10. Le monde à petites doses (1949)

Si vous prêtez l’oreille à des discussions philosophiques, vous entendez quelquefois les gens débattre, à l’aide de beaucoup de mots, de ce qui est réel et de ce qui ne l’est pas. L’un dit que ce qui est réel peut être touché, vu et entendu, tandis qu’un autre dit que c’est seulement ce qui est éprouvé comme réel qui compte, tel un cauchemar ou le fait de détester l’homme qui ne fait pas la queue pour l’autobus, l’out cela paraît très difficile. Pourquoi donc soulever ces questions dans une causerie destinée aux mères et concernant les soins qu’elles donnent à leurs bébés ? J’espère pouvoir m’expliquer.

Les mères qui ont des bébés ont à faire face à une situation qui évolue, qui change. Au début, le bébé ne connaît rien du monde et lorsqu’elles en ont fini avec leur travail, il est devenu quelqu’un qui connaît le monde, qui est capable de trouver sa manière d’y vivre, qui peut même participer à sa direction. L’évolution est considérable !

Toutefois, vous connaissez certainement des personnes qui ont des difficultés dans leurs rapports avec les choses que nous appelons réelles. Elles ne les éprouvent pas comme réelles. Pour vous et pour moi, les choses paraissent plus réelles à certains moments qu’à d’autres. Chacun de nous peut avoir eu un rêve qui paraît plus réel que la réalité. Pour certains, cependant, ce monde personnel imaginaire est, à leurs yeux, tellement plus réel que ce que nous appelons le monde réel qu’ils ne peuvent faire en sorte de vivre dans le monde.

Posons-nous maintenant la question suivante : pourquoi la personne bien portante et normale a-t-elle, en môme temps, le sentiment de la réalité du monde et de ce qui est imaginaire et personnel ? Comment se fait-il que vous et moi soyons ainsi ? C’est un grand avantage parce que nous pouvons alors employer notre imagination à rendre le monde plus attrayant et nous pouvons utiliser les choses du monde réel pour en rêver. Est-ce tout simplement affaire d’évolution ? Je ne le crois pas et je pense que nous ne grandissons ainsi que si chacun d’entre nous a eu, au commencement, une mère capable de lui faire découvrir le monde à petites doses.

Comment réagit un enfant de deux, trois ou quatre ans en ce qui concerne ce sujet particulier : voir le monde comme il est ? Que pouvons-nous dire du bébé qui commence à marcher ? Eh bien, pour celui-ci, toute sensation a une intensité extraordinaire. Nous autres, adultes, n’atteignons qu’à certains moments cette intensité merveilleuse du sentiment qui appartient aux premières années et nous accueillons avec plaisir tout ce qui nous aide à y parvenir sans nous effrayer. Pour certains, c’est la musique ou la peinture qui nous amènent là, pour d’autres, c’est un match de football, pour d’autres encore, c’est s’habiller pour aller danser ou apercevoir la reine qui passe dans sa voiture. Heureux sont ceux qui ont leurs pieds fermement sur la terre et qui conservent cependant la capacité de jouir de sensations intenses, même si ce n’est que dans des rêves, des rêves dont on se souvient.

Pour le petit enfant, et combien plus encore pour le bébé, la vie n’est qu’une suite d’expériences d’une très grande intensité. Vous avez remarqué ce qui se passe si vous interrompez un jeu. En fait, vous donnez d’abord un avertissement afin que l’enfant soit capable, si possible, de mettre fin au jeu et de supporter votre intervention. Un jouet qu’un oncle a donné à votre petit garçon est un morceau du monde réel et pourtant, s’il a été donné de la bonne manière, au bon moment, et par la personne qui convient, il a pour l’enfant une importance que nous devrions comprendre et admettre. Peut-être pouvons-nous nous souvenir d’un petit jouet que nous avons eu nous-mêmes et de l’importance qu’il avait pour nous. Comme il a l’air fané maintenant si nous le possédons encore ! L’enfant de deux, trois ou quatre ans vit simultanément dans deux mondes. Le monde que nous partageons avec lui et, aussi, son propre monde imaginaire ; il est donc capable de le vivre intensément. La raison vient de ce que nous n’insistons pas, lorsque nous avons affaire à un enfant de cet âge, sur une perception exacte du monde extérieur. Les pieds d’un enfant n’ont pas besoin d’être tout le temps sur terre. Si une petite fille veut voler, nous ne nous contentons pas de lui dire : « Les enfants ne volent pas. » Au lieu de cela, nous la soulevons au-dessus de notre tête et nous l’asseyons sur le dessus du buffet, si bien qu’elle a le sentiment d’avoir volé, tel un oiseau vers son nid.

