Chapitre IV. L’envie

Dans le chapitre précédent j’ai dit que, dans l’intérêt d’un développement favorable du nourrisson dans la position paranoïde-schizoïde, il faut que les bonnes expériences prédominent sur les mauvaises. Le vécu réel du nourrisson dépend de facteurs à la fois extérieurs et intérieurs. La privation extérieure, physique ou mentale, empêche la gratification ; mais même lorsque le milieu est propice à des gratifications, celles-ci peuvent encore être modifiées ou même évitées par des facteurs internes.

Melanie Klein décrit l’envie comme étant un de ces facteurs qui agissent depuis la naissance et affectent matériellement les toutes premières expériences du nourrisson. L’envie a été reconnue depuis longtemps par la théorie psychanalytique et dans sa pratique comme une émotion de la plus grande importance. Freud surtout a accordé une grande attention à l’envie du pénis chez la femme. Cependant, l’importance d’autres espèces d’envie n’a pas été reconnue aussi spécifiquement comme, par exemple, chez l’homme, l’envie de la puissance d’un autre homme ou des propriétés et conditions féminines, ou, chez la femme, l’envie envers une autre femme. Dans la littérature analytique et dans la description de cas, l’envie joue un rôle important, mais, à l’exception du cas spécial de l’envie du pénis, il existe une tendance à confondre envie et jalousie. Il est assez intéressant de trouver, dans les écrits analytiques, la même confusion que dans le langage de tous les jours, où l’envie est couramment appelée jalousie. D’autre part, il est effectivement très rare que la jalousie soit décrite comme de l’envie ; le langage quotidien — et le langage analytique reflète le même fait — semble éviter le concept d’envie et tendre à le remplacer par celui de jalousie.

Dans Envy and Gratitude (Envie et gratitude), Melanie Klein distingue nettement entre les sentiments d’envie et de jalousie. Elle pense que l’envie est le plus ancien des deux et fait valoir que ce sentiment est fondamental et un des plus primitifs. Cette envie primitive doit être distinguée de la jalousie et de l’avidité.

La jalousie se fonde sur l’amour, et elle tend à la recherche de la possession de l’objet aimé et à l’élimination du rival. Elle fait partie d’une relation triangulaire et concerne par conséquent une époque de la vie où les objets sont nettement reconnus et distingués les uns des autres. L’envie, au contraire, est une relation duelle où le sujet envie l’objet pour quelque propriété ou qualité ; aucun autre objet vivant n’a rien à y voir. La jalousie est nécessairement une relation à un objet total, alors que l’envie est essentiellement éprouvée par rapport à des objets partiels, et pourtant elle pénètre et persiste dans des relations à des objets totaux.

L’avidité tend à posséder toutes les bonnes qualités qu’on peut extraire de l’objet, sans égard aux conséquences ; il peut en résulter que l’objet soit détruit et que ses bonnes qualités soient abîmées, mais cette destruction est un résultat accidentel de l’impitoyable prise de possession. L’envie cherche à acquérir les mêmes bonnes qualités que l’objet, mais si la chose apparaît comme impossible, elle tend à les endommager pour écarter l’origine des sentiments d’envie. C’est cet aspect nuisible de l’envie qui porte tellement atteinte au développement, du moment que la source même de bonté dont le nourrisson dépend devient mauvaise, ce qui rend impossibles les bonnes introjections. Bien que procédant de l’amour et de l’admiration primitifs, l’envie a une composante libidinale moins forte que l’avidité et elle est noyée dans la pulsion de mort. Comme elle s’attaque à la source de vie, on peut la considérer comme la plus ancienne extériorisation directe de la pulsion de mort. L’envie perce dès que le nourrisson se rend compte que le sein est une source de vie et de gratification ; celle-ci, éprouvée pendant l’allaitement et renforcée par l’idéalisation qui est si puissante au début de la vie, lui fait ressentir le sein comme la source de tout bien-être, physique et psychique, un réservoir inépuisable de nourriture et de chaleur, d’amour, de compréhension et de sagesse. Cette sensation délectable que cet objet merveilleux peut dispenser augmentera son amour et son désir de le posséder, de le préserver et de le protéger, mais la même sensation suscite aussi en lui le désir d’être lui-même la source d’une telle perfection ; il éprouve des sentiments douloureux d’envie entraînant le désir de gâcher les qualités de l’objet capable de lui procurer de tels sentiments douloureux.

