Chapitre III. Fantasmes et pulsions
On a vue comment le fantasme se rattache directement à la notion de « réalisation de désir », elle-même liée pour l’essentiel à la satisfaction substitutive de désirs sexuels refoulés.
Cela rejoint l’importance majeure accordée à la sexualité par la théorie psychanalytique et, plus précisément, à l’existence d’une « pulsion sexuelle » que Freud a supposé être à l’origine de toute vie psychique. Cette conception a été ultérieurement vulgarisée dans le grand public avec la notion de libido. Elle a donné lieu à de nombreuses critiques qui se sont exprimées à l’encontre du « pansexualisme » freudien, critiques qui méconnaissent en général que le sens donné par Freud à la pulsion sexuelle est bien plus large que celui qui s’attache à la notion commune de sexualité.
Ici se pose le problème du caractère hétérogène de différentes catégories de fantasmes. Il est notamment indispensable de distinguer les fantasmes érotiques et les fantasmes agressifs. L’expérience la plus commune nous montre à l’évidence comment les uns et les autres coexistent sans cesse dans notre vie psychique consciente ainsi que dans toutes les productions culturelles. Or, si les premiers relèvent à l’évidence du premier modèle freudien de la satisfaction hallucinatoire du désir, les seconds posent de tout autres questions. La notion de désir est elle-même si étroitement liée à la sexualité qu’il paraît presque incongru de parler de « désir agressif ». Aussi la traduction du Wunsch freudien par l’idée de souhait reste-t-elle plus aisément compatible avec la finalité agressive de certains fantasmes.
L’interprétation des rêves fait fréquemment état de tels souhaits agressifs. Ceux-ci sont d’ailleurs étroitement liés à la structure inconsciente de l’Œdipe, puisque ce dernier conjugue en « complexe » le désir sexuel pour la mère et le souhait de mort à l’égard du père. Il faudra cependant attendre le grand remaniement théorique de 1920 pour que les fantasmes agressifs puissent trouver un statut pulsionnel permettant de les distinguer clairement des fantasmes sexuels.
Pour comprendre le statut des fantasmes dans toute leur complexité et dans leurs soubassements pulsionnels les plus originaires, il faut dont revenir à la théorie des pulsions et à son évolution au cours de l’œuvre freudienne.
I. Théories des pulsions
L’idée de pulsion apparaît très tôt dans la pensée de Freud. Elle a d’abord pour principale visée de désigner tout ce qui se rattache à la sexualité et qui peut rendre compte des sources les plus profondes des contenus inconscients refoulés. Bien que la notion de pulsion soit ainsi impliquée dès les fondements de la psychanalyse, elle n’a été clairement définie que dans des travaux plus tardifs, et a donné lieu à des remaniements successifs.
La première théorie des pulsions est définie dans les Trois essais sur la théorie de la sexualité [1], en 1905. Freud distingue alors les pulsions sexuelles et les pulsions d’autoconservation (également nommées pulsions du moi). Mais c’est principalement les pulsions sexuelles qui retiennent son attention.
À la différence de l’instinct sexuel des animaux, qui n’est généralement activé que de manière intermittente dans le seul but d’assurer la survie de l’espèce par la procréation, la pulsion sexuelle humaine est supposée exercer une poussée constante. Elle n’est d’ailleurs pas réductible au seul instinct biologique, ce qui en fait un « concept limite » (limite entre le plan biologique et le plan psychique). Chaque pulsion se définit en outre par sa source, son but et son objet. La source renvoie à la localisation dans le corps d’une « zone érogène » dont l’excitation appelle une satisfaction, le but définit la manière dont cette satisfaction peut être obtenue, tandis que l’objet désigne la personne qui la procure. Ainsi, à titre d’exemple, la pulsion sexuelle orale, qui est la plus primitive, a pour source la zone érogène constituée par les lèvres et la cavité buccale ; son but est le plaisir de la succion qui accompagne la tétée (ou encore le suçotement du pouce qui peut s’y substituer), et l’objet en est la mère qui procure cette première expérience de plaisir à son nourrisson.
Dans un deuxième temps, Freud introduira l’idée que la libido, c’est-à-dire l’ensemble des pulsions sexuelles, n’est pas exclusivement dirigée vers l’objet et vers le monde extérieur, mais qu’elle est primitivement d’essence « narcissique », c’est-à-dire dirigée vers le corps propre et le moi ; ce n’est que secondairement qu’une part de cette énergie libidinale pourra s’attacher aux objets du monde extérieur.
