VIII. La schizophrénie et l’inéluctabilité de la mort208

1961

Vivre, c’est apprendre à mourir, Sénèque.

La première partie de ce chapitre traitera de la question suivante concernant la schizophrénie : parmi les nombreuses sources d’angoisse contre lesquelles le système de la maladie sert de défense (dans ces sources d’angoisse, il en est qui sont spécifiques à un individu particulier, d’autres qui sont peu communes, d’autres encore qui sont communes à tous les hommes – c’est-à-dire existentielles par nature), il est un fait apparemment banal qui est celui de l’inéluctabilité de la mort. J’étudierai le rôle que joue, dans la schizophrénie, cette forme particulière qu’est l’angoisse existentielle209.

Dans la seconde partie du chapitre, je rechercherai les significations que prend, pour les hommes en général, l’inéluctabilité de la mort – ce fait que la vie humaine, comme toutes les autres formes de vie, est, par nature, finie.

La mort pour les schizophrènes

La psychanalyse et la psychothérapie intensive nous révèlent la variété et la complexité infinies des émotions qui animent la personnalité humaine. Ces techniques psychothérapeutiques montrent que les situations interpersonnelles qui se développent entre les individus (situations dans lesquelles la gamme affective est d’une telle richesse) sont souvent – du point de vue psychologique – véritablement « exotiques », comme appartenant à un autre continent. Devant les faits peu à peu mis en lumière par le transfert, ces faits qui révèlent comment le patient a été exposé, pendant son enfance, à des expériences affectives violentes (sentiments cannibaliques, désirs de démembrer, sentiments incestueux, ainsi de suite, par toute une série de détours et de combinaisons), l’analyste ou le psychothérapeute peut avoir l’impression que ces expériences passées, si frappantes par leur côté inhabituel, constituent quasiment la plus puissante source d’angoisse, contre laquelle la maladie s’est construite comme un rempart, ou s’est formée comme un système de cicatrices sur ces anciens traumatismes. Tant de preuves viendront confirmer l’impression du thérapeute – impression qui n’est d’ailleurs pas sans validité théorique et sans utilité clinique – que celui-ci risque de méconnaître des sources d’angoisse encore plus importantes qui résident dans la situation actuelle du patient, toute terne que puisse paraître, relativement, cette situation en comparaison des situations familiales extraordinaires que le patient a connues par le passé.

Depuis quelques années, je suis de plus en plus convaincu que dans le nombre des facteurs situationnels qui influent sur les capacités affectives de l’être humain, il n’en est pas de plus puissant que le simple fait suivant : pour chaque individu, cette chose complexe qu’est la vie, cette chose qui nous fascine, nous torture, nous excite, nous ennuie, nous rassure et nous effraie, qui comporte ses moments de paix toute simple et ses moments de tourment complexe, tout cela prendra inévitablement fin un jour. Cela me paraît une réalité de la vie assez significative pour qu’on la range, en ordre d’importance psychologique, au côté de celles auxquelles depuis longtemps on a accordé une place fondamentale dans la théorie et la pratique psychanalytiques – au côté de phénomènes fondamentaux comme le sevrage, les situations œdipiennes, les facteurs physiologiques et psychologiques qui interviennent dans l’adolescence, etc.

Il y a une chose frappante dans la psychothérapie de la schizophrénie, c’est que, même dans ce processus psychopathologique manifestement le plus « exotique » de tous, le facteur très ordinaire et universel de la mortalité de l’homme constitue, semble-t-il, l’une des sources majeures de l’angoisse contre laquelle le patient se défend (inconsciemment, avec ses modes schizophréniques d’expérience intrapsychique et de relation interpersonnelle).

Bien sûr, on peut voir dans la schizophrénie le résultat d’expériences « exotiques » et déformantes faites dans le passé – surtout au cours de la première enfance ; mais il est tout aussi exact, et sur le plan clinique plus utile, de considérer que la schizophrénie consiste dans l’utilisation de certains mécanismes de défense, appris très tôt, pour faire face aux sources d’angoisse actuelles. Et parmi ces dernières, il n’en existe pas de plus forte que cette circonstance existentielle de la finitude de la vie. L’hypothèse est donc, en substance, qu’on peut, en se plaçant d’un certain point de vue – mais il y en a d’autres possibles—, voir la schizophrénie comme un intense effort pour écarter ou nier cet aspect de la situation humaine. Pour le schizophrène, c’est là quelque chose qui – pour des raisons que j’expliquerai plus loin – demande davantage à être reconnu, et qui est plus difficile à affronter que cela ne l’est pour les individus relativement bien portants.

Que l’on me comprenne bien : le fait de l’inéluctabilité de la mort a plus qu’un simple rapport indirect avec la schizophrénie ; la question n’est pas que le patient devient capable, en se libérant progressivement de sa schizophrénie, de prêter attention à cette grande circonstance de la vie qu’est l’inéluctabilité de la mort – jusque-là restée comme une chose inerte, loin de lui, ou même totalement hors de sa portée. Mon expérience clinique m’a montré que le rapport était, en réalité, bien plus profond que cela ; en effet, le patient est devenu schizophrène et l’est longtemps resté (naturellement, je parle ici d’une intention en grande partie ou totalement inconsciente) pour éviter d’affronter, entre autres aspects de la réalité intérieure et extérieure, la finitude de la vie.

Il m’a fallu plusieurs années de travail avec des patients schizophrènes pour comprendre que – tout comme le refoulé cherche constamment à accéder à la conscience, le refoulement n’étant ainsi maintenu qu’au prix d’une vigilance et d’une dépense d’énergie incessantes – la réalité extérieure, elle aussi, s’efforce constamment, dans les mille et un incidents de chaque jour, d’émerger à la conscience du patient. Ainsi, les idées délirantes du patient même le plus atteint subissent constamment l’assaut de la réalité. Disons, pour parler en termes moins imagés et plus exacts, que le schizophrène a en lui une force qui le pousse vers la réalité et que cette force est constamment en action. Cette force n’est jamais, selon moi, assez totalement absente pour que l’aspect de la réalité dont je parle ici, à savoir l’inéluctabilité de la mort, soit complètement isolé des expériences subjectives de la vie quotidienne du patient, et sans rapport avec la psychodynamique de sa schizophrénie.

À Chestnut Lodge, les présentations de cas que nous avons deux fois par semaine sont généralement des schizophrènes, car ceux-ci composent la majorité des patients soignés ici. Lorsque j’allais à ces séances, les thérapeutes – y compris moi-même – qui présentaient les cas avaient souvent tendance à brosser un tableau totalement noir, ou en tout cas très sombre, des relations familiales qu’avait connues le patient dans son enfance ; des parents blâmables, telle était l’impression dominante. Avec les années, cependant, les présentations en sont venues à refléter de moins en moins ce blâme et de plus en plus la tragédie de la vie des patients – tragédie qui, pour nous tous, est tellement liée à la tragédie de la vie que la présentation est souvent, à la fois pour le présentateur et pour les auditeurs, une expérience profondément douloureuse. On a l’impression que les présentations de cas donnent aujourd’hui un tableau plus juste de la vie du patient, mais celui-ci vous ébranle beaucoup plus que le tableau teinté de blâme que l’on faisait souvent autrefois.

II est certain que ce changement intervenu dans ma façon de voir les choses est dû, en partie, à une maturation personnelle qui s’est effectuée au long de ces années. Mais d’autres ont observé le même phénomène ; et je crois que l’équipe de Chestnut Lodge a bien mûri, individuellement et collectivement, depuis douze ans.

Ce que je voudrais souligner ici, c’est qu’une partie importante de cette tragédie existentielle qui imprègne l’histoire de cas du schizophrène est liée à la finitude de la vie humaine. La tragédie existe sous bien d’autres formes – et il y en a, dans toute vie : non-accomplissement personnel, désintégration familiale, séparation d’avec les lieux de l’enfance, relations avec des personnes aimées et qui, d’une façon ou d’une autre, ont échoué. Mais il est certain qu’ici la tragédie liée à l’inéluctabilité de la mort occupe une large place : les parents du patient ont maintenant un certain âge et ils mourront sûrement avant que celui-ci ne puisse avoir avec eux une bonne relation d’une durée aussi longue que celle, douloureuse, qu’il a eue avec eux pendant tant d’années. Ou bien le patient a perdu, quand il était enfant, un parent, une bonne, un frère ou une sœur qui comptait énormément pour lui. Ou encore il est lui-même assez âgé, et quand son long traitement – en mettant les choses au mieux – se sera achevé avec succès, il ne lui restera plus que peu d’années à vivre.

Voici plusieurs années, devant le cas d’un patient schizophrène que j’avais alors en psychothérapie, j’ai senti ce que pouvait contenir de provocation émotionnelle une question aussi simple en apparence que celle qui est classiquement posée dans l’examen210 destiné à évaluer l’état mental de l’individu pour savoir s’il est orienté vers la réalité en ce qui concerne le temps, l’espace et la personne. Pour que l’homme dont il s’agit ici puisse répondre à cette question de manière réaliste, et autrement qu’au simple niveau intellectuel, il lui faudrait, je m’en rendis compte, regarder en face la tragédie contenue dans les circonstances suivantes de sa situation actuelle :

Je suis Charles Brennan, un homme qui a maintenant, ce 15 avril 1953, cinquante et un ans ; qui vit à Chestnut Lodge, hôpital psychiatrique de Rockville, Maryland ; qui, depuis maintenant huit ans, a vécu constamment dans des hôpitaux psychiatriques ; qui a été gravement malade pendant plus de vingt-cinq ans, atteint d’une maladie mentale qui m’a enlevé toute perspective réaliste, vu mon âge actuel, de pouvoir jamais me marier et avoir des enfants, et qui, fort probablement, nécessitera mon hospitalisation pour le restant de mes jours. Je suis un homme qui fit, autrefois, partie d’une famille comprenant deux parents et sept enfants, mais qui a vu, au long des années, une écrasante série de tragédies frapper cette famille. Il y a des années, ma mère est morte, atteinte depuis longtemps d’une maladie mentale ; l’un de mes frères, quand il était jeune homme, a eu une maladie mentale qui nécessita une hospitalisation prolongée ; un autre frère s’est suicidé ; un autre frère a été tué au combat pendant la Seconde Guerre mondiale ; et un troisième a été assassiné tout récemment, au faite de sa carrière juridique, par un client malade mental. Le parent qui me reste, mon père, est maintenant âgé, terriblement éloigné de l’homme fort qu’il était, et la mort ne peut être bien loin pour lui.

