4. Qu’entendons-nous par « enfant normal » ? (1946)

Les enfants difficiles font souvent parler d’eux. Nous essayons de décrire et de classer leurs difficultés. Nous parlons aussi de la normalité ou de la santé, mais il est beaucoup plus difficile de décrire un enfant normal. Lorsque nous parlons du corps, nous savons assez bien ce que ce terme recouvre. Nous voulons dire que le développement de l’enfant correspond à la moyenne, compte tenu de son âge, et qu’il n’est pas malade physiquement. Nous savons également ce que nous entendons par une intelligence normale. Toutefois, un enfant possédant un corps en bonne santé et une intelligence normale, ou au-dessus de la normale, peut se trouver très loin de la normale en tant que personnalité totale.

Nous pourrions nous référer au comportement et comparer un enfant avec d’autres enfants du même âge, mais les variations de la normale et du comportement auxquelles on s’attend sont tellement nombreuses que nous ne pourrions qu’hésiter avant de taxer un enfant d’anormal. Un enfant pleure lorsqu’il a faim. Quel est l’âge de l’enfant ? Là est la question. Il n’est pas anormal de pleurer lorsqu’on a faim et lorsqu’on a un an. Un enfant prend une pièce dans le sac à main de sa mère. De nouveau, quel âge a-t-il ? La plupart des enfants âgés de deux ans le font quelquefois. Ou encore, observez deux enfants qui, chacun, se comportent comme s’ils s’attendaient à être battus. Dans un cas, il n’y a pas de fondement réel à la peur, alors que dans l’autre, l’enfant est toujours battu à la maison.

Il se peut aussi qu’un enfant soit encore nourri au sein à l’âge de trois ans. Cela est très inhabituel en Angleterre mais c’est l’habitude dans certaines parties du monde. Ce n’est pas en comparant le comportement d’un enfant avec celui d’un autre que nous arriverons à comprendre ce que nous entendons par normal.

Ce que nous voulons savoir, c’est si la personnalité d’un enfant se construit normalement et si le caractère s’affirme sainement. Ce n’est pas l’intelligence qui réparera un blocage dans la maturation de la personnalité. Si le développement affectif d’un enfant a été bloqué à un certain moment, cet enfant aura besoin, lorsque les circonstances s’y prêteront, de revenir au comportement qu’il avait étant bébé ou petit enfant. Nous disons, par exemple, que quelqu’un se comporte comme un enfant si, chaque fois qu’il est frustré, il devient désagréable ou fait une attaque cardiaque. Une personne soi-disant normale a d’autres moyens de faire face à la frustration.

Je vais essayer de dire quelque chose de positif sur le développement normal, mais auparavant, soyons d’accord que les besoins et les sentiments des bébés sont extraordinairement puissants. Bien que la relation de l’enfant avec le monde ne fasse que commencer, il est essentiel de le considérer comme un être humain qui débute avec tous les sentiments intenses des êtres humains. Les gens adoptent toutes sortes de moyens pour essayer de retrouver les sentiments qui appartenaient à leur propre enfance, des sentiments qui ont de la valeur à cause de leur intensité.

Partant de cette hypothèse, nous pouvons penser à l’enfance comme à un processus progressif de construction de la faculté de croire. Cette faculté de croire les gens et de croire aux choses se construit petit à petit au moyen d’innombrables expériences bonnes. « Bonnes » signifie ici assez satisfaisantes et on peut dire du besoin ou de la pulsion qu’ils ont été légitimement satisfaits. Ces bonnes expériences sont un contrepoids aux mauvaises expériences, « mauvaises » étant le terme que nous employons lorsque la colère, la haine et le doute apparaissent, comme c’est inévitablement le cas. Tous les êtres humains doivent trouver un endroit à partir duquel agir et sur lequel construire, là dans le soi, une organisation de leurs besoins instinctuels. Tous les êtres humains doivent élaborer une méthode personnelle pour vivre, avec leurs pulsions, dans le monde particulier qui leur est alloué, ce qui n’est pas facile. En fait, ce qu’il faut surtout indiquer aux gens à propos des bébés et des enfants, c’est que la vie n’est pas facile pour eux, même si elle offre des tas de bonnes choses. On ne peut pas imaginer une vie sans pleurs, sauf lorsque nous rencontrons l’obéissance sans la spontanéité.

