7. Le vol et le mensonge (1945)

La mère qui a eu plusieurs enfants bien portants sait que chacun d’eux a eu, de temps en temps, des problèmes aigus, surtout vers l’âge de deux, trois ou quatre ans. Une petite fille a traversé une période pendant laquelle elle s’éveillait la nuit en hurlant, si bien que les voisins pensaient qu’on la maltraitait. Un autre enfant a tout à fait refusé l’apprentissage de la propreté. Le troisième était si propre et si sage que la mère avait peur qu’il ne manque complètement de spontanéité et d’esprit d’initiative personnelle. Un autre frère, par contre, était sujet à des rages terribles. Il lui arrivait de se cogner la tête et de retenir sa respiration jusqu’à ce que sa mère ne sache plus quoi faire et qu’il devienne bleu, au bord d’une convulsion. La liste est longue de ces choses qui ne manquent pas d’arriver dans la vie d’une famille. Parmi les accidents inquiétants qui se produisent, il en est un qui donne quelquefois naissance à des difficultés particulières. Il s’agit de l’habitude de voler.

Les petits enfants prennent très souvent des pièces dans le sac de leur mère. Habituellement, il n’y a là aucun problème. La mère accepte tout à fait la manière dont l’enfant se comporte, sortant tout du sac et mettant généralement tout en désordre. Elle est plutôt amusée lorsqu’elle s’en aperçoit. Il arrive même qu’elle ait deux sacs, l’un auquel l’enfant n’aura pas accès et l’autre, celui de tous les jours, accessible au petit enfant qui explore. Peu à peu, l’enfant perd cette habitude et on n’y pense plus. À juste titre, la mère a le sentiment que cela est sain et fait partie de la relation initiale de l’enfant avec elle-même et les gens en général.

Toutefois, nous comprenons aisément que, de temps à autre, une mère s’inquiète réellement que son petit enfant prenne des choses qui sont à elle et qu’il les cache. Elle a eu un enfant plus âgé qui avait l’habitude de voler. Il n’y a rien qui trouble plus le bonheur d’un foyer que la présence d’un enfant plus âgé (ou d’un adulte) capable de voler. À la confiance générale en chacun, à une habitude de laisser traîner facilement les choses, il faut substituer une technique spécialisée afin de mettre à l’abri les choses importantes comme l’argent, les chocolats, le sucre, etc. Dans ce cas, quelqu’un est malade à la maison. De nombreuses personnes éprouvent un sentiment très désagréable lorsqu’elles y pensent, elles se sentent mal à l’aise lorsqu’elles ont affaire au vol, tout comme elles le sont lorsqu’on parle de masturbation. Mis à part le fait d’avoir rencontré des voleurs, les gens peuvent se trouver très troublés par l’idée même du vol à cause des batailles qu’ils ont eux-mêmes remportées pendant leur propre enfance sur leurs propres tendances à voler. C’est à cause de ce sentiment inquiétant concernant de véritables vols que les mères s’inquiètent quelquefois sans nécessité de la tendance tout à fait normale des petits enfants à prendre des choses qui leur appartiennent.

En y pensant un peu, on verra que dans un foyer normal, un foyer dans lequel il n’y a personne de malade, personne qu’on puisse qualifier de voleur, il y a en fait beaucoup de vol, seulement on n’appelle pas cela du vol. Un enfant va dans le placard et prend un ou deux gâteaux, ou bien il s’octroie un morceau de sucre. Dans un bon foyer, personne ne traite de voleur l’enfant qui agit ainsi. (Pourtant, le même enfant, placé dans une institution, pourra être puni et stigmatisé à cause des règlements intérieurs.) Toutefois, pour la bonne marche de la maison, il se pourra que les parents aient besoin d’établir des règles. Ils décréteront peut-être que les enfants ont la permission totale de prendre du pain et une certaine sorte de gâteaux, mais qu’ils ne sont pas autorisés à toucher aux autres et qu’ils n’ont pas la permission de manger du sucre. Il y a toujours un certain degré de va-et-vient à cet égard et, dans une certaine mesure, la vie familiale consiste à établir une relation entre les parents et les enfants dans ces termes et des termes similaires.

