Conclusion. La « pensée-lacan » et ses enjeux

« Freud, incompris, fût-ce de lui-même… »

(RAD, AE, 407.)

On trouve à l’orée du « retour à Freud », sous la plume de Lacan, une formule de conviction : « Il n’y a pas de prise plus totale de la réalité humaine que celle qui est faite par l’expérience freudienne. »47. Telle est « l’idée toujours plus certaine » acquise par « le retour aux textes freudiens », annoncée dès 1953.

« Que sais-je ? » Il devrait apparaître, au bout de ce trajet, que la question reprend chez Lacan sa portée, sauf à en déchiffrer, comme il se doit dans sa conception de l’Autre (p. 63 sq.), sa vraie formule dans la réponse : « Tu peux savoir. » La question « Que sais-je ? », ouïe en sa dimension inconsciente, porte en effet en elle non une vague perplexité ou une prudence sceptique, mais une angoisse : « Puis-je savoir ? », qui confronte à l’« interdit de penser ». C’est là la question cartésienne, celle qui, dans la Seconde Méditation métaphysique, va du « que sais-je ? » ou « d’où sais-je » (unde scio ?) au « je suis », « j’existe » (Ego sum, ego existo), une fois traversée l’hypothèse de l’Autre trompeur. On l’a vu, Lacan reconduit le sujet cartésien — sujet de la certitude — comme préalable du sujet de l’inconscient. Mais c’est lui aussi qui déclare, pour introduire ses Écrits en allemand : « La passion majeure chez l’être parlant… n’est pas l’amour, ni la haine, mais l’ignorance » (1973, AE, 558). Scotome dans l’œil de l’encyclopédisme, telle est la psychanalyse.

Toute question du sujet sur son savoir est en effet liée à son droit à savoir (et non du droit de savoir médiatique) : à la question « m’est-il permis de savoir… ma vérité inconsciente ? », le freudisme répond — « tu peux », sauf à affronter ta division comme « je ». Mieux : il est cette réponse. Lacan lui-même l’exprime au bout de son trajet en signifiant qu’il se « casse la tête contre un mur qu’il a inventé pour expliquer Freud » (S XXIV, 8 février 1977). L’essentiel est de placer la tête au bon endroit, celui du « mur du langage »…

Les effets de la « pensée-Lacan »

La traversée de la « pensée-Lacan » permet d’en récapituler les effets où s’accomplit le « retour à Freud ».

  • En réaction à la « psychologie du moi », fondée sur l’identité et l’adaptation, il s’agit de penser le moi, en sa dimension spéculaire-imaginaire, comme « fonction de méconnaissance » — ce qui revient à radicaliser l’introduction freudienne du narcissisme. Cela inscrit l’« anthropologie » lacanienne en rupture avec l’ego psychology comme exemplaire de l’illusion psychologiste. Illusion de l’autonomie, corrélée — paradoxe qui devrait être devenu une évidence — à une idéologie du contrôle et du maître. La psychologie du moi est doublement fautive, en ce qu’elle accrédite que la psychanalyse est une psychologie et en ce qu’elle donne du sujet un faux concept.
  • En réaction à l’idéologie de la communication, Lacan pose l’indexation du sujet à l’ordre du langage et du signifiant et, corrélativement, de l’Autre. La pointe de la parole n’est pas celle qui s’adresse de « moi » à « moi » — pas question de « s’intersubjectiver à qui mieux mieux » (S VIII, 16 novembre 1960).
  • En réaction à l’idéologie de la « relation d’objet » et l’« absurde harmonie du génital », Lacan situe la pointe du désir humain dans un objet manquant, cet objet « a » apte à emblématiser l’objet du manque.

Le point de son originalité (revendiquée) est, sur le versant du réel, l’objet a et, sur le versant du savoir, le mathème.

Ainsi, d’une part, Lacan ne cesse de mettre l’accent sur le manque, l’inconsistance, la division, le « barré » ; d’autre part, il met en avant l’objet avec un souci de rigueur. L’« objet a », l’ invention de Lacan (supra, p. 70) est ce qu’il pose, fût-ce comme « rien pointé » (supra, p. 75). La « science de l’objet a » rompt avec toute notion romantique d’un objet obscur du désir : elle ouvre la question de la psychanalyse comme science de ce qui manque à l’homme. Non que « le savoir sur l’objet a » soit « la science de la psychanalyse » : en fait, « cet objet a est à insérer… dans la division du sujet par où se structure très spécialement… le champ psychanalytique » (S V, E, 863). Ainsi : « Il n’y a pas de science de l’homme, parce que l’homme de la science n’existe pas, mais seulement son sujet » (E, 859).