Bien sûr, le patient n’a pas à dire tout cela quand il répond à la question classique concernant son orientation ; mais pour que sa réponse ne soit pas purement intellectuelle, il doit être capable de ressentir tout cela et, bien sûr, beaucoup plus encore. Ce que je voudrais souligner ici, dans le cas de la réponse supposée de ce patient particulier, c’est que cette réponse est tout imprégnée d’une reconnaissance de la finitude de la vie. Bien sûr, la situation de cet homme est exceptionnelle, et je n’ai choisi cet exemple que pour expliquer mon point de vue. Mais le poids de tragédie que cette réponse implique est à peine plus lourd que celui auquel n’importe quel schizophrène doit faire face s’il devient capable, comme on le dit si facilement, d’« affronter la réalité », et chez tous ces autres patients aussi, une part considérable de la tragédie est liée à l’inéluctabilité de la mort.

Toujours dans ces dernières années, j’ai eu l’occasion de travailler pendant de longues périodes avec des malades chroniques, initialement profondément schizophrènes. Or j’ai été frappé de constater ceci : alors que les idées délirantes du patient donnent au départ l’impression d’être liées à des choses tragiquement « exotiques », elles s’avèrent ensuite contenir, d’une manière discrète et apparemment tangentielle – une sorte d’élément annexe incolore –, quelque chose qui représente un déni de la finitude de la vie. Pour n’en donner qu’un exemple, je parlerai de l’expérience que j’ai eue avec une schizophrène.

Cette femme avait vingt-huit ans quand j’entrepris une psychothérapie intensive avec elle ; elle avait été psychotique pendant au moins quatre ans et demi et avait été hospitalisée pendant un an avant d’être transférée à Chestnut Lodge. Dans l’autre hôpital, elle avait été épisodiquement en psychothérapie et subi plusieurs comas insuliniques et des électrochocs. Le résultat avait été nul. Après son transfert à Chestnut Lodge, un thérapeute travailla avec elle pendant un an et demi avant d’abandonner, découragé par la rigidité de sa résistance à la thérapie et par sa pensée délirante qui se développait au lieu de s’atténuer.

Dès ma première séance avec elle et dans les suivantes, je constatai que la patiente présentait de nombreux signes indiquant un symptôme délirant extrêmement riche, d’un « exotisme » et d’une complexité fascinants, très vigoureusement défendu, rempli de toutes sortes d’idées horribles qui allaient de la sauvagerie brutale à la sorcellerie et aux machinations obscures de la science-fiction. Mais vers la fin de notre première année de travail, je commençai à m’apercevoir que, tout en étant à bien des égards beaucoup plus effrayant, misérable et affreux que celui dans lequel vivent des individus plus normaux, son univers perceptuel, à d’autres égards, l’était beaucoup moins. C’est là quelque chose que l’on n’observe pas quand il s’agit de n’importe quelle tragédie naturelle que les gens sains d’esprit trouvent sur leur chemin – tragédie liée à des événements tels que la maladie, la pauvreté, le vieillissement et, par-dessus tout, la mort inévitable. Au cours du seizième mois de traitement, cette manière de voir les choses se traduisit de façon tout à fait explicite dans les propos de la patiente, qui déclara sur un ton de vigoureuse protestation :

Personne au monde n’a de raison d’être malheureux ou misérable dans le monde d’aujourd’hui ; ils ont des antidotes pour tout. Ils n’arrêtent pas de tromper les gens… Les gens ne meurent pas [en fait, ils sont simplement « changés », « déplacés d’un endroit à l’autre », transformés en sujets involontaires de films de cinéma, et ainsi de suite]. C’est un gouvernement qui a encerclé la terre d’horreur et d’enfer !

Il fallut presque trois ans et demi de psychothérapie continue pour que cette femme commence à avoir une vision du monde et d’elle-même qui soit essentiellement orientée vers la réalité. Le signe le plus mémorable de ce changement se manifesta pour moi lorsqu’elle commença à réaliser que la vie – y compris la vie humaine – a une fin. Je sentis alors qu’elle ne se contentait pas de jeter un coup d’œil fugitif sur la réalité, comme elle l’avait fait de plus en plus souvent depuis trois ans et demi, mais qu’elle en venait enfin à regarder la réalité en face et à l’accepter. Pendant les quelques mois qui précédèrent cette reconnaissance, ses défenses délirantes érigées pour ne pas reconnaître l’inéluctabilité de la mort s’intensifièrent de façon évidente. Elle finissait par passer le plus clair de son temps à ramasser des feuilles mortes, les petits animaux et les oiseaux morts qu’elle trouvait pendant ses longues heures de recherche ; elle achetait ensuite toutes sortes d’articles dans les magasins, puis, par divers procédés pseudo-alchimiques, elle tentait de donner à ces feuilles et à ces animaux une forme quelconque de vie. Il devenait très clair (et elle-même le prouva) qu’elle avait l’impression d’être un dieu lorsqu’elle choisissait ainsi des feuilles mortes et d’autres choses pour les amener à la vie. Les séances de psychothérapie avaient très souvent lieu à l’extérieur, dans les jardins de l’hôpital ; le thérapeute s’asseyait sur un banc pendant qu’elle poursuivait toute la journée son minutieux examen de la pelouse qui l’entourait.

Mais les mois passaient et, vers la fin de cette période de déni de la mort, elle en vint à exprimer de plus en plus ouvertement un sentiment de désespoir associé à cette activité. Puis vint un jour d’automne où, pendant la séance, patiente et thérapeute s’assirent sur des bancs, non loin l’un de l’autre, et contemplèrent ensemble la pelouse jonchée de feuilles. Elle montra, par des moyens non verbaux surtout, qu’elle était remplie de douceur, de tendresse et de chagrin. Elle avait les larmes aux yeux quand elle dit, comme si elle se résignait à un fait qu’il fallait simplement accepter : « Je ne peux pas transformer ces feuilles en moutons, par exemple. » Le thérapeute lui répondit : « Il me semble que vous êtes peut-être en train de réaliser que c’est la même chose pour la vie humaine – que, comme les feuilles, la vie humaine prend fin avec la mort. » Elle acquiesça.

Tout cela indiquait qu’elle acceptait (acceptation ouvertement reconnue) simultanément deux grands aspects de la réalité : d’une part, qu’elle n’était pas Dieu – qu’elle ne pouvait être tenue pour responsable de la condition mortelle de l’homme ; d’autre part, que tous les hommes sont mortels. Cela montrait que le fondement même de sa maladie était en train de s’écrouler – cette maladie qui avait fait que pendant des années elle avait cru, par exemple, que ses deux parents décédés vivaient encore.

Prenons un autre exemple, celui d’une femme de trente-sept ans qui souffrait d’hébéphrénie quand je devins son thérapeute. Pendant les huit années précédentes, elle avait été presque constamment hospitalisée, et, avant d’être transférée à Chestnut Lodge pour une ultime tentative de psychothérapie intensive, on avait recommandé une lobotomie. Il fallut un peu plus de six ans à la patiente pour pouvoir accepter l’inéluctabilité de la mort. Pendant ces six années apparurent dans la thérapie toute une variété de manifestations schizophréniques. Elles apparaissaient non pas tant dans les verbalisations de sa pensée délirante (qui restait relativement imprécise vu l’état profondément fragmenté de son moi) que dans son comportement non verbal (bizarres façons de s’habiller, rire étrange, etc.). Dans la mesure où elle était capable de verbaliser sa pensée, il était clair que, pour elle, le monde était dominé par des figures paternelles omnipotentes et par des forces non humaines omnipotentes. J’ai rarement été aussi ému que lorsqu’elle traduisit verbalement une poignante prise de conscience de la finitude de la vie (sa profonde confusion avait lentement diminué depuis quelques années). Tout d’abord, elle exprima cela avec une sorte de refus d’y croire, refus enfantin, désemparé, révolté – certainement pas très différent de ce que peut éprouver tout être humain quand il se trouve confronté à ce fait insurmontable de son existence.

« Les gens ne vivent pas plus de cent ans », dit-elle comme pour dire que les gens disent cela, que c’est idiot mais que c’est ce qu’ils disent. « Je vais vivre plus de cent ans [touchante détermination dans son ton]… Pourquoi est-ce que les gens meurent ? Ils disent que le cœur s’arrête… Pourquoi est-ce que le cœur devrait s’arrêter ? » Un peu plus tard, dans une autre séance, elle demanda : « Pourquoi est-ce qu’une personne meurt ? Le cœur s’use, c’est ça ? » Comme je lui répondais que c’était en effet la cause de mort la plus commune, elle exprima une perplexité enfantine, se demandant d’un air désapprobateur pourquoi « ils » ne font rien pour ce problème, pourquoi ils ne « reproduisent » pas le cœur. « Un miroir reproduit les choses, remarqua-t-elle, je ne peux pas comprendre ça », dit-elle sur un ton de protestation et de frustration.

Dans les séances suivantes, il apparut clairement que l’angoisse et la tristesse associées à ce fait si condamnable étaient liées à une inquiétude concernant sa propre existence, mais aussi à une inquiétude concernant des personnes qu’elle aimait tendrement, les unes déjà mortes, les autres vivant encore mais déjà âgées.

Le contexte affectif dans lequel le schizophrène finit par se rendre compte que la vie est, par nature, limitée n’est pas, selon moi, différent de celui du névrosé. Depuis plusieurs années, je savais que cette poignante prise de conscience était un trait qui caractérisait les phases relativement tardives de la psychanalyse des névrosés ; ce que je n’avais pas encore compris jusqu’à ces derniers temps, c’est l’importance de cette prise de conscience pour les schizophrènes également. Un beau poème que voici, de Marcia Lee Anderson, me paraît aujourd’hui exprimer une vérité qui est valable pour nous tous, que nous soyons « normaux », névrosés ou schizophrènes.

Diagnosis

We multiply diseases for delight,

Invent a horrid want, a shameful doubt,

Luxuriate in license, feed on night,

Make inward bedlam – and will not come out.

Why should we ? Stripped of subtle complication

Who could regard the sun except with fear ?

This is our shelter against contemplation,

Our only refuge from the plain and clear.

Who would crawl out from under the obscure

To stand defenceless in the sunny air ?

No terror of obliquity so sure

As the most shining terror of despair

To know how simple is our deepest need,

How sharp, and how impossible to feed.

Diagnostic

Nous multiplions les maladies pour le plaisir,

Inventons un horrible manque, un doute abominable,

Nous nous prélassons dans la licence et nous repaissons de la nuit.

Nous faisons un charivari intérieur – et n’en sortirons pas.

Pourquoi le ferions-nous ? Dépouillé de subtile complication,

Qui pourrait regarder le soleil si ce n’est avec crainte ?

C’est notre abri contre la contemplation

Notre seul refuge contre le simple et le clair.

Qui se glisserait de sous l’obscurité

Pour se dresser sans défense dans l’air ensoleillé ?

Aucune terreur de l’obliquité aussi certaine

Que la plus éclatante terreur du désespoir

De savoir combien simple est notre plus profond besoin

Combien aigu et combien impossible à assouvir.

