Chapitre V – La personnalité

1. Généralités

Le concept de personnalité, qui a pris tant de place dans la psychologie contemporaine, occupe une place encore plus grande en psychanalyse : en tant que psychothérapie, la psychanalyse est une relation de personne à personne ; en tant que psychologie, elle donne une importance de premier plan à l’histoire individuelle, et, dans cette histoire même, aux relations interpersonnelles. Les psychanalystes se sont cependant peu occupés de donner une définition générale de la personnalité ; ils s’accommoderaient sans doute d’une définition qui l’assimilerait à l’organisation dynamique, à l’intérieur de l’individu, des systèmes psychophysiologiques qui assurent son ajustement particulier à l’entourage (Allport). En revanche, la psychanalyse est une des rares formes de psychologie qui se soit préoccupée de la structure de la personnalité ou appareil psychique.

2. Première théorie de l’appareil psychique

La première théorie freudienne de l’appareil psychique a été exposée à la fin de l’Interprétation du rêve (1900). Passant au point de vue « topique », Freud élabore la « fiction » d’un appareil psychique auquel revient la régulation des tensions. L’appareil psychique se compose de deux systèmes, l’Inconscient et le Préconscient, entre lesquels la censure est comme la réfraction lorsque la lumière passe d’un milieu dans un autre. Le système inconscient est le siège des pulsions innées et des désirs et souvenirs refoulés ; régis par le principe de plaisir, les « processus primaires » sont caractérisés par une énergie mobile, qui tend à la décharge et se déplace ou se condense facilement sur les objets et les idées, sans égard pour les normes de la pensée rationnelle et objective (rêves). Le système Préconscient est le siège des opérations mentales connues en psychologie, de la capacité d’apprendre et des acquisitions qui en sont le fruit ; latents mais disponibles, les processus secondaires sont régis par le principe de réalité ; l’énergie qui le caractérise est « liée », les opérations caractéristiques sont l’inhibition de la pulsion, l’ajournement de la décharge, l’ajustement à la réalité. Le passage de l’Inconscient au Préconscient est réglé par la censure ; motivée par le heurt des tendances acceptées par le sujet avec les tendances refoulées, sa fonction est d’accomplir ou de rejeter les opérations de refoulement. Quant à la conscience, elle est une part d’énergie libre à la disposition du Préconscient ; son rôle est s’assurer des ajustements plus discriminatifs ; elle peut aussi, dans une certaine mesure, résister aux tensions déplaisantes qui motivent l’action de la censure. Freud conçoit l’activité psychique comme essentiellement inconsciente : les désirs inconscients sont le cœur de notre être. Tout processus mental a son origine dans l’inconscient ; en abordant le Préconscient, il peut soit être refoulé, soit se propager sous la forme plus ou moins déguisée d’affects, d’idées, de paroles, d’actions ; le passage du Préconscient à la conscience est contrôlé également par la censure. En dernière analyse, seule la conscience peut parvenir à libérer les processus mentaux, au moins pour un moment, de l’emprise de l’Inconscient.

Entre 1910 et 1920, Freud dégage les éléments d’une théorie du « Moi ». L’insuffisance du premier modèle lui est apparue surtout à la lumière de la défense du Moi et des opérations de refoulement. La première théorie fait coïncider l’inconscient et le refoulé. Or la réflexion montre que, dans le refoulement, l’opération refoulante est elle aussi inconsciente. Dès lors, le conflit de base ne peut plus être exprimé en termes de système Préconscient-Conscient contre système Inconscient ; le Moi lui-même peut être conscient, préconscient, mais aussi inconscient.

3. Seconde théorie de l’appareil psychique

C’est dans Le Moi et le Ça que Freud, en 1923, a donné le premier exposé de sa deuxième conception de l’appareil psychique. Elle consiste dans la distinction de trois systèmes ou instances de la personnalité, le Ça, le Moi, et le Surmoi.