L’envie peut s’amalgamer avec l’avidité, conduisant au désir de tarir complètement l’objet, non seulement pour s’approprier toutes ses bonnes qualités, mais aussi pour l’en priver exprès afin qu’il ne contienne plus rien d’enviable. C’est ce mélange d’envie et d’avidité qui rend souvent cette dernière tellement pernicieuse et apparemment indocile dans la cure analytique. Mais l’envie ne se limite pas à épuiser l’objet externe. La nourriture même qui y a été absorbée, aussi longtemps qu’elle est perçue comme provenant du sein, devient en elle-même un objet d’agressions envieuses, qui se retournent également contre l’objet interne. L’envie opère aussi par projection, et souvent de cette manière surtout. Lorsque le nourrisson se sent plein d’angoisse et de méchanceté et que le sein lui apparaît comme la source de tout ce qui est bon, son envie fait qu’il désire détériorer le sein en y projetant des parties mauvaises et destructives de lui-même ; ainsi, en fantasme, il attaque le sein par la salive, l’urine, les fèces, les flatuosités et par son regard pénétrant (le mauvais œil). À mesure que le développement se poursuit, il continue ces attaques contre le corps de la mère et ses bébés et contre la relation parentale. Dans des cas de développement pathologique lors du complexe œdipien, l’envie de la relation entre les parents joue un rôle plus important que les sentiments mêmes de jalousie.

Si l’envie du nourrisson est très intense, elle interfère avec le fonctionnement normal des mécanismes schizoïdes. Dans ce cas, le processus du clivage entre un objet idéal et un objet persécuteur, si important dans la position paranoïde-schizoïde, ne peut pas se maintenir, puisque c’est l’objet idéal qui provoque l’envie et est attaqué et abîmé, ce qui amène la confusion entre le bon et le mauvais et interfère avec le clivage. Comme le clivage ne peut pas se maintenir et que l’objet idéal ne peut pas être conservé, l’introjection d’un objet idéal et l’identification à lui se trouvent ainsi puissamment empêchées. En conséquence, le développement du moi souffre nécessairement. Des sentiments intenses d’envie conduisent au désespoir. Il devient impossible de trouver un objet idéal ; de nulle part il n’y a donc à attendre ni amour ni secours. Les objets détruits sont la source de persécutions sans fin et d’une culpabilité ultérieure. En même temps, le manque de bonnes introjections prive le moi de sa capacité de croissance et d’assimilation, sans quoi ces bonnes introjections diminueraient le sentiment de l’immense coupure entre le moi et l’objet ; il en résulte un cercle vicieux où l’envie empêche une bonne introjection, ce qui, à son tour, augmente l’envie.

À l’origine des réactions thérapeutiques négatives et des traitements interminables il y a souvent une puissante envie inconsciente ; on peut l’observer chez des patients qui présentent une longue histoire de traitements ratés. Ce fait se révéla clairement chez un patient qui vint en analyse à la suite de longues années de divers traitements psychiatriques et psychothérapiques. Chaque traitement apportait d’ordinaire une amélioration, mais son effet se trouvait gâché après sa conclusion. Lorsqu’il commença son analyse avec moi, il apparut bientôt que son problème principal était dû à la force de sa réaction thérapeutique négative. Je représentais surtout un père puissant et à qui tout réussissait ; sa haine de cette image et sa rivalité avec elle étaient si intenses que l’analyse, symbolisant ma puissance comme analyste, était inconsciemment attaquée et détruite sans cesse. Au premier abord, tout portait à croire à une nette rivalité œdipienne avec son père ; mais à ce tableau il manquait un important élément de la constellation œdipienne, un amour intense ou une attraction pour les femmes. Celles-ci n’étaient désirables que comme propriétés du père et semblaient ne rien valoir par elles-mêmes. S’il pouvait les posséder, il les abîmait et les détruisait en imagination de la même façon dont il essayait d’endommager les autres propriétés de son père, comme son propre pénis ou ses réussites. Dans ces circonstances, il ne pouvait pas introjecter la puissance de son père ni s’y identifier, de même qu’il ne pouvait pas introjecter, conserver ou mettre à profit mes interprétations.