Je remercie le docteur Robert A. Cohen de m’avoir fait connaître ce poème dont je n’ai pas pu retrouver l’origine.

En travaillant avec des schizophrènes, on s’aperçoit vite que beaucoup d’entre eux, sinon tous, sont incapables de se sentir vivants de manière continue. J’avais pensé depuis longtemps que cela était principalement dû au refoulement généralisé de leurs sentiments – de toutes sortes de sentiments. Mais j’ai fini par me demander si ce refoulement in toto ne remplissait pas une autre fonction défensive : on n’a pas à craindre la mort tant qu’on se sent mort ; subjectivement, on n’a rien à perdre par la mort.

Un second aspect important de la symptomatologie schizophrénique, le fantasme d’omnipotence personnelle, me paraît se rattacher étroitement à cette question. On dit souvent que le schizophrène se considère, et considère les autres, comme omnipotents ; mais rappelons-nous que l’immortalité est compagne de l’omnipotence. Ces deux qualités subjectives sont en fait les deux faces d’une même chose ; quand on pense aux dieux, on les suppose immortels.

Ayant ainsi montré que la schizophrénie est une défense pour ne pas reconnaître l’inéluctabilité de la mort (entre autres aspects angoissants de la réalité intérieure et extérieure, contre lesquels la schizophrénie est aussi une défense), je voudrais à présent aborder la question centrale de savoir pourquoi le schizophrène, à la différence de l’individu normal ou névrosé, n’a pas été capable de reconnaître cet aspect de la réalité.

Premièrement, on peut dire que l’angoisse de la finitude de la vie est trop lourde à supporter si l’on n’est pas fortifié par l’idée que l’on est une personne totale, et que l’on est, grâce à cette totalité, capable de participer totalement à la vie – capable de s’éprouver comme faisant partie de cette totalité collective qu’est l’humanité, dont chaque membre est confronté au sort commun. Un individu ne peut supporter la perspective de la mort inévitable tant qu’il n’a pas pleinement vécu, et le schizophrène n’a pas encore pleinement vécu. (Ici, je songe non seulement à mon expérience clinique avec des patients, mais aussi à ma propre expérience. Il m’a fallu de nombreux mois d’analyse personnelle pour arriver à éprouver un sentiment de paix face à ce fait de ma propre mort ; je me rappelle très bien qu’à la fin d’une certaine journée, j’eus le sentiment que j’avais su pour la première fois, ce jour-là, ce que c’était réellement que vivre ; et, simultanément, je m’aperçus que je n’étais plus écrasé par la perspective de la mort. Je fus surpris qu’il n’ait fallu qu’une seule journée de vie vraie pour aboutir à ce résultat. Un homme, dit-on, ne peut supporter de mourir s’il n’a pas réellement vécu ; mais ce jour-là, je compris qu’il n’était pas nécessaire de réellement vivre pendant trente ans – j’entends par réellement vivre participer d’une manière relativement totale – pour compenser les trente années précédentes où l’on n’a pas vécu en personne totale. Un jour suffisait pour que je fusse capable de faire face à la menace de la mort avec sérénité. Bien que troublée par périodes depuis ce jour, cette sérénité ne m’a jamais totalement fait défaut et constitue ce qui me paraît être le plus fort et le plus fondamental de mes sentiments sur la mort. Le reste de cette discussion sera surtout consacré à mon expérience clinique avec des schizophrènes parvenus à la guérison, ou qui – comme dans la plupart des cas – ont bien avancé sur cette voie.)

Deuxièmement – et ce sont là des caractéristiques du passé du schizophrène inséparables l’une de l’autre, les deux aspects d’une seule et même situation complexe –, les pertes qu’il a déjà éprouvées sont survenues à une phase trop précoce de son développement et ont été trop considérables pour qu’il ait pu les intégrer. Peut-être que s’il pouvait éprouver pleinement le sentiment de perte, à une phase de sa vie où ne se sont pas encore établies des relations d’objet durables, il éprouverait un sentiment, non de « perte » dans le sens mature, mais de désintégration du soi total211. De sorte qu’un tel individu réagirait à ces pertes, étant donné l’immaturité de son moi, par divers mécanismes pathologiques de défense – lesquels s’accompagnent presque toujours d’un renforcement de son omnipotence subjective infantile, une omnipotence qui permet à l’individu de croire qu’il n’a subi aucune perte et qu’il est impensable qu’il en puisse subir aucune puisqu’il est le monde entier. N’ayant pas pu intégrer les pertes du passé, le schizophrène est incapable maintenant d’intégrer la perspective de la plus grande de toutes les pertes, celle qui découle de la condition mortelle de sa propre personne et de celle de tous ceux qu’il connaît. Il répond à cette suprême menace de perte par son habituel mécanisme de défense, l’omnipotence subjective – mécanisme de défense qui, comme on l’a déjà dit, est un trait tellement prononcé dans toute maladie schizophrénique.

Ces pertes précoces auxquelles je me réfère, on les constate dans chacun des centaines de cas de schizophrènes que j’ai pu voir au long de mes nombreuses années à Chestnut Lodge. Ces cas comportent très souvent la mort (ou toute autre espèce de disparition physique de la scène) de personnes qui avaient une énorme importance dans la vie du nourrisson ou de l’enfant ; ou le retrait psychologique de la figure maternelle d’autrefois. Lewis B. Hill212, dont l’expérience en matière de psychothérapie des schizophrènes est bien plus ancienne que la mienne, note à ce propos :

Il semble bien qu’un grand nombre de mères de schizophrènes aient, en fait, chaleureusement accepté leur bébé et se soient parfaitement bien occupées de lui d’une manière animale tant qu’il était petit et qu’elles ne le considéraient pas comme un individu ayant un désir ou une volonté contraires à ceux de la mère… (p. 111).

Troisièmement, et en liaison directe avec les remarques précédentes sur les pertes précoces, la relation symbiotique entre le nourrisson et la mère, normale dans la première enfance, est, chez le futur schizophrène, prolongée jusqu’à l’âge adulte. Dans cette symbiose, la « mère » peut être la mère elle-même, une bonne d’enfants, le père parfois ou des figures qui viendront plus tardivement dans la vie du patient et sur lesquelles il transfère ce genre de relation. De nombreux auteurs ont noté la présence de cette relation symbiotique dans l’histoire du schizophrène ; parmi eux je citerai Reichard et Tillman213, R. W. Lidz et T. Lidz214, Mahler215, Hill216 et moi-même217 ; je n’évoquerai que les aspects de cette relation symbiotique qui sont directement liés à mon sujet.

Dans une telle relation, chacun se trouve oscillant désespérément entre deux positions complètement opposées : la première est une position de « proximité » intense des deux personnes ; la seconde, de divorce psychologique total entre les deux. Dans cette seconde position, les deux personnes ont le sentiment d’avoir complètement perdu la relation profondément aimée qu’elles avaient il y a un instant l’une avec l’autre. Il se peut que, pour le schizophrène adulte, la perspective de la mort rappelle insupportablement ces expériences de perte (et celles, naturellement, qui sont éprouvées dans le présent avec des figures parentales), que cela évoque pour lui les moments sombres, mortels, où il a éprouvé une rupture dans son sentiment de contact avec l’autre, cet autre qui lui paraissait nécessaire à sa survie même.

Une telle relation suppose encore une autre perte énorme, si l’on peut parler de « perte » à propos de quelque chose qu’on n’a pas encore eu : je parle de la perte que subit le patient en ne se vivant pas comme une personne assez totalement intégrée, tant au niveau intrapsychique qu’au niveau interpersonnel. Il faut, pour que la relation symbiotique soit maintenue, qu’aucun des deux partenaires ne se vive comme une personne totale ; chacun a, en effet, besoin de la personnalité de l’autre pour compléter la sienne et pour accéder à quelque chose qui ressemble à un sentiment de « totalité ». En outre, cette symbiose empêche l’un ou les deux participants de sentir qu’il(s) forme(nt) un tout avec l’univers plus large de la collectivité humaine ; c’est le type même de la relation « nous sommes deux contre le monde entier ». Au lieu que les deux partenaires y soient étroitement et réalistement liés, ce monde plus vaste, composé de toutes les personnes extérieures à la relation symbiotique, doit être psychologiquement tenu à distance, ne serait-ce que parce que l’enfant et la mère ont besoin de projeter sur lui différents affects intensément négatifs que suscite en chacun d’eux la nature même de leur très contraignante symbiose.

Outre cet aspect de « perte de la totalité subjective » que comporte la symbiose, il y en a un second qui empêche l’enfant de se développer de manière à pouvoir, parvenu à l’âge adulte, faire face à l’inéluctabilité de la mort. En effet, cette symbiose implique chez les deux participants une omnipotence infantile subjective (et refoulée), étant donné la nature fondamentalement infantile de cette relation (qui n’existe normalement qu’entre le nourrisson et la figure maternelle, ainsi que l’a souligné Mahler218).

L’enfant qui deviendra finalement schizophrène a besoin plus tard de maintenir cette omnipotence subjective comme défense non seulement contre la menace que représente la reconnaissance de la mortalité humaine mais encore contre diverses autres menaces, internes et externes. Il en a besoin pour faire face – entre autres menaces secondaires dont je ne ferai pas la liste complète ici – au profond sentiment refoulé d’impuissance et de désarroi qu’il éprouve devant l’intensité de sa propre ambivalence et de celle de sa mère. Comme je l’ai montré dans le chapitre III de ce livre, lui et sa mère ne peuvent absolument pas supporter la haine meurtrière et le rejet intense entre eux deux ; ils n’acceptent qu’un amour pur et puissant. Il sent un immense désarroi en s’apercevant qu’il hait le plus profondément l’être qu’il aime le plus profondément, en s’apercevant qu’il craint cet être qui est le plus important dans sa vie, qui l’aime intensément et qui, en même temps, le hait plus que quiconque. C’est ce sentiment d’impuissance et de désarroi qui l’oblige, plus que toute autre chose, à maintenir le fantasme (normal seulement dans la prime enfance) d’omnipotence personnelle.

Rien ne peut mieux détruire cette omnipotence subjective, cette défense dont il a si désespérément besoin, que la reconnaissance de l’inéluctabilité de la mort ; un homme n’est jamais plus conscient de sa propre impuissance que lorsqu’il reconnaît l’inéluctabilité de la mort.

Mais s’accrocher ainsi à cette précieuse défense, l’omnipotence subjective, n’est pas sans lui causer certaines difficultés psychologiques : entre autres, cela complique grandement sa perception de cet aspect de la réalité que des individus plus normaux ressentent comme la finitude innée de la vie. Et cette complication lui rend particulièrement difficile de discriminer perceptuellement (et de prendre conscience de) cette réalité de la vie humaine, car elle se trouve inextricablement enchevêtrée dans la vision déformée qu’il a de lui-même et du monde.