Après 1920 [2], en même temps qu’il propose une nouvelle topique fondée sur les trois instances ça-moi-surmoi, Freud est conduit à reformuler sa théorie des pulsions. À la distinction initiale entre pulsions sexuelles et pulsions d’autoconservation, il substitue la dualité des « pulsions de vie » (Éros) et des « pulsions de mort » (Thanatos). Mais alors que la deuxième topique ne prétend en rien remplacer la première et se borne à lui superposer d’autres clivages également significatifs, la deuxième théorie des pulsions constitue un remaniement théorique beaucoup plus radical.
Les pulsions de vie regroupent, sous le terme général d’« Éros », à la fois les pulsions sexuelles et les pulsions d’autoconservation. C’est évidemment l’introduction de la pulsion de mort (également appelée, suivant les textes et les traductions, « instinct de mort ») qui constitue l’innovation théorique majeure. Celle-ci fut en son temps ressentie comme tellement révolutionnaire, voire choquante par rapport à la cohérence du corpus théorique établi, que beaucoup de disciples parmi les plus proches hésitèrent à suivre Freud dans ces nouvelles avancées. À l’époque actuelle encore, nombre de psychanalystes ne sont pas convaincus du bien-fondé de cette notion. Cependant les progrès des nouvelles approches cliniques et thérapeutiques de la psychanalyse accréditent de plus en plus cette deuxième théorie des pulsions.
La pulsion de mort suppose l’existence d’une agressivité primaire, visant à la destruction de la vie et de tous les mouvements d’organisation qui lui sont propres. Elle est aussi bien dirigée contre le sujet lui-même, que défléchie vers le monde environnant par un mécanisme de « projection » destiné à en protéger le sujet.
Il y a donc d’emblée une dualité pulsionnelle, impliquant une lutte et un conflit entre les deux instincts antagonistes. Une organisation psychique évoluée ne peut s’installer et se maintenir que pour autant qu’une suffisante « intrication pulsionnelle » permet à Éros d’intégrer et de neutraliser suffisamment cette destructivité primaire.
La première théorie des pulsions, centrée sur la pulsion sexuelle et opposant celle-ci à la pulsion d’autoconservation, ne permettait pas de rendre compte de manière satisfaisante de l’existence de fantasmes agressifs (fantasmes de destruction ou fantasmes sadiques, fantasmes de mort ou de castration) pourtant évidents dans la clinique psychanalytique. Bien que ceux-ci soient à l’évidence présents dans toutes les manifestations psychiques, il ne leur était reconnu dans la première théorie des pulsions aucune base pulsionnelle spécifique.
Ainsi, les souhaits de mort découverts au cœur du complexe d’Œdipe ne pouvaient s’appuyer que sur un constat. Freud en chercha l’explication dans une inscription anthropologique, comme héritage du meurtre du père de la horde primitive.
Plus généralement les mouvements agressifs, et les fantasmes qui les expriment, pouvaient alors se comprendre comme un effet secondaire des frustrations imposées à la satisfaction de la pulsion sexuelle. L’introduction de la pulsion de mort donne un nouveau statut aux fantasmes agressifs en postulant la coexistence d’une pulsion érotique et d’une pulsion de destruction.
II. Les fantasmes dans l’œuvre de M. Klein
La deuxième théorie des pulsions donna lieu, parmi bien d’autres progrès théoriques qu’elle permit, à un développement particulièrement important qui devait marquer durablement et fortement l’histoire de la psychanalyse : l’œuvre de Mélanie Klein [3].
M. Klein fut l’une des premières disciples de Freud à s’intéresser à la psychanalyse des enfants. Cela lui permit de mettre en évidence des fantasmes très précoces qui, sans qu’ils apparussent en contradiction notoire avec la théorie freudienne, donnaient à celle-ci des prolongements théoriques très nouveaux.
M. Klein mit au centre de ses conceptions le caractère primaire des fantasmes d’agression liés à la pulsion de mort. Selon elle, la pulsion de mort menace d’emblée le moi naissant et provoque en lui des angoisses d’anéantissement. Le moi, chargé de gérer ces angoisses, existe lui-même dès la naissance.
Un mécanisme protecteur s’instaure alors immédiatement, visant à expulser au-dehors, c’est-à-dire dans l’objet mère, la pulsion menaçante. Pour lutter contre l’angoisse d’anéantissement, le moi doit en même temps se donner un objet puissant qui puisse l’en protéger : c’est le sein (dans la terminologie kleinienne). Mais celui-ci va dès lors se trouver « clivé » en deux parties : un « bon sein » (gratificateur) et un « mauvais sein » (frustrateur).