La première année de son analyse, il rêva qu’il avait mis dans le coffre de sa petite voiture des instruments appartenant à ma voiture (plus grande que la sienne), mais lorsqu’il arriva à sa destination et ouvrit le coffre, tous les instruments étaient en pièces. Ce rêve symbolisait son type d’homosexualité ; il désirait introduire le pénis de son père dans son anus et le voler, mais, pendant qu’il faisait cela, sa haine du pénis, même introjecté, devenait telle qu’il le fracassait et était incapable de l’utiliser. De même, lorsqu’il sentait que les interprétations étaient complètes et utiles, il les mettait en morceaux et les désintégrait, si bien que c’était surtout après de bonnes séances, qui le soulageaient, qu’il commençait à se sentir confus et persécuté à mesure que les interprétations, fragmentées, déformées et mal retenues, l’égaraient et l’attaquaient à l’intérieur. Bientôt il eut des agressions envieuses contre le couple parental ; toute union entre deux personnes, quels que fussent le caractère et le sexe des deux, symbolisait pour lui le rapport sexuel envié des parents, qu’il fallait attaquer et détruire. En conséquence, il éprouva de la difficulté à maintenir avec moi un lien significatif, ou bien, intérieurement, un lien entre ses pensées, ses idées et ses sentiments. Par la suite, le transfert maternel commença à percer davantage, accompagné d’une forte envie envers l’image maternelle, ses organes génitaux et son orgasme, sa grossesse et surtout ses seins.

Un de ses symptômes tenaces était son incapacité de s’alimenter en compagnie d’autres personnes et surtout de supporter la cuisine de sa femme. Il avait fréquemment l’illusion que la nourriture qu’on lui servait était contaminée et empoisonnée, ou abîmée pour avoir été laissée trop longtemps hors du frigidaire. Si sa femme ou la gouvernante parlaient pendant ses repas, il y voyait une attaque violente contre lui-même et ressentait immédiatement une douleur gastrique aiguë. Dans le transfert, il avait toujours l’impression que je me rangeais du côté de sa femme, refusant de reconnaître son agressivité, et qu’en lui transmettant mes interprétations je répétais les attaques de sa femme contre lui. Il devint bientôt évident que la femme qui l’alimentait, même lorsqu’elle le gratifiait, était l’objet d’une telle envie que ses plats étaient immédiatement attaqués avec de l’urine et des fèces, et ainsi contaminés dès qu’ils entraient en contact avec lui.

Ces attaques envieuses contre ses bons objets, le père, le couple parental, la mère nourrissante, interféraient avec tous ses processus d’introjection. Le résultat en fut qu’il avait des inhibitions pour apprendre, penser, travailler et se nourrir. Ses difficultés intellectuelles lui étaient particulièrement pénibles, car, en accord avec son caractère envieux, il était d’une ambition vraiment excessive qu’il ne pourrait jamais satisfaire.

Tous ces problèmes culminèrent lorsque, après plusieurs années d’analyse apportant des améliorations considérables, il dut pour la première fois présenter à ses collègues certains résultats de ses recherches de laboratoire. Pour lui, il s’agissait là d’un événement qui ébranlerait le monde. Il espérait que ses recherches rempliraient d’envie et anéantiraient le chef de son département, qu’il admirait et enviait énormément. En même temps il était terrifié à l’idée de devenir un objet de risée et de mépris. Dans le transfert, l’événement était parfois envisagé comme un grand succès, destiné à me prouver qu’il avait un esprit beaucoup plus créateur que le mien et à me rendre envieuse ; d’autres fois cet événement allait être un désastre total, qui montrerait au monde tout le mal que je lui avais causé et me discréditerait pour toujours. Mais il se rendait compte aussi qu’il ne pourrait ni achever ni présenter son travail sans l’aide de l’analyse ; il essayait alors de me mettre de nouveau « sur mon piédestal » et de s’identifier avec moi. À ces moments-là le travail lui semblait être fait par moi dans son intérieur.

Peu de jours avant la date fixée pour la présentation de son travail, j’avais pu lui faire remarquer qu’il semblait effectivement incapable de se représenter la réunion ou de se préfigurer d’une façon réaliste l’accueil que pourrait recevoir sa présentation des résultats de sa recherche. Il put alors se rendre compte de cette impossibilité parce qu’il lui semblait que de toute façon il finirait par devenir fou. Il savait que l’idée d’une réussite modérée n’existait pas pour lui. En cas de succès, le moindre compliment venant de n’importe qui suffirait à le convaincre que sa recherche était l’œuvre la plus importante jamais réalisée en la matière ; il craignait donc de ne pas pouvoir dissimuler son sentiment d’extrême grandeur et de sombrer dans la folie et la mégalomanie. D’autre part, l’insuccès — et la moindre critique signifierait pour lui un désastre complet — le conduirait à une telle dépression et à un tel sentiment de persécution qu’il se suiciderait.