Tout individu schizophrène, ou tout jeune en voie de le devenir, porte en lui une forte dose de haine refoulée et se voit – consciemment ou à un niveau refoulé – comme une créature porteuse de malveillance omnipotente. Ainsi, ce qui est vécu normalement comme la mort réaliste qui finira inévitablement par emporter chacun, le schizophrène tend à le vivre comme une projection de sa supposée toute-puissante destructivité ; il tend alors à se sentir personnellement et totalement responsable de la mort elle-même, comme il est en vérité responsable – plus, certainement, que toute autre personne – de ses propres sentiments, et donc de sa haine, qu’elle soit consciente ou inconsciente.

Ainsi, avant de pouvoir affronter le fait que tout homme est, par nature, voué à la mort, il faut d’abord qu’il sache bien qu’il ne porte pas en lui le germe de la destruction de l’humanité. Cela nécessite une longue perlaboration de son hostilité jusque-là refoulée ; et c’est seulement lorsqu’il aura mûri au point que son amour sera devenu plus grand que sa haine, et qu’il se sentira convaincu que c’est ainsi, qu’il aura alors la certitude que la condition mortelle de l’homme ne lui est pas personnellement imputable. Avant d’en arriver là, il a tendance à tenir pour équivalents le fait existentiel de la victoire finale de la mort et le fait que sa haine triomphe chaque fois des forces d’amour qu’il porte en lui.

L’état psychologique de son partenaire dans la relation symbiotique – le plus souvent sa mère – est de nature à accroître la complexité de son problème face à cet aspect de la réalité. Car cette mère, elle aussi, s’accroche à un fantasme d’omnipotence subjective et elle aussi éprouve des sentiments profondément ambivalents. Il ne faut pas oublier que les frontières du moi de ces deux êtres sont très incomplètes. Ainsi, pour lui, la mort existentielle tend à revêtir les traits de la destructivité de sa mère (destructivité refoulée et projetée), mêlée à la sienne.

L’intégration incomplète de son moi et l’expérience douloureuse de sa séparation – il est non seulement séparé des autres (comme l’indique la description du mode de relation symbiotique) mais de son propre soi – font que pour lui la mort existentiellement normale, avec ses connotations de désintégration physique et d’éloignement du monde des vivants, équivaut aux expériences à la fois intrapersonnelles et interpersonnelles de non-intégration psychologique qui lui ont causé ses plus intenses souffrances. Lorsque la mort existentielle vient progressivement à sa conscience (même s’il n’en a pas encore une perception réalistement définie), il tend à y répondre non seulement par un sentiment de culpabilité mais encore par une angoisse irrationnelle. J’ai eu ainsi une patiente schizophrène qui, commençant à se trouver aux prises avec cet aspect de la réalité, fut obsédée pendant des mois par les dispositions qu’elle devait prendre pour que son corps, après la mort, soit conservé indéfiniment à l’état congelé afin de ne pas « tomber en morceaux » (expression dont elle s’était servie pendant des années à propos de ses expériences de désintégration psychologique).

On pourrait dire que chaque être humain est confronté à ce dilemme : il ne peut affronter la mort à moins d’être une personne totale, et cependant il ne peut devenir une personne vraiment totale qu’en affrontant la mort. Mais un individu qui est encore schizophrène, lui, a beaucoup moins de chances de surmonter ce dilemme ; il est beaucoup trop incomplet pour cela. Seul un être relativement total peut se sentir participer à la totalité de l’humanité, et ce sentiment rassure face à la connaissance de la mort, comme l’a si magnifiquement exprimé William Cullen Bryant dans un poème intitulé Thanatopsis :

Yet not to thine eternal resting-place

Shalt thou retire alone, nor couldst thou wish

Couch more magnificent. Thou shalt lie down

With patriarchs of the infant world – with kings,

The powerful of the earth – the wise, the good,

fair forms, and hoary seers of ages past,

All in one mighty sepulchre…

……

… All that tread

The globe are but a handful to the tribes

That slumber in its bosom. —…

……

So shalt thou rest – and what if thou withdraw

In silence from the living, and no friend

Take note of thy departure ? All that breathe

Will share thy destiny. The gay mil laugh

When thou art gone, the solemn brood of care

Plod on, and each one as before will chose

His favourite phantom ; yet ail these shall leave

Their mirth and their employments, and shall come

And make their bed with thee. As the long train

Of ages glides away, the sons of men, —

The youth in life's fresh spring, and he who goes

In the full strength of years, matron and maid,

The speechless babe, and the grey-headed man —

Shall one by one be gathered to thy side,

By those, who in their turn shall follow them.

So live, that when thy summons comes to join

The innumarable caravan, which moves

To that mysterious realm, where each shall take

His chamber in the silent halls of death,

Thou go not, like the quarry-slave at night,

Scourged to his dungeon, but, sustained and soothed

By an unfaltering trust, approach thy grave

Like one who wraps the drapery of his couch

About him, and lies down to pleasant dreams.

Cependant dans ton éternelle demeure

Tu ne te retireras pas seul, et ne pourras désirer

Couche plus magnifique. Tu t’étendras

Avec les patriarches du monde enfant – avec les rois,

Puissance de la terre – les sages, les bons,

Les beaux modèles, et les vénérables prophètes des anciens âges,

Tous dans un vaste sépulcre…

……

… Tout ce qui foule

Le globe n’est que poignée devant le grand nombre

De ceux qui sommeillent en son sein. —…

……

Ainsi tu reposeras – et si tu te retirais

En silence de la vie, et qu’aucun ami

Ne prenait acte de ton départ ? Tout ce qui respire

Partagera ton destin. Les gais riront

Quand tu t’en seras allé, le solennel cortège des soucis

Continuera sa marche, et chacun comme avant poursuivra

Son fantôme favori ; et pourtant tous ceux-là abandonneront

Leur allégresse et leurs emplois, et viendront

Pour faire leur lit avec toi. Tandis que le long cours

Des âges s’écoulera, les fils des hommes, —

Le jeune dans le frais printemps de la vie, et celui qui va

Dans la pleine force des années, la matrone et la jeune fille,

Le bébé sans paroles, et l’homme à la tête grise —

Un à un seront rassemblés à ton côté,

Par ceux qui, à leur tour, les suivront.

Ainsi vis, pour que, lorsque tu seras cité à rejoindre

L’innombrable caravane, qui marche

Vers ce mystérieux royaume, où chacun prendra

Sa chambre dans les maisons de la mort,

Tu n’ailles pas, comme la proie-esclave la nuit,

Amenée à son cachot à coups de fouet, mais soutenu et apaisé

Par une confiance assurée, approche de ta tombe

Comme celui qui s’enroule dans les draps de sa couche,

Et s’étend pour faire d’agréables rêves.

La description que j’ai faite de la psychodynamique de la schizophrénie fait ressortir deux conditions nécessaires à une approche thérapeutique qui permettra au patient d’affronter l’inéluctabilité de la mort.

La première est évidente : la connaissance qu’a le thérapeute de cette psychodynamique lui permet d’aider le patient à dégager cet aspect de la réalité des complexités de sa pensée délirante. Cette connaissance l’aidera aussi à comprendre pourquoi le patient ne peut admettre l’inéluctabilité de la mort que lorsqu’à été accomplie une longue perlaboration de la haine, de la culpabilité et de l’angoisse.

La seconde condition est plus simple, mais, somme toute, plus importante que la première : il est essentiel que le thérapeute soit lui-même bien conscient (et pas seulement sur le plan intellectuel) de la finitude de la vie, que son approche thérapeutique soit entièrement conduite à la lumière de cette prise de conscience. Le schizophrène chronique exige souvent du thérapeute une immense et réelle patience ; ce dernier est obligé (on pourrait dire sans déplaisir, car il y a là, aussi, quelque chose d’agréable) de fonctionner comme si le temps n’existait pas, pour pouvoir faire sortir progressivement le patient de cet état où le moi est brisé. Bien des thérapeutes se dérobent à cette phase du traitement, car elle tend à profondément frustrer-et-satisfaire les besoins de dépendance infantiles, dont ils ne peuvent admettre la présence en eux219. Mais il vient un moment, dans tous les cas où le traitement donne de bons résultats, où le thérapeute doit progressivement et de plus en plus fermement combattre une forte tendance à s’enliser dans l’univers intemporel du schizophrène, dans son univers d’omnipotence infantile – dans ce monde que, jusqu’à un certain point, le thérapeute a dû partager par empathie avec le patient, et qui est d’un puissant attrait pour le petit enfant qui subsiste en chacun de nous. Ainsi, bien que le thérapeute ait d’abord dû être patient, non demandeur, il peut maintenant (et même il doit) s’impatienter sans vergogne de voir que le schizophrène continue de fonctionner comme s’ils avaient l’éternité devant eux pour mener à bien leur tâche thérapeutique.

La mort pour les êtres humains en général

Si j’en crois mon expérience, toute psychanalyse ou psychothérapie au long cours amène patient et médecin à être confrontés ensemble aux problèmes fondamentaux de la vie, même si le médecin n’a pas grande possibilité de participer de manière directe et verbale. Chacun sort de la cure avec une compréhension meilleure et enrichie du sens de la vie. Il est certain qu’en travaillant avec un patient schizophrène, le thérapeute est obligé, pendant qu’il aide celui-ci à affronter l’inéluctabilité de la mort (un des aspects de la réalité qui, je l’ai indiqué, est à l’origine de tant d’angoisse pour le patient), de rechercher le sens que cette réalité de l’existence a également pour lui-même.

C’est donc notamment à partir de mon travail avec les schizophrènes que je me suis intéressé au problème de savoir quelle était la signification de la finitude de la vie, de l’inéluctabilité de la mort pour les êtres humains en général. Mais un second facteur a contribué à cet intérêt : une succession de deuils sont, en effet, intervenus dans ma vie durant les quelques années qui ont précédé la rédaction de cet article. Depuis le plus récent de ces deuils, un temps suffisant s’est écoulé ; j’ai assez réfléchi sur la question et perlaboré mes sentiments pour que je me sente capable d’apporter à cet exposé ce qu’il fallait à la fois d’intérêt personnel et de pensée mûrie.

