Postface. Otto Rank et le traumatisme de la naissance par le Dr Claude Girard

Le Traumatisme de la naissance est un classique de la littérature psychanalytique. Écrit par l’un des plus proches collaborateurs de Freud, il suscita des critiques violentes qui entraînèrent Rank vers la rupture avec le mouvement psychanalytique. Aujourd’hui, il doit être lu pour son propre intérêt, mais plus encore en fonction de son rôle historique, de l’appréciation des critiques adressées par Freud, et de l’évolution de la psychanalyse dont Rank avait su pressentir certaines directions.

l’œuvre de Rank avant le traumatisme de la naissance

Qui était Rank en 1924? Les témoignages de Sachs (1), l’un de ses amis, de Jones (2) avec qui il collabora, les lettres de Freud à Ferenczi et Abraham (2), nous le font connaître et se complètent pour nous éclairer sur les conditions de la séparation de Rank avec le Freudisme. Le livre de J. Taft (3) apporte par contre le témoignage d’une élève qui l’a connu dans la période américaine de sa vie alors qu’il enseignait une thérapeutique psychanalytique personnelle. Rank avait quarante ans lorsqu’il

(1)    Sachs H. : Freud, master and friend, 1 vol., 1944, Cambridge, Harvard University Press.

(2)    Jones E. : The life and works of Freud, vol. II-III, 1957,

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"(3) Taft J. : Otto Rank, 1 vol., 1958, N. York, Julian Press.

publia le Traumatisme de la naissance. Né à Vienne dans un milieu modeste, nous connaissons par son journal d’adolescent (1) les conditions difficiles de son enfance entre un père alcoolique avec lequel il devait rompre, et une mère pleine d’attention. C’est aussi à ce journal qu’il confia ses ambitions et ses réflexions sur ses nombreuses lectures orientées vers le théâtre et la philosophie (Nietzsche, Schopenhauer, Darwin). Destiné par ses études techniques à un travail manuel, sa santé précaire l’obligea à prendre un travail de bureau alors qu’il ambitionnait une carrière littéraire. Entre dix-neuf et vingt ans il prépara un livre sur la psychologie de l’artiste et de la création artistique, inspiré des travaux psychanalytiques, ouvrage qu’il présenta à Freud et publia en 1907. Très rapidement Freud, séduit par ses qualités intellectuelles, lui accorda une place toute particulière : il fut de 1910 à 1915 le Secrétaire de la Société Psychanalytique de Vienne. Freud l’aida à reprendre ses études universitaires qui le menèrent au Doctorat en Philosophie en 1912. Sa thèse sur la Légende de Lohengrin fut l’une des premières thèses consacrées à la psychanalyse. Jusqu’à sa mobilisation en 1916, il publia de nombreux articles et ouvrages très appréciés. Admiré pour son activité créatrice, son ardeur au travail et sa connaissance exceptionnelle de la littérature mythologique, il apparaissait comme l’un des plus aptes à poursuivre l’œuvre de Freud. Les travaux de cette période portèrent sur les rêves et leur interprétation en fonction des légendes et de la mythologie, le symbolisme, le narcissisme, les relations entre les thèmes folkloriques et la sexualité infantile, l’analyse des thèmes de l’inceste et de la nudité dans les légendes et la poésie. Les œuvres les plus connues sont l’étude sur le Double, et le Mythe de la Naissance du Héros (1909). Rank rassemble les grands mythes de la naissance des héros et les analyse en les confrontant aux fantasmes prégénitaux de l’enfant ; il en dégage une conception du mythe, expression par les adultes des fantasmes régressifs. Il montre comment ces mythes expriment le conflit avec le père à travers la révolte qui transforme le héros en réformateur. Il

(1) Taft J., op. cit.

met en relief les mécanismes de projection qui font du père un persécuteur et justifient la révolte du héros, et il compare la structure paranoïde des mythes aux mécanismes psychotiques comme Freud rapprocha la religion de la névrose obsessionnelle.

Lié d’amitié avec Sachs, tous deux introduits dans l’intimité de la vie familiale de Freud, il vécut ces années au plus près des réflexions de son maître dans une collaboration étroite tant au niveau des discussions, de la rédaction d’œuvres communes (contribution de Freud au Mythe de la Naissance du Héros dont il écrivit le chapitre sur le roman familial des névrosés, participation de Rank à la 4e édition de la Science des Rêves, nombreuses citations de Rank dans la réédition de la Psychopathologie de la Vie Quotidienne), que par les responsabilités qui lui échurent.