Le lendemain il raconta le rêve suivant. Il se promenait à Londres, la main dans la main avec un dinosaure ; la ville était tout à fait vide, il n’y avait âme qui vive. Le dinosaure avait faim et était insatiable ; le patient l’alimentait avec des morceaux tirés de sa poche, non sans une grande angoisse, craignant que, la nourriture une fois épuisée, le dinosaure ne le dévorât. Il pensa que si Londres se trouvait complètement vide c’était peut-être parce que le dinosaure avait déjà englouti tous les autres habitants. Sa première association fut que le dinosaure représentait sa vanité illimitée. Il associa le rêve à la fin de la séance précédente et pensa qu’il signifiait le dilemme par rapport à son travail. Il lui fallait alimenter sa vanité ou bien elle le dévorerait, mais s’il l’alimentait elle ne pouvait que croître et devenir encore plus dangereuse. Sa vanité était l’inverse de son envie, une expression de celle-ci en même temps qu’une défense contre elle. Elle avait fait le vide autour de lui, elle avait dévoré tous ses objets et elle était une menace constante pour sa propre vie. D’autres associations avec ce rêve montrèrent clairement qu’il sentait que quand il essayait de satisfaire son envie il était torturé par l’isolement, le remords, la culpabilité et le sentiment de persécution ; et son envie grandissait parce qu’il était malheureux. Quand il ne la satisfaisait pas, il se sentait plein d’une envie dévorante qui le détruisait et l’empoisonnait.

Dès qu’une envie intense envers l’objet primaire donne lieu à une douleur tellement aiguë et sans espoir, des défenses puissantes sont mobilisées contre elle. La détérioration, que j’ai décrite comme un but de l’envie, est partiellement une défense contre elle, car, une fois abîmé, l’objet n’éveille plus d’envie. Cette détérioration de l’objet peut se transformer en dévaluation pour qu’il se trouve ainsi protégé contre un endommagement total par la simple diminution de sa valeur. Cet endommagement ou cette dévaluation est d’ordinaire en rapport avec la forte projection des sentiments d’envie dans l’objet.

Contrastant avec la dévaluation et la projection de l’envie, une idéalisation rigide peut être utilisée comme une tentative pour préserver un objet idéal. Une telle idéalisation est cependant excessivement précaire, car, plus l’objet est idéalisé, plus l’envie est intense. Tous ces moyens de défense concourent à la mutilation du moi.

Ces défenses étaient très claires chez le patient décrit ci-dessus. Par exemple, l’analyse plus poussée du rêve du dinosaure montra que cet animal représentait aussi l’analyste à la place du père internalisé. Lorsque le patient avait un succès quelconque, il sentait qu’il remplissait ses objets avec sa propre envie monstrueuse. Ainsi son surmoi lui semblait envieux et pernicieux, attaquant toute son œuvre, toutes ses réussites et tout ce qu’il possédait de bon.