Ce clivage est ce qui permet au bébé de s’approprier les contenus « bons » du corps maternel, tandis que les contenus « mauvais » seront systématiquement expulsés. Le mouvement de projection est ainsi doublé par un mouvement d’introjection avec lequel il alterne sans cesse. Au clivage de l’objet correspond un clivage du moi, car ce sont évidemment les pulsions destructrices qui sont projetées au-dehors. C’est ce double clivage qui conduit à séparer l’amour de la haine.
Pour M. Klein, tous ces mouvements concernent de manière indissociable les pulsions et l’objet, et s’expriment d’emblée en termes de fantasmes. Les fantasmes eux-mêmes sont supposés exister d’emblée, en même temps que les pulsions dont ils sont une expression directe, et en même temps que le moi qui les gère.
On voit donc combien cette conception du fantasme diffère de la conception freudienne qui rattache le fantasme à la réalisation du désir et le fait advenir secondairement comme palliatif du manque de satisfaction. Dans le modèle freudien, c’est l’absence de satisfaction (frustration) qui convoque le fantasme au service du « principe de plaisir ». Pour M. Klein, la frustration et le manque sont d’abord vécus comme des attaques venant d’un « mauvais sein ». Corrélativement, les premiers fantasmes sont des fantasmes d’attaque du sein maternel destinés à introduire les mauvaises parties du moi dans l’objet et à s’approprier les contenus du « bon sein ».
Suivant ce nouveau modèle théorique, les fantasmes primitifs, marqués par le combat contre la pulsion de mort, constituent les contenus les plus profonds de l’inconscient. C’est ce qu’affirme clairement Susan Isaac, proche collaboratrice de M. Klein : « Les fantasmes sont les contenus primaires des processus psychiques inconscients. » La théorie kleinienne du fantasme rejoint ainsi, par d’autres voies, le questionnement freudien sur le caractère « originaire » de certains fantasmes inconscients. Mais, du même coup, elle efface l’écart que suppose la théorie freudienne entre la pulsion et le désir, ce dernier étant, pour Freud et ses continuateurs les plus directs, lié indissolublement au manque qui le constitue.
III. Des pulsions aux fantasmes
À la différence des kleiniens, la plupart des psychanalystes d’inspiration plus directement freudienne considèrent que les pulsions ne sont pas d’emblée « représentables » et que leur mise en représentation implique une organisation préalable du moi et l’accès à un travail de symbolisation qui passe par des étapes d’organisation elles-mêmes fort complexes.
Nous avons personnellement soutenu l’hypothèse, qui sera développée plus loin, que c’est la construction même des fantasmes et les processus qui la permettent qui fondent le registre des représentations et des symbolisations par lequel peut s’instaurer le désir humain dans ce qu’il a d’irréductible à ses soubassements biologiques.
Fantasmes érotiques ou agressifs ont en commun de mettre en scène des objets ; seules diffèrent la nature ou les modalités pulsionnelles de leur investissement. Dans la perspective d’une dualité pulsionnelle (coexistence de la pulsion sexuelle et d’une pulsion de destruction), on est amené à donner beaucoup d’importance à une « intrication pulsionnelle », par laquelle les pulsions de destruction se trouvent « liées » et donc pour une part intégrées par la pulsion sexuelle. L’intrication pulsionnelle est soutenue par la mise en jeu des fantasmes, notamment des fantasmes conscients, dans la mesure où les investissements ambivalents des objets qu’ils mettent en scène peuvent y être soumis à diverses transformations.
Les processus de condensation, susceptibles de conférer à une même représentation des significations et des valences affectives diverses et simultanées, jouent à cet égard un rôle essentiel. Ainsi se trouvent généralement réunies dans un même fantasme des connotations sexuelles et destructrices.
Nous verrons, en conclusion de cet ouvrage, comment la mise en œuvre des fantasmes dans la vie psychique a, parmi d’autres fonctions, celle de maintenir au mieux l’intrication pulsionnelle par le travail incessant d’élaboration de l’ambivalence qu’ils permettent.
Notes
[1] S. Freud (1905), Trois essais sur la théorie de la sexualité, Paris, Gallimard, 1962.
[2] S. Freud (1920)Au-delà du principe de plaisir, in Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1981.
[3] M. Klein (1932), La psychanalyse des enfants, Paris, puf, 1969.
M. Klein (1921-1945), Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1967.