C’est ainsi qu’avec Sachs dont il partageait les intérêts littéraires et avec qui il écrivit un texte sur l’importance de la psychanalyse dans les sciences humaines, il fonda en 1912 la revue Imago ouverte à ces nouveaux problèmes. Avec Jones et Ferenczi il fonda en 1913 Y Internationale Zeitschrift für Psychoanalyse.

Mobilisé en Pologne de 1916 à 1919 il vécut quelque peu isolé de la vie viennoise et se maria. A son retour à Vienne, si l’on en croit Jones, ce n’était plus tout à fait le même homme, et de 1920 à 1924 on peut déjà déceler les signes précurseurs de son évolution future.

L’année 1920 fut riche en événements : naissance d’une fille, installation comme analyste avec les difficultés entraînées par le fait qu’il n’était pas médecin, début de son amitié avec Ferenczi, Congrès de la Haye où s’affirma après la guerre le caractère international du mouvement psychanalytique, et durant lequel se réorganisa le Comité (Abraham, Ferenczi, Jones, Sachs, Rank, Eitingon) dont Rank devint le secrétaire. Mais dès 1921, apparurent les premières dissensions entre Rank et Abraham puis Jones, obligeant Freud à intervenir comme élément conciliateur.

Aux prises avec les problèmes techniques de la direction des cures, mais aussi à la suite du Congrès de Berlin

(1922) où Freud avait proposé le thème des relations entre technique et théorie de la psychanalyse, Rank publia avec Ferenczi Le Développement de la Psychanalyse

(1923), premier essai de synthèse des problèmes de technique. Ces auteurs mirent en relief certains facteurs du traitement : l’importance du vécu dans l’analyse par rapport à l’intellectualisation ; le transfert qui devient la voie principale de manifestation des tendances refoulées ; l’abréaction prônée comme méthode thérapeutique ; et l’analyse de l’acting out et même sa provocation portées au premier plan. La répétition devient une « remémoration actuelle », dont l’expérience est aussi valable que le retour du souvenir pour conduire à la connaissance du matériel réprimé. Toutefois, comme le remarqua Alexander (1925) (1), ces descriptions du processus thérapeutique sont univoques, et ne tiennent pas compte de toutes les phases du traitement. Il considéra que ces auteurs prenaient une position régressive qui reportait aux époques de la catharsis et de l’hypnose, par méconnaissance des textes de Freud sur la dynamique du transfert et les relations entre remémorer et répéter. Dans ce travail se font jour les directions dans lesquelles Rank dirigera plus tard ses recherches techniques.

La rupture et l’évolution de Rank

Il serait trop long d’analyser les étapes de la rupture de Rank avec Freud ; Jones en a fait une étude détaillée, émouvante à lire, car on y suit à la fois la rupture d’une amitié, l’évolution critique d’une situation transféren-tielle, le reniement de positions scientifiques conduisant à l’exil, tout cela sur le fond des premières atteintes de la maladie de Freud dont Rank le premier avait connu la gravité. Cette rupture fut un deuil anticipé.

Il n’est pas sans intérêt de confronter les travaux psychanalytiques importants contemporains du Traumatisme de la naissance. Comme suite à leur œuvre commune, Rank et Ferenczi publient séparément l’un le Traumatisme de la naissance, l’autre Thalassa, Esquisse d’une Théorie de la Génitalitè (2), deux œuvres assez proches

(1)    Alexander F. : Review of « The development of Psychoa-nalysis » by O. Rank and S. Ferenczi. Internat. J. Psyehoanal.,

1925-6-484-495.