C’est là un sujet que, dans notre culture occidentale actuelle, nous ne sommes généralement pas encouragés à approfondir, sur lequel on ne nous incite à réfléchir ni souvent ni de manière sérieuse. Notre culture entretient chez nous tous, psychiatres ou profanes, une tendance à ignorer complètement le problème. Notre non-reconnaissance de l’inéluctabilité de la mort est favorisée par l’importance de moyens d’évasion et de divertissement tels que la télévision, la radio et le cinéma, mais également de moyens moins visibles. Dans la mesure où nous sommes constamment préoccupés par la crainte réaliste que les tensions internationales ne conduisent à un moment donné à un holocauste global, et ne balaient ainsi nos vies, nous nous masquons, paradoxalement, un fait indéniable, c’est que, quand bien même nous aurions une toute petite chance de voir s’établir la paix entre les pays, la vie humaine reste dans tous les cas limitée. Dans la mesure aussi, qui n’est pas insignifiante, où le suicide est répandu (et l’énorme mortalité annuelle due aux accidents de la route suggère que le suicide inconscient est peut-être beaucoup plus répandu que le suicide conscient, identifiable), on peut penser – ce qui est aussi paradoxal – qu’une tranche de la population a refusé de reconnaître pleinement la finitude de la vie à travers ceux de ses membres qui ont subjectivement voulu – consciemment ou inconsciemment – leur propre mort. Quant à la médecine moderne, avec ses vastes campagnes pour faire baisser les statistiques qui révèlent que tel pourcentage de gens meurent du cancer, d’une maladie de cœur, etc., elle permet (quel que soit l’intérêt, par ailleurs, de ces campagnes) que nous nous dissimulions ceci : si développée que soit la science médicale, il n’empêche que sur dix personnes, il y en aura toujours dix qui mourront, quelle que soit la cause de leur mort.

En outre, dans la mesure où une culture est imprégnée – et c’est le cas de la nôtre – d’une pensée qui se réfère toujours à l’idée de blâme, nous avons tendance à nous protéger des conditions de notre existence auxquelles nous ne pouvons échapper, l’une de ces conditions étant l’inéluctabilité de la mort. Je disais plus haut que l’esprit dans lequel se faisaient les présentations de cas à Chestnut Lodge avait changé et je remarquais que, dans cette « culture » en miniature, l’idée de blâme qui avait prévalu autrefois avait permis à l’équipe de ne pas voir pleinement la tragédie inhérente à la vie des patients. Et c’est ainsi que cela se passe à une plus large échelle, dans la vie quotidienne d’un individu : lorsque quelqu’un que nous connaissons meurt, nous avons tendance à blâmer d’autres personnes ou nous-même, au lieu de considérer la mort comme quelque chose qui fait partie naturelle de notre existence. Cela ne veut pas dire, bien entendu, que les hommes doivent accepter passivement les ravages de la maladie ou la souffrance humaine sous toutes ses formes ; mais, si nous voulons savoir ce que c’est que vivre en paix, il nous faut accepter notre condition mortelle.

Nous en resterons là pour l’instant sur ce point, mais auparavant je voudrais suggérer l’idée que peut-être l’accent mis par notre culture sur l’utilisation de la communication verbale sert à nous protéger de la réalité de la mort. Benjamin Lee Whorf, en particulier, a proposé ce que l’on appelle l’hypothèse Sapir-Whorf que l’on peut, en gros, résumer ainsi : notre pensée (et notre perception du monde environnant) est limitée par la nature du langage qu’utilise notre culture – contrairement à ce qui avait été généralement admis jusque-là, à savoir que le langage a une fonction beaucoup moins importante, purement instrumentale, dans notre vie. Edward Sapir, sous la direction duquel Whorf a travaillé, a formulé ainsi cette hypothèse :

Les hommes ne vivent pas seulement dans le monde objectif, pas seulement non plus dans le monde de l’activité sociale tel qu’on l’entend ordinairement ; ils dépendent beaucoup du langage particulier qui est devenu le moyen d’expression de leur société. C’est une illusion absolue d’imaginer qu’on s’adapte à la réalité sans, essentiellement, se servir du langage et que le langage est simplement un moyen occasionnel de résoudre des problèmes spécifiques de communication ou de réflexion. Cela revient à dire que le « monde réel » est, dans une large mesure, construit sur les habitudes de langage du groupe… Si nous voyons, entendons et exerçons nos autres facultés comme nous le faisons, c’est en grande partie parce que les habitudes de langage de notre société prédisposent à certains choix d’interprétation (Whorf, 1956, p. 134).

Langer220 note que Bertrand Russell avait, dans un ouvrage philosophique datant de 1900, attiré l’attention sur le principe essentiel dégagé par l’hypothèse Sapir-Whorf.

Si donc on admet la proposition selon laquelle notre langage particulier conditionne au premier chef – non seulement consciemment mais aussi inconsciemment – nos processus de pensée et notre vision de la « réalité », on en conclut alors ceci : l’accent mis, dans notre culture, sur la communication verbale a pour résultat, étant donné le fractionnement et l’abstraction qu’implique le langage discursif, que nous avons, consciemment et inconsciemment, une expérience fractionnée et rendue abstraite de notre existence. Un tel mode expérientiel de notre vie tend à nous masquer le rythme continu de notre existence réelle, la continuité essentielle qui existe entre la naissance, la croissance, le déclin et la mort. Je crois que si nous les regardions bien en face, nous ne vivrions pas ces choses sous la forme fractionnée par laquelle le moyen limité du langage verbal est contraint de les présenter. Une vision « langage verbal » de la vie tend à nous éviter de sentir que l’existence implique un rapport concret et continu avec la mort.

Des facteurs culturels comme ceux que j’ai indiqués peuvent justifier en partie la relative pauvreté de la littérature psychanalytique et psychiatrique en cette matière. Mais il est tout de même assez troublant de constater qu’on a accordé dans les écrits de notre profession si peu d’attention à un problème dont l’importance dans la vie humaine est attestée par la place de premier plan qu’il a longtemps occupée dans les religions, les mythes, dans la littérature et la philosophie.

Dans notre propre culture, la religion est l’une des très rares institutions qui nous placent constamment en face de ce fait fondamental de notre existence, la mort – quitte à nous proposer en même temps un palliatif, sous forme d’une conception d’une vie après la mort, pour atténuer la cruauté de cette réalité. Depuis des temps immémoriaux, les religions se sont manifestement efforcées, d’une manière ou d’une autre, de composer avec la mort. Dans Philosophy in a New Key, Suzanne K. Langer221 écrit : « … La vie, donner la vie, la mort et les morts sont les grands thèmes de la religion primitive… » (p. 122).

Et à propos des mythes :

Le mythe, du moins quand il est parvenu à son plus haut degré de perfection, est une reconnaissance des conflits naturels, du désir humain contrecarré par des puissances inhumaines, par l’oppression hostile ou par des délires contraires ; c’est l’histoire de la naissance, de la passion et de l’écrasement par la mort qui est le lot commun de l’humanité… (ibid., p. 143).

… le héros [dans le mythe] est l’Homme triomphant des forces supérieures qui le menacent. C’est toute une tribu, et non pas un seul inventeur, qui est inconsciemment identifiée à lui. Le cadre dans lequel se déroule son drame est cosmique ; l’orage et la nuit sont ses ennemis, le déluge et la mort ses épreuves. Telles sont les réalités qui inspirent son rêve de délivrance. Sa tâche est de contrôler la nature – la terre et le ciel, la végétation, les rivières, les saisons – et de vaincre la mort (ibid., p. 150).

Dans la plupart des grandes œuvres littéraires également, nous ne sommes jamais très loin du thème de l’inéluctabilité de la mort. L’un des symptômes de relative médiocrité d’une grande partie de la littérature actuelle est peut-être le fait qu’elle aborde rarement cet aspect de l’existence humaine. Ce ne sont certes pas les descriptions de morts dues à la violence humaine qui manquent ; mais rares sont les romans modernes montrant l’existence humaine comme quelque chose qui, par nature, doit inévitablement prendre fin avec la mort. Nos meilleurs romans, me semble-t-il, sont ceux qui impliquent une reconnaissance de ce thème. Citons pour exemple From here to Eternity222 de James Jones, et By love Possessed223 de James Gould Cozzens, livres dans lesquels ce thème est constamment présent à l’arrière-plan du récit.

Bien sûr, la philosophie, elle aussi, et depuis ses débuts, s’est toujours efforcée de traiter avec la mort. La finitude de la vie constitue l’une des grandes préoccupations d’un système philosophique relativement récent, fort intéressant pour les sciences comportementales : je veux parler de la philosophie ou ontologie existentialiste.

À propos de l’existentialisme de Heidegger, Eissler écrit :

Chez Heidegger, l’élément fondamental de son analyse ontologique de l’existence (1927) est la présence de la mort à chaque instant de la vie avant la mort effective… l’analyse existentielle montre que l’existence, c’est l’existence (ou l’être) vers la mort (Sein zum Tode)… dans le système ontologique de Heidegger, mourir ne signifie pas que l’existence est parvenue à son terme ; la mort est plutôt un mode d’être dans lequel s’engage l’existence dès son commencement (Eissler, 1955, pp. 4-6).

Dans un récent article sur l’analyse existentielle, Eugen Kahn224 cite ces mots de O. F. Bollnow : « Exister, c’est être confronté à la mort. »

De même Edith Weigert225 écrit, dans la même ligne de pensée que Ludwig Binswanger : « Être au monde, c’est exister vers la mort. »

Enfin, le théologien Paul Tillich, dont le livre existentialiste The Courage To Be est l’un des relativement rares ouvrages du genre à être disponibles en anglais, fonde sa théorie de la psychologie de l’homme sur l’angoisse de mort :

… La première remarque à faire sur la nature de l’angoisse est celle-ci : l’angoisse, c’est l’état dans lequel un être est conscient de son possible non-être. On pourrait dire, en somme, que l’angoisse est la conscience existentielle du non-être. « Existentiel » ici signifie que ce n’est pas la connaissance abstraite du non-être qui produit l’angoisse mais la conscience que le non-être est inclus dans l’être. Ce n’est pas l’idée que tout est éphémère, pas même l’expérience que nous avons de la mort des autres, qui produit l’angoisse, mais l’impression produite par ces événements sur la conscience, toujours présente au fond de nous, qu’il nous faut tous mourir. L’angoisse, c’est la finitude ressentie comme notre propre finitude. C’est l’angoisse naturelle de l’homme en tant qu’homme et, d’une certaine manière, de tous les êtres vivants. C’est l’angoisse du non-être, la conscience de sa propre finitude en tant que finitude (Tillich, 1952, pp. 35-36).

Insister, comme le font les écrits existentialistes cités ci-dessus, sur la signification psychologique de la mortalité de l’homme est certes une bonne chose ; malheureusement, ces écrits ne nous font pas sentir l’effet que produit, sur chacun de nous individuellement, le fait que l’on est, comme tous ses frères humains, mortel ; sur ce plan, Tillich se différencie des autres auteurs en mettant l’accent, comme je l’ai indiqué, sur l’angoisse qui s’attache à l’idée de sa propre mort individuelle. Binswanger, lui, est évidemment plus représentatif de tels écrivains puisqu’il parle de l’humanité dans son ensemble, ce qui, nécessairement, atténue beaucoup l’acuité du sentiment individuel : « … Quand nous parlons d’existence humaine,… nous ne pensons jamais : la mienne, la tienne ou la sienne, mais l’existence humaine en général, ou l’existence humaine de l’homme… » (Kahn, 1957, p. 217).