Ce n’est que trop rapidement que l’enfant découvrira que voler est une chose qui ne se fait pas par magie. Probablement, dans les rêves, l’idée du vol magique reviendra-t-elle ou, du moins, rêverons-nous que nous faisons de grands pas. Les histoires de fées, celle des bottes de sept lieues ou du tapis volant, représentent la contribution des adultes à ce thème.

Vers dix ans à peu près, l’enfant sautera en longueur et en hauteur et il essaiera de sauter plus loin et plus haut que les autres. Ce sera tout ce qui restera, les rêves mis à part, des sensations extrêmement aiguës associées à l’idée du vol qui vient naturellement à l’âge de trois ans.

L’important est que nous n’imposions pas la réalité au petit enfant. Nous espérons que nous n’aurons pas à l’imposer, même lorsqu’il aura cinq ou six ans. À cet âge, en effet, si tout va bien, l’enfant aura commencé à s’intéresser scientifiquement à ce que les adultes appellent le monde réel. Le monde réel a beaucoup à offrir, dans la mesure où son acceptation ne signifie pas une perte de la réalité du monde personnel imaginaire ou intérieur.

Pour le petit enfant, il est naturel que le monde intérieur se trouve à l’extérieur aussi bien qu’à l’intérieur. Lorsque nous participons à ses jeux et lorsque nous partageons ses expériences imaginaires d’une autre manière, nous pénétrons dans ce monde imaginaire.

Voici un petit garçon de trois ans. Il est heureux, il joue toute la journée, seul ou avec d’autres enfants, et il est capable de se mettre à table et de manger comme une grande personne. Dans la journée, il devient très capable de reconnaître la différence entre ce que nous appelons les choses réelles et ce que nous appelons l’imagination de l’enfant. Comment est-il la nuit ? Eh bien, il dort et sans aucun doute, il rêve. Quelquefois, il s’éveille avec un cri perçant. La mère saute du lit, entre dans sa chambre, allume la lumière et se prépare à prendre l’enfant dans ses bras. Est-il content ? Au contraire, il hurle : « Va-t’en, sorcière. Je veux ma maman. » Le monde de son rêve s’est étendu à ce que nous appelons le monde réel et pendant quelques minutes la mère attend, incapable de faire quoi que ce soit parce qu’elle est une sorcière pour l’enfant. Tout à coup, il met ses bras autour de son cou et s’accroche à elle comme si elle venait d’arriver. Et il se rendort avant d’avoir pu lui parler du balai de la sorcière. Sa mère peut alors le recoucher dans son petit lit et retourner dans le sien.

Que dire d’une petite fille de sept ans, une gentille petite fille qui vous dit que dans sa nouvelle école tous les enfants sont contre elle, que sa maîtresse est affreuse, qu’elle ne cesse de la punir et de l’humilier. Naturellement, vous allez à l’école et vous avez une conversation avec l’institutrice. Je ne veux pas dire que tous les professeurs sont parfaits, mais il se peut très bien que vous découvriez qu’il s’agit d’une personne tout à fait honnête, peinée en fait de voir que cette enfant se fait du tort à elle-même.

Eh bien, là encore, vous savez comment sont les enfants. On ne s’attend pas à ce qu’ils sachent exactement comment est le monde. Il faut admettre qu’ils aient ce qu’on appellerait des hallucinations si nous parlions de grandes personnes. Probablement, résoudrez-vous le problème en invitant l’institutrice à prendre le thé et vous découvrirez peut-être bientôt que l’enfant passe à l’autre extrême, qu’elle s’attache très vivement à cette institutrice, qu’elle l’idolâtre même et qu’elle craint maintenant les autres enfants à cause de l’amour de l’institutrice. Le temps passant, tout s’arrangera.

Maintenant, si nous remontons dans le temps et si nous observons des enfants plus petits dans une école maternelle, il est difficile de deviner, d’après ce que vous savez de leur maîtresse, s’ils l’aimeront. Vous la connaissez peut-être et vous ne pensez pas grand-chose d’elle. Elle n’est pas jolie. Elle s’est montrée plutôt égoïste lorsque sa mère était malade, ou autre chose encore. Ce que l’enfant éprouvera envers elle ne se fondera pas sur cette sorte de chose. Il se peut qu’il en devienne dépendant et lui soit attaché parce qu’elle est là, qu’on peut compter sur elle et qu’elle est gentille. Et elle peut devenir une personne nécessaire au bonheur et au développement de votre enfant.

