Chapitre IX. Fortune sociologique du narcissisme

 

Freud, à partir de son interprétation de la Psychologie des foules de Gustave Le Bon [1], a ouvert la perspective d’une articulation entre psychanalyse et sociologie [2]. La notion psychanalytique centrale qu’il invoque pour articuler le rapport de l’individu à la foule, à son leader, et partant aux foules organisées qui constituent l’édifice social, est l’Idéal du Moi dont nous avons vu qu’il était le garant du narcissisme de l’individu. D’autre part la notion d’identité est construite, pour chacun, et pour une grande part, en référence aux autres, au groupe social. Les échanges entre l’individu et le groupe social, à l’inverse des rapports interpersonnels, ne sont pas directement sexualisés mais « inhibés quant au but », et constituent une forme de sublimation. Freud a indiqué par exemple que les pulsions homosexuelles inhibées quant au but devenaient constitutives de liens sociaux. Ainsi les satisfactions obtenues dans le champ social sont essentiellement d’ordre narcissique, elles s’expriment en termes de reconnaissance : reconnaissance des services rendus, de la valeur de l’œuvre produite, mais aussi et plus fondamentalement dans l’exigence, de la part de l’individu, de la reconnaissance de son existence même. Ce besoin narcissique particulier qu’est le besoin de reconnaissance a été particulièrement bien souligné par Eugène Enriquez : »… chaque homme, dans toutes les nations et sous tous les régimes, comme à chaque moment de sa vie, a le désir d’être reconnu. La lutte pour la reconnaissance ne se limite pas au combat du maître et de l’esclave. Elle est un élément essentiel du fonctionnement social et de l’existence humaine. Chacun fait en sorte que son désir, aussi minime et innocent soit-il, puisse être accepté par les autres, chacun espère trouver dans le regard d’autrui une once de respect et de considération. Celui qui n’est pas reconnu devient un oublié, un déchu social… » [3], c’est-à-dire un paria.

Le travail joue un rôle important dans cette recherche de reconnaissance sociale, autant que dans l’équilibre narcissique de l’individu. Le travail que nous accomplissons est le miroir de notre activité psychique, il est le témoignage de l’élaboration et du fonctionnement de nos instances psychiques et de notre capacité à créer. De ce fait il est au cœur d’une représentation que chacun a de lui-même. La reconnaissance sociale de la valeur de ce travail est ainsi fondamentale pour l’individu ; toute dégradation et plus encore la perte d’un travail constitue une blessure narcissique qui peut être profonde. La difficulté de la situation de chômeur ou de retraité est en grande partie liée à cette atteinte narcissique.

Le harcèlement moral

C’est sur cet aspect du narcissisme exprimé par le besoin de reconnaissance, et très souvent dans le domaine de la vie professionnelle que vient porter le harcèlement moral. Marie-France Hirigoyen dans un livre qui a eu un écho très large, Le harcèlement moral [4], reprend la notion de perversion narcissique pour en montrer la pertinence dans le champ social. Elle montre comment et à quel point, à l’intérieur d’un groupe ou sous groupe social, un sujet pervers narcissique peut avoir le pouvoir de blesser. Elle décrit combien le besoin de reconnaissance peut être délibérément bafoué et comment l’attaque du narcissisme d’autrui constitue un véritable fléau dans les groupes. « Il en arrive même, écrit-elle, que l’acharnement se termine par un véritable meurtre psychique ». Elle considère que le pervers narcissique cherche à combler son vide en se trouvant une victime, victime qu’il humilie en la confrontant à ses failles, fussent-elles minimes ; il peut s’en prendre à tout un groupe social qu’il accablera de critiques incessantes afin de le dominer.

Cette vision du harcèlement moral peut s’appliquer à l’homophobie qui s’appuie sur le narcissisme des petites différences – le choix de l’objet sexuel est une petite différence entre deux individus de même sexe – et sur l’inquiétude identitaire que peut déclencher chez tel sujet un choix sexuel différent du sien. La bisexualité psychique, présente chez tout un chacun, est d’une certaine façon une brèche où peut s’engouffrer l’inquiétude de devenir homosexuel ; il s’agit d’une sorte de peur intime, d’une phobie psychique interne qui menace le narcissisme ; l’intolérance à cette idée amène le sujet à s’en défendre en moquant l’homosexualité d’autrui, en méprisant l’autre homosexuel par rejet d’une partie de soi-même qui pourrait aimer quelqu’un de même sexe. La phobie intime de l’homosexualité devient homophobie. Un groupe peut ainsi proposer à ses membres un appui constitué par l’affirmation d’une identité sexuelle collective, uniforme, et utiliser le mépris, le harcèlement moral voire la violence, vis-à-vis des sujets dont l’orientation sexuelle est celle que chacun des membres du groupe pourrait craindre de vivre.

Narcissisme et société

La notion de narcissisme a donc été reprise par la sociologie, implicitement lorsqu’elle évoque « l’individualisme contemporain » ou les « civilisations de la honte », c’est-à-dire plus fondées sur la honte que sur la culpabilité, mais aussi très explicitement dans différents travaux. Bien avant la psychanalyse, Tocqueville avait perçu, dans le développement de la démocratie, une force conduisant les individus à une indépendance de plus en plus grande les uns par rapport aux autres : « Ainsi non seulement la démocratie fait oublier à chaque homme ses aïeux, mais elle lui cache ses descendants et le sépare de ses contemporains ; elle le ramène sans cesse vers lui seul et menace de le renfermer enfin tout entier dans la solitude de son propre cœur » [5], La formule de Tocqueville pourrait être considérée comme essentielle à la définition du narcissisme. L’homo democratiae serait d’abord un narcisse.