Cette extension donnée par l’existentialisme à son objet n’a pas échappé à Weigert226 qui note : « … L’existentialisme ne s’intéresse pas à la psychopathologie individuelle ; il décrit certaines tendances dialectiques fondamentales et irréductibles comme l’On et le Soi, le Souci et l’Amour, qui déterminent l’existence dans notre civilisation. Le psychothérapeute considère les arbres ; l’existentialisme, l’ensemble de la forêt… »

Venons-en maintenant aux contributions de la littérature psychanalytique en ce domaine, et tout d’abord à celles de Freud. Dans ses « Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort227 », écrit dans un esprit de profond désillusionnement causé par la Première Guerre mondiale, Freud distingue en chacun de nous trois différentes attitudes fondamentales devant la mort. Nous ne pouvons, dit-il, imaginer notre propre mort ; nous désirons la mort de nos ennemis ; et la mort de nos proches suscite en nous des réactions ambivalentes :

Le fait est qu’il nous est absolument impossible de nous représenter notre propre mort, et toutes les fois que nous l’essayons, nous nous apercevons que nous y assistons en spectateurs. C’est pourquoi l’école psychanalytique a pu déclarer qu’au fond personne ne croit à sa propre mort ou, ce qui revient au même, dans son inconscient chacun est persuadé de sa propre immortalité (Freud, 1915 b).

D’autre part, nous trouvons toute naturelle la mort d’étrangers et d’ennemis que nous infligeons aussi volontiers et avec aussi peu de scrupules que le fait l’homme primitif (ibid.).

Puis, après avoir montré notre ambivalence inconsciente vis-à-vis de la mort de nos proches, Freud écrit :

Résumons-nous : impénétrabilité à la représentation de notre propre mort, souhait de mort à l’adresse de l’étranger et de l’ennemi, ambivalence à l’égard de la personne aimée : tels sont les traits communs à l’homme primitif et à notre inconscient228

Dans Au-delà du principe de plaisir229, Freud a avancé son concept de pulsion de mort, concept qui est devenu une composante majeure de sa théorie générale définitive de la psychologie humaine. Mais ce concept (qu’on a généralement abandonné aujourd’hui) a, du moins à mon sens, longtemps contribué – les successeurs de Freud l’ayant repris à leur compte – à masquer le sens profond de l’inéluctabilité de la mort. En particulier, je crois qu’il nous masque le plein effet de cet événement sur nous : tout ce que ce fait comporte potentiellement de déchirement, de terreur, de rage et de tristesse se trouve dilué dans une vue conceptuelle qui affirme que chacun de nous, dans une large mesure, désire inconsciemment cet événement inévitable. Je crois que le désir de la mort fait partie, en effet, des nombreuses attitudes que nous avons à son égard ; mais, à mon avis, le concept freudien d’une pulsion de mort dont la puissance est presque inégalée – ce concept qui s’est vu ensuite corroboré ou réfuté par d’autres psychanalystes – nous a empêchés de pénétrer dans les abîmes de l’émotion poignante (trop complexe pour être réduite à une simple question de conflit entre deux pulsions) qui nous saisit lorsque nous prenons conscience de l’inéluctabilité de la mort.

Dans The Psychiatrist and the Dying Patient, Eissler230 souscrit à la théorie freudienne de la pulsion de mort ; il va même jusqu’à suggérer que la mort est peut-être, par essence, toujours psychologique – que la mort, sous quelque forme qu’elle se présente, qu’elle soit ou ne soit pas un suicide manifeste, signifie peut-être que le moi a, en quelque sorte, décidé (et ici, je paraphrase Eissler) de mourir. Bien que cette idée ne soit pour Eissler qu’une suggestion, il y insiste d’une manière qui semble indiquer que cette possibilité l’impressionne ; le passage suivant introduit à un assez long développement sur cette hypothèse : « … Il y a encore une vague possibilité : l’homme ne mourrait que lorsque les forces de vie ont épuisé leur potentiel ou lorsqu’une complication interne force le moi à faire pencher la balance du côté des forces toujours prêtes de destruction interne… » (Eissler, 1955, p. 106).

Ce point de vue se reflète dans une bonne partie du livre d’Eissler et dans le sujet principal qui y est traité, la psychothérapie du patient qui va mourir. La principale technique qui, selon l’auteur, aide le patient à supporter le « dernier voyage » est celle qui consiste à faire sentir à celui-ci que le psychiatre s’identifie à lui dans cet affrontement avec la mort. Mais on a l’impression que c’est bien en effet une technique qu’il recommande, quelque chose qui, ici, est utile au patient ; que le psychiatre ne s’identifie pas vraiment au patient, et surtout qu’Eissler ne voit pas que, dans cette situation, le psychiatre plonge dans les significations plus profondes de sa propre mort :

… Le moi du thérapeute doit rester en partie libre d’identification. Il faut même activer la croyance en l’immortalité. Si le thérapeute lui-même craint fortement la mort, ou bien il se refusera à une identification même partielle, ou bien il sera angoissé, voire déprimé… la principale fonction de l’identification est… de permettre au patient d’établir une relation thérapeutique tant soit peu utilisable… (ibid., p. 250).

Si l’auteur était à la place du patient qui va mourir et qui est en psychothérapie, le plus grand service que pourrait lui rendre un thérapeute ne serait pas seulement de l’aider à affronter sa mort proche, mais de lui donner à voir que la relation est utile aussi au thérapeute en ce sens qu’elle l’aide à s’adapter à la mort qui viendra inéluctablement pour lui comme elle vient, maintenant et un peu plus tôt, pour le patient.

Eissler exprime cette pensée qui le trouble :

… il est certain que, dans le cas n° 2, cela aurait aidé si j’avais pu dire à la patiente que moi aussi je souffrais d’une maladie qui me rapprochait lentement de la mort. À ce moment-là, une communauté d’esprit se serait établie qui aurait permis une identification de la part de la patiente (ibid., p. 246).

Mon avis est que nous souffrons tous bel et bien de quelque chose qui nous rapproche de la mort : je parle du vieillissement ; et si le psychiatre n’a pas besoin de se protéger de cette réalité dans les plus profondes couches de son être, il se sentira dans une communion d’autant plus étroite et vraie avec le patient qui va mourir. Je ne m’étendrai pas plus longtemps sur cet aspect particulier traité par Eissler ; mais avant de terminer là-dessus, je voudrais faire remarquer que ce n’est pas un aspect si éloigné de la pratique psychothérapeutique et psychanalytique quotidienne. Le livre d’Eissler peut nous aider à éclaircir nos idées sur des problèmes philosophiques qui non seulement jouent un rôle dans les cas, relativement rares, où le psychiatre traite des patients proches de la mort, mais qui sous-tendent tout notre travail avec les patients : un des critères de maturité que nous nous efforçons de faire atteindre à tous nos patients n’est-il pas, en effet, la capacité d’affronter la connaissance de la mortalité de l’homme, la capacité de vivre avec cette connaissance ? Eissler consacre une partie de son livre aux aspects plus généraux de ce sujet – la signification psychologique, pour l’homme, du fait qu’il doit finalement mourir – et il passe en revue la littérature psychanalytique, relativement pauvre, sur ce sujet.

En plus de la théorie contestable de Freud sur la pulsion de mort, une autre caractéristique de l’histoire du développement de la psychanalyse a contribué à minimiser l’importance de la mort : c’est le fait que la psychanalyse se préoccupe des toutes premières années de la vie du patient. Je citerai à ce propos cette remarque de Hartmann, Kris et Loewenstein231 qui notent, après avoir décrit le développement du surmoi chez l’enfant : « Le développement de la personnalité ne s’arrête pas à ce stade, et nous avons l’impression que ses possibilités de transformation au cours de la période de latence et de l’adolescence ont été pendant quelque temps sous-estimées par la littérature psychanalytique… »

Il est évidemment essentiel d’étudier tout particulièrement les premiers temps de la vie, si importants pour le développement de la personnalité ; mais c’est une période où l’individu, normalement, se préoccupe bien peu de sa propre condition d’individu voué naturellement à la mort, et de celle des autres. Cet aspect de la réalité tend à rester en dehors de son horizon jusqu’à ce qu’il ait déjà parcouru une bonne partie de sa vie – près de la moitié. Même l’adolescence, qui est à la limite extrême du terrain couvert par la théorie psychanalytique, ne sait pas grand-chose des sentiments que l’on éprouve plus tard, lorsque la mort est devenue une réalité bien visible et qu’on s’aperçoit qu’on est déjà à mi-chemin ou plus de cette réalité232. Assez récemment, des auteurs comme Therese Benedek233 ont étudié certaines phases psychologiques de la vie après l’adolescence, une fois que l’individu a atteint sa « maturité » ; je souhaite avec le présent article apporter ma contribution à de telles études. Soit dit en passant, ce n’est peut-être pas un hasard si l’on a tenu les gens de cet âge, les vieux, pour lesquels la réalité de la mort se dessine le plus clairement, pour relativement impropres à la psychanalyse ou à la psychothérapie intensive. À mesure qu’ils appréhenderont mieux la signification de la mort, les analystes et les psychothérapeutes acquerront peut-être le courage et la compréhension personnels qu’il faut pour travailler plus en profondeur avec les personnes âgées et peut-être s’apercevront-ils que celles-ci sont de meilleurs « candidats » à la psychothérapie, ou même à l’analyse, qu’ils ne l’avaient supposé jusqu’ici. Nous serons encouragés à entreprendre ce genre de travail dans la mesure où nous comprendrons, par exemple, qu’un moment, si bref soit-il, de relation intra et interpersonnelle profondément ressentie est subjectivement hors du temps, éternel, et qu’il suffit à « rattraper » les dizaines d’années où l’on n’a pas vécu en individu total.

Avec la théorie psychanalytique, nous avons trop souvent tendance à nous contenter de penser que les préoccupations de mort d’un patient ne connotent qu’une réaction pathologique – phobie de la mort, souhaits de mort chargés de culpabilité, que sais-je encore. La littérature psychanalytique parle rarement de la mort en tant qu’aspect essentiel de la réalité, aspect dont le patient doit admettre la réalité (un aspect aussi qu’aucune psychanalyse, si approfondie soit-elle, ne pourra jamais effacer, mais seulement un peu mieux cerner). Parlant, par exemple, d’une phobie de la mort, nous oublions trop souvent que, lorsqu’on aura fait ressortir les significations symboliques de la « mort » pour le patient, lorsqu’on aura résolu l’angoisse névrotique concernant des affects jusqu’alors inconscients (le sexe, l’agressivité, la passivité, etc.) qui se sont présentés sous forme de mort anticipée, il restera tout de même la réalité de la mort et l’angoisse qui, réalistement, s’y rattache.