Ces termes sont parfois employés métaphoriquement par Freud lui-même. L’expérience clinique montre que les réalités psychologiques qui leur correspondent peuvent se projeter dans les personnages, en particulier au cours des rêves : par exemple, les forces pulsionnelles du Ça peuvent être figurées par un animal ; les forces de répression connotées par le Surmoi peuvent être projetées dans l’image d’un agent de police. Cependant, il ne convient pas d’en faire des entités ou des personnages. Ces termes ne veulent désigner que les systèmes de motivation et d’action qui s’opposent habituellement dans le conflit.

Le Ça est la traduction de l’allemand « das Es » (en anglais, the id), parfois traduit en français « le Soi » (Jankélévitch). Le concept a son origine chez Nietzsche et Groddeck, qui ont voulu exprimer par ce mot ce qu’il y a d’impersonnel, involontaire, inconscient, naturel dans les forces profondes qui gouvernent la vie humaine. C’est la forme originelle de l’appareil psychique, tel qu’il peut exister dans la période prénatale et chez le nouveau-né, et la matière première des différenciations ultérieures. Dynamiquement, il se compose de pulsions innées (agressives, sexuelles) et de désirs refoulés. Son fonctionnement est dominé par le processus primaire ; les désirs du Ça sont soustraits au principe de réalité, ils méconnaissent le temps, les relations causales et logiques ; ils sont soumis au principe de plaisir-déplaisir. C’est une erreur de réduire le Ça à des pulsions biologiques, des pulsions en cause. Si elles peuvent s’investir sur des objets réels ou symboliques, elles visent, dans les profondeurs inconscientes, des objets et des buts étrangers à la réalité et à proprement parler « phantasmatiques ».

Le Moi, parfois le Je (en allemand, das Ich ; en anglais, the Ego), ne doit absolument pas être confondu avec le moi de la psychologie non analytique. Selon Freud, il se développe par la différenciation de l’appareil psychique au contact des réalités extérieures, de même que le Ça se différencie au contact des sources corporelles des besoins et des émotions. L’activité du Moi est consciente (perception extérieure, perception interne, processus intellectuels), préconsciente et inconsciente (mécanismes de défense). La structure du Moi est dominée par le principe de réalité (pensée objective, socialisée, rationnelle et verbale). C’est au Moi, et non au Ça et aux pulsions, que reviennent la défense de la personne propre et son ajustement à l’entourage, la solution des conflits avec la réalité ou entre des désirs incompatibles ; il contrôle l’accès à la conscience et à l’action ; il assure la « fonction synthétique de la personnalité ». Le Moi désigne aussi la personne propre, en tant qu’elle est objet de perceptions, d’attitudes, d’affects, par exemple, dans le narcissisme, l’amour que le sujet éprouve pour sa propre personne (Nunberg).

Le Surmoi (en allemand das Ueberich ; en anglais, the Superego) est classiquement une modification du Moi par intériorisation des forces répressives que l’individu a rencontrées au cours de son développement. Son activité se manifeste en cas de conflit avec le Moi par le développement des émotions qui se rattachent à la conscience morale, principalement de la culpabilité ; les attitudes d’auto-observation, d’autocritique, de prohibition, qui existent normalement, prennent dans certaines névroses (obsession, mélancolie) une forme si accentuée que l’angoisse de conscience rend la vie intolérable : dans ces états de « masochisme moral », l’individu est dominé par un besoin incoercible de s’accuser, de se punir, de souffrir, d’échouer. Le Surmoi se forme par l’identification de l’enfant aux parents idéalisés, normalement, au parent du même sexe ; Freud a assigné le principal rôle aux identifications qui liquident le conflit œdipien, mais elles ne sont pas exclusives d’identifications plus précoces, ni d’identifications ultérieures. Si le Surmoi se dépersonnalise incomplètement, il conserve une structure prérationnelle, anthropomorphique ; tout se passe comme si persistait une relation archaïque – réelle, imaginaire ou symbolique – entre un père sévère et son enfant. Son affinité profonde avec le Ça repose sur le fait qu’il est le produit terminal de l’identification de l’enfant aux premiers objets de ses pulsions sexuelles et agressives ; tous deux représentent une influence du passé, le Ça de l’hérédité, le Surmoi des influences parentales et sociales, alors que le Moi est principalement déterminé par l’expérience propre de l’individu. On a des raisons de penser que le Surmoi, en fait, peut exister avant l’individu lui-même.

