Chapitre VIII. Névrose, psychose, perversion

L’apport lacanien à la clinique analytique est proprement structural. Il faut bien penser la séquence : le symptôme est référé à l’ordre du signifiant, et celui-ci impose la référence à la structure.

La thèse lacanienne est en effet que le rapport du sujet au symptôme est articulé à une écriture fondamentale — ce qui fonde sa portée de psychopathologie fondamentale. Ce qui a été acquis au plan de la théorie RSI d’une part, des paramètres du désir d’autre part, va donc trouver sa retombée dans le déchiffrement structural du réel clinique. La topologie est théorie de la structure (infra, p. 90).

D’une part, le symptôme est le seul index fiable ; d’autre part, il est en effet possible et nécessaire de distinguer des équations de base, à partir de la position de l’Autre et du rapport corrélatif du sujet à l’objet.

1. Lacan clinicien

Il y a un statut paradoxal de la clinique chez Lacan, à la fois omniprésente dans son propos et discrète dans son discours.

Contrairement à Freud, qui étaie sans cesse son propos par ses cas, Lacan fait peu état de sa propre pratique. Mais d’une part, il recueille des Cinq Psychanalyses de Freud le modèle même de la prise en compte de la clinique et mène une lecture de ces cas qui les remet à vif. Dora montre la dialectique hystérique de la « belle âme », l’Homme aux rats, le « mythe individuel du névrosé », l’Homme aux loups, la structure du fantasme, Schreber, le drame de la forclusion, le petit Hans, le « cristal de la phobie » (auquel une bonne partie du Séminaire sur La Relation d’objet est consacrée) — auxquels s’ajoute l’histoire de « la jeune homosexuelle ». Ces figures habitent le texte de Lacan : « Je ne prodigue pas les exemples, dit-il malicieusement, mais quand je m’en mêle, je les porte au paradigme » (AE, 557).

Il procède d’autre part à des relectures critiques de quelques grands cas postfreudiens paradigmatiques : le cas de « l’homme aux cervelles fraîches » d’Ernst Kris, le cas de « perversion transitoire » de Ruth Lebovici, le cas de « l’homme-poule » d’Hélène Deutsch, la névrose obsessionnelle féminine de Maurice Bouvet — s’instaurant en quelque sorte en « contrôle » a posteriori ou faisant fond sur tel cas présenté, tel le cas de Robert, « l’enfant-loup » de Rosine Lefort.

Enfin, Lacan n’a cessé depuis l’origine de sa formation de se consacrer aux présentations de malades. Le paradigme en est l’époque du service de l’hôpital Henri-Rousselle dans le service de G. Daumezon (supra, p. 18) [auquel rend hommage L’étourdit, l’un de ses derniers textes majeurs]. Il fait ainsi se rejoindre les pratiques cliniques.

D’un côté, la clinique dont il est fait état est la clinique de l’autre ; d’autre part, sa clinique propre nourrit en permanence ses propres énoncés et « mathèmes ». L’enjeu de tout l’effort de Lacan est de rompre avec une clinique prête à l’usage, celle qu’il conspue en une formule célèbre : « Le magasin des accessoires est à l’intérieur, et on les sort au gré des besoins » (QPTPP, E, 542). C’est avec cette conception de la clinique comme « magasin à accessoires » qu’il s’agit de rompre. Aussi ne faut-il pas perdre de vue un instant que ces catégories s’éprouvent au réel clinique qu’elles sont susceptibles d’éclairer en retour.

2. Une clinique structurale

Il faut rappeler que Lacan, auteur dès 1931 d’une contribution intitulée « Structure des psychoses paranoïaques », est porté par la réflexion psychiatrique fondamentale qui, depuis les années 1920, cherche un axe de déchiffrement différentiel de la pathologie. Ce faisant, il pouvait tabler sur une préhistoire psychiatrique de la notion de structure de la Gestalttheorie(Théorie de la forme), permettant de dépasser la classification (kraepelinienne) des espèces morbides, à l’« organodynamisme »33 (H. Ey). Si l’inconscient, qui subvertit la théorie de la connaissance, n’est pas une notion, « la structure, elle, c’est une notion » (RAD, AE, 433). Notion opératrice du savoir du réel-symptôme, la théorie freudienne du désir servant au repérage des structures (dites « freudiennes »).