Partant du fait que la vie est naturellement difficile et qu’aucun bébé, aucun enfant, ne peut éviter d’exprimer ses difficultés, il s’ensuit que nous trouverons des symptômes chez tous les enfants. Pris séparément et dans certaines conditions, chacun de ces symptômes peut s’avérer le symptôme d’une maladie. Même le cadre familial le plus doux et le plus compréhensif ne peut modifier le fait qu’une évolution humaine normale est difficile. Un foyer parfaitement adapté serait même difficile à supporter parce qu’il n’y aurait pas de soulagement par l’intermédiaire de colères justifiées.

Nous en venons ainsi à l’idée qu’il existe deux significations au mot « normal ». L’une est utile au psychologue, à qui les normes sont nécessaires et qui doit appeler anormal tout ce qui est imparfait. L’autre est utile aux médecins, aux parents, aux maîtres lorsqu’ils désirent décrire un enfant qui, en fin de compte, paraît apte à devenir un membre satisfaisant de la société, cela en dépit de la présence évidente de symptômes et de problèmes venant d’un comportement difficile.

Je connais, par exemple, un petit garçon né prématurément. Les médecins diraient que c’est anormal. Pendant dix jours, il ne voulut pas téter et sa mère fut obligée de tirer son lait pour le lui donner dans un biberon. Cela est normal pour un enfant prématuré et anormal pour un enfant à terme. À partir du jour où il aurait dû naître, il prit le sein, bien que lentement et à son propre rythme. Dès le début, il exigea énormément de sa mère qui découvrit qu’elle ne pouvait réussir qu’en le laissant faire, en le laissant décider quand commencer et quand terminer. Pendant sa petite enfance, il prit l’habitude de se mettre en colère devant toute chose nouvelle et le seul moyen de l’habituer à utiliser une nouvelle tasse, une nouvelle baignoire ou un nouveau lit était de lui montrer l’objet nouveau et d’attendre qu’il s’en approche. Son besoin d’agir à sa guise était si grand qu’un psychologue l’aurait taxé d’anormal, mais parce que sa mère était disposée à le laisser faire, nous pouvons pourtant dire de cet enfant qu’il était normal. Une preuve ultérieure qu’il trouvait la vie difficile fut qu’il se mit à avoir des attaques très intenses de rage, dont il n’était pas possible de le consoler. La seule chose à faire était de le laisser dans son petit lit et d’attendre qu’il se retrouve. Au cours de ces crises, il ne reconnaissait pas sa mère si bien qu’elle ne pouvait lui être d’aucune utilité tant qu’il ne reprenait pas ses sens. Puis, elle redevenait une mère qu’il pouvait utiliser. L’enfant fut envoyé à un psychologue pour une étude particulière de son cas. Toutefois, pendant que la mère attendait un rendez-vous, elle découvrit que l’enfant et elle devenaient capables de se comprendre sans aide. Le psychologue les laissa faire. Il pouvait percevoir l’anormalité chez l’enfant et chez la mère, mais il préféra les appeler normaux et les laisser faire l’expérience utile de se tirer d’une situation difficile au moyen de leurs propres ressources naturelles.

Quant à moi, je décris un enfant normal de la manière suivante : un enfant normal est capable d’utiliser n’importe lequel des moyens offerts par la nature pour se défendre contre l’angoisse et un conflit insupportable, ou bien tous. Les moyens utilisés (dans la santé) ont un rapport avec l’aide disponible. L’anormalité se manifeste dans une limitation et une rigidité relatives à la capacité de l’enfant d’utiliser des symptômes et une absence relative de relation entre les symptômes et l’aide qu’on peut espérer. Bien entendu, il faut reconnaître que, dans la toute petite enfance, la capacité de juger quel type d’aide est disponible est très limitée, d’où le besoin correspondant d’une adaptation étroite de la part de la mère.

Prenons le cas de l’énurésie, un symptôme assez courant auquel ont eu affaire toutes les personnes qui s’occupent d’enfants. Si, par l’énurésie, un enfant proteste effectivement contre une autorité stricte, s’attachant, pour ainsi dire, à défendre les droits de l’individu, le symptôme n’est pas une maladie. C’est plutôt un signe que l’enfant peut espérer conserver une individualité qui a été menacée d’une certaine manière. Dans la grande majorité des cas, l’énurésie fait son travail. Si on laisse du temps à l’enfant et si on lui donne des soins normalement bons, il deviendra capable d’abandonner le symptôme et d’adopter d’autres moyens d’affirmer sa personnalité.

