7. L’avènement de la nouvelle perception de soi

La libre expression des attitudes affectives, quelle que soit sa valeur pour le client, n’est en aucune manière une description complète des processus d’une aide psychologique ou d’une thérapie réussies. Le chapitre précédent aura rendu cela manifeste. L’expérience de dire des sentiments jusque-là inhibés entraîne beaucoup plus qu’un sentiment de libération. Inévitablement, elle transforme la perception que l’individu a de lui-même. Cela était clair dans quelques-uns des cas cités. C’est même vrai du cas de cet enfant libéré de ses tensions grâce à la thérapie par le jeu. Peu à peu, il en vient à se réorienter et à montrer par ses actes qu’il joue un nouveau rôle. Le but de ce chapitre est d’examiner cette perception nouvelle, que nous appelons insight, sachant bien, toutefois, qu’elle est inséparablement liée à l’expérience de la catharsis qui la fonde.

Dans la partie finale de ce chapitre, nous verrons plus en détail la description et le sens des expériences que nous rangeons dans la catégorie insight. Pour l’instant, il peut être suffisant de dire que le terme implique la perception d’un nouveau sens dans l’expérience de l’individu. Apercevoir de nouvelles relations de causes et d’effets, acquérir une nouvelle compréhension du sens qu’ont des symptômes de comportement, tous ces apprentissages constituent l’insight ou nouvelle perception.

C’est un processus difficile à discuter, en fait, surtout parce qu’il est discontinu, se produisant rarement d’un seul coup, si tant est que cela arrive parfois. Il est vraisemblable qu’une telle connaissance ne s’exprime que partiellement, ou se manifeste plus par des actes que par des mots. C’est une connaissance liée à des affects profonds, non une connaissance à contenu intellectuel, et qui, donc, peut ou non trouver son expression verbale claire. Néanmoins, cette réorganisation du sens est un aspect très important de la psychothérapie et de l’aide, et, comme tel, mérite un examen très minutieux. C’est aussi un aspect du traitement qui est peu compris, et parfois est gravement incompris. En conséquence, il semble sage d’étudier soigneusement la plupart des données brutes de l’expérience de l’entretien, si notre pensée se veut réaliste.

Ce que la nouvelle perception signifie pour le client.

Arrangement des faits anciens dans des relations nouvelles.

Dans le but d’examiner quelques-unes des facettes variées de ce phénomène, examinons d’abord un exemple simple – un exemple presque microscopique – d’un type d’insight. Madame R… est la mère harcelante, bavarde, terriblement difficile à supporter, d’un garçon de 13 ans, Isaac, qui est débile. La structure d’ensemble de la situation est de celle qui est, hélas ! trop familière aux cliniciens. Le garçon est manifestement débile, et l’examen psychologique révèle qu’il a à peu près 8 ans d’âge mental. La plus grande barrière au traitement constructif de ce cas est que la mère n’a jamais accepté le fait de l’infirmité mentale de son fils. Et non par manque de connaissances intellectuelles : un certain nombre de spécialistes lui ont soigneusement expliqué les faits, mais sans résultat notable. Mais quand on permet à la mère de parler de ses sentiments dans une situation d’acceptation, une nouvelle perception commence à se développer. Un extrait de la dernière partie du premier entretien rend cela évident (enregistré). La mère parle de ses luttes pour maintenir le garçon en bonne santé et pour le faire étudier.

C. – Vous pensez que toute la tâche vous incombe, n’est-ce pas ? Il vous faut le faire manger, il vous faut le faire apprendre, il vous faut lui faire porter son écharpe pour sa clavicule fracturée, et tout ça…

S. – Je ne sais pas. Aujourd’hui, demain, et puis quoi ? Vous savez, le temps est parti avant qu’on ait pu le saisir. Il aura fini de grandir et que fera-t-il ? Rien, absolument rien. Il me demande ce qu’il pourra… Quand je lui dis : « Qu’est-ce qui va arriver ? Tu ne sauras ni lire ni écrire », il dit : « je pourrai conduire un camion ; je pourrai conduire un avion ; je pourrai placer le lino ; je pourrai placer les rideaux. » Il a réponse à tout pour me dire ce qu’il peut faire. J’ai dit : « Tu ne peux pas conduire un avion si tu ne sais pas lire et écrire. Il y a des chiffres sur le cadran. » Et puis je ne sais pas quoi lui dire sur les avions.

C. – Vous pensez peut-être qu’il ne peut pas apprendre quelques-unes des choses que vous aimeriez qu’il apprenne.

S. – Je ne crois pas qu’il ne puisse pas. Maintenant, j’ai peut-être l’aveuglement d’une mère ; comprenez, je peux être aveugle, mais je ne le pense pas. Je pense qu’il y a en Isaac un petit quelque chose de réfractaire. Si je pouvais toucher le fond de ça, je pense qu’il pourrait, mais je ne sais pas.

C. – Mais vous avez essayé pendant pas mal d’années de le faire lire, n’est-ce pas ?

S. – Peut-être que je n’ai pas assez essayé.

C. – Peut-être que vous avez trop essayé.

S. – Je ne sais pas, je ne sais pas. Je suis allée voir un spécialiste des bébés, et il m’a posé deux questions, puis il m’a dit : « Eh bien, prenez-le à la maison et laissez-le être », et j’ai dit : « S’il y a quelque chose qui ne va pas chez lui, pourquoi ne me dites-vous pas la vérité ? » (Voix s’élevant crescendo.) Je voudrais savoir la vérité, alors je saurai exactement comment m’y prendre et je saurai ce qu’il me faut décider, et je le ferai embaucher chez un charpentier ou chez un maçon ou quelque chose ! dites-moi la vérité… !

C. – (Avec sympathie.) Ne connaissez-vous pas déjà la vérité ?

S. – (Très doucementvoix très changée.) Je ne veux pas la connaître. Je ne veux pas la croire. Je ne veux pas la connaître. (Des larmes lui viennent aux yeux.)

Que s’est-il passé dans cet extrait ? Le fait essentiel, semble-t-il, est que la mère, par des moyens et pour des raisons que nous considérerons plus tard, voit maintenant des faits familiers dans une relation nouvelle. Elle n’a appris aucun nouveau fait sur le problème. Le problème lui-même est une réalité objective qui n’a pas changé. Mais le problème tel qu’elle le voit a été changé d’une façon sensible. Au début, le problème est ce qu’il a toujours été, c’est-à-dire extérieur à elle, bien que l’affectant nécessairement. Le problème est son garçon et son entêtement. Le problème, ce sont les médecins qui ne lui donnent aucune aide et qui refusent de lui dire la vérité. Brusquement, la situation change. C’est sa propre attitude quelle commence à voir comme une partie du problème, et sa propre adaptation qu’elle reconnaît difficile à réaliser. Une fois devenue consciente qu’elle est partie intégrante du problème total, son propre comportement relativement à la situation est engagé dans un processus de changement.

Il est indubitable que, dans de nombreux cas, la perception nouvelle possède cette signification pour le client : elle est un processus qui consiste à devenir suffisamment libre pour considérer les faits de manière nouvelle, une expérience de découverte de nouveaux rapports intrinsèques dans des attitudes familières, une accueillance nouvelle de conséquences d’éléments bien connus. Comme nous le voyons dans l’histoire précédente de Madame R…, un tel changement ne peut être obtenu seulement en en parlant ; c’est une expérience que le client réalise personnellement.

Accroissement progressif de la compréhension de soi.

On ne saurait trop souligner que ces aspects de l’insight ne sont que des étapes dans le processus total d’une meilleure compréhension de soi. La perception nouvelle vient peu à peu, morceau par morceau, à mesure que l’individu développe une force psychique suffisante pour supporter de nouvelles significations. Dans notre enregistrement, nous avons capté un échantillon minuscule de ce développement graduel qui illumine la situation topique dans son ensemble. Dans l’un des entretiens avec Madame L…, dont les problèmes avec Jim, son fils âgé de 10 ans, ont fourni de nombreux exemples à la discussion précédente, la conversation indique qu’elle est presque sur le point de reconnaître son rôle dans la situation, et à ce moment évite de terminer sa phrase. C’est une semaine plus tard, dans l’entretien suivant, qu’elle trouve le courage d’accepter cette nouvelle perception et de terminer la phrase commencée sept jours auparavant. Dans le premier des deux entretiens, Madame L… parle de complimenter Jim – événement rare – pour quelque comportement utile qu’il a montré. Cela mène à une discussion de son comportement très irritant, qui, pense-t-elle, requiert un châtiment, et son « bon comportement » intermittent. L’entretien continue (enregistré) :

C. – Je me demande ce qu’il ressent le plus fortement : que vous désapprouviez des choses qu’il fait, ou que par-dessous vous l’aimiez réellement ?

S. – Je ne sais pas. Je ne sais pas ce qu’il ressent véritablement. Je sais comment lui parler, mais… bien sûr il ne l’a pas dit récemment, mais il disait que nous ne l’aimions pas, parce que nous le punissions. Et alors quand il disait cela, je disais : « Écoute, Jim, si je ne t’aimais pas, je ne m’occuperais pas de toi du tout. Tu pourrais faire exactement ce qu’il te plaît, et si je ne t’aimais pas ça n’aurait pas d’importance pour moi. Je ne me ferais pas de souci pour ce que tu deviendrais, mais je veux que tu deviennes quelqu’un de bien. »

C. – Parfois ça peut toucher quelqu’un et lui faire plaisir quand on lui montre un peu d’affection et d’amour sans que cela ait rien à voir avec les problèmes de conduite. (Silence.)

S. – (Lentement.) J’ai fait tant d’efforts à essayer de le corriger, je suppose, que je n’ai pas pris de temps pour… je ne suis pas quelqu’un de très tendre par nature, avec personne. (Silence.) Ma mère l’a souvent remarqué pour elle. Je ne vais jamais embrasser les gens, pas même ma mère. Mon frère le faisait, et ma mère disait que je ne devais pas l’aimer autant que mon frère. C’est seulement que je ne faisais pas attention à ça.

C. – Vous sentez parfois que vous pourriez montrer plus d’affection que vous n’en montrez ?

S. – (Riant, gloussant presque nerveusement.) Oh, non. (Long silence.)

Comme dans la révélation lente d’un film en chambre noire, on peut voir apparaître chez la mère une nouvelle perception quand elle pense tout haut : « Je me suis tellement préoccupée d’essayer de le corriger, je suppose que je n’ai pas eu le temps de… » ; manifestement la partie finale de l’idée est « d’être tendre », mais Madame L… ne peut pas affronter ou accepter l’auto-accusation que cela implique. Elle change de sujet pour se défendre, alors même qu’elle n’a pas été attaquée. Elle doit prouver qu’elle ne peut être tendre, que son attitude envers Jim n’est pas différente de celle qu’elle montrait à sa mère. Quand le thérapeute essaye de l’aider à terminer la phrase, elle rit d’un air très gêné et refuse toute l’idée. Pendant tout le reste de l’entretien, elle s’abstient de reprendre cette idée.

Au cours de la semaine suivante, cependant, cette perception naissante commence à grandir, parce qu’elle n’a pas eu à s’en défendre. Comme dans tous les cas de compréhension authentique, cela devient le facteur puissant d’une nouvelle orientation. Dans l’entretien suivant, elle ne parle pas seulement du fait que le comportement de Jim est meilleur,… qu’elle l’a protégé d’une critique trop violente de son père, et qu’elle l’a trouvé moins nerveux, mais elle en arrive aussi, dans les dernières minutes de l’entretien, à terminer la phrase qu’elle avait commencée la semaine précédente. « Peut-être », dit-elle, « cela lui ferait-il beaucoup de bien de recevoir de la tendresse, de l’amour et de la considération en dehors et à part de toute condition de bonne conduite. Ma foi, j’ai l’impression que nous avons été si préoccupés de le corriger, que nous n’avons pas eu le temps de faire autre chose. »37 Elle a atteint le stade où elle peut supporter d’envisager le fait que son propre manque de tendresse, son propre désir de punir, a contribué à faire de Jim un problème.

On chercherait longtemps un exemple qui en dirait davantage sur le développement de la prise de conscience. En premier lieu, les contacts avec le thérapeute lui ont peu à peu donné l’assurance qu’elle n’a pas besoin de se défendre contre l’attaque, directe ou sous-entendue. Dans cette nouvelle liberté, elle commence à pressentir son propre rôle dans la situation. Mais elle n’ose pas le dire en propres termes et refuse sa perception quand l’aidant s’efforce de lui en faciliter l’expression. C’est la satisfaction, qui se produit au cours de la semaine suivante, d’avoir mis en action la nouvelle perception qui lui donne le courage de l’énoncer en propres termes.

Il est à peine nécessaire de faire remarquer que cette acceptation authentique par Madame L… de son rôle dans la création d’un problème est bien loin du verbalisme facile de quelques attitudes similaires, adoptées comme défense. De nombreuses mères viennent à la clinique disant : « Mon fils est un vaurien, et je suis sûre que tout est de ma faute ». Ceci n’est que la meilleure méthode de défense de quelqu’un d’intelligent. C’est une expérience très différente quand ces individus sentent qu’ils ont eu effectivement leur part dans la création des difficultés de l’enfant.

Reconnaissance et acceptation du moi.