(2)    Thalassa : Petite Bibliothèque Payot, n° 28.

dans leurs ambitions et pour lesquelles ils durent se communiquer leurs réflexions. Abraham écrit l’Esquisse d’une Histoire du Développement de la Libido, étude des étapes prégénitales d’organisation de la libido dans le cadre des états maniaco-dépressifs, suivie de 1 ’Êtude Psychanalytique de la Formation du caractère (1). Quant à Freud, après avoir publié Le Moi et Le Ça, il écrit Le Déclin du Complexe d’Œdipe et Problème Economique du Masochisme. Connaissant l’habitude des membres du Comité de discuter entre eux de leurs travaux avant de les publier, nous comprenons mieux ce qui leur est commun à cette époque et particulièrement la co npréhension des étapes préœdipiennes et la tendance à renouer les liens de la psychanalyse avec la biologie. Dans ce contexte le livre de Rank, qui n’avait pas été présenté au Comité, prit valeur de manifeste ; il est vrai que le contenu réel en fut ignoré de Freud qui en avait pourtant accepté la dédicace. L’intention n’était donc pas de rompre. En dehors de Ferenczi l’accueil fut des plus durs. Abraham fut le plus violent opposant, traitant ce travail de « régression scientifique ». Jones se montra plus tolérant, bien que plus tard il lui reprochât « sa composition défectueuse, son style hyperbolique, la

fratuité de spéculations présentées comme un dogme ». achs (2) fut déçu dans son amitié et sa critique fut sévère : il reprocha à Rank de ne pas appuyer ses démonstrations sur un matériel clinique et de se contenter d’allusions ou de promesses non tenues. Une démonstration rigoureuse, logique, appuyée sur des références solides, aurait été des plus nécessaires du fait que le traumatisme de la naissance est plus fondamental, plus universel, plus refoulé et inconscient que le complexe d’Œdipe. L’auteur n’éclaire pas sur sa technique, et embrasse avec légèreté des problèmes très vastes touchant au processus même de la civilisation. Il est vrai que ce livre déconcerte lorsqu’on le compare au Mythe de la Naissance du Héros, dans lequel Rank montre des qualités de précision, d’érudition qu’il utilise dans la conduite

(1)    Abraham Karl : Œuvres Complètes en deux tomes (Payot, Paris).

(2)    Sachs H. : Review of « The Trauma of Birth » by O. Rank. Internat. J. Psychoanal., 1925-6-499-508.

d’une démonstration richement illustrée. Par contre Ferenczi (1) se réfère aux recherches de Rank comme à un complément possible de sa théorie de la génitalité, tout en trouvant ces recherches poussées à l’extrême. Il n’admet le traumatisme de la naissance qu’en lui donnant une valeur symbolique. Ces deux œuvres participent au même courant de pensée, à la recherche des origines biologiques de la névrose ; mais Rank diffère de Ferenczi dans sa recherche d’une psychanalyse des origines. Ferenczi hésite à publier un travail longtemps mûri, mais qu’il sait éloigné des modes de pensée admis, il sait en quoi il heurtera et il conduit sa présentation en s’entourant de toutes les garanties qu’oiïre une connaissance sérieuse des données biologiques et des thèses de l’évolutionnisme. Rank par contre ambitionne une explication totale de la vie psychique et du processus de « l’humanisation » qu’il recherche à travers une thématisation unifiante des mythes, des fantasmes et des symboles.

Jones et J. Taft à travers les lettres de Freud nous transmettent bien les hésitations de celui-ci à la suite de la publication de ce livre : opéré depuis peu, pris entre l’intimité des liens qui le liaient à Rank, et les sollicitations des membres du Comité, effrayé par la violence des critiques et les réactions de Rank qui prônait une théorie psychanalytique nouvelle, il prit sa défense, chercha à apaiser les rancœurs personnelles, mais tenta surtout une analyse de la relation transférentielle de Rank à son égard. Rank partit alors à Paris puis en Amérique pour une série de conférences dans lesquelles il insista sur les transformations qu’il avait apportées à la théorie freudienne. A son retour il parut admettre le rôle d’une attitude névrotique, et accepter les vues de Freud qui lui reprochait « de projeter dans la science comme une théorie ce qui se meut en nous-mêmes, ce qui n’a pas valeur de conquête ». Mais au retour d’un second voyage en Amérique ce fut la rupture définitive (avril 1926).

Si Rank admit que sa névrose ait pu jouer un rôle dans sa rupture avec Freud, les avis de Jones et de J. Taft diffèrent dans l’appréciation de la gravité de ces troubles.

(1) Ferenczi S. : Thalassa. Psychanalyse des origines de la Vie sexuelle, 1 vol. Payot (P. B. P. n° 28).