Au bout de cette « relecture » de Freud, on trouve une revendication, sidérante de radicalité : « L’inconscient, donc, n’est pas de Freud, il faut bien que je le dise, il est de Lacan. »48. Sauf à préciser : « ça n’empêche pas que le champ, lui, soit freudien » — façon de signifier que c’est comme pensée structurale que s’accomplit « l’inconscient freudien ».

Lacan, freudien ?

On peut oser se demander si somme toute l’ampleur de la relecture de Freud ne désaxe pas sciemment le freudisme pour l’accomplir. Ce ne serait pas le moindre paradoxe que cette entreprise, tout entière articulée autour du « champ freudien », en contienne un principe de subversion.

Un exemple l’illustre assez : la référence au complexe d’Œdipe, dont Freud fait l’un des articles majeurs qui justifient que l’on puisse se ranger au rang des psychanalystes49 est fortement contrecarrée par Lacan, depuis ses premiers coups de boutoir jusqu’aux allusions sur l’« élucubration freudienne du complexe d’Œdipe » (ÉT, AE, 465), en passant par cette déclaration que « tout le schéma de l’œdipe est à critiquer » (MIN). En fait, le souci majeur de Lacan est de nettoyer l’idée de tout contenu et usage mythologiques, en le relayant par une structure quadripartite, imposée par la métaphore, soit l’Autre, l’autre, l’objet et le moi (vs sujet).

En contrepoint, on peut repérer certains énoncés critiques freudiens qui semblent s’appliquer par avance à Lacan. Ainsi quand Freud prévient — contre le jungisme — toute réduction de l’interdit de l’inceste œdipien à un « pour ainsi dire » symbolique où « la mère signifie l’inatteignable » et non comme objet interdit stricto sensu50 (sexuel). Le propre de Lacan est en fait de réaffirmer la dimension du désir en lui donnant sa dimension structurale, tout en en déplaçant l’axe sur le désir énigmatique de la mère : en ce sens, « la mère a la clé » (S V, 29 janvier 1958).

Enfin, la métapsychologie perd son statut princeps chez Lacan, ainsi que le mode d’explication pulsionnelle, relayée qu’elle est par la théorie du signifiant et le mathème (supra, chap. x). Mais on a vu comment se légitime cette stratégie par laquelle Lacan « fait son miel » des apports métapsychologiques.

La « pensée-Lacan » et la pensée contemporaine

Lacan situe son originalité dans une sorte d’autodéfinition : « N’étant pas Freud (Roi ne suis), ni Dieu merci ! homme de lettres (prince ne daigne)… » (Introduction de Scilicet, 1968). C’est pourtant armé de Freud et faisant jouer sa « petite différence » que Lacan accompagne de très près les événements du monde intellectuel, en les virant au compte de la cause analytique, qui s’écrira avec une majuscule au seuil de sa mort, quitte à suggérer qu’à une telle Cause il faudrait un prophète…

Ainsi, dans les années 1950, l’impact de la linguistique donne lieu à la théorie du signifiant. Il mettra les choses au point en 1970 : « L’inconscient peut être, comme je le disais, la condition de la linguistique. Celle-ci n’en a pas pour autant sur lui la moindre prise » (RAD, AE, 410). Dans les années 1960, la grande querelle du sujet donne lieu à sa théorie du sujet de la science comme sujet forclos. Dans les années 1970, les termes « discours » et « savoir » remobilisés par Foucault (de L’Ordre du discours à L’Archéologie du savoir) trouvent écho et « riposte » dans l’élaboration d’une nouvelle théorie du (des) discours et du sujet supposé savoir.

Lacan a arraché la psychanalyse à sa défroque humaniste : le freudisme, a-t-il démontré en son propre champ, n’est pas un humanisme — c’est pourquoi son chantier a jouxté celui du marxisme antihumaniste (Althusser) et l’« archéologie du savoir » (Foucault), plaçant le « retour à Freud » dans la condition contemporaine du « retour à Marx » et du « retour à Nietzsche », tout en se démarquant vigoureusement du « conflit des interprétations » (Ricœur)51.

Cela permet d’assumer une position intempestive : contre le déchaînement de l’imaginaire et du comportemental, il s’agit de ramener la psychanalyse dans l’axe de la fonction de vérité du désir. Mais du même mouvement, contre les détracteurs du sujet, Lacan le réintroduit comme fonction incontournable, sauf à y installer une division centrale.