Souvent l’acceptation de la nouvelle perception ne comporte pas seulement la reconnaissance du rôle joué par l’individu, mais elle comprend aussi la reconnaissance de ce qui est réprimé par le Moi. Tant que l’individu refuse certains sentiments qu’il découvre en lui-même, il entretient des attitudes de compensation de caractère défensif. Quand il peut envisager clairement, et peut accepter comme partie de lui-même ces sentiments moins méritoires, le besoin de réactions défensives tend à disparaître.

On trouve un excellent exemple du développement de ce type de conscience dans le cas de Cora, adolescente de 17 ans amenée à la clinique d’orientation et au tribunal pour enfants par son beau-père pour son comportement indisciplinable à la maison. La mère était une infirme qui avait passé du temps à l’hôpital et dans un sanatorium. Le beau-père avait pris Cora en charge et avait aussitôt montré une attitude particulière à son égard, jalousant ses amis et manifestant par son comportement un intérêt sexuel direct pour la jeune fille. Comme la tension à la maison était extrême, Cora fut placée par le tribunal dans un orphelinat, et peu de temps après, la jeune fille demanda à parler encore au psychologue avec lequel elle avait eu plusieurs entretiens quand elle allait au tribunal. Quand elle arriva, elle exprima le désir de parler de sa famille, et presque tout ce quelle disait avait trait à son beau-père. Elle parlait avec indignation du contrôle qu’il exerçait sur elle, même lorsqu’elle était à l’orphelinat, de la rage dans laquelle semblait le mettre le moindre rendez-vous qu’elle pouvait avoir avec un ami. L’entretien continue :

Finalement le psychologue dit : « Pourquoi pensez-vous que cela arrive ? » Cora dit : « Je pense qu’il le fait par mesquinerie. Je ne peux pas comprendre pourquoi ma mère ne l’empêche pas. Pourquoi le croit-elle toujours ? » Le psychologue dit : « J’ai parlé avec votre mère depuis que vous êtes là. Votre mère en a parlé. Elle comprend. Peut-être vous l’expliquera-t-elle un jour. Voulez-vous que je vous dise de quoi votre mère et moi avons parlé ? » Cora ne manifesta à cela aucun intérêt, mais se remit immédiatement à parler du problème du comportement de son beau-père : « Je pense que ce qu’il veut, c’est que je sois à la maison. Je pense qu’il veut que j’aide au travail de la maison. Je pense qu’il est jaloux. Plusieurs personnes l’ont dit. Le conseiller à l’école l’a dit aussi, vous vous souvenez, je vous l’ai dit. Je ne vois pas pourquoi il serait jaloux ; de quoi pourrait-il être jaloux ? Il a horreur de me voir sortir avec un garçon. Je ne sais pas comment expliquer ça. Je pense qu’il n’y est pas tout à fait. Parfois il y est, et parfois il n’y est pas. Il n’aime pas que j’aille avec des Italiens. Il n’aime pas que des garçons, quels qu’ils soient, me sortent. Il est jaloux. Je ne comprends pas ça. S’il avait mon âge, ça voudrait dire simplement qu’il veut venir avec moi. Mais il est marié à ma mère. Je ne comprends pas cela. Un garçon le dirait franchement. Lui, non. Il agit de cette façon-là, c’est tout. Il agit comme s’il voulait aller avec moi. Pourquoi ? ça ne peut pas être vrai ? Il est marié à ma mère. C’est difficile de penser ça. » Pendant un long moment, elle fut très troublée et silencieuse ; elle se mit à être très embarrassée et à s’agiter.

Le psychologue : « Parlez encore un peu de ça. »

Cora : « Je ne sais pas quoi dire. Ça paraît terriblement injuste pour ma mère si c’est ça. Après tout, il a épousé ma mère. Ça ne serait pas juste pour ma mère. Je ne ressens rien pour lui. Je ne vois pas pourquoi il aurait ces sentiments. Je deviendrais folle si seulement il me touchait. Il paraît tellement dévoué à ma mère. Je pense qu’il l’est. Je réalise que ça a été dur pour lui, ma mère étant à l’hôpital. S’il doit être comme ça, pourquoi me choisir moi ? Il ferait mieux de sortir avec quelqu’un que nous ne connaissons pas, avec une inconnue. »

Le psychologue : « Pourquoi vous préfère-t-il ? »

Cora : « Je ne crois pas que ce soit parce que je ressemble spécialement à ma mère. Les gens le disent, il le dit ; je ne le pense pas. Peut-être que je lui ressemble. Il n’y a rien d’autre à dire. Je suis… horrifiée !… ma propre mère ! La seule raison serait que je lui rappelle ma mère. »

Elle dit à quel point sa mère était merveilleuse. « Il a épousé ma mère. Il ne devrait pas ressentir cela. Pourquoi ne dit-il pas quelque chose ? Pourquoi se venge-t-il sur moi ? Ma mère est présente. Pourquoi ne lui donne-t-il pas toute son affection ? Peut-être parce que je suis plus jeune, en meilleure santé, ou quelque chose comme ça. Je ne pense pas que ça puisse être sexuel, parce que… à moins »… (Il y eut un long silence)… « Je sais qu’il n’a pu

avoir aucune vie sexuelle avec ma mère. Elle est malade. Je n’aime même pas parler de ces choses-là. Qu’y a-t-il d’autre à dire ? »

La conversation se poursuivit dans la même ligne ; largement consacrée au débat sur son beau-père et sur son comportement. Deux jours plus tard, Cora vint au rendez-vous suivant.

Elle paraissait très posée quand elle entra. « Je suis encore dans le brouillard. J’ai réfléchi et réfléchi. Ça semble impossible. C’est dur à croire. Je peux voir quel est le sens qu’il y a là-dedans. Tout se tient, et je ne peux pas encore le croire. Comment est-ce que ce serait possible, quand je vois que ça veut dire quelque chose ? »

Le psychologue lui donna quelques explications sur le fait qu’on pouvait comprendre ce qui se passait et pourtant ne pas l’accepter émotionnellement. Cora dit alors : « C’est dur de croire que c’est vrai. Jamais une chose comme ça ne m’est venue à l’esprit. Je ne pense pas à des choses comme ça de toute façon. »

Le psychologue : « Qu’est-ce qui est dur à croire ? »

Cora : « C’est dur à le croire, et pourtant je le crois. C’est dur de croire que des gens ont des sentiments comme ça. Ça n’a pas l’air propre. Quand j’y pense, j’en ai des frissons. Ça n’a pas fait partie de mon éducation. Pour toutes les filles, c’est sans doute pareil. L’idée que mon beau-père a ces sentiments… ! Je ne suis pas ma mère. Je ne vois pas pourquoi il aurait cette idée. Je ne sais pas comment le dire. »

Durant le reste de l’entretien, elle parla des désaccords familiaux, et du fait qu’elle ne voudrait jamais revenir chez elle. Cora manqua les deux rendez-vous suivants. Il semble tout à fait raisonnable de supposer que le caractère douloureux de cette nouvelle perception croissante fut le facteur le plus important de ces rendez-vous manqués. De fait, elle ne vint au rendez-vous que deux semaines plus tard.

Cora expliqua qu’elle s’était trompée sur les heures de rendez-vous. « Je n’ai pas essayé de l’oublier. C’est un accident. J’ai pensé à ce dont on a parlé la dernière fois. C’est très compréhensible, mais je ne peux pas le croire. »

Le psychologue dit : « Quand vous étiez là la dernière fois, vous étiez en train d’essayer de répondre à la question de savoir quelle était votre part de responsabilité dans la situation. » (Rien de tel n’est inclus dans le compte rendu de l’entretien précédent par le psychologue. Si une telle question a été effectivement soulevée par le psychologue, cela explique sans aucun doute la raison pour laquelle Cora a manqué ses rendez-vous.)

Cora : « Je ne sais pas en quoi elle consiste. Je ne peux me l’imaginer. »

Le psychologue : « Quand votre mère était à l’hôpital, votre beau-père faisait des choses pour vous, vous donnait des choses et vous prenait des places de spectacle. Vous étiez contente, n’est-ce pas ? Comment le montriez-vous ? »

Cora : « Oh, je sautais partout et j’étais très joyeuse. Je me serais jetée à son cou et je l’aurais embrassé. Parfois je montre mon plaisir de cette façon. Parfois je l’embrassais et j’en faisais toute une histoire. »

Le psychologue : « Vous est-il arrivé de faire quelque chose pour quelqu’un d’autre et qu’il montre du plaisir ? Que ressentiez-vous ? » Cora réfléchit quelques instants puis donna de nombreux exemples de choses qu’elle avait faites pour sa nourrice. « J’étais bien contente qu’elle soit heureuse. » Elle réfléchit longtemps. « Peut-être bien que je l’aimais un peu plus fort pendant quelques minutes après ça. »

Le psychologue : « Revenez encore au moment où vous et votre beau-père étiez ensemble et où votre mère était à l’hôpital. » Cora parla de ce que son beau-père avait fait pour elle, particulièrement lui prendre des places. « A ce moment il faisait ça pour plaire à ma mère, pas pour moi. J’étais contente et je le montrais. J’étais contente parce que ma mère était contente. Quand elle était contente, il voulait faire encore plus pour moi. Alors j’ai eu un sentiment pour lui, le culte du héros. Non, ce n’est pas ça. Quelque chose de différent. Parfois je pensais qu’il était très attentif, et parfois je ne l’aimais pas. J’étais aussi jalouse qu’il ait épousé ma mère. Je lui en étais reconnaissante, mais alors je pensais que j’avais le droit à ce qu’il fasse des choses pour moi. Non, ce n’était pas le culte du héros. Je ne peux pas exactement dire ce que c’était. Il faisait pour moi des choses qui me plaisaient. Il était, je pense, une sorte de Père Noël. Quand les gens font des choses pour vous, vous vous mettez à attendre et à attendre. Puis la personne finit par en avoir assez. Alors vous apprenez la manière d’obtenir les choses. Je suppose que c’est ce que j’ai fait. J’ai appris à obtenir des choses de lui. »

Le psychologue : « Que faisiez-vous ? »

Cora eut l’air gêné, se tut longtemps. « Oh, je ne sais pas. J’avais un tas de trucs. Ça n’était pas dur de l’amener à sortir. Il n’aimait pas rester à la maison. Je faisais un tas de choses. Quand je voulais que des filles m’accompagnent, je choisissais les filles qu’il aimait pour qu’il les prenne avec lui. » Elle se tut longtemps et le psychologue attendait, puis il dit : « Autre chose ? »

Cora : « Je suppose que j’avais la voix douce et persuasive et sur le visage une expression joyeuse, de la façon que je savais que cela lui ferait faire les choses. » Elle parla un petit moment encore, manifestant de plus en plus d’embarras.

Le psychologue : « Quand vous voulez qu’un garçon vous prenne une place, comment vous y prenez-vous ? »

Cora : « J’ai probablement l’air douce et sans défense. » Puis très vite : « Je ne me rends pas compte de tout ça, mais je pense que je le fais. Je sais comment faire pour avoir cet air-là, mais ça ne prend jamais avec ma mère. Je crois que j’ai appris à le faire surtout en réfléchissant au moyen d’obtenir des choses de mon beau-père. Ce n’était pas conscient chez moi, de créer cette situation. » Elle se remit à raconter que son beau-père l’aimait beaucoup et l’identifiait à sa mère, disant encore : « C’est compréhensible, mais je ne le crois pas. »

Le psychologue : « Aimez-vous cette situation ? »

Il y eut un long silence. Cora rougit, s’agita puis hésitante : « Non, mais j’aime bien que mon beau-père fasse attention à moi. » Elle resta silencieuse un long moment.

Bien que l’approche du conseiller dans cette situation semble trop énergique et directive, les prises de conscience acquises dans ce cas sont d’un intérêt considérable. Tout d’abord, Cora envisage plus clairement l’intérêt sexuel que son beau-père lui porte, et, par suite, les raisons de son comportement jaloux. Peu à peu, cependant, elle en vient à reconnaître qu’elle a encouragé cet intérêt particulier, et qu’elle a adopté des ruses variées pour lui faire continuer son rôle de vieil « ami ». Il est intéressant de voir qu’aussi longtemps que son intuition se limite au comportement de son beau-père, elle parle de lui avec dégoût : « Cela ne semble pas propre de sa part. » Quand elle est capable de reconnaître ouvertement ses propres sentiments dans la situation, elle ne parle plus du tout de lui en ces termes, mais affronte la grande ambivalence de sa propre attitude à son égard. Dans ce dernier entretien, quelques instants après l’extrait cité, le psychologue demande : « Quels étaient vos sentiments à son égard ? » Et Cora réplique : « C’est le Père Noël, je pense ; pourtant je le hais, mais je l’aime vraiment aussi. »

Dans un cas de ce genre, quand l’entretien a révélé des conflits actuels, le comportement symptomatique de révolte, la délinquance sexuelle, et autres choses de cet ordre deviennent plus compréhensibles. Ainsi, l’importance de la compréhension authentique est mise en valeur. Jusqu’à ce que Cora fut capable d’acquérir un degré important de compréhension, tous les essais de traitement furent vains. Après cette perception, elle fut capable d’assumer un rôle plus adulte, et le comportement agressif fut moins nécessaire en tant que substitut de ses conflits.

Il est évident que la compréhension qu’elle a acquise était avant tout une compréhension plus claire de sa relation avec son beau-père, mais la prise de conscience la plus dynamique fut la reconnaissance des sentiments tabous à l’intérieur d’elle-même, et le fait qu’elle et son beau-père avaient eu chacun leur part de responsabilité dans la genèse de la situation.

Le développement progressif de la prise de conscience.