Jones insiste sur les modifications importantes du caractère : « 0. Rank eut deux personnalités distinctes, avant et après la guerre, il était devenu dur, autoritaire, arrogant » et il aurait présenté des manifestations psychotiques franches de type maniaco-dépressif. Ce livre aurait été écrit dans une phase d’hypomanie à laquelle succédèrent des périodes dépressives. Mais pour Jessie Taft, ces accès dépressifs n’entravèrent pas son activité et il put continuer une œuvre originale et un enseignement. Cet état était fort compréhensible par la situation d’exilé, doublement exilé puisque Rank fut exclu en 1930 de la Société Psychanalytique Américaine, ce qui rendit sa situation professionnelle très difficile. Jessie Taft retrouve toutefois, dans le journal d’adolescent de Rank, la trace de ces tendances dépressives et de ces sursauts d’exaltation lors des phases créatrices. Elle le décrit très réservé, parlant peu de son passé, et affirme que la relation affective de Rank envers Freud fut la relation la plus profonde qu’il eut après celle pour sa mère. Tous ceux qui portent témoignage sur Rank insistent sur le rôle que joua dans l’évolution de ses liens affectifs la connaissance de la gravité de la maladie de Freud. Il s’en détacha et chercha à gagner son autonomie. La connaissance de ces conditions affectives à travers lettres et documents permet une lecture humanisée, pour reprendre le terme de Rank, du Traumatisme de la naissance. Les critiques de Freud lui retirent sa valeur scientifique, la compréhension d’une élève lui apporte la dimension d’une œuvre d’art, car Rank parlait peu de lui-même, « ce qu’il avait à dire venait librement dans ses livres mais sous une forme impersonnelle ».

Après sa rupture avec Freud, de 1926 à 1934, il vécut soit à Paris, soit à New York, organisant des séminaires à New York, Boston et Philadelphie, puis il émigra à New York définitivement. Pour J. Taft ce sont des années d’accomplissement : habile et brillant, il utilisait une technique de traitement raccourci, « laissant au patient le rôle créateur dans le processus thérapeutique, acceptant la réalité émotionnelle de la relation thérapeutique ». Il écrivit alors une œuvre qui l’éloigna des conceptions psychanalytiques par son élaboration théorique et technique centrée autour du traumatisme de la naissance, avec minimisation du rôle du conflit œdipien. Il développa une psychologie génétique mettant l’accent sur les concepts de conscience, de développement du moi, d’idéal du moi et en 1930 introduisit le concept de volonté, renouant avec son intérêt d’autrefois pour l’œuvre de Nietzsche. Son œuvre culmine dans L'Art et l'Artiste, reprise du travail de jeunesse et création d’une caractérologie personnelle : l’homme moyen, le névrosé et l’artiste sont des types définis par rapport à leurs possibilités d’intégration du traumatisme de la naissance, et à leurs aptitudes à la créativité dans une perspective plus nietzschéenne que freudienne. Dans son œuvre technique il insista sur la description de la situation analytique dans ce qu’elle a de plus vivant, le transfert et le contre-transfert, et il préconisa une intervention active du thérapeute centrée sur le transfert maternel. La critique qu’en fit Ferenczi (1927) (1) est sévère pour les positions extrêmes de Rank alors qu’il estime valables de nombreuses observations techniques. Ferenczi compare la technique de Rank avec celle de « l’analyse sauvage qui néglige la superstructure historique de la personnalité du patient et aborde directement les traumatismes infantiles ». Cette technique orientée vers une expérience émotionnelle est à l’opposé de la maïeutique socratique dont se réclamait Freud.

L’évolution de ses conceptions amena Rank à délaisser la psychanalyse pour s’attacher aux problèmes d’éducation et de développement del’enfantetàrenseignementde travailleurs sociaux et de psychiatres. Séparé depuis 1936 de sa femme (elle-même restée fidèle à l’enseignement freudien était devenue psychothérapeute d’enfant), il divorça en 1938 pour se remarier en 1939. Il décéda le 31 octobre 1939 d’une infection, un mois après la mort de Freud.

Le traumatisme de la naissance dans l’œuvre de Freud

L’ambition de Rank qui fut de porter le traumatisme de la naissance au centre de la névrose et de sa cure,

(1) Ferenczi S. : Review of « Psychoanalytic technique » by 0. Rank. Internat. J. Psychoanal., 1927-8-93-100.

entraîna des réactions passionnelles et violentes : Glo-ver (1) a pu écrire qu’il y eut un engouement pour le traumatisme de la naissance qui fut la panacée tant que Rank fut à la mode. Mais son évolution entraîna une attitude de suspicion envers toute son œuvre, malgré la valeur psychanalytique classique de ses premiers travaux.