L’idéal du Moi correspond à ce que l’individu doit être pour répondre aux exigences du Surmoi. Le Moi idéal, avec lequel on le confond souvent, correspond à ce que le sujet attend de lui-même, pour répondre aux exigences d’une illusion infantile d’omnipotence et d’identification primaire à un parent tout-puissant.

En résumé, c’est le Moi qui dirige et contrôle les ajustements du sujet à l’entourage, les tensions qui le motivent et la réalisation de ses possibilités dans cette action, le Moi est limité non seulement par l’absence ou l’insuffisance de certaines aptitudes, mais par les infiltrations du Ça et du Surmoi, qui le font agir à contresens ou qui l’empêchent d’agir, par exemple dans les formes de la compulsion de répétition, du masochisme moral.

4. Genèse de la personnalité

On est ainsi arrivé à concevoir une cure psychanalytique comme portant sur les relations des trois instances de l’appareil psychique d’un sujet aux prises avec la réalité extérieure (Anna Freud, 1936). Du rapprochement des histoires individuelles on a pu tirer une description de stades génétiques, dont la structure et la dynamique de la personnalité sont l’aboutissement. La personnologie analytique attribue une importance décisive aux cinq premières années de la vie, voire aux deux ou trois premières.

Cette formation a toujours été conçue comme résultant de l’interaction des déterminants biologiques et des déterminants psychosociologiques, surtout de l’entourage familial qui est l’agent de transmission concret et particulier de la culture. Dans les premières systématisations, la tendance biologique prédomine. Aux stades de la maturation des instincts correspondent des stades de la relation avec l’objet ; la signification et la portée d’événements extérieurs sont liées au stade pulsionnel où ils se produisent ; les directions que prennent les émois, les phantasmes de l’enfant sont régies en grande partie par la maturation des pulsions ; selon Freud, l’origine du complexe d’Œdipe est expliquée en partie par l’hypothèse d’un inconscient collectif, dont Jung a multiplié l’importance. Aujourd’hui, ces explications paraissent trop simples ; le développement pulsionnel est moins schématique ; les stades pulsionnels ne sont peut-être que des artéfacts d’origine culturelle ; la période de latence n’est plus considérée comme universelle. L’inconscient collectif apparaît comme une hypothèse coûteuse ; on est plus frappé par l’universalité de la prématurité biologique de l’enfant qui le met d’une façon prolongée dans la dépendance de son entourage. On est devenu plus sensible à la complexité des interactions entre la maturation biologique et l’entourage, et la psychanalyse s’est en même temps ouverte aux méthodes et aux apports d’autres disciplines (observation directe d’enfants ou groupes d’enfants, anthropologie culturelle). Dans les dernières décades, la recherche s’est surtout orientée sur les trois premières années, la relation mère-enfant et les formes précoces du Moi et du Surmoi. Il est impossible de donner ici une idée de ces questions difficiles et controversées, comme le montre l’inventaire qu’en a fait Gérald Blum. Dans l’ensemble, la formation de la personnalité apparaît comme une socialisation progressive, dans le développement de laquelle la psychanalyse a mis en relief le jeu d’identifications successives et multiples. Un des effets de l’identification est de remédier au morcellement de l’expérience que l’enfant a de son entourage et de son corps, mais il s’aliène en même temps dans un personnage avec lequel le sujet ne coïncide pas complètement.