Les exemples qui ont été donnés sont des cas d’intuition partielle, et ne donnent guère un reflet adéquat du processus de prise de conscience tel qu’il se développe dans une série complète d’entretiens de psychothérapie. Pour montrer la variété et la richesse des prises de conscience qui peuvent se développer, et aussi pour attirer l’attention vers la nature plus profonde et plus significative des prises de conscience à mesure que se poursuivent les entretiens, nous pouvons nous tourner vers le cas de Barbara.

Barbara a 16 ans, elle est en dernière année de l’école secondaire, a été élevée dans une famille aux traditions religieuses très strictes. Son père est pasteur, et Barbara l’admire beaucoup, particulièrement pour ses réalisations d’universitaire et d’humaniste. Son père est un individu rigide qui n’a jamais montré beaucoup de tendresse, mais qui trouve quelque fierté dans les excellentes notes scolaires de Barbara. La vie sociale de Barbara a été extrêmement limitée, non pas à cause de restrictions parentales, mais parce quelle a vivement désapprouvé, selon des critères religieux, la plupart des activités sociales des adolescents. Durant l’année précédente, elle eut une « dépression nerveuse » qui se déclara très soudainement, apportant avec elle des peurs et des sensations d’ensevelissement qui étaient très perturbantes. Elle était incapable d’aller à l’école et fut renvoyée chez ses parents pendant un certain temps sur l’avis de son médecin. Quelques mois après sa « dépression », elle fut prise en pension à la clinique, pour aide. Pendant une période d’environ douze semaines, le psychologue eut seize entretiens d’aide avec Barbara au cours desquels la jeune fille résolut beaucoup de ses problèmes. À la suite de cela, elle fut capable de retourner chez elle et de fréquenter de nouveau l’école avec succès. Le compte rendu exceptionnellement complet de ses entretiens a été soigneusement examiné, et les extraits qui suivent représentent la plupart des cas dans lesquels il a semblé qu’il y avait, de manière parfaitement évidente, un progrès de la conscience, ou dans lesquels l’aidant s’est efforcé de clarifier la situation dans le but d’apporter plus de compréhension. La progression depuis les prises de conscience partielles et incertaines jusqu’à la prise de conscience plus complète et assurée est très claire. Le contenu de ces entretiens ne peut pas, naturellement, prendre place dans un ouvrage aussi limité, mais les questions les plus significatives découlent clairement de ces extraits dans lesquels le changement de perception est évident.

Premier et deuxième entretien.

Aucun exemple de prise de conscience n’est noté.

Troisième entretien.

Parlant du lourd sentiment de responsabilité qu’elle a toujours eu, Barbara dit :

« Toutes les occasions sont à ma portée si je peux les saisir. Je veux tout saisir de toutes les occasions. »

Le psychologue remarqua : « Il vous faut être parfaite, n’est-ce pas ? » Elle répliqua : « Oui. Les gens diraient : « Chacun à ses défauts. » Je ne le pense pas. Je ne peux voir aucune raison à cela. Il me semble que je pourrais tout faire très bien. Peut-être,… (marquant un temps, réfléchissant)… peut-être certaines de ces idées sont-elles trop lourdes pour moi. Est-ce là la raison de ma dépression ? » Le psychologue lui demanda ce qu’elle en pensait, et elle sentait qu’il y avait peut-être un rapport.

Quatrième entretien.

Barbara a parlé du fait qu’elle n’avait jamais eu qu’un intérêt fraternel pour les garçons, tandis qu’une fille qu’elle déteste s’est introduite entre elle et l’un de ces garçons avec « des façons d’amoureuse ». Le compte rendu continue :

Il y eut une hésitation, puis elle dit : « Est-ce que je dois parler de mes goûts et de mes dégoûts ? » Le psychologue dit : « Vous avancez quand vous parlez de ce que vous ressentez. » Elle dit : « Il n’y a qu’une seule personne que j’aime bien, un garçon, ici à L… Il m’a manqué quand nous sommes allés nous installer à D… Peut-être m’aime-t-il ? Je ne sais pas. Bien sûr, je ne pense pas à me marier et je n’ai jamais pensé à lui de cette façon. Son nom est Frank. Il est venu l’autre soir avec Jack, l’autre garçon qui va m’apprendre à danser. Frank était même bien plus qu’un frère pour nous. Il venait chez nous, et ma sœur et moi le connaissions très bien. Je l’aimais bien et j’avais beaucoup pensé à lui depuis que nous avions quitté L… »

Le psychologue remarqua : « Ces sentiments ont peut-être quelque chose à voir avec les questions que vous vous posez sur la danse et sur vos cheveux. » – « Peut-être que oui. Hier en réfléchissant pour savoir si je me ferai couper les cheveux, j’y ai pensé comme quelque chose que je ferai pour Frank, mais après j’ai essayé de rejeter ça de mon esprit. » Elle rit et elle gloussa de manière plutôt embarrassée. « Je suppose que j’ai un soupçon d’amour. J’ai horreur d’admettre cela. Je lutte contre cela, je crois. »

Plus tard dans le même entretien, après des remarques embrouillées et un long silence, elle dit :

« Avant tout ça, je croyais au contrôle de soi, à une complète maîtrise de l’esprit et des sentiments. » Le psychologue discuta cette question, disant que ce qu’elle apprenait peu à peu était qu’il n’y avait rien qui ressemblât à un contrôle absolu de l’esprit et des sentiments ; qu’il était plutôt difficile pour elle de reconnaître que la partie qu’elle rejetait était une partie d’elle-même. Elle dit : « Je connais cette devise “soyez vous-même”, j’ai entendu ça et je ne parvenais pas à le comprendre. Je ne pensais pas que je voulais être moi-même, ou que je savais ce que cela voulait dire qu’être soi-même. Je suppose que j’ai agi de cette façon-là si longtemps que je ne sais pas exactement comment être moi-même. »

Cinquième entretien.

Parlant de quelques projets intellectuels très ambitieux qu’elle avait discutés avec l’un de ses professeurs, Barbara dit :

« Il les appelle nos idées pesantes. J’appelle ça pensée de liante puissance. Vous allez peut-être me dire que je devrais rester en dehors de ces choses-là pour une année à peu près. » Le psychologue dit : « Vous voulez que je vous le dise ? » – « Eh ! je le ferai de toute façon, que vous me le disiez ou non ! » Le psychologue remarqua : « Bravo. » Barbara continua : « J’ai tellement changé. Tenez, j’accusais presque les jeunes d’être trop « ollé, ollé ». Quand je rentrerai, j’irai au spectacle de temps en temps, j’irai au cinéma. »

Sixième entretien.

Barbara, après un gros blocage, raconte comment, après une soirée récente…

« La relation fraternelle avec Frank a changé un petit peu. Il m’a embrassée plusieurs fois, et cela a changé les choses. » Elle continue à parler de cet incident, et ajoute : « La plupart des filles tournent autour des garçons – je ne sais pas – je suis tellement désintéressée à l’égard de Frank. Je ferais n’importe quoi pour lui. Bien sûr, je ne pense pas à lui pour le mariage ! Tiens, il n’est pas digne d’être élu. Je suppose que je suis amoureuse. Pourtant, amour et mariage d’habitude vont ensemble. Je ne sais pas. J’essaye de me représenter le mariage mentalement, mais il n’y a pas de modèle mental. Tant que Frank n’est pas mon idéal… tiens, bien sûr il a de bonnes qualités, mais nulle part il n’est proche d’égaler mon idéal. (Silence.) Je n’ai rien dit de tout cela au début, bien que ce soit l’une des choses que je ressente le plus. » Le psychologue dit : « Il n’est pas facile de parler de nos sentiments les plus profonds, n’est-ce pas ? »

A un autre moment de cet entretien, après que le psychologue ait fait l’éloge des progrès effectués, elle dit :

« J’ai essayé de trouver la solution de tout ça, mais je ne pouvais rien y faire. Dernièrement, j’ai agi davantage comme je le sentais. Je ne veux pas dire que j’ai perdu le contrôle de mes émotions, mais simplement j’ai fait davantage ce que j’avais envie de faire.

C’est pourquoi j’ai su la dernière fois, que j’allais vous parler de Frank. »

Plus tard dans cet entretien, elle dit qu’elle se mettait à la couture, occupation qu’elle méprisait auparavant. Le psychologue fait observer qu’elle a décidément changé, ajoutant :

« Quand vous avez quitté la maison, vous étiez une petite fille. » Barbara répliqua : « Vous croyez ? Je me sens plus jeune maintenant. » Le psychologue dit : « Je pense que quand vous avez quitté la maison vous étiez une petite fille qui essayait de se comporter d’une manière très, très vieille. Maintenant que vous avez grandi, ce que vous allez faire est d’essayer d’être vous-même et d’agir en fonction de votre âge. » Elle sourit et dit : « Peut-être que oui. Vous savez, mercredi, après le rendez-vous ici, je suis allée dans toute la ville pour trouver une robe exactement comme celle que je voulais. Quand j’étais à la maison, j’aimais les robes avec des choses écrites dessus. Toutes les filles en portaient. Elles avaient dessus la liste de leurs amis et toutes sortes de choses dingues. C’était mon vrai moi, je pense, qui aimait ces robes. Bien sûr, je n’en ai pas pris une à ce moment-là. Je trouvais que ça manquait de tenue. Je pense qu’en moi il y avait une petite envie de m’amuser, mais je ne voulais pas la laisser sortir. Alors mercredi, j’ai décidé d’en prendre une. Il a fallu que je marche dans toute la ville, et je me suis presque fait des ampoules aux pieds pour la trouver. Mais finalement j’en ai eu une. » Elle montre au psychologue une robe de toile qu’elle avait posée sur une chaise en entrant. « Vous voyez, il n’y a encore rien écrit dessus, mais la prochaine fois que je viendrai, il y en aura. Il y aura des tas de choses écrites dessus. » {Elle montre le col du doigt.) Là-dessus il y aura : « bras interdits. »

Septième entretien.

Barbara a exprimé son attachement au psychologue en disant qu’elle avait maintenant pris la décision d’être psychologue.

« Naturellement, il y a le fait que je suis une femme. Je suppose… est-ce qu’il peut y avoir des femmes qui arrivent à quelque chose en psychologie ? » Le psychologue lui dit qu’il y avait un certain nombre de femmes qui remplissaient des fonctions de premier plan en psychologie, et continua en disant : « Vous avez horreur de penser que vous êtes une femme, n’est-ce pas ? » Elle dit : « Oui, il me semble que j’admire tant les qualités masculines que je voudrais être un homme. Peut-être quelqu’un devrait-il me mettre sur le bon chemin et me montrer que je pourrais être une jeune femme bien. »

Plus tard dans l’entretien, elle remarqua : « A peu près au moment de ma dépression, quand le docteur m’a dit que mes pensées et tout ça étaient celles d’un homme de trente ans, je pensais que c’était une sorte de compliment. Peut-être, pourtant, j’essayais simplement d’être masculine, quand tout ce que je pouvais faire était d’être féminine. »

Huitième entretien.

À un moment, Barbara raconte que des gens lui disaient que les hautes ambitions qu’elle avait disparaîtraient et qu’elle se « caserait ».

« Est-ce que c’est nécessaire ? Est-ce qu’il faudra que je perde mes ambitions ? Je pense que je fais davantage ce que je sens, mais si je ne fais que les choses que je sens, où cela va-t-il me mener ? Tout ça est très troublant. » Le psychologue lui expliqua qu’après tout les progrès qu’elle avait faits ne consistaient pas seulement à faire ce qu’elle ressentait, mais à être capable d’accepter ses sentiments. Il fit remarquer qu’auparavant elle s’était toujours interdit à elle-même d’avoir aucun désir de prendre du bon temps ou d’être sociable. Elle avait refusé d’avoir le moindre sentiment sexuel ou le moindre désir d’ami garçon. Elle avait refusé de vouloir paraître attirante et de porter les cheveux courts comme les autres filles. Elle a maintenant atteint un niveau où elle peut accepter le fait qu’elle a effectivement ces sentiments-là. Naturellement, cela ne veut pas dire qu’elle suivra toutes ses impulsions, mais qu’elle n’aura pas peur d’elle-même ou des sentiments qu’elle se découvrira. Le psychologue termina en disant : « Il y a un an vous n’auriez pas parlé avec le garçon à la réunion (événement qu’elle avait décrit). Vous ne vous seriez pas avoué à vous-même que vous vous intéressiez à lui ou qu’il vous attirait. Maintenant vous pouvez en être consciente. Bien sûr, ce que vous en déciderez ne consistera pas simplement à suivre vos impulsions, mais à décider jusqu’à quel point vous voulez aller pour donner suite à cet intérêt. » Elle rit alors et dit qu’elle s’était difficilement avoué à elle-même à quel point ce garçon l’avait intéressée. « Mais c’est vrai que depuis quelque temps je sens que je veux davantage d’amis masculins. » Le psychologue ajouta : « Et vous aurez la volonté d’admettre que vous leur portez à la fois un intérêt intellectuel et un intérêt en tant qu’amis garçons. »

Neuvième entretien.

Barbara dit : « Vous savez, je vous ai parlé des enfants la première fois que je suis venue, et je vous ai dit que je ne les aimais pas. Je veux analyser cela un petit peu. » Elle parle du fait qu’elle n’aime pas les petits enfants, et du fait que les enfants semblent l’aimer. « Peut-être mon manque de sympathie est-il plus ou moins forcé. Peut-être ai-je seulement pensé que j’étais comme cela. »

Dixième entretien.