Freud, dans sa parabole célèbre, situe le sujet inconscient dans l’après-coup de la révolution copernico-darwinienne, la psychanalyse rappelant que l’homme, après avoir perdu sa position « géocentrique » et « biocentrique », se trouve destitué par la psychanalyse en sa propre psyché, sa conscience étant devenue un satellite de l’inconscient 52. Lacan, lui, n’estime pas que, après cette révolution cosmo-biologique, l’homme se sente moins « au-dessus du panier » : il acquiert au contraire une présomption imaginaire, que la croyance humaniste en l’autonomie vient couronner. Il renchérit donc sur la destitution et réexamine le rapport entre savoir et vérité.

Corrélativement, l’un des effets de la pensée-Lacan est de fonctionner comme « échangeur » de très large spectre entre psychiatrie et littérature (de Clérambault au surréalisme), entre philosophie et science, entre linguistique et anthropologie, entre mathématiques et logique, moins comme « transdisciplinarité » que comme effet projecteur multiple de l’inconscient (freudien). Enfin, si l’engagement freudien touche à la question du lien social, dans la mesure où le sujet de l’inconscient est proprement le sujet du collectif, Lacan introduit une logique du collectif.

Lacan et l’avenir de la psychanalyse

La psychanalyse a-t-elle un avenir ? Lacan pose cette question avec une radicalité désarçonnante, dans la mesure même où sa pensée constitue un engagement en faveur de sa valeur de vérité : « Vous verrez qu’on guérira l’humanité de la psychanalyse. À force de le noyer dans le sens, dans le sens religieux bien entendu, on arrivera à annuler ce symptôme. » Entendons aussi ce symptôme vivant qu’est l’analyste : « Il est là comme un symptôme et il ne peut durer qu’au titre du symptôme » (Conférence au Centre culturel français de Rome, 29 octobre 1974, in Lettres de l’École, no XVI). Le retour en force des critiques relativistes — avec l’essor des techniques de suggestion, de comportement, cognitives — et la dissolution de toute étiologie (DSM)53 montrent l’importance d’une réarticulation de la psychanalyse au sujet de la science et à une fonction critique de vérité.

Lacan reconduit la violence du geste freudien, celle qui se signifie dans le mot de Freud à Jung quand, invités en 1909 à la Clark University, ils arrivèrent en vue du port de New York, face à la célèbre statue éclairant l’univers : « Ils ne savent pas que nous leur apportons la peste » (CF, E, 403). En rapportant cette anecdote qu’il dit tenir de Jung en personne, au début de la conférence historique faite à Vienne en 1955, Lacan place sa propre entreprise sous l’égide de la répétition de ce geste : ne s’agit-il pas pour lui-même de réintroduire la peste, contre « le plus corrupteur des conforts, le confort intellectuel » ? Ainsi réaborde-t-il, un demi-siècle après Freud, le Nouveau Monde, comme une menace prometteuse… Il intervient par le constat que « les traumatismes énigmatiques de la découverte freudienne ne sont plus que des envies rentrées » (SSDDIF, E, 811) et se porte candidat à réactiver le traumatisme fécond de « la découverte freudienne »54 – quitte à déclarer in fine : « Je parle sans le moindre espoir — de me faire entendre notamment » (Lettre de dissolution, 1980, AE, 317).

Freud avait à la fois souligné les résistances contre la psychanalyse et l’avenir de l’illusion religieuse, Lacan prédit un bel avenir à cette illusion et semble pessimiste quant à la possibilité de contrer ce besoin de sens. Mais précisément, l’enjeu du « lacanisme » est de conforter cette force de résistance du réel du symptôme et de son effet de vérité à l’illusion du sens et à sa puissance imaginaire.

Or, cela renvoie aux figures de la vérité et du dire.

Science, vérité et semblant

La question du savoir reste essentielle chez Lacan, du « sujet supposé savoir » au « mathème », qui pose le savoir en sa radicalité littérale. En 1964, Lacan articule son « projet radical » autour de « la question » qui va de « la psychanalyse est-elle une science ? » à « qu’est-ce qu’une science qui inclut la psychanalyse ? » (PCP, E, 187). Il exige que « sa déontologie dans la science lui fasse sentir qu’elle est responsable de la présence de l’inconscient en ce champ » (PI, E, 833). Sachant que « la science est une idéologie de la suppression du sujet » (RAD, AE, 437).