Comment Freud lui-même comprit-il le traumatisme de la naissance? Car cette idée venait de lui. Dans une note de la seconde édition de la Science des Rêves (1909) il écrit que « l’acte de la naissance est la première expérience de l’anxiété et aussi la source et le prototype de l’affect d’anxiété ». Il en reparle lors de discussions devant la Société Viennoise, puis à la fin deLe Moi et le Ça (1923). Cette même année, dans une note « Phobie chez un enfant de cinq ans », il signale déjà les idées de Rank sur les effets du traumatisme de la naissance qui jetteraient une lumière spéciale sur la prédisposition à l’anxiété hystérique si forte chez l’enfant. Dans une lettre au Comité

(1924) Freud exprime son intérêt pour ce livre qui n’apporte pas une contradiction ni une révolution mais un élargissement de ses vues. Plus tard, obligé de réagir aux prises de position de Rank, il insiste plus sur les aspects négatifs de l’œuvre : le manque de présentation du matériel, le manque de technique analytique, l’enthousiasme militant de Rank. La critique la plus complète se trouve dans Inhibition, Symptôme, Angoisse

(1926) et porte sur la théorie de l’anxiété, la notion de traumatisme, et la technique. Freud revient sur ce thème dans ses Nouvelles Conférences sur la Psychanalyse (Angoisse et Vie Instinctuelle) (1932), puis en 1937 dans Analyse terminée et Analyse interminable il évoque les innovations techniques de Rank comme une fausse espérance.

Le mérite de Rank a été la mise en valeur du rôle de la naissance comme première expérience vécue de l’angoisse, ainsi que l’importance accordée aux expressions psychologiques de la séparation de la mère. Mais Freud fait remarquer notre méconnaissance de l’état psychique du fœtus et de son degré de perception ; beaucoup plus importantes sont les conditions biologiques de dépen-

(1) Glover E. : Technique de la Psychanalyse, 1955, P. U. F.

dance prolongée qui entraînent plus une continuité qu’une rupture entre la vie intra-utérine et la première enfance. Le développement des relations objectales permet de penser que l’angoisse, état affectif du moi, ne peut être perçue que tardivement. Par contre Rank a découvert un ensemble de faits ayant pour facteur commun la perte de l’objet maternel, perte que Freud intègre dans une succession élargie de situations de manque où le danger est la peur de perdre l’amour de l’objet. A chaque âge correspond une forme d’angoisse qui lui est propre, et dont les modèles restent juxtaposés et disponibles comme signal d’alarme. L’angoisse de la séparation de l’objet maternel, dont l’angoisse de la naissance n’est qu’une forme, est parmi les précurseurs de l’angoisse de castration correspondant a l’étape œdipienne terminale du développement ; la situation œdipienne est réaffirmée comme un concept central de la psychanalyse.

La notion de traumatisme, dont la conception a varié dans l’œuvre de Freud, est de toute façon discutable du fait des conditions biologiques du fœtus. Il ne faut pas confondre traumatisme biologique et traumatisme psychologique, ni méconnaître surtout les efforts que fit Freud pour dépasser l’étiologie traumatique des névroses et accéder à une nouvelle conception de la réalité psychologique grâce à la notion de fantasme. Freud formule alors le concept de traumatisme « comme l’état où les efforts du principe de plaisir échouent », le danger n’étant plus la blessure mais la modification qu’elle est capable de provoquer dans la vie psychique.

Freud ne comprend pas la portée ni la nécessité des innovations techniques de Rank, puisqu’elles ramènent à des conceptions thérapeutiques que l’évolution de la psychanalyse, à l’époque, avait pour but de dépasser. Le désir de raccourcir les cures relèverait plus de la nécessité de s’adapter au rythme accéléré de la vie américaine que d’exigences propres à la cure.