La référence à la structure est ainsi pour Lacan un impératif : elle est destinée à faire l’économie d’une théorie de la « personnalité ». L’étiquette de « structuralisme » est là équivoque, voire dérisoire. Comme le dit Lacan en 1966 : « Le structuralisme durera ce que durent les roses… une saison littéraire… La structure, elle, n’est pas près de passer parce qu’elle s’inscrit dans le réel… » (Petit Discours à l’ORTF). De plus, elle s’articule au sujet. Le « réélalisme » de la structure rejoint le « motérialisme » (du signifiant) (supra, p. 45-46).

En ce sens, névrose, psychose — pointe de l’intervention lacanienne — et perversion sont caractérisables comme structures. Cela signifie qu’elles renvoient à une équation fondamentale du désir qui les fait irréductibles les unes aux autres. Caractériser la structure correspondante, c’est donc repérer les « arêtes » du sujet en son réel inconscient.

3. Structure et symptôme

Point de structure sans symptôme. C’est le propre du geste freudien d’avoir accompli « la promotion du symptôme ». Dans un premier temps, on l’a vu (supra, p. 41), le symptôme est défini comme effet du signifiant, à ce titre « signification, c’est vérité… mise en forme » — ce dont témoigne « l’enveloppe formelle du symptôme » envers laquelle Lacan affiche sa « fidélité » depuis Clérambault. « En ce sens, le symptôme se résout tout entier dans une analyse de langage, il est langage dont la parole doit être délivrée » (FCPL, E, 269). En d’autres termes : « Si le symptôme peut être lu, c’est parce qu’il est déjà lui-même inscrit dans un procès d’écriture. En tant que formation particulière de l’inconscient, il n’est pas une signification, mais une relation à une structure signifiante qui le détermine » (PE, E, 441). Le symptôme somatique même est déchiffrable comme solidification du signifiant et effet d’holophrase34.

Ce premier temps est essentiel pour démarquer la théorie lacanienne du symptôme de toute herméneutique ou théorie compréhensive — de type jaspersien : « Gardez-vous de comprendre ! », avertit Lacan (SPFP, E, 471). « Comprendre » empêche d’écouter et surtout dispense de lire. Cela rompt avec une psychologie clinique du signe et de la singularité, comme avec toute herméneutique, qu’il va jusqu’à désigner comme « une obscénité universitaire ».

Mais en une seconde avancée, c’est le versant de réel — soit de jouissance — du symptôme qui est isolé. Le symptôme n’est pas que formation signifiante, c’est le réel qui permet de nouer le sujet à son manque. Lacan pourra avancer, en un raccourci, que « le symptôme, c’est la structure ».

Chez Freud, le symptôme apparaît comme une formation de compromis entre une pulsion refoulée et un interdit, en même temps qu’une formation réactionnelle et un Ersatz de satisfaction. Il pense donc bien cette fonction de « sens du symptôme » et de Befriedigung, de satisfaction qui le rend par là même « résistant » (« bénéfice primaire ») (cf. notre Psychanalyse, op. cit., p. 184-185). Lacan redistribue ces deux fonctions dans une logique du signifiant et de la jouissance.

4. La névrose : demande et désir et l’Autre

L’impasse névrotique se définit comme désintrication de la demande et du désir. Le névrosé est « à l’heure de l’Autre » et « il imagine que l’Autre demande sa castration ». Aussi doit-il inlassablement montrer qu’il n’a pas le phallus, par une logique sacrificielle dont il ne cesse simultanément de se plaindre quant aux effets préjudiciants sur son propre désir. En termes plus directs : la névrose est lâcheté envers son propre désir.