Dans cette situation désespérée, le patient essayait en même temps de se protéger par le clivage et l’idéalisation. Dans son récit apparaissait toujours par-ci par-là un objet idéalisé qu’il pouvait introjecter en s’y identifiant partiellement. Cet objet se modifiait et changeait rapidement. L’idéalisation se faisait cependant à une condition essentielle : il fallait que l’objet idéal fût ressenti non seulement comme possédé, mais aussi comme créé par lui-même. À sa base, le seul objet idéal était un sein internalisé qu’il sentait comme ayant originellement été sa propre création. Ce fantasme expliquait en particulier l’extraordinaire longueur de tous ses traitements psychiatriques. Il avait besoin d’un objet externe qui le maintînt entièrement et constamment satisfait ; dans ces conditions il pouvait s’imaginer être lui-même la source de sa nourriture, et l’objet externe pouvait être complètement dénié ou dénigré. Toute frustration l’amenait à comprendre que c’était le sein maternel et non pas lui-même qui était la source de vie et de nourriture, et cela le conduisait immédiatement à des attaques ravageuses. Par exemple, pendant une séance il se prouva à lui-même que j’étais complètement détériorée (la détérioration de son objet était un fantasme qui revenait sans cesse), que je ne valais rien comme psychanalyste et que ma carrière touchait probablement à sa fin. Selon lui, j’étais « dans le ruisseau ». Ce même jour il tombe par hasard sur une revue populaire faisant référence à mon travail. Cela semble le troubler violemment, mais seulement pour très peu de temps. Deux séances plus tard il me fait des compliments pour mon analyse et mon travail, comme il ne l’avait jamais fait auparavant. Il est lui-même surpris de ce changement et se demande pourquoi il m’idéalise tellement et pourquoi il m’avait placée sur « un tel piédestal ». Il s’avéra alors que dans son imagination il n’y avait rien à redire au fait que j’avais été mentionnée dans l’article parce qu’il sentait que c’était lui qui, en m’idéalisant, l’avait fait ; c’était lui qui m’avait mise « sur ce piédestal ». Il m’était permis d’être idéale du moment qu’il avait besoin de moi comme objet idéal pour déjouer sa destructivité interne ; mais seulement à condition qu’il pût, dans sa toute-puissance, ou bien me traîner dans « le ruisseau » ou bien m’élever sur « un piédestal ». En s’identifiant à son objet idéal créé par lui-même il se sentait grandiose et omnipotent. Son humeur oscillait entre la dépression profonde, lorsqu’il sentait que toute chose dans son intérieur était détruite par ses attaques dues à l’envie, et l’exaltation du triomphe.

Chez ce patient sérieusement troublé on peut apprécier comment les défenses contre l’envie contribuent au développement psychopathologique et combien elles sont inutiles pour éviter l’action destructrice de l’envie. Il n’en est pas de même chez les personnes moins atteintes. Les défenses contre l’envie peuvent réussir beaucoup mieux. Par exemple, les sentiments envieux et les fantasmes peuvent être détachés au début du développement et le moi peut être suffisamment fort pour prévenir leur réapparition. Cependant, pour établir un contraste avec le matériel que je viens de présenter, je voudrais citer l’exemple d’une patiente bien moins atteinte afin d’illustrer le travail de l’envie et les défenses qui s’y opposent chez une personnalité mieux ajustée.

Il s’agissait d’une femme d’âge moyen, heureuse en mariage, ayant une profession pour laquelle elle avait un intérêt absorbant et où elle réussissait. Elle vint se faire analyser à cause d’une tendance à la dépression et d’une inhibition dans son travail. Elle exerçait une profession libérale mais, bien que sa carrière fût réussie, elle se heurtait à des blocages récurrents dans ce que ses recherches offraient de plus créateur et de plus rémunérateur.

Elle ne présentait aucune des manifestations évidentes de l’envie, n’avait pas d’inhibitions pour apprendre et assimiler et était capable d’une coopération fructueuse avec ses collègues. Dans le transfert il n’y avait pas de manifestations franches d’une réaction thérapeutique négative, et son progrès analytique semblait aller tout seul. L’envie envers sa mère n’apparaissait guère, et malgré ses sentiments de rivalité intense qui conduisaient à des réactions accusées de culpabilité, ils se liaient invariablement à des situations triangulaires de jalousie et d’amour possessif. Dans son analyse, nous découvrîmes ainsi des sentiments accentués de rivalité envers sa sœur cadette, ressentie comme étant la préférée des parents, surtout du père. Pendant l’analyse elle retrouva le sentiment violent à la fois de jalousie de sa sœur et de rivalité avec elle à propos de l’amour de leur père, ainsi que la culpabilité et la dépression qui l’avaient emplie tout entière lorsque cette sœur mourut en bas âge avant qu’elle-même n’eût atteint quatre ans.

Dans son analyse, l’envie du pénis était au premier plan et se reliait à des rivalités triangulaires ; la malade était en compétition avec son père et avec son frère aîné pour obtenir l’amour de sa mère. Cette envie du pénis était augmentée aussi par sa forte pulsion réparatrice qui se rapportait à des images de sa sœur et qui conduisit à un schéma homosexuel latent. La partie la plus difficile de son analyse était toujours celle qui touchait aux idées de rivalité avec sa mère ; bien que la patiente eût pour son père admiration et désir, sa rivalité avec la mère était d’ordinaire déplacée sur des images fraternelles. D’autre part, dans le cadre homosexuel, la rivalité avec le père et le frère par rapport à la mère était reconnue beaucoup plus librement. Dans le transfert, son effort pour m’avoir comme image maternelle éclipsait complètement sa rivalité avec moi. Mais finalement il lui fut possible d’élaborer un certain matériel œdipien direct.