Elle parle avec inquiétude de ses projets scolaires et de ce quelle n’obtient pas toujours les meilleures notes.

Le psychologue remarque : « Il vous faut encore être parfaite si vous commencez quelque chose, n’est-ce pas ? » Elle réplique : « Oui, j’ai cette impression-là parfois. J’ai toujours essayé d’être la fille idéale telle qu’elle est décrite dans les livres. Les gens plus âgés m’aiment toujours. Je leur fais toujours des choses bien, et les jeunes enfants m’aiment aussi toujours beaucoup. Je pense que les jeunes de mon âge sont mon problème. » Le psychologue expliqua que peut-être son désir d’agir en faveur des adultes plus âgés et des enfants est dû en partie au fait qu’elle avait réalisé qu’elle ne pouvait pas s’entendre avec les personnes de son propre groupe d’âge. Elle dit : « Je suppose que oui. Je crois que les garçons n’aiment pas le genre de fille à l’esprit missionnaire que je suis. Je n’étais qu’une fille pleine d’idées sages. Enfin, vous savez ce que je veux dire. »

Onzième entretien.

Barbara discute encore ses projets scolaires, insistant énormément sur le latin, les carrières de savants, et autre chose du même genre.

Elle reste un moment sans bouger, puis parle plus à elle-même qu’au psychologue : « Peut-être suis-je ridicule de penser à ces choses. Les autres gens ne les apprécient pas. Je ne les fais pas simplement pour me faire remarquer. Peut-être que tout cela a l’air très estimable, mais ce n’est peut-être aussi que du foin. » Elle s’arrête et éclate de rire. « Où est-ce que j’ai bien pu attraper ce mot ? du foin ! »

Douzième entretien.

Au milieu de l’entretien, elle rit et dit :

« Vous savez, à peu près vers notre quatrième séance, je me remplissais les poumons de Frank. Ça vous aurait semblé terriblement bête. Maintenant il me semble que ça n’est plus rien du tout. J’ai l’impression que je suis prête à le laisser tomber quand je rentrerai à D… j’aimerais le voir une fois avant de m’en aller, mais quand je rentrerai, je l’oublierai. Vous savez, j’étais une sorte de martyre de l’amour. Je suppose que c’est ainsi que cela s’appelle. Maintenant je me moque de moi-même. Au début je pensais que je n’arriverais jamais à surmonter cela. Maintenant je pense que quelqu’un d’autre prendra sa place quand je rentrerai. J’ai pourtant toujours pour lui une petite place douce dans mon cœur. » Le psychologue la félicita sur la manière dont elle avait résolu tout son problème.

Treizième entretien.

Barbara dit : « Y a-t-il un problème que je n’affronte pas tout à fait loyalement ? » Le psychologue lui dit qu’elle est la mieux placée pour savoir s’il existe des problèmes qu’elle n’a pas affrontés complètement. « Eh bien, c’est la question du mariage. J’ai encore les idées qui s’embrouillent là-dessus. Je ne sais pas moi-même ce que je veux. J’ai l’impression que je veux l’escamoter. » Elle continua à discuter de façon tout à fait confuse de ses sentiments mélangés à l’égard des enfants, de sa peur de l’accouchement, de sa peur que le mariage ne gêne sa carrière. Elle hésite un peu, puis remarque combien elle a changé. Elle a trouvé deux Revues d’Histoires Vraies, et cela lui a vraiment plu. « Et quand je vois dans la rue un beau garçon aux épaules larges, ça m’intéresse aussi. Je ne sais pas moi-même ce que je veux. »

Un moment plus tard elle remarque :

« Vous savez, j’ai toujours aimé une compagnie masculine, pas tellement le sexe, simplement la compagnie, d’esprit à esprit. » Elle hésite et dit : « Eh bien, voilà quelque chose. Si j’avais à choisir comme je l’ai fait à propos de mes cheveux pour savoir si je veux être un garçon ou une fille, je ne sais pas maintenant ce que je choisirais. »

Elle parle un peu de ce qu’elle a éprouvé durant sa « dépression » et dit : « Peut-être que parce que je voulais être un garçon, je mettais en valeur l’esprit. J’ai essayé en quelque sorte de mélanger… » Elle s’arrête, interdite. « Je n’aimais pas les filles. J’aimais les garçons, parce qu’un garçon était ce que j’aurais aimé être. »

Le psychologue dit : « Vous aviez l’impression que les garçons étaient au-dessus des filles ? » Elle répliqua : « Oui, mentalement supérieurs. Il semblait qu’ils pouvaient en supporter plus que les filles. Je voulais échapper à la condition de femme. Je voulais développer mon côté intellectuel. Je pensais que j’y arriverais… et puis ça a été la dépression. » Le psychologue dit : « Peut-être apprenez-vous en ce moment que vous pouvez être féminine et mentalement supérieure. » « Eh bien, avant j’étais un esprit sans corps. J’esquivais cette situation autant que je le pouvais,… c’était en relation avec ça. »

Vers la fin de l’entretien elle remarque :

« Dans l’American Magazine, il y a quelques mois, il y avait un genre de test sur les caractères masculins et féminins. Je l’ai fait et j’ai découvert qu’à tous les items sauf un je donnais des réponses féminines. Ça m’a rendue folle de rage à ce moment-là ! »

Quatorzième entretien.

« La dernière fois que je suis venue – vous savez, nous n’avons pas clarifié beaucoup la dernière fois – pourtant en rentrant

en bus je pensais que tout cela avait tellement de signification pour moi. Je pense qu’il y a des tas de petites choses qui viennent dans ma tête maintenant, et bientôt je vais vous les dire toutes. »

Quinzième entretien.

Pendant cet entretien, Barbara parle des problèmes qu’elle aura à affronter quand elle rentrera chez elle.

« Mes amis vont me demander : " comment vas-tu ? ’’ Je n’aime pas ça. Je ne peux pas leur dire ce que je ressens, et si je dis que je vais très bien, alors ils se demanderont pourquoi je ne suis pas à la Young People’s Society. Vous savez, j’ai l’impression que je vis dans un nouveau monde, et que je suis différente de ce que j’étais. Ils avaient l’habitude de me demander de prier à la Young People’s Society. Je ne veux pas de cette attitude de sainteté pieuse. Vous savez, j’ai lu la Bible pour la première fois depuis des mois ce matin. Il semble vraiment que les choses aient changé. Les choses que j’ai lues semblaient avoir une nouvelle signification pour moi. J’ai toujours pour but la perfection, mais d’une autre façon. Avant, je lisais la Bible et j’y trouvais des raisons pour ne pas danser et pour ne pas faire d’autres choses, mais maintenant ça me paraît différent. »

Vers le milieu de l’entretien Barbara dit :

« J’ai encore pensé à cette histoire de féminité et je vais voir si je peux l’exprimer par des mots. Je suis une fille. Je vais l’accepter, non comme une fatalité, ou par esprit de soumission, mais pour ce que ça veut dire de mieux. S’il y a un Dieu, je pense qu’il doit avoir les meilleures intentions. Je peux être une femme meilleure que ce que je pourrais être si j’essaie d’acquérir des idées masculines. Je peux probablement faire beaucoup mieux en étant moi-même et en développant mes propres capacités qu’en essayant de faire quelque chose de différent. Je vais l’accepter comme un défi. Je sens que j’ai presque perdu ce sentiment que je voulais être garçon. Je veux seulement être moi-même. Peut-être qu’avant d’en avoir fini, je serai vraiment contente d’être une femme. Je vais apprendre à faire la cuisine, je vais être une bonne cuisinière et en faire un art. »

Un essai d’analyse.

Il sera évident, même au lecteur non spécialiste, que les modes de perception d’elle-même, chez Barbara, ont subi un profond changement au cours de cette prise de conscience. Si on fait l’effort d’analyser ou de grouper ses perceptions nouvelles, il semble qu’on puisse les ranger en quatre catégories. Barbara en est venue à accepter une vue plus réaliste de ses aptitudes et de la réalisation finale de soi. Elle a su parvenir à une acceptation de ses propres désirs sociaux inhibés. Elle peut admettre ses désirs hétérosexuels. Elle est passée d’un reniement total de son rôle féminin à son acceptation presque totale. On peut aider à clarifier le processus dans lequel elle s’est engagée, en dressant la liste, approximativement dans les termes de la jeune fille, de la succession de ses perceptions de soi dans chacun de ces domaines. Le lecteur peut contrôler l’exactitude de ces perceptions de soi en référence aux éléments des entretiens cités.

I. – Idées de Barbara sur ses buts personnels dans la vie.

Troisième entretien : « Peut-être mes anciens idéaux avaient-ils une trop grande puissance… »

Quatrième entretien : « Je voulais un contrôle de moi-même absolu. Maintenant je pense que je veux être moi-même… »

Cinquième entretien : « Je vais abandonner mes idéaux trop élevés… »

Huitième entretien : « Mais c’est perte réelle d’abandonner mes ambitions fantastiques. Si je suis simplement moi-même, où est-ce que ça va me conduire ? »

Dixième entretien : « Je voulais être une jeune fille ’’ douce ", la jeune fille idéale. Maintenant je veux être une vraie jeune… » Onzième entretien : « Mes anciens buts, trop élevés et de trop grande puissance, sont” du foin »

II. – Idées de Barbara sur son moi social.

Cinquième entretien : « Je n’aimais pas les jeunes ’’ ollé-ollé ’’. Maintenant j’admets que j’ai des désirs” ollé-ollé "… »

Sixième entretien : « Avant je désapprouvais les filles qui portaient des robes de toile idiotes et sans tenue. Maintenant j’admets que mon moi réel a toujours voulu faire la même chose… »

Dixième entretien : « Je veux m’entendre avec les autres jeunes… » Quinzième entretien : « Je ne suis plus une personne ultra-sainte, effrayée de ses instincts sociaux. Je suis très changée… »

III. – Idées de Barbara sur ses intérêts hétérosexuels.

Quatrième entretien : « J’ai horreur de ces histoires d’amoureuses. Mais, à la vérité, j’ai un soupçon d’amour moi-même… »

Sixième entretien : « L’amour et le mariage vont ensemble. Je veux l’amour, mais pas le mariage. Ou bien qu’est-ce que je veux ?… »

Huitième entretien : « Je m’intéresse aux garçons et j’ai envie d’avoir des amis. Je peux admettre cela maintenant… »

Douzième entretien : « Je prends conscience que ce que j’ai eu était des premières amours. Maintenant j’envisage avec plaisir d’autres rencontres qui m’apporteront l’amour… »

IV. – idées de Barbara a propos d’être-femme.

Premiers entretiens : « Je n’aime pas les enfants. Je ne veux pas du mariage. Je voudrais être un homme, ou pouvoir agir comme un homme… »

Septième entretien : « J’ai eu horreur d’être une femme. Peut-être quelqu’un me convaincra-t-il que je devrais être une femme… »

Huitième entretien : « Peut-être que j’aime les enfants au lieu de ne pas les aimer… »

Treizième entretien : « Je ne veux pas être une femme. Mais pourtant je le veux. Si j’avais le choix, je ne serais plus du tout certaine. Peut-être que d’essayer d’être un homme a été la cause de ma dépression nerveuse. Je suppose que je suis réellement tout à fait féminine… »

Quinzième entretien : « Je suis une femme. Je vais être une femme. J’aime cette idée… »

Il est certain que ces énoncés sont une manière grossière mais peut-être efficace de montrer la réorientation qu’a apportée la prise de conscience en se développant peu à peu. Le remaniement peut aussi être décrit de façon plus formelle. Au cours de ses entretiens d’aide, Barbara est passée d’une personne qui pense qu’elle doit être parfaite, doit être un homme, doit s’abstenir de nombreuses activités sociales, qui n’aime pas les « affaires de cœur »,… à une personne qui peut avoir des buts de réalisation de soi agréables, qui désire des activités sociales, qui envisage avec plaisir les contacts hétérosexuels et qui accepte son rôle de femme. Que nous décrivions ce changement en termes de changement de but, de changement de motivation, de libération du refoulé ou de changement dans les perceptions de soi, il est évident que le changement est un fait hautement significatif. C’est un processus de puissance dynamique suffisante pour forcer notre attention.

Les exemples de nouvelles perceptions qui ont été donnés jusqu’à présent indiquent que son sens pour le client peut se décrire de différentes façons dans les cas différents. Cela peut signifier la perception de nouvelles relations entre des faits anciens, ce qui est illustré à nouveau par la perception de Barbara d’une connexion entre sa dépression nerveuse d’une part, et ses idéaux très élevés ou son désir d’être un homme d’autre part. Ou cela peut signifier l’affrontement et l’acceptation d’attitudes et d’impulsions jusqu’à présent réprimées. Cela peut signifier un désir d’affronter et de reconnaître le rôle qu’on a joué. Quand on considère le processus du point de vue du psychologue, d’autres aspects de cette chaîne significative d’expériences psychologiques apparaissent d’eux-mêmes.

Comment l’aidant contribue-t-il au développement de la prise de conscience ?

La technique primordiale.