Ou bien prenons le refus de la nourriture, autre symptôme courant. Il est absolument normal qu’un enfant refuse de la nourriture. Je suppose que celle que vous offrez est bonne, mais ce qui compte, dans la réalité, c’est qu’un enfant n’est pas toujours capable d’éprouver le sentiment qu’elle l’est. Un enfant ne peut pas toujours éprouver le sentiment qu’il mérite une bonne nourriture. Si on lui laisse le temps et si on le manie avec calme, l’enfant finira par découvrir ce qu’il appelle bon et ce qu’il appelle mauvais. En d’autres termes, il aura des goûts et des dégoûts, comme nous en avons tous.

Nous appelons symptômes ces moyens qui sont normalement utilisés par nos enfants et nous disons qu’un enfant normal est capable de manifester n’importe quelle sorte de symptôme selon les circonstances. Cependant, chez un enfant malade, ce ne sont pas les symptômes qui sont ennuyeux, c’est le fait qu’ils ne font pas leur travail et qu’ils sont aussi nuisibles pour l’enfant que pour la mère.

Donc, bien que l’énurésie et le refus de la nourriture – et toutes sortes d’autres symptômes – puissent être des indications sérieuses de traitement, il n’en est pas toujours ainsi. En fait, il arrive que des enfants, qu’on peut certainement appeler normaux, manifestent ces symptômes et qu’ils les manifestent tout simplement parce que la vie est difficile, difficile d’une manière propre à tous les êtres humains dès le tout premier début.

D’où viennent les difficultés ? Premièrement, il y a la rencontre fondamentale entre les deux sortes de réalité, celle du monde extérieur qui peut être partagée par chacun et celle du monde intérieur personnel de chaque enfant : sentiments, idées et imagination. Dès la naissance, chaque bébé est constamment mis en présence des faits du monde extérieur. Au cours des premières tétées, les idées sont comparées avec les faits. Ce qui est désiré, attendu, imaginé, est comparé à ce qui est fourni, à ce qui dépend, pour exister, de la volonté et du désir d’une autre personne. Pendant toute la vie, la détresse provenant de ce dilemme essentiel sera toujours présente. Même la meilleure réalité extérieure est décevante parce qu’elle n’est pas également imaginaire. Bien qu’elle puisse, peut-être, être dirigée dans une certaine mesure, elle n’est pas contrôlée magiquement. L’une des tâches principales de ceux qui s’occupent d’un petit enfant est de l’aider dans la transition pénible entre l’illusion et la désillusion, en simplifiant autant que possible le problème qui se pose immédiatement à l’enfant à un moment donné. Une grande partie des rages et des crises de colère de la petite enfance tournent autour de cette lutte décisive entre réalité intérieure et réalité extérieure et il faut reconnaître la normalité des tiraillements.

La découverte, par l’enfant, de la joie que procure la pulsion immédiate joue un rôle particulier dans ce processus de la désillusion. Cependant, si l’enfant doit devenir grand et se joindre à d’autres qui font partie d’un groupe, il faut qu’il renonce à une grande partie de la joie qui est du domaine de la spontanéité. 11 n’est pourtant pas possible de renoncer à ce qui n’a pas été d’abord trouvé et possédé. Comme il est difficile que la mère soit sûre que chacun de ses bébés ait, à son tour, le sentiment d’avoir obtenu ce qui est essentiel de l’amour, avant de lui demander de s’accommoder de moins que le tout ! On peut vraiment s’attendre à des heurts et à des protestations à propos d’un apprentissage aussi pénible et c’est normal.

Ensuite, deuxièmement, le bébé commence à découvrir, et c’est une découverte effrayante, que des pensées très destructives accompagnent l’excitation. En tétant, un enfant peut éprouver le besoin de détruire tout ce qui est bon, la nourriture et la personne qui offre cette nourriture. C’est très effrayant, ou cela le devient peu à peu lorsque le bébé s’aperçoit qu’il existe une personne derrière les soins maternels ou parce qu’il en vient à aimer beaucoup cette personne, qui, aux tétées, n’est là que pour être détruite ou utilisée. Outre cela, il éprouve le sentiment qu’il ne lui restera rien si tout est détruit. Qu’arrivera-t-il alors si la faim revient ?