L’hystérie démontre la prise dans le désir de l’Autre ou désir d’avoir un désir… insatisfait. Ce que le « rêve du caviar » illustre à merveille35 « En quête sans répit de ce qu’est qu’être une femme, elle ne peut que tromper son désir, puisque ce désir est le désir de l’autre… » (PE, E, 452). La névrose obsessionnelle, si elle démontre la même aliénation, atteste une dépendance : il s’agit de soutenir sans cesse la demande de l’Autre (et l’imaginer à cette fin), tout en voulant détruire cet Autre. Le sujet se ressent comme étranger à son désir : d’où la figure du désir impossible, soutenu par l’interdit. La phobie y ajoute la figure du désir prévenu, « plaque tournante » entre névrose et perversion36.

La névrose trouvera sa représentation topologique, dans ce rapport de la demande au désir, sous la forme du « tore » (infra, p. 108).

5. Psychose et forclusion

La psychose est l’objet sur lequel Lacan a forgé son outillage théorique tout entier. « La psychose est ce devant quoi un analyste ne doit reculer en aucun cas ». Cet énoncé solennel de l’« Ouverture de la section clinique » prend ici toute sa portée (Ornicar ?, 1977, no 9, p. 12). Il se distingue ainsi explicitement de Freud qui, lui, est parti de l’hystérie. Ce n’est donc pas un hasard si l’on a vu de notables émergences théoriques — le Nom du Père et le réel — illustrées de façon privilégiée, voire générées par prise en compte de la psychose.

C’est avec le cas Aimée, on le sait, que Lacan fait son entrée37 clinique. Il y décrit le trajet de cette paranoïa féminine qui débouche sur un passage à l’acte. De son vrai nom Marguerite Anzieu, née Pantaine, la patiente, d’une famille de paysans, présente des symptômes persécutifs lors de sa première grossesse, d’un enfant mort-né. Un délire religieux se systématise. Après la naissance de son premier enfant, Didier (plus tard en analyse avec Lacan), elle est reprise d’idées persécutives et se trouve internée en 1924. Elle se remet à l’écriture littéraire qui l’attirait toute jeune et écrit deux romans. Un de ses manuscrits se trouvant refusé, elle commet une agression contre celui qui est chargé de lui communiquer le refus. Le 18 avril 1931, elle attend à la sortie du théâtre l’actrice Hugette Duflos qu’elle accuse de persécution et la blesse d’un coup de couteau. Hospitalisée à Sainte-Anne le 3 juin 1931 — elle a alors 38 ans –, elle est prise en charge par Lacan sous forme d’entretiens. C’est elle qui fournira le cas princeps de sa thèse qu’il achève en septembre 1932. Il y voit une forme de paranoïa autopunitive, utilisant le « porte-manteau de l’autopunition » (Alexander, Staub) (A, E, 66). Dans ce premier temps, il s’intéresse aux « écrits inspirés » — « schizographie » (1931) — et au crime des sœurs Papin (1934).

Mais c’est sa relecture du cas Schreber qui lui permet de produire sa relecture structurale. « La Verwerfung sera… tenue par nous comme forclusion du signifiant » (E, 558). Le paradoxe est que Freud emploie ce terme qui signifie « rejet » à propos de l’Homme aux loups. Le terme « forclusion » apparaît à propos du symbolique : « C’est dans un accident de ce registre et de ce qui s’y accomplit à savoir la forclusion du Nom-du-Père à la place de l’Autre, et dans l’échec de la métaphore paternelle que nous désignons le défaut qui donne à la psychose sa condition essentielle, avec la structure qui la sépare de la névrose » (souligné par nous) (QPTPP, E, 575). Il « signe » donc la structure psychotique : « Pour que la psychose se déclenche, il faut que le Nom-du-Père, verworfen, forclos, c’est-à-dire jamais venu à la place de l’Autre, y soit appelé en opposition symbolique au sujet » (E, 577). Corrélativement, « ce qui a été forclos du symbolique réapparaît dans le réel », ce qui ouvre la voie à l’hallucination et au délire : alors, « le réel cause tout seul ».