À cette époque, je n’étais probablement pas assez avertie de l’importance de l’envie fractionnée, autrement j’aurais été plus attentive à la désintégration des sentiments d’envie lorsque la patiente manifestait de la résistance à reconnaître sa rivalité dans le transfert de même que par rapport à sa nette inhibition en fait d’ambition. Elle pouvait travailler dans sa profession à cause de son grand intérêt pour le travail et du sens aigu de la réparation qu’il avait pour elle, mais tout éveil de ses propres tendances ambitieuses la conduisait très vite à des inhibitions professionnelles. L’envie ne perça que fort tard dans son analyse, quand il semblait que la plupart de ses problèmes étaient résolus. Ce sentiment avait été annoncé par beaucoup de troubles et l’apparition d’un matériel quasi psychotique. Tout d’abord, des inhibitions dans son travail créateur, qui ne l’avaient plus troublée pendant longtemps, reparurent, accompagnées de dépression et d’angoisse. Puis, peu à peu, surgirent des pensées délusoires10 ; il lui semblait que ses collègues, surtout les hommes, travaillaient contre elle, que son frère avait essayé d’avoir avec moi une entrevue pour obtenir, derrière son dos, une place pour lui-même, que son mari pourrait lui être infidèle, etc. Lorsque ces pensées l’assaillaient, elle savait que ce n’étaient que de purs fantasmes, mais elle était troublée par leur caractère délusoire et l’intensité de ses sentiments irrationnels. Elle était effrayée en se rendant compte de la fragilité de la barrière entre la santé mentale et la folie. Le contenu de ses pensées délusoires était tout à fait manifeste. Elle s’inquiétait de sa rivalité avec les hommes et craignait leurs représailles ; en fantasme, elle leur faisait des actes de réparation, en donnant à son mari une compagne meilleure et moins frustrante, et à son frère la bonne analyste-mère. Peu à peu les pensées délusoires disparurent, mais la malade resta inhibée dans son travail et d’humeur labile. Elle sentait que sa « folie » n’avait pas été analysée à fond.

Pendant plusieurs mois, la patiente avait eu une petite verrue au sommet de la tête. Cela avait beau ne pas sembler la préoccuper, elle s’y référait souvent pendant l’analyse. Lorsqu’elle se sentait troublée par ses fantasmes et ses sentiments irrationnels, elle se plaignait d’avoir des « verrues sur son cerveau », ce qu’elle associait parfois avec la croissance d’un pénis, placé dans sa tête et s’exprimant dans son travail intellectuel. Un jour elle raconta qu’elle avait été avec son mari à une réunion où ils avaient reçu des ballons gonflés, qu’ils rapportèrent à leurs enfants. Elle associa cet événement à des souvenirs d’enfance : elle trouvait dans sa chambre des ballons, des chapeaux amusants et des éventails en papier le lendemain des bals de carnaval où ses parents étaient allés. Elle se souvint de cela comme d’événements tout à fait heureux, associés à des parents jeunes et attrayants et à leur vie mystérieuse et excitante. Les cadeaux qu’ils lui apportaient étaient comme un essai pour partager avec elle ces bons moments.

Une chose semblait l’avoir troublée pendant cette fête. Il y avait un groupe d’amis, parmi lesquels une femme célibataire, Joan. Celle-ci n’avait pas de partenaire pour danser et elle quitta la fête un peu avant la fin. La patiente se sentit indûment préoccupée de ce que Joan ne les eût pas attendus pour profiter de leur voiture. Joan avait déjà apparu occasionnellement dans l’analyse de la patiente ; c’était une célibataire d’âge moyen, souffrant de plaques d’alopécie nerveuse. Elle était devenue orpheline à un âge très tendre et la patiente associait d’ordinaire son alopécie à ce fait.