Le traumatisme de la naissance après Rank

Les idées de Rank, bien que mal acceptées, n’en ont pas moins influencé la pensée psychanalytique. Le problême du rôle du traumatisme de la naissance a été repris dans celui plus large des influences prénatales et natales dans le développement de la personnalité et de la névrose. Ainsi Phyllis Greenacre (1945) (1) a abordé ce problème au niveau même du fœtus en s’appuyant sur des résultats expérimentaux et cliniques : la constitution, les expériences prénatales et les conditions de la naissance créent un état de préangoisse ; les réactions réflexes du fœtus in utero sont un potentiel organique influençable par la naissance et les expériences post-natales, ce qui peut conduire à des réactions variables aux dangers.

Fodor (1949) (2) par contre abonda dans le sens de la recherche de Rank. Il fit remonter la source de la névrose à la période prénatale. Se basant sur un matériel essentiellement psychanalytique, il a voulu reconstituer à partir des rêves dits prénataux et des fantasmes, les relations du fœtus à sa mère, qu’il ne conçoit pas nécessairement comme un bonheur parfait mais qui sont déjà troublées par des stimulations traumatiques. Les effets du traumatisme de la naissance sont corrigés par les influences venant de la mère tant prénatales que postnatales dont l’essentiel passe par l’amour et les soins qui entourent la naissance. Fodor a réalisé une étude très riche des fantasmes relatifs à la naissance et à la mort et de ceux qui alimentent les relations symboliques de la mère et de l’enfant, expressions de leurs désirs réciproques.

En réalité la postérité de Rank est à rechercher dans le développement de la théorie psychanalytique de la relation mère-enfant. Le Traumatisme de la naissance est la première œuvre qui donne une telle importance aux relations avec la mère. C’est la somme de toutes les créations fantasmatiques exprimant la relation maternelle dont Rank a su retrouver la trace dans les diverses manifestations de l’activité humaine. Il semble que l’accent mis sur l’analyse du transfert maternel ait redonné, à l’époque, une chaleur à l’analyse, et à l’analyste une présence que l’analyse trop intellectualisée de la situa-

(1)    Greenacre P. : The prédisposition to anxietv. Psychoanal. Quart., 1945, 10-66-94-610-638.

(2)    Fodor N. : The Search for the Beloved, 1949, 1 vol., Hermitage, New York.

lion œdipienne lui avait fait perdre. Les concepts de « fixation primaire », « anxiété primaire », « répression

Erimaire », sont à rapprocher des concepts kleiniens de onne et mauvaise mère, amour primaire, fusion avec la mère, retour aux fantasmes intra-utérins. Mélanie Klein, élève de Ferenczi et d’Abraham, puisa aux mêmes sources que Rank, avant de traduire de façon personnelle le monde fantasmatique de l’enfant dans les stades précoces de la relation maternelle, à partir de l’expérience clinique directe des enfants en psychanalyse.

Rank décrit particulièrement bien « l’ambivalence primordiale » des stades primitifs de la relation maternelle et les efforts de dépassement de cette situation ambivalente, l’adaptation aux pertes d’objet successives, la jubilation de la récupération objectaleaux différents niveaux de la création culturelle. Le héros et l’artiste créateur sont les modèles de cette réussite ; le héros échappe à l’ambivalence et à la fusion de la relation maternelle archaïque, et de ce fait échappe à la psychose comme première de ses victoires. Le travail de Rank valorisant les précurseurs de la situation œdipienne fit faire un pas à l’étude des psychoses. C’est dans cette voie que les prolongements des aménagements techniques de Rank furent les plus solides. Rank et Ferenczi, par leur étude des aspects dynamiques de la cure, donnèrent une impulsion aux applications thérapeutiques de la psychanalyse et contribuèrent à lui ouvrir le secteur des psychoses. Si l’apport de Ferenczi prit le pas sur celui de Rank, ce dernier n’en influença pas moins l’ensemble de l’école américaine. Alexander et Frencli (1946) (1) placent leurs travaux dans la continuité des idées pro-

f>osées par Rank et Ferenczi, qui préconisaient avant eux 'expérience émotionnelle, de préférence à la compréhension génétique intellectuelle, des sources des symptômes du malade. La fixation d’une date à la fin de la cure, l’analyse de l’angoisse de séparation et de la dépendance dans le cadre de la cure, ont été systématiquement employées au cours des psychothérapies. La thérapeutique active a acquis ses droits grâce à une précision de sa tech-

(1) Alexander F., French T. M. : Psychoanalytic Therapy, 1 vol., 1946. Trad. fr. Psychothérapie Analytique, 1 vol., 1959, P. U. F.

nique et de ses indications, particulièrement dans le domaine des psychothérapies de psychotiques et de bor-derlines ; les travaux de Rosen par exemple s’en sont inspirés qui ont codifié l’analyse directe de la relation maternelle des schizophrènes.