On retrouve en germe cette idée à travers la description par Freud du délire de Schreber comme « tentative de guérison » : « C’est le processus de guérison qui défait le refoulement et ramène de nouveau la libido aux personnes délaissées par elle. Il s’effectue dans la paranoïa par la voie de la projection… ce qui a été intérieurement supprimé fait retour de l’extérieur » (Remarques sur un cas de paranoïa décrite autobiographiquement, GW, VIII, 308). On voit que Lacan semble « traduire » ce que dit Freud, sauf à réinscrire l’économie narcissique-libidinale dans un registre qui dépasse le dualisme « intérieur/extérieur », « introjection/projection ». Mais on relèvera l’inflexion importante que Lacan imprime au diagnostic freudien : à la répression de la pulsion homosexuelle convertie en délire persécutif, il substitue le mécanisme forclusif qui touche à la filiation symbolique.

Quel est le statut de l’Autre dans la psychose ? On peut noter que dans un premier temps, la psychose est conçue comme imaginarisation de l’Autre (SSDD), alors que dans un deuxième temps l’Autre du psychotique est considéré comme « intègre » : en contraste de la psychose, qui comporte l’intégration d’un manque dans l’Autre, l’Autre du psychotique est « complet ». Contrairement au névrosé, le psychotique n’est pas en manque d’objet : son petit a, il l’a, rappelle Lacan, ce sont, notamment, ses « voix » (Petit Discours aux psychiatres, 1967).

6. La perversion ou la loi de jouissance

La perversion est la tierce structure. Par cette démarche, Lacan rompt avec l’annexion des perversions par la scientia sexualis.

Le pervers, loin d’être hors loi, cherche à accomplir la transgression par le défi à la Loi pure, sauf à se mettre au service de l’Autre de la jouissance. C’est ce qui légitime la confrontation paradoxale de Sade avec Kant (KS) : « Le pervers s’imagine être l’Autre pour assurer sa jouissance » (SSDDIF, E, 825). D’autre part, le « fétiche » est apte à figurer l’objet comme « cause absolue du désir »38.

7. Le « sinthome »

En 1975, Lacan introduit ce néologisme, en tablant sur l’ancienne orthographe du mot symptôme — ainsi que sur l’homophonie, « saint homme », qui renvoie à Joyce. Cette notion qui implique un quart terme dans la trilogie RSI (infra, p. 110) a une signification clinique. À travers lui se révèle l’être du symptôme, de nouage. Le sinthome peut venir suppléer au défaut du Nom du Père, avantageusement si l’on ose dire, comme l’indiquent ses effets de « création », qui déjouent le mouvement de dé-symbolisation. On voit comment, chez Joyce, être « désabonné à l’inconscient » revient à un « pousse-à-la-création ».

Avec le « sinthome » s’accomplit le mouvement de démédicalisation du « symptôme », par où il devient question topologique (infra, p. 107 sq.). Cette innovation, espèce de « sinthome théorique » de Lacan lui-même, pourrait bien marquer son ambition de réinventer en quelque sorte le « symptôme »…


33 G. Lanteri-Laura, Sur les paradigmes de la psychiatrie moderne, Éditions du Temps, 1998.

34 P.-L. Assoun, Corps et symptôme. Leçons de psychanalyse, op. Cit.

35 S. Freud, L’interprétation des rêves et notre Freud et la femme, op. Cit.

36 P.-L. Assoun, 3, Anthropos/ Économica, 2000, 2e éd.2005.

37 J. Lacan, De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité, 1932, rééd., Le Seuil, 1975.

38 P.-L. Assoun, Le fétichisme, Puf, « Que sais-je ? », 1994, 2e éd. 2002.