Le lendemain la patiente raconta le rêve suivant. Elle avait sur la tête une tumeur qui ressemblait à une maladie de peau, d’un aspect très répugnant. Il pouvait s’agir d’une tumeur cancéreuse, quoique dans le rêve elle ne se sentît pas alarmée, mais moitié écœurée, moitié préoccupée. Elle remarqua surtout que cette tumeur était localisée à côté de sa verrue, ce qui la surprenait. Dans son rêve, elle pensa : « Et la petite verrue aussi ! », comme si elle s’était attendue à ce que la tumeur fût le développement de la verrue ou bien qu’elle l’eût remplacée, mais non à ce qu’elle eût à souffrir des deux. Elle fit voir cette tumeur à son mari, comme si elle voulait lui démontrer quelque chose. Elle n’était pas sûre qu’il s’agissait là d’un aveu ou d’un appel au réconfort ou à l’aide.

Ce rêve l’intrigua et la troubla. Elle associa l’horrible tumeur de sa tête à l’alopécie de Joan. Deux fois elle commit un lapsus et dit Jean au lieu de Joan, lapsus qu’elle avait fait parfois auparavant, Jean étant en quelque sorte l’inverse de Joan : une jolie jeune femme qui venait d’avoir un bébé. Elle associa l’apparence de la tumeur à des diapositives coloriées du cancer de l’utérus et du sein qu’elle avait vues. Elle persistait cependant dans le sentiment qu’il s’agissait sûrement d’une maladie de peau. Elle la relia aussi à quelque chose comme un ballon percé et se dégonflant, mais écarta cette pensée. Ces associations ne lui semblaient pas très convaincantes, mais celle qui signifiait pour elle plus que les autres était le rapport avec Joan. Elle se souvint combien elle avait été envieuse des beaux cheveux de sa sœur, et Joan lui apparaissait comme sa sœur, revenant privée de tout, de ses beaux cheveux, de ses parents. Joan, n’ayant ni mari ni enfants, représentait sa sœur, qui n’avait jamais grandi au point de devenir une femme, puisqu’elle était décédée pendant l’enfance. La patiente sentit que, dans le rêve, la maladie de son cuir chevelu était une punition. Mais bien que cette association lui eût procuré quelque soulagement et permis de comprendre certaines choses, elle lui semblait fort incomplète ; subitement, vers la fin de la séance, la patiente se rendit compte qu’elle croyait que son affection cutanée était une teigne tonsurante ; et elle se souvint que quelques joins auparavant elle avait entendu un proverbe espagnol disant à peu près : « Si l’envie était une teigne, que de teigneux n’y aurait-il pas dans le monde ! »11. Et grâce à cette association elle éprouva un soulagement et un sentiment de compréhension très grands ; elle sentit du coup que tout était remis à sa place.

À la séance suivante elle comprit comment l’envie, telle une teigne ou un cancer — l’association écartée représentant les dangers qu’elle déniait —, était la véritable « petite verrue sur son cerveau » envahissant toutes ses relations et ses activités. La pensée du rêve : « Et la petite verrue aussi ! », représentait la subite prise de conscience de son envie et du désir d’avoir tout pour elle : le sein, le ventre, les bébés, toutes les réussites féminines et le pénis aussi. Elle comprenait maintenant que lorsque ses parents allaient à des fetes elle se consumait effectivement d’envie. Sa relation avec sa petite sœur était plus complexe qu’elle n’en avait eu l’air. Non seulement la patiente rivalisait avec elle pour avoir l’amour de leurs parents, mais elle voulait aussi la dépouiller de tout, à la fois parce qu’elle était jalouse et parce qu’une petite sœur dépouillée lui était nécessaire comme véhicule de projection. Elle voulait que ce fût sa sœur qui souffrît de l’envie qui défigure et endommage. Le premier objet de son envie avait été sa mère, représentée dans ses associations par Jean, et c’étaient ses ballons — les seins, le ventre — qu’elle introjectait et abîmait (les ballons abîmés dans ses associations au rêve). Sa mère et sa sœur étaient représentées également par la malheureuse Joan, et la confusion de Jean avec Joan indiquait l’identité des deux. Son envie du pénis était ultérieure à celle de sa mère : cette envie était en partie le désir déplacé du sein vers le pénis et en partie l’envie du sein ; elle n’enviait pas le pénis en tant qu’attribut masculin, mais en tant qu’un autre objet désirable appartenant à sa mère. Dans des séances suivantes il lui devint évident qu’elle enviait tout le monde et toutes choses. Elle enviait les hommes pour leur pénis et l’amour des femmes ; elle enviait les mères pour leurs petits bébés et leur sein nourricier et les femmes mariées pour leur mari ; mais elle enviait aussi les femmes célibataires parce qu’elles disposent de leur temps, sont débarrassées de charges familiales et de préoccupations financières, et quelquefois parce qu’elles remportent de plus grands succès professionnels.