Mais nous avons vu qu’il est différentes façons de se situer « dans la solitude de son propre cœur » et qu’il est de nombreuses variétés de narcisses. On peut craindre que les systèmes sociaux actuels ne favorisent une forme de narcissisme dépendant et peu créatif. C’est en tout cas la vision de Christopher Lasch, auteur de La culture du narcissisme, la vie américaine à un âge de déclin des espérances [6]. Il s’appuie sur une étude très étendue de la littérature psychanalytique pour décrire ce qu’il appelle « la personnalité narcissique de notre temps » et amasse les arguments en faveur de sa thèse selon laquelle Narcisse est devenu le modèle donné aux individus d’aujourd’hui. Mais un Narcisse qui ne s’intéresse qu’à l’immédiat, à ce qu’il a sous les yeux et qui fuit son monde intérieur et la référence au passé que celui-ci implique. Lasch suit Tocqueville : « La trame des temps se rompt à tout moment, et le vestige des générations s’efface. On oublie aisément ceux qui vous ont précédé, et l’on n’a aucune idée de ceux qui vous suivront. Les plus proches seuls intéressent » [7]. Et encore ces plus proches n’intéressent-ils que dans la mesure où ils servent de miroir à l’individu et sont de nature à lui donner un sentiment d’importance qui lui permette de surmonter un sentiment d’insignifiance. Selon lui, le narcisse contemporain, égocentrique, est habité d’illusions de grandeur. « Les moyens de communication de masse, avec leur culte de la célébrité, ont fait des Américains une nation d’admirateurs fanatiques. Ils donnent pâture aux rêves narcissiques de gloire et de renommée… » [8]. Ou encore : « Dans son vide et son insignifiance, l’homme ordinaire tente de se réchauffer à la lumière réfléchie par les “étoiles”. » [9]. Pour Lasch, tout est fait pour encourager le sentiment d’insignifiance, d’incapacité à penser chez les enfants comme chez les adultes. La dislocation des liens familiaux, l’affaiblissement de la famille induite par les interventions de la puissance publique isolent les individus et les maintiennent en situation de narcisses séparés les uns des autres. Il décrit les résultats de la dégradation de l’autorité, remplacée par des procédés de manipulation douce qui sont une forme nouvelle de l’oppression sociale, laquelle maintient fallacieusement « une conception grandiose des chances offertes à tous, ainsi [qu’] une opinion surfaite de leurs propres capacités ». Il n’y aurait plus alors ni honte ni culpabilité et cette absence d’autorité explicite nourrirait finalement une forme de narcissisme irresponsable.

Lasch aborde aussi « la fuite devant les sentiments » qui aboutit selon son expression à « l’insignifiance des relations personnelles ». Ce qu’il dit se transpose trop aisément à l’Europe et à la France d’aujourd’hui où « la désinstitutionnalisation de la famille » – décrite par Marcel Gauchet –, et l’affaiblissement des liens familiaux ont des effets semblables. On peut remarquer cependant que Lasch ne retient qu’un aspect possible du narcissisme pour en faire le paradigme de l’individualité de notre temps : un narcissisme infantile, sur le modèle du personnage d’Oblomov. Le Narcisse de Christopher Lasch est l’enfant de la Big mother de Michel Schneider, figure omniprésente de l’État-providence [10]. Lasch décrit en effet le triomphe progressif d’une forme particulière de narcissisme fondé sur la simple affirmation de sa propre valeur, et sur un droit à la reconnaissance fondé sur le seul fait d’exister. Cette forme de narcissisme débouche non sur l’exigence d’une égalité des droits, au sens de « droit de » : voter, exprimer ses opinions librement, travailler, entreprendre, circuler, etc., mais sur un égalitarisme fondé sur la revendication d’un « droit à » : une allocation, un diplôme, un enfant, etc. Il faut espérer que la société d’aujourd’hui soutient aussi – malgré elle ? – l’existence d’un Narcisse responsable, autonome, capable « d’aimer et travailler » selon la formule de Freud décrivant le bon résultat d’une analyse.

 

Notes

[1] G. Le Bon, Psychologie des foules, « Quadrige », Paris, puf, 1981

[2] Psychologie des masses et analyse du Moi, Paris, puf, 1991

[3] E. Enriquez, « Le gouvernement des États modernes, entre l’omnipotence, l’impuissance et le pouvoir partagé », Revue française de psychanalyse, LXXI, N° 4, 2007

[4] La Découverte et Syros, 1998.

[5] De la démocratie en Amérique, in Tocqueville, Œuvres, t. 2, Paris, Gallimard, « Bibl. de la Pléiade », 1992, p. 614

[6] C. Lasch, La culture du narcissisme, Climats, 2000

[7] Cité par C. Lasch, La culture du narcissisme, op. cit., p. 35

[8] Ibid., p. 50.

[9] Les « stars »… Ibid., p. 51.

[10] M. Schneider, Big mother : psychopathologie de la vie politique, Paris, O. Jacob, 2002