Bien qu’à mon sens Erich Fromm234 ne rende pas suffisamment justice à certains conflits interpersonnels de l’homme – comme ceux qu’engendre la situation œdipienne –, il accorde à la signification de la mortalité de l’homme toute l’importance qui lui est due ; il en fait même l’une des pierres angulaires de son système théorique (appelé par lui psychanalyse humaniste), et ses vues font donc un heureux contrepoids à l’insistance de la psychanalyse sur les facteurs pulsionnels :

… la principale thèse de la psychanalyse humaniste est celle-ci : les passions fondamentales de l’homme n’ont pas leur source dans ses besoins instinctifs, mais dans les conditions spécifiques de l’existence humaine, dans le besoin de trouver un nouveau rapport à l’homme et à la nature maintenant qu’il a perdu le rapport primitif du stade préhumain… (Fromm, 1955, p. VIII).

La conscience de soi, la raison et l’imagination rompent l' « harmonie » qui caractérise l’existence animale. Leur apparition a transformé l’homme en une anomalie, en une monstruosité de l’univers. Il fait partie de la nature, soumis à ses lois physiques et incapable de les changer, et pourtant il transcende le reste de la nature. Il est à part, tout en en faisant partie ; il est sans patrie et pourtant enchaîné à la patrie qu’il partage avec toutes les créatures. Projeté dans ce monde en un lieu et un temps fortuits, il en est expulsé tout aussi fortuitement. Étant conscient de lui-même, il se rend compte de son impuissance et des limites de son existence. Il se représente sa propre fin : la mort. Il est toujours pris dans la dichotomie de son existence : il ne peut se débarrasser de son esprit, même s’il le voulait ; il ne peut se débarrasser de son corps tant qu’il vit – et son corps lui fait désirer vivre (ibid., pp. 23-24).

Le point de vue de Langer235 se rapproche, par le contenu et par l’éloquence, de celui de Fromm :

Pour son bonheur ou pour son malheur, l’homme a ce pouvoir d’imagination qui fait peser sur lui un poids que les créatures purement actives, réalistes, n’ont pas à supporter : celui de pouvoir comprendre. Il vit non seulement en un lieu, mais aussi dans l’Espace ; non seulement en un temps, mais aussi dans l’Histoire. Il doit aussi concevoir un monde et une loi régissant le monde, un modèle de vie et un moyen de faire face à la mort. Toutes ces choses, il les sait, et il lui faut s’adapter à leur réalité (Langer, 1942, p. 283).

Fromm évoque avec une émouvante simplicité des aspects de notre vie dont la littérature psychanalytique classique ne parle jamais ou quasiment jamais : « … la mort nous confronte à ce fait inévitable qu’ou bien nous mourrons avant ceux que nous aimons, ou bien ce sont eux qui mourront avant nous… » (Fromm, 1955, p. 201).

Par contre, en ce qui concerne le chagrin, la littérature psychanalytique se limite généralement au chagrin éprouvé après la perte d’un être cher ; mais entend-on souvent parler du chagrin que l’on ressent à la perspective de sa propre mort ou de celle d’un être cher ? Dans ces deux derniers cas, nous nous mettons trop vite à rechercher des sentiments suicidaires inconscients ou des souhaits de mort inconscients.

Outre le fait que la littérature psychanalytique a longtemps pris parti, pour ou contre, une hypothétique pulsion de mort, qu’elle s’intéresse plus spécifiquement aux premières années de la vie, enfin qu’elle se préoccupe des aspects symboliques, comme distincts des aspects réels de la « mort », elle comprend encore un autre aspect qui l’a plus ou moins empêchée d’accorder suffisamment d’attention au thème de la mort. Je parle ici d’une limite que la littérature psychanalytique partage, de par sa nature même, avec n’importe quelle autre littérature : elle est contrainte, en effet, de s’appuyer sur la communication verbale pour traiter d’un sujet dont l’extraordinaire complexité se prête sans doute mieux à diverses formes de communication non verbale qu’à la communication qui utilise l’instrument (fort abstrait et fractionnant la réalité) des mots.

Le fait que tous les hommes doivent mourir est un fait simple, mais les ramifications affectives qui en découlent pour chacun de nous sont probablement parmi les plus complexes, sinon les plus complexes, que nous puissions connaître. Il est fort possible que plus un être est mature, plus complexes sont ses réactions à cette réalité simple et universelle de l’existence humaine ; et le tissu des réactions d’un être formera sûrement un modèle individuel unique, différent de celui des autres êtres. Une telle complexité est certainement trop grande pour être saisie par le moi très immature d’un enfant, ou par le moi détérioré d’un grand malade psychiatrique adulte. Je me souviens ici d’une belle phrase de l’Irlandais Frank O’Connor, phrase qui se situe vers la fin d’une nouvelle où l’auteur décrit une situation conflictuelle qu’il a lui-même vécue dans son enfance : « … Pour la première fois, je me rendis compte qu’il y aurait dans la vie qui s’étendait devant moi des complexités d’émotion que je ne pouvais pas même imaginer236. »

J’ai vu bien souvent chez une schizophrène profonde inhabituellement bavarde le phénomène suivant. Tandis que je m’apprête à partir à la fin de la séance, son débit se fait plus rapide et, en moins d’une minute, elle raconte au moins une douzaine d’incidents passés dans lesquels interviennent autant de personnes différentes, chaque incident étant marqué par un affect dominant particulier : dans un ou plusieurs de ces incidents, c’est la colère qui domine, dans d’autres le chagrin, dans d’autres encore le mépris, etc. Ce n’est qu’après avoir observé ce phénomène de multiples fois que je compris que c’était là pour la patiente une manière indirecte d’exprimer la complexité des sentiments (probablement inconscients pour la plupart) qu’elle éprouve face à la situation spécifique de l’analyste s’apprêtant à partir. Je crois que son moi est, pour le moment, trop affaibli pour qu’elle puisse supporter en toute conscience la complexité des sentiments – rage, chagrin, mépris, etc. – provoqués par cette situation spécifique de stress. Le complexe-sentiment est alors ressenti dans ses éléments séparés et, en plus, étendu à des « personnes-cibles » qui ont joué un rôle dans des situations passées. Ce qui fait qu’au lieu de pouvoir vivre cette situation comme « J’éprouve de la rage, du chagrin et du mépris (etc., etc.), maintenant contre vous qui êtes en train de partir », elle ressent apparemment les choses ainsi : « J’étais en colère contre A dans cette situation il y a quatre ans, et j’avais du chagrin dans cette situation à cause de B il y a deux ans, et j’étais pleine de mépris pour C dans cette situation il y a six ans, et… »

Une chose m’a frappé, c’est que ce phénomène est très voisin de celui que l’on voit décrit dans la littérature chez les gens qui sont confrontés à une mort imminente et apparemment inévitable : ils repassent en esprit, très rapidement, tous les événements de leur vie du plus loin qu’ils s’en souviennent. À propos de l’article d’Oscar Pfister237 sur ce sujet, Eissler238 note : « Chose surprenante, de nombreux informateurs disent qu’ils ont eu l’impression que toute leur vie passait comme sur une scène devant l’œil intérieur… » Eissler pense que cela représente peut-être la lutte pour créer un nouveau moi qui permette d’affronter le défi suprême d’une mort qui paraît certaine et imminente. On peut envisager ce phénomène d’une autre manière – qui d’ailleurs n’exclut pas l’hypothèse d’Eissler : ce moment suprême de stress de la personnalité fait naître des émotions trop vives et trop diverses pour être vécues simultanément, en tant que reliées à la situation actuelle. C’est là précisément que nous rejoignons la manière dont ma patiente schizophrène ressent l’effet de la séparation d’avec son analyste en fin de séance.

Peut-être des émotions aussi complexes sont-elles mieux exprimées par des moyens non verbaux que par les mots, auxquels la littérature psychanalytique doit naturellement se limiter ; une symphonie, par exemple, peut nous aider à sentir les significations complexes de la perspective de notre propre mort, bien mieux que les mots ne pourront jamais le faire. Selon S. K. Langer239, diverses formes d’expression artistique – musique, poésie et autres formes d’art – peuvent exprimer des émotions que nos mots, si valorisés, ne peuvent communiquer :

… De même que les mots peuvent décrire des événements dont nous n’avons pas été témoins, des lieux et des choses que nous n’avons pas vus, de même la musique peut décrire des émotions et des états d’âme que nous n’avons pas ressentis, des passions que nous ne connaissions pas auparavant.

… Un compositeur non seulement indique, mais formule des complexes de sentiments que le langage ne peut pas même nommer, sans parler de les développer… (Langer, 1942, p. 180).

… l’art – certainement la musique, et probablement tout art – est formellement et essentiellement intraduisible… (ibid., p. 190).

Parce que les formes du sentiment humain sont beaucoup plus adaptées aux formes musicales qu’aux formes du langage, la musique peut révéler la nature des sentiments avec une précision et une vérité que le langage ne peut atteindre…

… Liszt déconseillait spécifiquement la pratique qui consiste à expliquer le contenu émotif d’un poème symphonique, « parce qu’en ce cas les mots ont tendance à détruire la magie, à désacraliser les sentiments et à briser les plus délicates constructions de l’âme, qui avaient pris cette forme simplement parce qu’elles ne pouvaient s’exprimer dans des mots, des images et des idées » (ibid., p. 191).

… Je crois que l' « émotion esthétique » et le contenu émotionnel d’une œuvre d’art sont deux choses très différentes ; l' « émotion esthétique » naît d’un triomphe intellectuel, elle vient de ce que l’on a surmonté les barrières de la pensée prisonnière des mots, de ce que l’on est parvenu à pénétrer dans le monde des réalités proprement « indicibles » ; mais le contenu émotif de l’œuvre, lui, peut être quelque chose de beaucoup plus profond qu’une expérience intellectuelle, plus essentiel, prérationnel et vital ; quelque chose qui évoque les rythmes vitaux que nous partageons avec toutes les créatures qui croissent, ont faim, bougent et ont peur : ce sont les ultimes réalités elles-mêmes, les faits essentiels de notre brève, sensible et consciente existence (ibid., p. 211).

À propos de la poésie, Langer remarque :

… quoique le matériau poétique soit verbal, sa valeur n’est pas dans ce que les mots disent textuellement, mais dans la manière dont ils le disent, et cela inclut la sonorité, le rythme, l’aura des associations de mots, les séquences d’idées, courtes ou longues, la richesse ou la pauvreté des images fugitives qui les contiennent, la rupture soudaine du fantasme par le pur fait, ou du pur fait par un fantasme soudain, l’incertitude du sens littéral par une ambiguïté soutenue, résolue elle-même par un mot clé longtemps attendu, et l’artifice du rythme, qui unifie et embrasse tout… (ibid., p. 212).

