l’expression ou le drainage d’une émotion, mais son accompagnement physiologique ; elle atteint des malades qui ont besoin qu’on les aime, qu’on prenne soin d’eux, qui ont « faim d’amour », besoins qu’ils ne peuvent satisfaire en raison de sentiments de culpabilité ou de honte et qui par conséquent restent insatisfaits ; or ce besoin est profondément associé avec le désir d’être nourri, la première des situations dans lesquelles l’enfant a éprouvé la satisfaction d’être aimé et soigné par sa mère ; le besoin chronique d’être aimé se trouve donc apte à stimuler l’activité motrice et sécrétoire de l’estomac ; les symptômes gastriques sont les corollaires physiologiques de l’expectation passive de la nourriture, la contre-partie physiologique d’une émotion, et non pas son substitut ; si le besoin d’être aimé et soigné est satisfait, d’une façon ou d’une autre, par exemple à la faveur d’une cure sanatoriale, les symptômes disparaissent. De nombreuses maladies fonctionnelles résultent ainsi de l’interaction de mécanismes psychologiques et physiologiques, dans tous les domaines de la pathologie ; même le développement d’une infection peut être favorisé par l’émotion et le spasme artériel.

L’exploitation intensive des hypothèses « psychosomatiques » a entraîné des excès et suscité des réserves. Fenichel a tenté une mise au point. Dans le vaste « Hinterland » compris entre les phénomènes de conversion et les désordres corporels relevant d’une explication purement physiopathologique, il faut, selon cet auteur, distinguer : 1/ Les équivalents d’affects, constitués par le cortège physiologique d’une émotion dont le contenu psychique est refoulé ; exemple : équivalents corporels de l’anxiété (Freud), certaines névroses cardiaques ; 2/ Les perturbations chimiques de la personne insatisfaite ; ce sont les « névroses actuelles » de Freud, qui se traduisent par une diminution des fonctions du Moi, en raison de l’énergie consommée dans le conflit, et des symptômes positifs : sentiments pénibles de tension, disposition incompréhensible à des décharges affectives inadéquates (anxiété, colère) ; 3/ Les résultats physiques des attitudes affectives inconscientes : par exemple, l’ulcère peptique ; 4/ Des combinaisons de ces divers mécanismes et de la conversion, ces combinaisons semblant bien être la règle générale qui domine la pathogénie des « névroses d’organe ».

4. Les maladies somatiques

Pour éviter tout malentendu, il n’est pas inutile de dire que le concept d’une physiopathologie purement somatique reste légitime ; la coïncidence d’un désordre corporel et de données psychologiques ne suffit pas pour en faire une « névrose d’organe ». En revanche, il convient de souligner que, si toute maladie corporelle n’est pas motivée, elle est motivante : ce qui arrive dans l’organisme a une action sur les conflits individuels ; un rêve de grossesse peut précéder la découverte médicale d’une tumeur. Le fonctionnement pathologique du corps a des effets directs sur la vie émotionnelle, sur l’activité, sur la nature et l’intensité des conflits pulsionnels, notamment par l’intermédiaire du chaînon neuro-hormonal. Mais la maladie est aussi une situation vécue, qui entraîne habituellement une régression narcissique plus ou moins marquée ; elle a une signification inconsciente : castration, abandon par le destin ; le malade peut chercher, d’une manière plus ou moins délibérée, à aggraver sa maladie, à s’y réfugier ; la maladie peut réveiller une névrose infantile, provoquer une névrose (pathonévroses de Ferenczi). Dans d’autres cas, l’apparition de la maladie somatique, en saturant un besoin masochique de souffrance, rend la névrose superflue (pathocure de Fenichel).

5. Problèmes actuels

Le rôle des facteurs psychologiques dans les désordres corporels pose de nombreux problèmes d’ordre social, scientifique et thérapeutique. Du point de vue social, les progrès de la médecine, par exemple dans la prophylaxie et le traitement des maladies infectieuses, ont modifié à la fois la répartition des âges des populations et leur pathologie ; des affections fonctionnelles et chroniques, comme l’hypertension artérielle et, en général, les affections dites « psychosomatiques » sont devenues des « fléaux sociaux » ; or le médecin praticien est mal armé pour traiter les désordres qu’il rencontrera le plus fréquemment dans sa pratique : nemo physiologicus nisi psychologus (Florence Dunbar) ; le monde a besoin de psychiatres. Aux États-Unis, on a entrepris des recherches de grande envergure, en associant les investigations psychologiques et physiologiques, l’anamnèse et les tests ; on voit mal comment la synthèse de leurs résultats pourrait se faire sans la psychanalyse, parce que seule celle-ci constitue une analyse fine des données. On a cherché à établir des corrélations entre la pathologie et la bio-typologie ; les résultats les plus solides se bornent à des connexions entre certaines maladies fonctionnelles et certaines constellations émotionnelles. Du point de vue thérapeutique, il est des états pathologiques d’origine psychologique, mais devenus somatiques à un tel degré qu’un traitement physique immédiat est devenu nécessaire ; quant à la psychanalyse, elle prend d’abord la forme d’une analyse d’investigation, destinée à établir le poids des facteurs psychologiques inconscients et un diagnostic dynamique ; les symptômes, n’ayant pas de sens psychologique, n’ont pas à être analysés ; ils tombent lorsque a été analysée l’attitude génératrice, c’est-à-dire l’anxiété ou les obstacles qui s’opposent à la décharge. C’est notamment à l’endroit des désordres corporels d’origine névrotique qu’Alexander et l’École de Chicago ont recherché et préconisé des procédés de psychothérapie courte ; mais ces procédés ne sont guère applicables que dans les névroses traumatiques et les conflits extérieurs aigus ; l’expérience psychanalytique montre que les perturbations « psychosomatiques », qui sont monnaie courante au cours de toute névrose et de toute cure psychanalytique, sont souvent basées sur des modifications profondes de la personnalité et nécessitent, par conséquent, des interventions minutieuses et prolongées.