Enfin les idées de Rank sur la sublimation artistique, ses références mythologiques et culturelles, sa caractérologie centrée sur la volonté, eurent une influence sur les conceptions de Karen Horney, Fromm et Sullivan.

En conclusion, malgré ses déficiences, le Traumatisme de la naissance doit conserver dans l’histoire du mouvement psychanalytique une place qui n’est pas seulement un lieu de rupture à la naissance d’une hérésie. Même à ce titre il mérite d’être replacé dans le contexte des événements qui ont entouré sa publication, car la vitalité du mouvement psychanalytique rend nécessaire la connaissance des mécanismes qui conduisent au rejet des concepts fondamentaux élaborés par Freud ; or il s’agit presque toujours d’une élaboration dans la théorie de résistances devant le conflit œdipien qui conduisent à la mise en relief d’un facteur privilégié qui prend une valeur totalitaire.

L’intention biologisante de l’œuvre rend plus inacceptable encore que du temps de Freud l’élaboration théorique du concept de traumatisme de la naissance qu’en a faite Rank. Le traumatisme de la naissance n’a pas pu persister comme concept psychanalytique du fait de sa connotation biologique, qui trahissait sa participation même au mythe de la recherche des origines, comme illusion scientifique. Ce mouvement de recherche qui aboutit à l’impasse de la constitution et de la phyloge-nèse, se situe hors du champ psychanalytique qui est celui de la cure. Or Rank lui-même paraît avoir oublié ce moment transférentiel privilégié, au départ de ses réflexions, à savoir la rupture prématurée et fixée d’avance d’une situation psychanalytique, lorsqu’il bâtit sa théorie du traumatisme de la naissance.

Par contre cette œuvre persistera à offrir au lecteur le plaisir d’une riche illustration des multiples variations du même thème des vicissitudes du lien maternel à travers la confrontation des symptômes, des fantasmes, des mythes et des productions de la culture. « Le monde réel, créé par l’homme, s’est révélé comme une chaîne ininterrompue de formations symboliques sans cesse renouvelées,... destinées à servir de substitution à la réalité primitive perdue », écrit Rank, et ce livre nous reconstruit ce monde fantasmatique des représentations de cette réalité méconnue qui entoure la naissance, les origines, les relations fusionnelles avec la mère. Confrontation des thèmes de la Naissance avec ceux de la Mort, de la Mère, de la Culture ; l’auteur a fait plus œuvre d’artiste que de savant, ce que l’on reprocha aussi à Freud lorsqu’il introduisit dans sa théorie l’instinct de mort. Le concept de traumatisme de la naissance mériterait d’ailleurs d’être rapproché de celui d’instinct de mort du fait de la fonction que lui attribue Rank comme pôle d’organisation de la vie psychique ayant un caractère répétitif de désintégration et de destruction par rapport au pôle du plaisir fusionnel de la vie prénatale. Dans cette réduction dualiste de la vie psychique et du développement de l’humanité, ne retrouve-t-on pas un écho de l’hypothèse que Freud venait de formuler?

Le Traumatisme de la naissance apparaît enfin dans l’œuvre de Rank comme le drame maternel d’une trilogie dont le Mythe de la Naissance du Héros serait le drame paternel et l’Artiste celui du héros lui-même qui, ayant sublimé ses pulsions prégénitales, est sorti victorieux du conflit œdipien pour accéder à l’autonomie et devenir créateur de mythes. Ces trois œuvres expriment le mythe même de l’évolution transférentielle idéalisée et d.e la cure psychanalytique parfaitement terminée.

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Ce refoulement de la femme à l’arrière-plan est encore bien incomplet, à en juger par les discordes conjugales qui existent entre le père des dieux Zeus et la déesse maternelle Héra, discordes qui paraissent déjà chez Homère sous un aspect comique et justifient le nom de « héros en pantoufles » qu Offenbach a donné à l’époux divin, par trop volage. — Nous en avons le pendant chrétien dans la grand-mère du diable qui reste la maîtresse incontestée du monde souterrain. Dans l’Inde, c’est à la terrible Durga qu’est dévolu ce rôle.