Mais il ne suffit pas de dire à une mère qu’un petit enfant normal peut lui voler des choses et que cela ne veut rien dire du tout, sauf qu’il l’aime, puis de passer à la description de l’enfant plus âgé qui a une compulsion à voler. La mère qui réfléchit veut connaître le rapport entre ces deux phénomènes. Je vais essayer de définir cela clairement. II y a, en tout cas, une frontière très indistincte entre ce que fait le petit enfant qui prend des choses à sa mère, d’une manière courante et saine, et ce qu’on appelle le vol chez un enfant malade et plus âgé. Dans la plupart des cas, lorsqu’un enfant plus âgé est malade de cette manière, on s’aperçoit que le premier vol était celui de pièces dans le sac de la mère ou de sucre dans le placard.

En outre, nous devons apprendre qu’il existe une période de transition normale au cours de laquelle le petit enfant se transforme en enfant légèrement plus âgé. Ce dernier commence à éprouver le sentiment que c’est mal de voler. Cette transition ne s’établit pas nécessairement facilement ou soudainement. Il est tout à fait normal que le petit enfant traverse une période difficile, un moment pendant lequel il est horrifié par l’idée du vol tout en continuant à voler. Cela peut se manifester dans la réaction à l’occasion de la naissance d’un autre enfant. Un enfant de quatre ans sera peut-être très indigné lorsque son petit frère ou sa petite sœur s’attaquera au sac de la mère et on le trouvera en train de battre le bébé pour ce qui est en réalité un acte tout à fait innocent. En même temps, cet enfant de quatre ans sera parfois capable de voler sa mère en secret.

On peut facilement imaginer quel sentiment extraordinaire de culpabilité pèse sur cette sorte de situation. L’enfant de quatre ans qui agit ainsi se trouve dans la situation douloureuse d’être séparé en deux personnes, l’une qui est plus férocement morale que les parents et l’autre qui, selon ses propres normes, est momentanément très méchante. Cet enfant se mettra automatiquement à mentir si on l’accuse soudainement. Si la mère ou le père prennent le garçon à part et le questionnent sur le vol, ils parleront au super-moraliste et, en fait, ils lui demanderont de reconnaître qu’il est un méchant voleur. De cela, il sera incapable et si l’investigation est poursuivie sans tact, l’enfant ne pourra que s’enfoncer dans la division de la personnalité. Les mensonges qu’il racontera représenteront sa propre tentative d’expliquer ce qu’il est, par la nature même des choses, incapable d’expliquer. Les parents qui comprennent cela pourront venir gentiment à bout des écarts occasionnels de l’enfant qui éprouve de la difficulté à effectuer la transition entre le vol naturel des premières années et le stade suivant dans lequel, si tout va bien, le soi strict et le soi impulsif de l’enfant établissent un compromis, si bien qu’il devient capable d’affronter ses pulsions amoureuses primitives sans troubler trop gravement son propre sens moral. En tout cas, les années passant, de nouvelles manières de se sortir de cette situation se présenteront. Les parents accorderont une allocation hebdomadaire absolument régulière, sur laquelle il pourra compter : l’argent de poche. Cela devancera la tendance à voler de l’argent. Il y aura aussi les anniversaires, Noël et les autres dates sur lesquelles on peut compter pour recevoir sûrement des cadeaux. La veille d’une journée de cadeaux, un enfant pourra permettre à son soi voleur de venir à la vie dans l’attente des cadeaux d’anniversaire et, dans une certaine mesure, il trouvera suffisamment de satisfactions au travers de ces expériences réelles pour que les tendances d’amour primitives, qui sont voraces, sans pitié et magiques, soient pour le moment satisfaites sans avoir à être niées et perdues pour lui. De plus, l’enfant grandissant, le corps deviendra plus maniable. Les excitations d’une sorte ou d’une autre viendront sous le contrôle du reste de la personnalité et il deviendra possible de faire des choses délibérément. La confiance dans le monde s’accroissant, l’enfant deviendra capable d’attendre. Les excitations sexuelles se lieront alors à des idées concernant les personnes et s’enrichiront donc de ce que ces personnes pourront elles-mêmes apporter à cette relation en termes de valeurs positives et de compréhension. Par ces moyens, et d’autres, l’enfant normal qui possède un bon foyer normal se transformera sans incident antisocial grave en un être social.