Corrélativement, Lacan réintroduit la fonction de vérité de l’inconscient, ce qui donne une résonance apodictique, voire dogmatique à son dire. « Moi la vérité, je parle » ou encore : « La vérité a dit : “Je parle”. » Ces formules chocs (CF, E, 409, 413) ne renvoient à nulle présomption paranoïaque, mais à l’enracinement de la parole dans la vérité du sujet : le symptôme a pour cause la vérité. Sauf à préciser que la vérité a « structure de fiction ». Celle-ci est corrélée à la division du sujet. En fait, Freud aura fait bouger « le joint entre vérité et savoir » (SSDDIF, E, 802). Lacan ne rechigne pas à s’identifier à Spinoza en déclarant s’être « voué à la réforme de l’entendement » de l’acte analytique (PRE, 1967, AE, 346), afin de « dénouer l’arrêt de la pensée psychanalytique » (AE, 348). Mais ce n’est pas un hasard si, dans sa dernière période, Lacan promeut l’adjectif « semblant » en substantif (S XIII, 13 janvier 1971), en évoquant « un discours qui ne serait pas du semblant » — l’acmè de son usage se situant en juin 1972 (S XIX). Façon de rappeler que « rien ne cache autant que ce qui dévoile, Alétheia = Verborgenheit » (ÉT, AE, 451). Freud est ici exemplaire, d’avoir assumé le rôle d’Actéon, déchaînant derrière lui les chiens de la vérité, Diane inflexible (CF, E, 436).

L’éthique du langage : Logos et Tuchè

« Je persévère », lançait Lacan peu avant sa mort. Ultime jeu de mots sur le nom du père (sévère). « Je suis en retard sur chaque chose que je dois développer avant de disparaître… », disait Lacan en 1966 (symposium de Baltimore) — ce qui permet d’entendre son soulagement de la mort qui le rendra « Autre enfin »… La question est ce qui reste vif de l’avenir de son « message », terme qu’il faut redécouvrir, au-delà de son usage galvaudé. En contraste de l’impératif wittgensteinien du « se taire » sur ce qu’on ne peut dire55. Lacan relance le dire, conformément au sapere aude freudien, au nom de l’« éthique du Bien-dire » (TÉL, p. 65) — sans méconnaître l’impératif du « mi dire », sachant que « notre langage ne saurait dire le vrai sur le vrai, puisque la vérité se fonde de ce qu’elle parle » (SV, 867-868).

Au « désir, passion inutile » de Sartre (SSDDIF, E, 812), Lacan oppose le désir comme soutenu par « la passion du signifiant » (E, 688). Il aura rappelé de façon indélébile que « la psychanalyse n’est plus rien, dès lors qu’elle oublie que sa responsabilité première est à l’endroit du langage » (SAC, E, 721). En rappelant que « c’est en tant qu’Autre qu’il (le sujet) désire », il aura mesuré « la véritable portée de la passion humaine » (SSDDIF, E, 814).

Freud disait ne reconnaître que deux divinités — Logos et Anankè — ce dont nous avons montré toute la signification pour « l’entendement freudien »56. Lacan reconduit, somme toute, cette profession de foi — sauf à entendre par Logos rien moins que le Verbe, articulé il est vrai à la science et à la « raison freudienne » — et à spécifier l’Anankè en Tuchè (supra, p. 57), soit la figure du réel. Écho au désir de Freud, dont l’analyste reste « mordu » : se « rapprocher du mystérieux réel existant hors de nous »57.


47 J. Lacan, « Le symbolique, l’imaginaire et le réel », in Bulletin de l’Association freudienne, novembre 1982, p. 4.

48 J. Lacan, Ouverture de la section clinique, 5 janvier 1977, in Ornicar ?, n° 9p. 10.

49 S. Freud, « “Psychanalyse” et “théorie de la libido” », 1923, GW, XIII, 323 et notre commentaire, in Le freudisme, p. 12. sq

50 S. Freud, Pour une histoire du mouvement analytique, chap. iii, GW, X, 108.

51 P.-L. Assoun, Marx, Nietzsche, Freud, in Encyclopédie philosophique universelle, II : L’univers philosophique, Puf, 1989, p. 731-739.

52 S. Freud, Une difficulté de la psychanalyse ; cf. notre Introduction à l’épistémologie freudienne, Payot, 2e éd.1990.

53 Sur le Manuel statistique et diagnostique des troubles mentaux, cf. notre Introduction à la métapsychologie freudienne, op. cit., conclusion.

54 P.-L. Assoun, Psychanalyse, Puf, 2e éd.« Quadrige », 2007, p. 97 sq.

55 P.-L. Assoun, Freud et Wittgenstein, Puf, « Quadrige », 2e éd. 1996.

56 P.-L. Assoun, L’entendement freudien, Logos et Anankè, Gallimard, 1984.

57 S. Freud, « Lettre à Oskar Pfister, du 7 février 1930 », in S. Freud, Correspondance avec le pasteur Pfister, Gallimard, p. 191.