La réorientation et la réorganisation du Moi, qui ont été illustrées par le cas de Barbara, constituent certainement le but principal et l’objectif de la thérapie. Il est naturel de soulever la question de savoir comment l’aidant peut favoriser cette compréhension de soi accrue, cette réorientation autour de nouveaux objectifs. La réponse ne peut manquer de décevoir l’impatient. La technique primordiale qui conduit la prise de conscience chez le client requiert de l’aidant un suprême degré de retenue, plutôt qu’un suprême degré d’initiative agissante. La technique primordiale est d’encourager l’expression des attitudes et des sentiments, comme cela a été discuté dans le chapitre précédent, jusqu’à ce que la compréhension intuitive apparaisse spontanément. L’apparition de la compréhension est souvent retardée, et parfois même rendue impossible, par les efforts de l’aidant pour la créer ou la faire naître. Elle n’est probablement pas retardée, et certainement jamais rendue impossible, par les méthodes d’entretien qui encouragent la pleine expression des attitudes.

On notera que malgré la pratique évidente d’autres techniques, que nous discuterons, dans le cas de Barbara, les prises de conscience les plus profondes et les plus utiles, les compréhensions qui sont le plus efficaces pour la réorganisation, sont celles qu’elle exprime spontanément. Ainsi, le but premier du thérapeute est d’aider le client à abandonner toute forme de défense, tout sentiment que ses attitudes ne devraient pas être amenées à jour, toute inquiétude d’entendre le psychologue critiquer, suggérer ou ordonner. Si ce but peut être atteint, le client est alors libre d’envisager la situation totale dans sa réalité, sans avoir à se justifier ou à se protéger. C’est alors qu’il peut voir clairement ses relations, et peut reconnaître en lui-même les impulsions jusque-là cachées.

Ce mode d’action impose à l’aidant beaucoup d’empire sur lui-même. La raison en est simple. À mesure que le client se révèle de plus en plus amplement dans les entretiens d’aide, l’aidant commence à développer lui-même une compréhension des problèmes du client. Il n’est pas rare que les structures de réaction essentielles soient relativement claires pour le psychologue à la fin du premier ou du second entretien. De nombreux thérapeutes sont très tentés, qu’ils soient psychiatres, psychologues, conseillers d’orientation ou assistantes sociales, de renseigner le client sur ses structures, de lui expliquer ses actions et sa personnalité. Nous avons déjà vu (chapitre II, page 41) comment cela est généralement accueilli. Plus l’interprétation est précise, plus grande sera vraisemblablement la résistance défensive qu’elle rencontre. On se met à redouter le psychologue et ses interprétations. Résister à la tentation d’interpréter trop vite, reconnaître que la prise de conscience est une expérience qui doit être atteinte par le sujet, et non pas une expérience qui doit être imposée par le thérapeute, est une étape importante dans le progrès des praticiens de l’aide psychologique.

De fait, on peut dire qu’il est plus sûr et plus satisfaisant, pour un psychologue moins expérimenté, de n’utiliser aucune technique d’interprétation et aucune technique spéciale de promotion de la conscience. Si le psychologue reconnaît convenablement les attitudes du client, aide au processus de clarification des sentiments, et facilite l’expression libre, la perception nouvelle viendra d’elle-même et le psychologue la reconnaîtra quand elle se produira. Il y a, cependant, certains autres types d’efforts du thérapeute qui semblent promouvoir le développement et l’accroissement chez le client de la compréhension qu’il a de lui-même, et ceci mérite notre attention.

Exemples de techniques qui clarifient les relations.

Sous certaines conditions, il est possible d’expliquer au client quelques-uns des éléments qu’il a révélés. Quand l’interprétation est entièrement basée sur les dires du client, et quand elle est simplement une clarification de ce que le client a déjà perçu par lui-même, ce type d’approche peut être couronné de succès. Un exemple de ce type d’interprétation a déjà été donné dans le cas de Barbara, au huitième entretien (page 190). Le praticien résume une grande partie de ce que Barbara a apporté dans les entretiens en faisant remarquer que là où auparavant elle refusait des sentiments sociaux ou sexuels, maintenant elle peut accepter ces attitudes-là comme faisant partie d’elle-même. Cette interprétation, non seulement Barbara l’accepte mais elle la développe. Cette acceptation est importante. Si une interprétation n’est pas pleinement acceptée, elle crée une résistance et a, du point de vue de la thérapie, une valeur incertaine.

Pour donner une vision plus concrète de ces techniques, nous pouvons recourir à un fragment du quatrième entretien avec Herbert Bryan, un jeune qui vient d’avoir 20 ans38. Bryan est venu à la clinique parce qu’il souffrait de troubles névrotiques variés : douleurs physiques sans origine organique, léthargie et découragement qui le rendaient inefficace, et un manque général de succès qu’il imputait à sa névrose. Il avait un esprit philosophique brillant, avait beaucoup lu de psychologie ; il utilisait des termes psychologiques couramment et de façon précise. Au cours des premiers entretiens, il discuta, en termes hautement abstraits et intellectuels, des difficultés dont il souffrait. Au cours du quatrième entretien il mit en évidence spontanément que chaque fois qu’il se sentait empêché de jouer un « rôle viril, vigoureux », il tendait à battre en retraite dans ses symptômes névrotiques, qui décidément étaient d’une certaine manière satisfaisants. Il passa alors en revue tous les efforts qu’il avait faits dans le passé pour se débarrasser de ces symptômes. Il continue dans la partie de l’entretien citée ci-dessous à reconnaître très clairement le choix qu’il a à faire : persister dans son rôle névrotique, ou lutter pour une adaptation normale. Le lecteur notera comment l’aidant favorise le développement de la compréhension en reconnaissant avec clarté les sentiments que Bryan a exprimés, en clarifiant le choix auquel il a à faire face, et aussi en interprétant quelques-unes des relations qui existent dans sa situation (il s’agit d’un enregistrement) :

C. – Ce qui vous amène à aujourd’hui où vous…

S. – Oui, où j’ai pris la décision de venir à vous. Comme je vous l’ai déjà dit, je sentais que les efforts que je faisais n’étaient pas sincères, sans quoi… sans quoi ils auraient réussi, et que ce que je faisais n’était que teinté de ma minorité39, en quelque sorte. Alors j’ai cru qu’un homme de votre formation pourrait m’indiquer la clé qui permettrait mon changement.

C. – Au moins une partie de cette clé dont vous parlez semble résider dans une assez claire reconnaissance du choix que vous faites. Je veux dire : vous avez certainement mis en évidence beau coup plus clairement le contraste qui existe entre aller de l’avant, ce qui implique une responsabilité et implique à la fois des satisfactions et des mécontentements… et retomber dans la facilité de simplement vivre avec vos symptômes.

S. – En dernière analyse, on en viendrait à dire que je prends autant de plaisir aux symptômes névrotiques, mais que je les respecte moins.

C. – Oui, c’est une bonne façon de…

S. – En d’autres termes, je suppose que je commence à donner plus de valeur au respect de soi, autrement ça ne vaudrait pas un pet de lapin.

C. – C’est exact. C’est, euh… vous avez dit quand vous êtes venu ici la première fois que c’était là le tableau ; aujourd’hui, d’où pourrait venir la motivation pour le transformer ? Ma foi, une grande part de la motivation pour le transformer vient d’une reconnaissance plus claire de la partie de vous-même que vous voulez préserver de manière permanente par rapport à l’ensemble de votre situation.

S. – J’ai une façon philosophique subtile de me tromper moi-même là-dessus, pourtant, que je dois mentionner. Bien sûr, en tant que philosophe, je sais qu’il n’existe pas de manière d’évaluer les valeurs. Je sais que tout essai de dire qu’un ensemble de valeurs est supérieur à un autre ensemble de valeurs se résout toujours en l’un ou l’autre de deux discours : ou bien c’est une tautologie où l’on répète la même idée dans des mots différents en disant : « Ces valeurs sont meilleures parce que ceci et cela », et l’on dit, en fait, qu’elles sont meilleures parce qu’elles sont meilleures ; ou bien on en revient à quelque forme du fiat – peut-être un fiat divin – « Ces valeurs sont meilleures parce que Dieu dit qu’elles le sont », ou quelque forme du fiat de la nature, ce qui n’est pas philosophiquement démontrable. Ainsi quand je me surprends, euh… je me surprends à évaluer les valeurs intellectuellement plus désirables, c’est-à-dire, quand je me surprends à évaluer le bon rôle, une autre partie de moi-même dit : « Tu ne peux pas démontrer que cet ensemble de valeurs soit meilleur. » J’ai un tel culte philosophique que si je pouvais démontrer… s’il existait quelque aune cosmique, quelque forme d’absolu cosmique, euh… comparable à la foi absolue en Dieu chez un croyant, vous voyez, euh… alors je pourrais posséder la preuve philosophique qu’un ensemble de valeurs est catégoriquement meilleur qu’un autre, mais de cette façon je sais que je ne peux pas obtenir une telle preuve philosophique, ou du moins je ne l’ai pas trouvée. On ne peut jamais démontrer les valeurs ; il nous faut toujours les admettre. Je pense qu’en tant que philosophe vous devez être d’accord avec moi.

C. – Je ne sais pas si c’est en tant que philosophe, mais je serai certainement d’accord avec vous que, dans les situations de ce genre, je ne pense pas qu’on puisse avancer une preuve qui puisse démontrer un ensemble de valeurs plutôt qu’un autre.

S. – Rien au-dehors dans l’univers. Tout doit reposer au-dedans de nous-même.

C. – Ça se rapporte pas mal au soi nu, n’est-ce pas ? Voilà deux routes générales ; laquelle préférez-vous ? Ça se rapporte à un choix personnel et probablement complètement non-philosophique.

S. – Oui. En d’autres termes, je ne peux pas… et je ne peux pas regarder le cosmos et dire : « Alors, laquelle des deux routes a ton approbation ? » Je ne peux pas…

C. – Vous pouvez, et certaines personnes le peuvent, mais il est douteux que cela tranche réellement la question.

S – Oui, j’imagine que quand on accomplit véritablement un changement on pense souvent qu’on le fait pour Dieu, mais on le fait réellement pour soi-même. Ma foi (pensivement), peu-être n’ai-je besoin de rien au-dehors dans le cosmos, alors.

C. – Ma foi, il peut bien se faire que vous en ayez suffisamment en vous-même.

S. – Oui, il y a là un bon point. Là… euh, ma quête philosophique de quelque chose dans le cosmos pour justifier que je prenne l’une des deux routes était, en fait, la quête de quelque chose que je savais que je ne trouverais jamais.

C. – M-hm.

S. – Parce que j’avais assez d’intellect pour savoir que je ne trouverais jamais un ordre cosmique pour indiquer un certain chemin. Mais je me permettais ensuite pour moi-même d’utiliser l’absence d’un tel ordre cosmique comme une rationalisation de mon propre manque de motivation.

C. – Rien qui n’aille pas dans votre connaissance de vous-même, quand vous la laissez aller.

S. – Eh bien, je crois que c’est peut-être la première chose : connais-toi toi-même.

C. – Exact.

S. – C’est ce que je vais faire maintenant… c’est-à-dire, non pas chercher une démonstration de mes valeurs, mais aller de l’avant et assumer celles qui peuvent me donner le plus de respect de moi-même et de satisfaction.

C. – Celles que vous voulez le plus profondément. Je pense que c’est un vrai choix, et des individus différents prennent des routes différentes. Il y a, comme vous le savez, certaines satisfactions qui vont avec… ma foi, avec l’évasion hors de la vie, avec la construction de choses qui rendent superflu de sortir et de se battre et d’assumer certaines responsabilités et ainsi de suite. Il y a des gens qui choisissent cette route. D’un autre côté, il y a certaines satisfactions rattachées à une route plus dure aussi.

S. – Je pense que mon conditionnement religieux m’a rendu en quelque sorte dépendant de certaines formes de signe cosmique. Originellement, je devais dépendre de l’approbation de Dieu. Quand je perdis la foi en une forme personnalisée de déité, je quêtais des signes de la nature et d’autres choses comme ça. Mais je dois apprendre à assumer mes valeurs sans la justification de l’extérieur. Ça se réduit à ce que je désire réellement. (Silence.) Je pense que c’est une bataille assez serrée.

C. – Je le pense aussi. Pour être tout à fait franc avec vous, je le pense aussi.

S. – Ce n’est pas simplement un cas d’optimisme Rotarien que de dire : « Eh bien, maintenant mon meilleur jugement est de choisir telle voie. »

C. – Non.

S. – Je ne crois pas que ce soit ça.

C. – Non. Je pense que… euh, je pense que votre expérience entière montre que c’est un choix vraiment serré, en effet.

Nous avons là un bon exemple de la coopération entre un aidant et un aidé vers la compréhension la plus profonde. La première réponse de l’aidant, tirée de cet extrait, comporte la reconnaissance d’un sentiment qui a été exprimé au début de l’entretien, mais comporte aussi une interprétation plus claire du fait que le client affronte un choix, des satisfactions pouvant résulter de l’une ou l’autre décision. Cette acceptation amène une prise de conscience très significative de la part de Bryan qui prend davantage de plaisir aux symptômes névrotiques, mais les respecte moins, belle affirmation du conflit de base entre les désirs infantiles et adultes. Comme l’aidant répète que son client est placé en face d’un choix, le client rompt quelque peu, faisant remarquer que rien ne peut prouver que la route qui mène vers la croissance soit meilleure que la route qui se perd dans les symptômes névrotiques. Quand ce sentiment quelque peu découragé est accepté et reconnu, le client en vient graduellement à la prise de conscience la plus profonde de toutes, à savoir que peut-être les forces qui permettront le choix gisent au-dedans de lui-même : qu’il possède le pouvoir de croissance et d’indépendance.