Tout ceci, cependant, vient de la relation qui existe plus tôt entre la mère et le bébé. Là, les conditions sont particulières. La mère partage avec son petit enfant un morceau à part du monde, le gardant suffisamment petit pour que l’enfant ne soit pas dans la confusion, l’agrandissant pourtant très progressivement afin de satisfaire la capacité grandissante de l’enfant à jouir du monde. 11 s’agit de l’une des parties les plus importantes de son travail. Elle le fait naturellement.

Si nous examinons les choses d’un peu plus près, nous nous apercevons qu’une mère fait deux choses qui, dans ce domaine, sont utiles. La première est qu’elle s’efforce d’éviter les coïncidences. Les coïncidences conduisent à la confusion. Elle évite, par exemple, de confier le bébé aux soins d’une autre personne au moment du sevrage ou de commencer une alimentation solide pendant une rougeole. En second lieu, elle est capable d’établir une différence entre le fait et le fantasme et cela vaut la peine qu’on s’y attarde un peu.

Lorsque le petit garçon s’est réveillé pendant la nuit et a appelé sa mère sorcière, celle-ci était tout à fait certaine de ne pas en être une, aussi s’est-elle contentée d’attendre qu’il reprenne ses esprits. Le lendemain, lorsqu’il lui a demandé : « Y a-t-il vraiment des sorcières, maman ? » elle a répondu très facilement : « Non ». En même temps, elle a cherché un livre avec une sorcière dedans. Si votre petit garçon ne veut pas de la crème renversée que vous avez spécialement préparée avec les meilleurs ingrédients possibles, et fait une grimace pour suggérer l’idée qu’elle est empoisonnée, vous n’êtes pas inquiète parce que vous savez parfaitement bien qu’elle est bonne. Vous savez aussi que, juste en ce moment, il éprouve le sentiment qu’elle est empoisonnée et vous trouvez une manière de tourner la difficulté. Il se peut très bien que la crème soit mangée avec délices au bout de quelques minutes. Si vous n’aviez pas été sûre de vous-même, vous auriez été embarrassée et vous auriez essayé d’introduire de force la crème dans la bouche de l’enfant pour vous prouver qu’elle était bonne.

De toutes sortes de manières, vos connaissances certaines de ce qui est réel et de ce qui ne l’est pas aident l’enfant parce que celui-ci n’arrive que progressivement à la compréhension que le monde n’est pas comme il l’imagine et que l’imagination n’est pas exactement comme le monde. L’un a besoin de l’autre. Vous connaissez ce premier objet que votre bébé adore : un morceau de couverture ou un jouet en peluche. Pour le bébé, c’est presque une partie de lui-même et si l’objet est enlevé ou lavé, le résultat est désastreux. Lorsqu’il commence à pouvoir le jeter, ainsi que d’autres objets (s’attendant naturellement à ce qu’ils soient ramassés et rendus), vous savez que le moment est proche où il commencera à vous permettre de partir et de revenir.

Je désire maintenant revenir au début. Ces dernières choses sont faciles si le début se passe bien. J’en reviens au sujet des premières tétées. Vous vous rappelez que j’ai décrit la manière dont la mère fait apparaître le sein (ou le biberon) juste au moment où le bébé se prépare à avoir une idée et le fait disparaître lorsque l’idée s’évanouit dans son esprit. Voyez-vous comment, en faisant cela, la mère initie bien son bébé au monde qui s’offre à lui ? En neuf mois, elle donne environ un millier de tétées et pensez à toutes les autres choses qu’elle fait avec la même adaptation délicate à des besoins précis. Pour le bébé qui a de la chance, le monde commence en se comportant de manière à se joindre à son imagination. Le monde est ainsi amalgamé dans la texture de l’imagination et la vie intérieure du bébé est enrichie par ce qui est perçu dans le monde extérieur.

Et maintenant, revenons aux gens qui parlent de la signification du terme « réel ». Si l’un d’eux a eu, étant bébé, une mère qui lui a fait découvrir le monde normalement, de la bonne manière, ainsi que vous le faites découvrir à votre bébé, il sera alors capable de voir que réel signifie deux choses et il pourra éprouver simultanément les deux manières d’être réel. À côté de lui se trouvera peut-être un autre être dont la mère a tout gâché et pour qui il ne peut y avoir qu’une sorte de réalité ou bien une autre. Pour ce malheureux, le monde est là et chacun voit la même chose, ou bien toute chose est imaginaire et personnelle. Nous pouvons laisser ces deux personnes à leurs arguments.

Beaucoup de choses dépendent donc de la manière dont on a fait découvrir le monde au bébé et à l’enfant. La mère normale peut commencer et continuer ce travail extraordinaire de présenter le monde à petites doses, non parce qu’elle est savante, tel un philosophe, mais tout simplement parce qu’elle se dévoue à son bébé.