Que faire alors ? Quelquefois, l’enfant cesse tout simplement d’avoir de l’appétit, gagnant ainsi la paix de l’esprit, mais perdant quelque chose de valable car, l’appétit perdu, l’expérience d’une satisfaction complète n’est plus possible. Ici donc, nous avons un symptôme : l’inhibition d’une voracité saine. Nous devons nous y attendre dans une certaine mesure chez des enfants que nous appellerons normaux. Si, tout en essayant mille ruses pour contourner le symptôme, la mère connaît sa signification, elle ne se paniquera pas et elle sera capable de gagner du temps, ce qui est toujours une bonne chose en matière de soins infantiles. Il est merveilleux de voir ce que le bébé de l’homme et l’enfant peuvent réussir si quelqu’un, qui est personnellement responsable, continue à agir naturellement d’une façon constante et calme.

Tout ceci ne concerne que la relation entre le bébé et la mère. Le temps ne vient que trop rapidement où, en plus des autres difficultés, surgissent celles qui appartiennent au fait que l’enfant s’aperçoit qu’il faut aussi compter avec le père. De nombreux symptômes que vous observez chez votre enfant ont trait aux complications qui surgissent naturellement de ce fait et de ce qu’il implique. Pourtant, nous ne voudrions pas qu’il n’y ait pas de père pour cette raison. L’apparition de toutes sortes de symptômes, conséquence directe de la jalousie d’un enfant à l’égard de son père ou de l’amour qu’il lui porte, ou bien du fait qu’il éprouve des sentiments mélangés, vaut mieux que d’aller de l’avant sans avoir à affronter cet autre fait difficile de la réalité extérieure.

L’arrivée de nouveaux enfants provoque aussi des perturbations qui, de même, sont désirables plutôt que déplorables.

Et, enfin, car je ne peux pas mentionner chaque chose, l’enfant commence vite à créer un monde intérieur personnel dans lequel des batailles sont perdues et gagnées, un monde dans lequel la magie règne. Les dessins des enfants et leurs jeux vous montreront quelque chose de ce monde intérieur qui doit être pris au sérieux. Parce qu’il est ressenti par l’enfant comme s’il était logé quelque part, parce qu’il est ressenti comme logeant dans le corps, vous devez vous attendre à ce que le corps soit impliqué. Toutes sortes de douleurs et de troubles corporels accompagneront, par exemple, les tensions du monde intérieur. En essayant de maîtriser ces phénomènes internes, un enfant aura des douleurs ou il fera des gestes magiques ou il dansera comme s’il était possédé – et je ne veux pas que vous pensiez que votre enfant est malade lorsque vous aurez affaire à ces « folies ». Vous devez vous attendre à ce qu’un enfant soit possédé par toutes sortes de personnes réelles et imaginaires, par des animaux et des objets ; quelquefois, ces personnes imaginaires et ces animaux sortiront, si bien que vous devez prétendre les voir également à moins que vous ne désiriez engendrer de la confusion en vous attendant à ce que votre enfant se montre grand alors qu’il n’est encore qu’un enfant. Et ne soyez pas surprise si vous devez vous occuper de compagnons imaginaires qui sont entièrement réels pour votre enfant, qui viennent de ce monde intérieur et qui, pour le moment, sont maintenus à l’extérieur de la personnalité pour quelque bonne raison.

Au lieu de continuer à expliquer pourquoi la vie est normalement difficile, je terminerai par un conseil amical. Vous pouvez miser sur l’aptitude au jeu de l’enfant. Si un enfant joue, peu importe la présence d’un symptôme ou deux ; si un enfant est capable de tirer du plaisir du jeu, seul ou avec d’autres enfants, il n’y a au fond rien de grave. Si, dans le jeu, une imagination riche est utilisée et si le plaisir qui dérive du jeu dépend d’une perception exacte de la réalité extérieure, vous pouvez être heureuse, même si l’enfant en question mouille son lit, bégaie, a des accès de colère ou souffre de façon répétée de mauvaise digestion ou de dépression. Le jeu montre que cet enfant est capable, si on lui offre un environnement suffisamment bon et équilibré, d’élaborer une manière personnelle de vivre et de devenir finalement un être humain complet, désiré en tant que tel et accueilli par le monde dans son ensemble.