Voilà le type de réponse du psychologue qui accroît la compréhension. Aucune interprétation n’est avancée qui ne soit acceptée par le client. La plupart des réponses du thérapeute se bornent à reconnaître et à renforcer les prises de conscience auxquelles le client est déjà parvenu. Notez que lorsque cette méthode est suivie, la conscience obtenue est immédiatement réappliquée à une nouvelle situation, comme lorsque Bryan se dit soudain que la recherche d’une « preuve cosmique » n’était qu’une rationalisation qui sert à décourager toute décision réelle. Notez également que l’aidant ne tente absolument pas de peser sur le choix du client, mais fait remarquer qu’on tire des satisfactions soit à être névrosé et à échapper aux difficultés, soit à être plus adulte. Comme on l’a signalé plus tôt, la vraie thérapie compte, pour sa motivation, sur l’élan vers la croissance et la normalité, aspiration qui existe en chaque individu. Si cette aspiration n’est pas suffisamment puissante pour rendre possibles les choix positifs quand ces choix ont été clairement perçus, il sera douteux qu’on puisse espérer un succès thérapeutique.

Comme les techniques que le psychologue utilise pour favoriser la compréhension sont fines, et comme la ligne entre l’interprétation réussie et l’interprétation infructueuse est difficile à tracer, on donnera un autre exemple de méthode du thérapeute. Dans cet exemple, l’aidant est trop pressé, il n’attend pas l’expression spontanée de la compréhension, et tend à une interprétation trop directe. En conséquence, le résultat final est moins satisfaisant, et quoique la compréhension soit presque certainement accrue dans une certaine mesure, on se pose davantage la question de savoir si elle est authentique et durable.

Paul, l’étudiant (un passage a déjà été cité), emploie une partie de son deuxième entretien à discuter le fait qu’il a hérité d’aptitudes qu’il ne désire pas (aptitudes musicales et littéraires) et de peu d’habiletés qu’il désire. Il a horreur de ses propres goûts musicaux et littéraires parce qu’ils sont en relation avec les émotions. Dans son enfance, on l’a ridiculisé et humilié parce qu’il avait des réactions de « poule mouillée ». L’entretien continue (enregistré, les items étant numérotés pour faciliter les références) :

1. C. – Vous sentez que vous seriez beaucoup plus heureux si vous étiez exactement comme les autres au lieu d’être trop émotif ?

2. S. – C’est exact. Bien sûr, j’aimerais bien… ne pas, ne pas éprouver ces peurs. (Silence.) J’aimerais être calme et avoir l’esprit clair dans toutes les situations.

3. C. – Au lieu de tout cela, vous vous trouvez un peu émotif.

4. S. – J’ai les nerfs à fleur de peau, oui ! (Rire, suivi d’un silence.)

5. C. – Vous y avez réfléchi pas mal. Quel est votre idéal d’homme ?

6. S. – Euh, eh bien, un savant. C’est ce que je considère comme l’homme idéal, plutôt un savant dans les sciences de la nature, en chimie ou en physique, ou un ingénieur, quelqu’un qui… quelqu’un qui est utile à la société en construisant ou en fabriquant des choses plus commodes. J’aime tout ce qui est moderne.

7. C. – Quelqu’un qui ne s’occupe que des choses matérielles, et sans émotion.

8. S. – C’est ça, de quelque chose de palpable.

9. C. – Ainsi vous aimeriez réellement résoudre cette difficulté en étant quelqu’un de très différent de vous-même.

10. S. – Oui. C’est pourquoi je suis dans une école d’ingénieurs. J’ai l’occasion de… eh bien, simplement de me mettre à l’épreuve et de voir en fait quelles aptitudes j’ai dans cette orientation. Elles ne sont pas mauvaises, mais je manque de… des choses très fondamentales qu’un bon ingénieur doit avoir ; c’est-à-dire, être calme, être accrocheur, et oublier tout ce qui m’est passé par la tête. Un bon ingénieur n’est pas émotif, c’est ce qui serait le pire pour lui… aucun émotif n’est bon ingénieur.

11. C. – Ainsi dans une certaine mesure vous êtes entré dans les études d’ingénieur parce que vous pensiez que ce serait une extraordinaire discipline pour vous, n’est-ce pas ? que ça vous empêcherait d’être émotif ?

12. S. – C’est ça.

13. C. – C’était cela, peut-être, plutôt qu’un intérêt direct pour les études et le métier d’ingénieur.

14. S. – Eh bien, c’était mêlé d’un certain intérêt authentique. Il y en avait, c’est vrai. Mais dans une très grande mesure, c’était largement dû à ça, exactement comme je l’ai dit.

15. C. – Ne pensez-vous pas qu’une partie de vos difficultés vient de ce que maintenant vous vous demandez si vous ne voulez pas être réellement vous-même ? Est-ce que cela pourrait en faire partie ?

16. S. – Euh, c’est quoi ?

17. C. – Eh bien, je ne faisais que me demander. Vous vous efforcez tellement d’être quelqu’un d’autre, n’est-ce pas ?

18. S. – Ouais, parce que je ne me satisfais pas.

19. C. – Vous pensez que votre moi n’a pas de valeur.

20. S. – Ouais, c’est ça, et à moins que vous me fassiez changer d’avis là-dessus, je continuerai à penser dans la même ligne.

21. C. – (Riant.) Tiens, vous avez presque l’air de vouloir que quelqu’un vous fasse changer d’avis là-dessus.

22. S. – (Très sérieusement.) Ouais. Parce que je ne sais pas comment je peux résoudre cela autrement.

23. C. – En d’autres termes, vous trouvez que c’est une entreprise assez rude d’essayer d’être un ingénieur calme, pas émotif, quand en fait vous êtes quelqu’un de tout à fait différent.

24. S. – Exact ! Ouais, c’est une entreprise très rude. Je la trouve impossible et j’ai horreur de penser qu’elle est impossible.

25. C. – Et vous en avez horreur, en partie parce que vous pensez qu’il n’y a rien de valable dans votre vrai moi.

26. S. – Oui.

27. C. – Quelles sont les choses que votre moi voudrait faire ?

28. S. – Oh, voyons, eh bien… euh, je vous ai dit que je m’intéressais aux mathématiques. Ça c’est une chose. Je m’intéressais aussi à l’anthropologie. En même temps je m’intéressais à la musique et à… eh bien, j’aimais les romans, mais maintenant je ne m’en occupe plus, mais… j’aimerais… je pense que j’ai un don pour écrire, aussi, et j’ai honte de ces dons.

29. C. – Vous avez honte de ces deux dons-là et de votre intérêt pour l’anthropologie. Vous y voyez la preuve que vous n’êtes pas valable.

30. S. – (Riant.) J’ai été énormément influencé par un anthropologiste, Hooton. (Silence.)

31. C. – Eh bien, je pense que vous vous colletez à un problème très dur, qui est très fréquent. À un moment ou à un autre : savoir si on va être soi-même, en essayant de découvrir quel est réellement son moi, ou savoir si on va essayer d’être une personne autre. (Très long silence.)

32. S. – Eh bien, je n’ai pas décidé d’être moi-même.

33. C. – Non, je le constate. Comme je le dis, vous flottez beaucoup là-dessus. En fait vous ne voulez pas être vous-même.

34. S. – C’est ça. (Silence.)

35. C. – Malgré cela, vous n’êtes pas tout à fait sûr que vous voulez être ingénieur non plus.

36. S. – Eh bien, c’est… non, je ne pense pas pouvoir en être un. Pas comme je suis maintenant. Je ne vais nulle part.

En considérant les techniques de la thérapie de l’entretien ci-dessus, on notera d’abord qu’il n’y a pas d’exemple de prise de conscience spontanée : à aucun moment Paul ne reconnaît lui-même, sans aide, un aspect nouveau ou une structure nouvelle de sa situation. Toute déclaration de sa part qui semble comporter de la compréhension n’est que l’acceptation de la relation que le thérapeute a fait remarquer. (Voyez, par exemple, les réponses de Paul aux numéros 22, 24, 26). Nous pourrions placer grosso modo les techniques du thérapeute en trois catégories. En premier lieu, la conscience a été soutenue par des réponses qui s’efforcent, pas toujours avec un succès total, de reconnaître et de refléter les sentiments que Paul a exprimés. (Voyez les items numérotés 1, 3, 7, 19, 33, 35). Dans d’autres cas, l’aidant a suggéré des relations qui peuvent exister ou existent effectivement entre les sentiments que Paul a exprimés à différentes occasions. Par exemple, Paul s’est condamné lui-même pour son émotivité et a décrit comme son idéal le chercheur en sciences de la nature qui s’occupe de choses tangibles. Le psychologue fait remarquer la relation possible en disant : « Ainsi vous voudriez réellement résoudre ce problème en étant quelqu’un de très différent de ce que vous êtes. » (C’est l’item 9. Pour d’autres exemples de cette technique, voyez les items 11, 23, 25, 29, 31.) Une troisième méthode que le psychologue a utilisée est de suggérer des explications de la conduite de Paul qui ne sont pas basées sur des attitudes déjà exprimées dans la situation d’entretien. Par exemple : « Ne pensez-vous pas qu’une partie de vos difficultés provient de ce que vous vous demandez maintenant si vous voulez être votre Moi réel. Est-ce que cela pourrait en faire partie ? » Bien qu’il soit probable que cette interprétation est, dans une certaine mesure, exacte, elle n’est pas basée sur ce que Paul a été prêt à exprimer. Elle offre un certain type d’acceptation, mais il est douteux que cette acceptation soit très profonde, et douteux qu’elle s’avère une force de changement. (Voyez aussi les items 13 et 17 pour des techniques analogues.)40

L’utilisation des techniques qui clarifient les relations.

Nous pouvons résumer quelques-uns des principes qui régissent les techniques qui viennent d’être discutées, de la façon suivante : la prise de conscience et la compréhension de soi sont plus efficaces quand elles se produisent spontanément. Si l’aidant a réussi à libérer le client, lui permettant ainsi de se regarder clairement lui-même et de considérer clairement ses problèmes, la forme la plus précieuse de compréhension de soi-même se développera à l’initiative du client. L’aidant peut soutenir ce processus en reformulant la compréhension déjà atteinte, en clarifiant les compréhensions nouvelles auxquelles le client est parvenu. Il peut prêter son concours au client en l’aidant à explorer et à reconnaître les modes possibles d’action et de décision, qui se trouvent devant lui. Le thérapeute peut, en plus, suggérer des relations ou des structures de réaction qui paraissent évidentes dans ce que le client a énoncé librement. Dans la mesure où ces structures ou relations sont acceptées et réappliquées par le client, elles représentent sans aucun doute des éléments supplémentaires de conscience. Le thérapeute fera bien de s’abstenir, cependant, de donner des interprétations de la conduite du client, quand les éléments de ces interprétations ne sont pas fondés sur les sentiments exprimés par le client, mais sur un jugement de la situation par le thérapeute. Ce type d’interprétation tend à provoquer une résistance et peut ralentir l’avènement d’une prise de conscience authentique.

Ce qui vient d’être dit dans le paragraphe ci-dessus semble représenter l’état actuel de nos connaissances relatives aux techniques d’aide pour promouvoir la compréhension. Ces hypothèses doivent être soigneusement évaluées par de nombreux chercheurs, dont les conclusions doivent être fondées sur l’étude du développement de la compréhension et de ses preuves dans les situations d’aide thérapeutique.

Quelques précautions.

Avant d’abandonner ce sujet, il faut donner quelques conseils, surtout à l’intention de l’aidant moins expérimenté. Par souci de clarté, on peut en dresser la liste.

1. Quand l’aidant se sent peu sûr de lui-même, il vaut mieux éviter toute forme d’interprétation.

2. Dans toute interprétation, il vaut mieux utiliser la terminologie et les symboles du client. Si Barbara se représente son conflit sous la forme de se faire couper les cheveux ou de ne pas se faire couper les cheveux, ou si Paul voit sa difficulté entre son Moi émotif et ses désirs scientifiques, ce sont des expressions à utiliser par le psychologue. L’acceptation est plus facile et plus sincère si les symboles sont ceux que le client a déjà utilisés dans sa propre réflexion.

3. Il vaut toujours mieux traiter d’attitudes déjà exprimées. Interpréter des attitudes inexprimées est sûrement dangereux.

4. On ne gagne rien à discuter une interprétation. Si une interprétation n’est pas acceptée, la non-acceptation est un fait important. L’interprétation doit être abandonnée.

5. Si la compréhension acquise est authentique, le client en verra spontanément des applications dans de nouveaux domaines. Si un tel signe n’apparaît pas, le psychologue peut être sûr que c’est lui-même, et non pas le client, qui a atteint la compréhension, ce qui n’est pas l’objectif.

6. Après que le client soit parvenu à une nouvelle perception particulièrement vitale, le psychologue doit s’attendre à observer une rechute momentanée. Reconnaître ses insuffisances ou la nature infantile de ses réactions est un processus douloureux, même s’il a été progressif. Ayant accompli une telle étape, le client a tendance à la refuser et se rabattra vraisemblablement dans une conversation qui rappelle les premiers entretiens, se remettant à raconter les difficultés qu’il affronte, l’impossibilité apparente de faire des progrès, et une certaine dose d’insatisfaction à l’égard de l’entretien psychologique. Il est extrêmement important que le thérapeute reconnaisse avec simplicité ces reculs décourageants et les accepte, plutôt que d’argumenter en essayant de les rattraper en les rattachant à ce que le client a déjà acquis. Si l’aidant est patient et compréhensif, le client donnera bientôt de nombreux témoignages du fait qu’il ne s’agissait que d’un recul momentané dans la lutte engagée pour la croissance vers la maturité. Barbara, après être parvenue à des perceptions très significatives sur elle-même et après avoir pris des décisions importantes dans la direction du progrès, fait une rechute au cinquième entretien dans ses plaintes. « A vrai dire, je ne me suis jamais sentie aussi bien que lorsque j’ai commencé à venir vous voir. C’est la première semaine que je me sentais le mieux. Depuis samedi dernier je suis très malheureuse. » L’ensemble de cet entretien est relativement improductif et montre à l’évidence que Barbara est découragée. Mais dans les entretiens suivants, elle va de l’avant à nouveau. Ce type de progrès irrégulier est très courant en thérapie.