Ce qu’elle possédait elle-même, son mariage, ses enfants, son habileté et son succès professionnel, était gâché par sa culpabilité. Elle sentait que tout cela se liait à l’envie qui la travaillait. Elle se sentait coupable d’avidité en ce sens qu’elle se démenait pour réussir dans des activités masculines aussi bien que féminines. Mais son sentiment de culpabilité le plus intense tenait à ce qu’elle avait compris qu’elle employait inconsciemment ses dons pour provoquer de l’envie, de même que par le passé elle avait essayé de projeter son envie sur sa sœur.

Son succès ne pouvait être que modéré, puisqu’elle se sentait trop coupable de l’avoir obtenu et trop effrayée de son envie projetée ; en particulier, elle ne pouvait pas se permettre de créativité dans son travail, car cela représentait pour elle la concurrence avec sa mère concernant ses attributs créateurs féminins, concurrence dans laquelle, si elle l’emportait, elle projetterait sur sa mère une envie accablante. L’envie était en effet « la verrue sur son cerveau » empêchant toute créativité. Quant à la verrue elle-même, elle se dessécha et tomba peu de jours après l’analyse du rêve. Lorsque l’envie envers son analyste vint occuper pleinement le premier plan de son analyse, on put voir que les ballons percés représentaient aussi son analyse dégonflée, dans laquelle elle ne se permettait qu’un succès très modéré, pour moi comme pour elle-même, afin d’éviter l’envie chez chacune de nous.

Dans le matériel de cette patiente il est possible de constater comment, lorsque l’envie est détachée par clivage avec succès, la personnalité peut se développer relativement bien, mais au prix d’un appauvrissement considérable. De plus, l’envie ainsi fragmentée reste une source constante de culpabilité inconsciente et devient une menace continuelle qu’une partie psychotique de la personnalité puisse encore se frayer un passage.

Dans un développement plus normal, l’envie s’intègre davantage. La gratification éprouvée au sein stimule l’admiration, l’amour et la gratitude en même temps que l’envie. Ces sentiments entrent en conflit dès que le moi commence à s’intégrer et, si l’envie n’est pas écrasante, la gratitude triomphe de l’envie et la modifie. Le sein idéal, introjecté avec l’amour, la gratification et la gratitude, devient une partie du moi, et celui-ci s’emplit de ce qui est bon. Ainsi, dans un cercle bienfaisant, l’envie diminue à mesure que la gratification augmente, et inversement. Des sentiments d’envie concernant l’objet primaire persistent toujours, même affaiblis. Quelques-uns d’entre eux sont déplacés de l’objet primaire vers le rival, se mêlant aux sentiments de jalousie envers celui-ci. L’envie du sein maternel se déplace sur le pénis du père, augmentant la rivalité avec celui-ci. Des vestiges d’une telle envie par rapport à l’objet primaire, une fois qu’elle n’est plus ressentie comme dévastatrice, peuvent devenir la base de l’émulation et de la rivalité avec l’objet primaire, d’une façon égo-syntonique qui ne donne pas lieu à des sentiments de culpabilité et de persécution.

Dans le développement pathologique, un excès d’envie apparaissant très tôt affecte fondamentalement le cours de la position paranoïde-schizoïde et contribue à sa psychopathologie.

Bibliographie

JOSEPH (B.) (1960), Some Characteristics of the Psychopathic Personality (Quelques caractéristiques de la personnalité psychopathique), I.J.P., XLI.

KLEIN (M.) (1957), Envie et gratitude et autres essais.

ROSENFELD (H.) (1958), Some Observations on the Psycho-Pathology of Hypochondriacal States (Quelques observations sur la psychopathologie des états hypocondriaques), I.J.P., XXXIX.


10 Le vocable anglais delusional tiré du substantif delusion, a été repris par des psychiatres français, notamment Pierre Janet. Cf. Henri PIÉRON, Vocabulaire de la psychologie, Paris, Presses Universitaires de France, 1957, 4e éd., 1968. (N.d.T.)

11 « Si la envidia tiña fuera, ¡ que se tiñosos hubiera ! » (N.d.T.)