On voit ici que si la poésie s’exprime avec des mots, elle symbolise cependant de manière plus adéquate que ne le fait la prose certains aspects des sentiments complexes que nous éprouvons face à la perspective inévitable de la mort. Pour ma part en tout cas, je ne connais pas d’œuvre en prose qui exprime aussi parfaitement la peur de la mort que ce poème de Keats, intitulé The Terror of Death :

When I have fears that I may cease to be

Before my pen has glean'd my teeming brain,

Before high piled books, in charact’ry,

IJold like rich garners the full-ripen'd grain ;

When I behold, upon the night's starr’d face,

Huge cloudy symbols of a high romance,

And think that I may never live to trace

Their shadows, with the magic hand of chance ;

And when I feel, fair creature of an hour !

That I shall never look upon thee more,

Never have relish in the faery power

Of unreflecting love – then on the shore

Of the wide world I stand alone, and think

Till Love and Fame to nothingness do sink M.

Quand la peur me prend de mourir

Avant que ma plume n’ait tout pris à mon cerveau foisonnant

Devant ces grands folios empilés,

Granges rebondies bourrées de blé mûr,

Quand je vois sur la face des étoiles et de la nuit

Ces énormes nuages, symboles d’amour,

Penser que je ne vivrai pas assez longtemps pour

Tracer leurs contours d’une main magique ;

Et quand je sens, douce créature d’une heure !

Que je ne te contemplerai plus,

Privé de la force surnaturelle

De l’amour fou – sur la grève

Du monde immense je me retrouve seul et pensif,

L’Amour et la Gloire s’abîmant au fond du néant.

Lisons aussi le courageux « Prospice » de Robert Browning :

Fear death ? – to feel the fog in my throat,

The mist in my face,

When the snows begin, and the blasts denote

I am nearing the place,

The power of the night, the press of the storm

The post of the foe ;

Where he stands, the Arch Fear in a visible form,

Yet the strong man must go :

I would hate that death bandaged my eyes, and forebore,

And bade me creep past.

No ! let me taste the whole of it…

Avoir peur de la mort ? – Voici son brouillard sur ma gorge,

Sa brume sur mon visage,

Les neiges sont là, les bruits de la bataille

Montrent que j’atteins

Les puissances des ténèbres, le pouvoir de l’orage,

Le poste ennemi ;

Là se dresse la Peur Suprême en sa forme visible,

Et pourtant, l’homme résolu doit poursuivre :

Je haïrais que la mort me bande les yeux, se montre patiente

Et m’accepte à genoux.

Non ! j’en veux toute la saveur

Ou bien encore cette prière empreinte de révolte de Dylan Thomas à son vieux père que l’âge a amolli (dans Do Not Go Gentle Into that Good Night) :

Do not go gentle into that good night,

Old age should burn and rave at close ofday ;

Rage, rage against the dying of the light.

Ne faiblis pas d’entrer dans cette suave nuit,

La vieillesse doit s’enrager et brûler de flammes vers la fin ;

Hurlons, hurlons devant cette lumière qui meurt.

Et voici enfin l’attente impatiente de la mort, symbole de paix, telle que l’exprime le Requiem de Robert Louis Stevenson :

Under the wide and starry sky

Dig the grave and let me lie.

Glad did I live and gladly die,

And laid me down with a will.

This be the verse you grave for me :

Here he lies where he longed to be,

Home is the sailor, home from sea,

And the hunter home from the hill.

Sous la vaste voûte étoilée

Creuse la tombe qui me reçoit.

Heureux de ma vie et heureux de ma mort

Mets-moi en tombe, avec ce seul souhait,

Ces vers que tu y feras graver :

Ci-gît celui qui aspirait à ce lieu.

Le marin est rentré, l’homme venu des mers.

Et le chasseur aussi de retour des collines.

Discussion

Ce que j’ai dit ici de l’intégration intrapersonnelle et interpersonnelle en tant qu’elle nous rend capables de faire face à la perspective de la mort – notre propre mort et celle des êtres chers –, il me semble que certains existentialistes l’ont dit aussi dans leur propre langage. Weigert240, reprenant les termes de Binswanger et de Jaspers, note à propos de l’amour :

… Là, il n’y a plus le « je » menacé par la perte du soi dans la lutte pour l’existence, ni le « tu » menacé d’isolement : je et tu se fondent dans le nous, dans l' « être ensemble ». Ce nous est vécu comme la plus triomphante sécurité et certitude qui soit…

La certitude existentielle de l’amour triomphe même de la mort. Non qu’elle diminue en rien l’intensité du chagrin. Mais il n’y a pas l’amertume qui suit la fin ultime d’une relation ambivalente… La nature de l’amour est au-dessus de toutes les séparations, puisque l’ipséité de toi est imprimée si profondément en moi (comme la mienne l’est dans la tienne) que la sécurité du nous subsiste. Seul un individu peut mourir, le nous demeure intact. Ce nous-évidence affronte la vie avec cette « profonde sérénité qui réside au fond de l’inextinguible chagrin » [Jaspers].

Et d’après Tillich, le sentiment d’être partie intégrante non seulement de l’humanité mais de l’univers tout entier permet à l’homme de vaincre l’angoisse de la mort241 :

… L’angoisse du destin est vaincue lorsque l’individu s’affirme comme une représentation microcosmique infiniment importante de l’univers (Tillich, 1952, p. 120).

… Même la solitude n’est pas une solitude absolue parce que le contenu de l’univers est en lui (ibid., p. 121).

Selon Fromm242, notre culture comporte de nombreux traits qui entravent le développement d’un tel sentiment de totalité chez l’individu, et l’on peut comparer ma description de l’incapacité du schizophrène (incapacité due en partie à une non-intégration aux niveaux intrapsychique et interpersonnel) à affronter l’inéluctabilité de la mort, avec les remarques suivantes de Fromm :

… l’homme moderne fait preuve d’un étonnant manque de réalisme face à tout ce qui importe. Face à la signification de la vie et de la mort, au bonheur et à la souffrance, au sentiment et à la réflexion sérieuse. Il a recouvert d’un voile toute la réalité de l’existence humaine et l’a remplacée par l’image artificielle, enjolivée, d’une pseudo-réalité ; un peu comme les sauvages qui perdirent leur terre et leur liberté pour des colliers de verre…

Un autre facteur propre à notre société contemporaine… détruit la raison. Comme personne ne fait jamais un travail en entier, qu’il n’en fait qu’une partie, comme la dimension des choses et des collectivités est trop vaste pour être conçue comme un tout, rien ne peut être envisagé dans sa totalité… (1955, pp. 170-171).

… l’homme ne peut s’accomplir que s’il reste en contact avec les réalités fondamentales de son existence, que s’il peut connaître l’exaltation de l’amour et de la solidarité, ainsi que la tragique réalité de sa solitude et du caractère fragmentaire de son existence. S’il est complètement pris dans la routine et dans les artifices de la vie, s’il ne peut voir que l’apparence banale, fabriquée par l’homme, du monde, il perd le contact avec lui-même et avec le monde, et n’a plus prise sur eux… (ibid., p. 144).

Il me semble que, dans la mesure où un individu est total intrapsychiquement et capable de participer totalement à sa relation avec les autres et avec son environnement non humain, il ne réagit pas à la finitude de la vie comme à un complexe de sentiments à part. La finitude de la vie forme, au contraire, un élément constitutif, une base pour toutes ses expériences de vie. Dans la mesure où nous osons nous garder ouverts à une reconnaissance de la finitude de la vie, cette reconnaissance peut nous rendre plus précieuses nos expériences agréables, supportable notre désespoir ; elle permet que notre travail ne soit pas une besogne ingrate mais quelque chose à quoi nous consacrer de tout notre cœur, etc. De même qu’on ne peut être une personne vraiment totale qu’en faisant face à la cruelle réalité de l’inéluctabilité de la mort, de même on ne peut parvenir à vivre pleinement qu’en vivant à la lumière de cette reconnaissance.

D’autres, je pense, trouveront comme moi que plus on explore cette question de la portée psychologique de la finitude de la vie (pour les hommes en général, qu’ils soient ou non schizophrènes), plus sa propre philosophie personnelle s’en trouve approfondie et enrichie. Et nous savons combien il est nécessaire, pour celui qui conduit une psychanalyse ou une psychothérapie, d’avoir au fond de lui la certitude que la vie a un sens et qu’elle vaut la peine d’être vécue – même si elle paraît absurde par moments et même si elle doit inéluctablement s’achever dans la mort.


208 Je remercie les docteurs Joseph H. Smith, Berl D. Mendel, Leslie Schaffer et Donald L. Burnham qui, par leurs suggestions, m’ont aidé à rédiger l’avant-projet de cet article.

209 Le chapitre III de ce livre examine un autre facteur existentiel qui, à mon sens, est de même importance dans la schizophrénie. J’y décris la schizophrénie en fonction de la lutte pour exprimer l’amour d’une manière constructive – lutte qui, en vérité, est commune à tous les hommes.

210 Examen qui, je suis heureux de le dire, n’a jamais été pratiqué, à ma connaissance, à Chestnut Lodge, puisque cette institution est depuis des dizaines d’années un hôpital psychothérapeutique.

211 Idée que m’a suggérée, dans un autre contexte, le docteur Robert A. Cohen en 1955.

212 1955.

213 1950

214 1952.

215 1952.

216 1955.

217 cf. chapitre III de ce livre et mon article intitulé « Data concerning Certain Manifestations of Incorporation », 1951.

218 1952.

219 Voir le chapitre I.

220 1942.

221 1942.

222 1953.

223 1957.

224 1957.

225 1949.

226 1949.

227 1915.

228 1915.

229 1920.

230 1955.

231 1946.

232 Mais il se peut que l’adolescence comporte une caractéristique dont la psychanalyse ne tient pour ainsi dire pas compte : il y a en elle l’ébauche d’une tentative d’affronter l’inéluctabilité de la mort. La présence de cette caractéristique chez l’adolescent normal est suggérée par le fait que tant de schizophrènes adultes, lesquels – comme je l’ai montré dans la première partie de cet article – ont tellement de difficultés avec le problème de la finitude de la vie, sont devenus schizophrènes lorsqu’ils étaient adolescents. Ce commentaire d’Erikson le suggère également :

« Dans les cas extrêmes d’adolescence retardée et prolongée, une forme extrême de trouble de l’expérience du temps apparaît qui, sous sa forme bénigne, relève de la psychopathologie de l’adolescence normale. Ce trouble se traduit par un sentiment de grande urgence et en même temps par une perte de considération du temps comme dimension de la vie. Le jeune peut simultanément se sentir très jeune, comme un bébé, et vieux au-delà de toute possibilité de rajeunissement » (Erikson, 1956).

233 1952 a, 1959, 1960.

234 1955.

235 1942.

236 1954.

237 1930.

238 1955.

239 1955.

240 1949.

241 Question que j’ai développée dans mon livre The Nonhuman Environment.

242 1955.