Qu’est-ce que la prise de conscience ?

Après avoir examiné les situations variées d’entretiens dans lesquels le développement de la compréhension est évident, nous pouvons maintenant revenir à la question de savoir ce que signifie spécifiquement cet « insight ». Différents auteurs, en discutant ce phénomène, l’ont décrit de façon variable. Il entraîne la réorganisation du champ perceptif. Il consiste à saisir de nouvelles relations. Il est l’intégration d’expériences successives. Il signifie une réorientation du Moi. Toutes ces affirmations paraissent vraies. Toutes mettent à juste titre l’accent sur le fait que la prise de conscience est essentiellement un mode nouveau de perception. Il semble qu’il y ait plusieurs types de perceptions que nous regroupons en prise de conscience.

La perception des rapports.

En premier lieu, il y a perception des rapports qu’entretiennent des faits antérieurement connus. Madame L…, par exemple, sait bien les efforts que lui ont coûtés la formation de Jim. Elle parle de son hostilité à son égard. Elle prend conscience, en parlant de la situation, du fait qu’il fait beaucoup de choses pour attirer l’attention. Puis vient la perception de ces mêmes éléments dans des rapports nouveaux : elle a participé à créer le problème en se concentrant sur la formation de Jim à l’exclusion de tout octroi de tendresse. Elle en est venue à voir ces faits dans une nouvelle relation, une nouvelle configuration, une nouvelle « gestalt ».

Ce type de phénomène nous est familier dans les champs intellectuels et perceptifs. Il se produit souvent dans la solution d’un puzzle. Des éléments variés ont été observés. Ils sont tout à coup perçus dans une relation nouvelle qui fournit la solution. On parle parfois d’une expérience « eurêka », à cause de la lueur soudaine de compréhension qui l’accompagne. Évidemment, ce type de perception n’est possible dans l’aide psychologique et en thérapie que si l’individu est libéré de ses mécanismes de défense par le processus de la catharsis. La réorganisation du champ perceptif ne peut avoir lieu qu’au sein de cette libération émotionnelle.

Comment se fait-il que nous ne puissions pas gagner du temps en annonçant la réalité de ces rapports au client, au lieu d’attendre de lui qu’il parvienne lui-même à cette nouvelle perception ? L’expérience montre, comme on l’a souligné, que cette approche intellectuelle est vaine ; mais pourquoi est-elle vaine ? La réponse ordinaire est qu’une acceptation émotionnelle aussi bien qu’intellectuelle est nécessaire. Ce que cela veut dire avec précision d’un point de vue psychologique n’est pas encore tout à fait clair. Nous voyons peut-être une analogie dans la sphère intellectuelle. Que quelqu’un nous dise que tel nuage ressemble à « un vieil homme abattu avec un long nez » ne veut pratiquement rien dire tant que nous ne pouvons percevoir nous-mêmes le nuage de cette façon-là. Ainsi, même dans une situation aussi simple et concrète, dans laquelle les deux partenaires désirent se transmettre le sens, il nous est impossible de communiquer ces perceptions. Nous pouvons alors mieux comprendre pourquoi dans le champ des attitudes affectives, où les nouvelles perceptions ont chance d’être peu flatteuses, où les réactions de défense naissent très facilement, toute transmission de perception de l’aidant au client est un processus plein de difficultés. Il est donc évident que le développement spontané de ces nouvelles perceptions doit être la voie la plus rapide pour amener la prise de conscience. Cependant, de nombreuses questions demeurent ici sans réponse, et des recherches expérimentales sur les changements de la perception personnelle, dans le champ des attitudes affectives, s’imposent absolument.

L’acceptation du moi.

Un deuxième élément de ce processus est l’acceptation du Moi, ou, en terme de perception, la perception du caractère de parenté de toutes les impulsions. L’atmosphère d’acceptation qui imprègne la situation d’entretien rend plus facile à l’individu la reconnaissance de toutes ses attitudes et impulsions. Il n’éprouve plus le besoin habituel de refuser ses sentiments socialement inacceptables, ou ceux qui ne sont pas en conformité avec le Moi idéal. En conséquence, Cora en vient à reconnaître qu’elle a fait à son beau-père une cour teintée de sexualité. Barbara peut admettre qu’elle a désiré la vie sociale, le manque de retenue et l’insouciance, bien que ces impulsions aient été en contradiction avec son idéal. Bryan peut affronter le fait qu’il a tiré des satisfactions de ses souffrances névrotiques. Le client peut apercevoir la relation entre son propre Moi, tel qu’il se pense habituellement, et des impulsions moins valables, moins acceptables. Il est ainsi capable d’intégrer ses expériences successives. Il devient quelqu’un de moins divisé, une unité beaucoup plus fonctionnelle, dans laquelle tout sentiment et toute action entretiennent une relation admise avec tout autre sentiment et toute autre action.

Les facteurs du choix.

Il existe un autre aspect de la prise de conscience qui semble avoir été peu reconnu. L’auto-compréhension authentique comporte le choix positif de buts plus satisfaisants. Quand le névrosé voit clairement le choix entre ses satisfactions actuelles et les satisfactions d’un comportement adulte, il a tendance à préférer ces dernières. Quand Madame L… voit clairement les satisfactions qu’elle a obtenues en punissant son fils et les satisfactions qu’elle pourrait acquérir par une relation plus aisée et plus affectueuse, elle préfère ces dernières. Quand Barbara perçoit clairement à la fois les satisfactions qu’elle a obtenues en s’efforçant d’être un homme, et les satisfactions qu’elle pourrait atteindre en devenant une femme, elle préfère ces dernières. La thérapie ne peut qu’aider un individu à trouver des satisfactions accrues, à adopter un mode d’action qui à la longue est plus rémunérateur. Bien trop souvent, le thérapeute agit comme s’il essayait de contraindre le client à abandonner ses satisfactions. Ceci est tout à fait impossible, si des récompenses plus significatives n’y sont pas substituées.

C’est cet acte de choisir qu’on a nommé « la volonté créatrice ». Si on donne à entendre que cette expression signifie quelque nouvelle force mystérieuse qui entre dans la situation, alors il n’y a rien dans nos connaissances en matière de thérapie qui justifie une telle hypothèse. Si on limite l’expression au type de choix qui se produit toujours quand l’individu envisage au moins deux voies pour combler ses besoins, alors l’expression peut vouloir dire quelque chose.

Reformulons ceci d’une manière quelque peu différente. Le sujet désadapté a adopté un type de réactions comportementales qui lui apporte une satisfaction,… non pas une satisfaction et un contentement complets, mais quelque gratification de ses besoins fondamentaux. Parce qu’il est malheureux et menacé par les autres ou par les circonstances, il ne peut pas considérer clairement ou objectivement les autres modes d’action qui peuvent moins offrir du point de vue de la gratification immédiate mais davantage du point de vue des satisfactions ultérieures. Comme Hamlet, il trouve que la situation…

brouille le vouloir et nous fait porter les misères que nous avons plutôt que voler vers d’autres que nous ne connaissons pas.

Il est un fait que la relation d’aide est une relation libératrice, exempte de menace, qui permet au sujet humain de considérer ses choix avec une plus grande objectivité et d’élire ceux qui lui offrent la satisfaction la plus profonde. C’est ici que le thérapeute se découvre associé avec des forces puissantes (biologiques et sociales) qui tendent à faire de la croissance et de la maturité un type de satisfaction payant. Qu’elle soit généralement plus rémunératrice que l’infantilisme ou la dérobade hors de la croissance est le fait essentiel qui donne à la thérapie son espoir de succès.

On peut encore reconnaître un autre aspect de ce choix. En thérapie, la prise de conscience implique en général un choix entre des buts qui donnent une satisfaction immédiate et momentanée, et des buts qui offrent des satisfactions différées, mais plus durables. De ce point de vue, la forme de « volonté créatrice » qui agit sur la situation n’est pas différente du choix de l’enfant qui décide de renoncer dans l’immédiat à sa crème glacée pour économiser ses sous et acheter de précieux patins à roulettes. Il choisit la direction qui lui donne la plus grande satisfaction, même si cette satisfaction est différée. Ainsi, Barbara reçoit une satisfaction immédiate de son auto-approbation quand elle blâme les autres jeunes pour leur frivolité, leur manque de tenue et leur besoin de société. Elle a la satisfaction de se considérer beaucoup plus proche de la perfection qu’eux. Quand elle est capable, cependant, d’envisager librement le choix, sans réaction de défense, elle préfère nettement les satisfactions qui viendront d’une participation à un groupe et de l’engagement dans des activités sociales. Elle fait ce choix en dépit de sa reconnaissance que les premiers pas dans le processus de socialisation seront difficiles et douloureux, et les récompenses différées. Ou, dans le cas de Bryan, le client voit assez clairement les satisfactions qu’il trouve à échapper à la vie et à ses responsabilités par ses symptômes névrotiques. Pourtant, après une considérable incertitude, il choisit le mode de développement adulte, non pas pour ses satisfactions immédiates mais pour ses satisfactions futures.

L’intellection de ce troisième élément de compréhension de soi donne un caractère définitif à la conclusion selon laquelle la compréhension doit être méritée et obtenue par le client, et ne peut lui être donnée par des moyens éducatifs ou par un type d’approche directif. Elle implique, cette compréhension, des choix tels qu’absolument personne ne peut les faire à la place du client. Si l’aidant reconnaît pleinement cette limitation et peut s’en tenir à une attitude de compréhension, clarifiant les questions, mais ne faisant aucun effort pour influencer le choix, il accroît grandement par ce moyen la probabilité que le choix sera constructif, et que des actions positives interviendront pour mettre en œuvre ce choix constructif.

Actions positives résultant de la prise de conscience.

A mesure que la compréhension se développe, que les décisions sont prises qui orientent le client vers de nouveaux buts, ces décisions tendent à être mises en œuvre par des actions qui font avancer le client dans la direction des nouveaux buts. Ces actions sont, de fait, un test d’authenticité des prises de conscience atteintes. Si la nouvelle orientation n’est pas spontanément renforcée par l’action, il est évident qu’elle n’a pas profondément impliqué la personnalité.

Dans la pratique de l’aide thérapeutique actuelle, ces étapes positives accompagnent presque invariablement la prise de conscience. L’aidant ne doit pas se laisser tromper par le fait que, d’un point de vue objectif, elles peuvent être peu importantes. C’est leur direction qui est importante. Un exemple frappant de ce type d’action peut être glané dans le cas de Barbara. Il est spécialement révélateur, parce que le compte rendu fournit une description claire de l’évolution de cette action entre le moment où on en était à une étape que Barbara ne pouvait franchir, puis le moment du passage par une période de lutte craintive, jusqu’à l’effective réalisation de l’action, et aux satisfactions obtenues par la mise en route vers le nouveau but choisi. Tout ce processus émotionnel profondément significatif tourne autour de la question de se faire couper les cheveux,… question qui à tous ceux qui ne sont pas familiers avec la psychothérapie semblerait ne rien pouvoir signifier de valable. Il est préférable de laisser le compte rendu parler par lui-même, avec les éléments qui se rapportent à cette décision minuscule mais profondément importante : éléments rassemblés à partir des différents entretiens avec Barbara.

Deuxième entretien.

Barbara dit : « À propos de cette histoire des esprits étroits… avant ma dépression, je suis allée quelquefois au cinéma avec ma sœur. Dans ces derniers temps, pourtant, j’y suis allée plus souvent. Je pense que c’est bien. Maintenant je me maquille un peu. Je me suis arrangé les cheveux aussi. Ça me donne à faire et à penser. Je me suis demandé si je me les faisais couper. Mon église croit que les femmes doivent avoir des cheveux longs. Ma mère veut que je les garde longs, mais malgré ça je me demande si ça ne me donnerait pas l’impression d’avoir seize ans plutôt que soixante. Si ça devait me permettre de me sentir mieux, j’aurais le désir de me les faire couper. Je pensais que je m’améliorerais d’un seul coup. J’étais étendue sur mon lit et je pensais : " Peut-être que dans cinq minutes quelque chose va se déclencher dans mon esprit et je serai très bien.” Maintenant je réalise que ça vient lentement. »

Le psychologue approuva cela, et dit que tout cela était une question de choix… de décider si elle se faisait couper les cheveux ou non. – « S’il fallait que je décide, je les laisserais longs. Mais si cela m’aidait, je suis certaine que ma mère voudrait que je les coupe. » Elle répète cette idée de différentes façons.

Le psychologue dit : « Vous voudriez que je décide pour vous, n’est-ce pas ? » Elle répliqua : « Eh bien, si ça m’aidait, je voudrais les faire couper. »

Troisième entretien.

« À propos de mes cheveux. Je n’ai pas encore décidé si je les faisais couper ou pas. Faut-il que je décide ça bientôt ? » Le psychologue rit et lui fait remarquer qu’elle essayait encore de le faire décider de la question d’une façon ou de l’autre. « Eh bien, j’irais dans un institut de beauté et je demanderais un avis pour savoir ce qui me va le mieux. Je pense que les cheveux coupés m’iraient mieux. Cela me ferait paraître différente, mais je ne sais pas si je recherche ce sentiment d’être différente. Ça me ferait paraître plus jeune, mais je me sens encore tout à fait vieille. » Le psychologue fit remarquer qu’il lui était très dur de décider si elle voulait être jeune ou pas.

Quatrième entretien.

Au début de l’entretien, elle dit : « Hier j’ai encore passé un de ces terribles moments. J’étais sur le terrain à jouer à la balle, et j’ai eu cette impression effroyable que j’ai déjà décrite. C’est terrible. (Silence.) Je crois que je vais me faire couper les cheveux. »

Elle continua à raconter sa visite à l’institut de beauté et la façon dont elle pensait qu’elle se ferait couper les cheveux. « Peut-être que c’est une des raisons qui me donnent ces sentiments. C’était terrible. Personne ne savait que j’avais le moindre trouble. Je continuais comme si rien ne s’était passé. »

Cinquième entretien.

Sa première remarque est encore au sujet de ses cheveux. « J’ai eu l’avis de mon père et de ma mère. Ils sont d’accord pour que je me coupe les cheveux, mais j’allais le faire de toute façon. C’est drôle, j’y ai pensé et pensé, et ça paraissait terriblement dur à décider quand je suis venue vous voir la première fois, mais maintenant je vais me les faire couper, simplement. Je vais voir l’effet que ça me fait. »

Sixième entretien.

« Depuis que je me suis fait couper les cheveux je voulais venir â ce rendez-vous. » Elle s’excusa de l’apparence de sa coiffure et du fait qu’elle n’était pas si bien arrangée qu’avant. « Pour cette fois-ci, je voulais m’habiller comme une petite fille. Regardez, je porte des socquettes et la jupe la plus ample que j’ai pu trouver. » Elle se leva pour montrer comment sa jupe virevoltait. « Et je voulais avoir l’air plus jeune, je me sens si différente. Je me sentais si bien hier. » Elle passe la main dans ses cheveux d’un mouvement rapide, en bouclant les pointes dans un geste très féminin.

Dans cet exemple, comme dans d’autres actions thérapeutiques semblables, le client a pleinement conscience du fait que les étapes accomplies et constatées ont une valeur symbolique qui dépasse leur importance objective. Barbara, au début, espère que le thérapeute prendra la responsabilité de décider qu’elle sera plus jeune, plus gaie, plus sociable. Puis, dans le troisième entretien, elle décide à titre d’expérience d’explorer elle-même cette possibilité, mais fondamentalement elle n’est pas encore certaine de désirer l’adaptation à la vie différente, que tout cela symbolise. Entre le troisième et le quatrième entretien, elle prend sa décision, mais c’est si difficile pour elle que ses symptômes névrotiques reviennent en force. Cela a été un vrai combat, et elle se sent découragée. Au moment du cinquième entretien, elle a assimilé sa décision et n’a aucune inquiétude là-dessus. Dans l’entretien suivant, elle a fait un pas positif, et en exploite pleinement le sens pour elle. Cela signifie qu’elle sera jeune, féminine, moins inhibée, qu’elle sera une personne différente, orientée vers un but différent. On ne peut douter que les satisfactions accompagnant cette action, la confiance accrue dans son aptitude à se diriger vers des buts sains, constitueront une force importante pour la porter vers d’autres domaines exigeant une décision.

Puisque nous avons suivi également le traitement de Madame L… en détail, il peut être bon de fournir un exemple supplémentaire d’une telle action spontanée à partir des séances d’aide psychologique avec cette mère. Dans un entretien, elle se plaint du comportement de Jim, bien que moins violemment qu’elle a eu coutume de le faire au cours des premiers entretiens. Dans l’extrait suivant, elle continue alors à avancer en parlant du manque d’ordre chez Jim, et en rattachant à cela à quel point il lui est impossible à elle d’obtenir qu’il fasse attention. Peu à peu elle s’avoue qu’elle serait capable d’obtenir cela, mais que ce serait très difficile. Dans l’entretien suivant, elle dit qu’elle a essayé une nouvelle ligne de conduite, et qu’elle a découvert que c’était un grand succès. Il est assez intéressant de noter quelle hésite encore à adopter la pleine responsabilité de cette étape, et s’y rapporte comme à la suggestion du thérapeute. Voici les deux parties de l’enregistrement illustrant cette progression dans l’action positive.

Elle continua à parler sur les comportements de Jim qui la contrarient et fit la remarque que « c’est drôlement dur pour la maman ». Puis elle demanda : « Devrais-je simplement laisser les choses aller ? » Je répliquai : « Qu’arriverait-il si vous le faisiez ? » Elle dit : « Eh bien, ce matin il était habillé correctement, mais d’habitude le samedi il descend en peignoir pour prendre son petit déjeuner. Puis il remonte, prend quelque chose à lire et retourne au lit. Et d’ordinaire il prend tous les édredons et toutes les couvertures sur tous les lits et les tire dans tous les sens et en fait un seul tas, et déchire en général celles de dessus. Et je suis après lui, j’essaye d’obtenir qu’il s’habille et qu’il remette tout en ordre. » Je répondis : « Il tire manifestement une certaine satisfaction de votre réaction à la situation. »

Elle demanda : « Ma foi, que pourrais-je faire ? J’ai horreur que ma maison soit toute sens dessus dessous toute la matinée. » Je posai une question qui avait vaguement trait au fait de savoir si c’était dans sa propre chambre qu’il jouait. Et elle dit : « Non, c’est dans tout le premier étage. Ce n’est pas seulement sa propre chambre qui est toute sens dessus dessous. » Je dis : « Quelles sont quelques-unes des choses que vous pourriez faire dans cette situation ? » Elle répliqua : « Eh bien, je pourrais simplement le laisser faire et ne rien lui dire. Le laisser simplement me mettre toute la maison en désordre. » (Son ton impliquait que cette solution ne lui irait pas du tout, et que si elle l’essayait elle se sentirait considérablement injuriée.) Je répliquai : « Ainsi vous vous sentiriez encore beaucoup affectée. » Elle répliqua qu’elle n’aimerait pas beaucoup ça. « Il est trop grand pour faire des choses comme ça. Il est vraiment trop âgé pour faire ce qu’il fait. » Je dis : « Eh ! parfois les gens ne semblent pas agir conformément à leur âge. » Et elle dit : « Oui, je suppose que c’est vrai. »

Elle marqua un temps, et je demandai : « Que pourrait-il bien éprouver lorsqu’il fait ces choses que vous n’aimez pas ? Vous savez ce que vous éprouvez : assez bouleversée, peut-être exaspérée par cela, peut-être un peu hostile envers lui parce qu’il fait tellement de choses qu’il ne devrait pas faire à votre avis. » Elle parut très pensive pendant un moment et dit : « Eh bien, je ne sais pas tout à fait comment le dire,… je ne sais pas quels mots conviendraient, mais je crois qu’il ressent quelque chose de diabolique ou de triomphant, il a une sorte de « ah-ah » quand il fait des choses qu’il sait que je n’aime pas. Mais, je peux me tromper là-dessus. » Je dis : « Mais il vous semble bien que cela pourrait lui faire cet effet. » Et elle répliqua : « Oui, je pense effectivement que ce doit être ce qu’il ressent. » A son expression, j’estimai qu’elle n’avait pas pensé auparavant à analyser ce que l’enfant pouvait ressentir dans de telles situations.

Comme elle était assise, réfléchissant à cela, je dis : « La part de responsabilité de chacun de vous deux dans toute cette affaire paraît être drôlement embrouillée avec vos sentiments personnels sur la question. » Elle dit alors : « Eh bien alors, peut-être que si je me contentais de laisser faire et de le laisser agir de cette façon et de ne pas être après lui… mais vous n’imaginez pas ce que ça peut être qu’il se promène comme ça, faisant un tel gâchis dans toute la maison, la mettant toujours sens dessus dessous. » Je dis : « Oui, naturellement ce serait dur de le laisser faire cela. »

Je sentis que quand elle disait « peut-être que si je le laissais faire »… elle acceptait beaucoup plus l’idée que lorsqu’elle avait dit, de façon beaucoup plus expressive, qu’elle l’essaierait. À ce moment-là, elle n’avait pas semblé avoir accepté l’idée qu’elle pouvait réellement le faire. Cette fois-ci elle paraissait réellement l’envisager et vouloir bien davantage en subir les conséquences.

Dans la séance suivante, elle signale qu’elle avait entrepris le type de prise en main qu’elle avait discuté avec un tel air de doute ci-dessus.

Au cours de l’entretien, elle dit : « J’ai essayé ce que vous avez suggéré la dernière fois, quand vous avez demandé ce qui se passerait si je ne disais rien quand Jim ne s’habille pas pour descendre à l’heure, le matin. Ce matin, Marjorie est descendue et a pris son petit déjeuner. Je ne lui ai rien dit quand il est descendu, et quand je suis entrée dans sa chambre je n’ai absolument pas eu l’air de remarquer qu’il avait empilé toutes les couvertures. Et quand Marjorie avait presque fini son petit déjeuner, il est venu, tout habillé et prêt pour son petit déjeuner. » Elle en paraissait tout heureuse ; je me contentai de reconnaître ce sentiment.

Le thérapeute qui a fait des suggestions directives à des clients (et quel thérapeute ne l’a pas fait ?) percevra les différences très aiguës entre le type d’action positive qui est décrit ici et le type d’action fait à contrecœur, incomplet, qui suit une suggestion directe, dans les cas où la suggestion n’est pas complètement dédaignée. En réponse à une suggestion et à un avis direct, le client diffère l’action. Il met en pratique une partie de la suggestion, mais non la partie décisive. Il la met en pratique de façon telle qu’elle fait échouer l’intention du thérapeute. Il la met en pratique sans enthousiasme, puis rend compte de son échec. Tout ceci s’oppose très nettement au type d’action choisi par le client qui a été libéré par la situation thérapeutique au point qu’il peut parvenir à la prise de conscience et formuler des actions qui vont dans le sens de ses nouveaux buts choisis. Ici il n’y a pas de tiédeur, pas d’action décidée seulement après stimulation. L’étape est atteinte de façon très claire. Le client est heureux des résultats. Fréquemment, l’aidant ne fait rien pressentir auparavant. Le client se contente d’agir de façon positive et de le rapporter. C’est comme si le client disait : « Je suis capable de prendre cela en main par moi-même. Je travaille à un nouveau but. J’aime commencer à être indépendant de votre aide. » Cette attitude est l’une des vraies réalisations de la thérapie.

C’est parce que ces actions positives ont le sens d’une indépendance croissante que leur pleine signification doit être reconnue par l’aidant. C’est lorsque le client voit clairement ces nouvelles actions, quand il commence à se mouvoir vers de nouveaux buts, qu’il peut commencer à envisager la fin de la relation thérapeutique sans peur, et peut trouver des satisfactions croissantes à sa propre indépendance. C’est la considération de cette question qui nous conduit à tout le problème de conclure de façon constructive la relation de consultation, et nous en discuterons au prochain chapitre.

Résumé.

La libération des sentiments et des attitudes affectives du client dans une relation d’aide à climat d’acceptation conduit inévitablement à la prise de conscience. Ce développement de la prise de conscience se produit pour la plus grande part spontanément, bien qu’une utilisation prudente et intelligente de techniques interprétatives puisse accroître l’étendue et la clarté de la compréhension de soi.

La conscience du client tend à se développer graduellement, et débute en général par les compréhensions les moins significatives pour aboutir aux plus significatives. Elle implique la perception nouvelle de rapports auparavant non reconnus, un désir d’accepter tous les aspects du Moi, et un choix de buts maintenant perçus clairement pour la première fois.

Faisant suite à ces nouvelles perceptions du Moi, et à ce nouveau choix de buts, des actions spontanées se produisent qui se dirigent vers l’accomplissement des nouveaux buts. Ces étapes sont de première importance pour le développement, bien qu’elles puissent ne se rattacher qu’à des questions mineures. Elles créent chez le client une confiance et une indépendance nouvelles, et renforcent ainsi la nouvelle orientation qui s’est produite par une prise de conscience accrue.


37 Passage précédemment cité au chapitre II (page 53).

38 Ce cas est reproduit en entier dans le tome 2 de cet ouvrage, le fragment donné ici peut être lu avec son contexte dans le compte rendu enregistré du 4ᵉ entretien.

39 Il a auparavant parlé de la « minorité » en lui-même, pour représenter ses impulsions saines et normales, et de la « majorité » pour qualifier la masse, plus grande, de ses impulsions névrotiques.

40 Il a été cité 4 exemples qui constituent quelque chose comme un continuum dans les techniques d’interprétation. Dans le cas de Sam (chapitre II, page 41), l’interprétation très directe, entièrement formulée par le psychologue, entraîne une nette résistance du client. Dans le cas de Bryan (pages 198-201), la prise de conscience est largement spontanée, l’interprétation est à son minimum, et la prise de conscience est authentique. Les cas de Paul et de Barbara (pages 186-202) sont dans l’entre-deux, les techniques dans le cas de Paul ayant quelques ressemblances avec celles de Sam, tandis que le cas Barbara se rapproche du cas de Bryan.