8. Visite aux enfants hospitalisés (1951)

Les enfants ont tous un fil de vie qui commence, en tout cas, dès la naissance et nous devons veiller à ne pas le briser. Il existe, à l’intérieur, un processus de développement continu qui ne peut progresser d’une manière régulière que si les soins donnés au bébé ou au petit enfant sont également réguliers. Dès que le nourrisson commence à établir des relations personnelles avec les gens, ces relations sont très intenses et on ne peut y toucher sans danger. Il n’est pas nécessaire que je m’attarde sur ce point car les mères ont une répugnance naturelle à laisser leurs enfants s’éloigner avant que ceux-ci ne soient prêts pour cette expérience et, bien entendu, elles sont très désireuses de leur rendre visite s’ils viennent à se trouver éloignés du foyer.

Il existe, à l’heure actuelle, une vague d’enthousiasme pour les visites à l’hôpital et l’ennui, avec les vagues d’enthousiasme, c’est qu’elles peuvent faire oublier les difficultés réelles et qu’une réaction intervient tôt ou tard. La seule chose raisonnable est de faire comprendre aux gens qu’il y a des raisons pour, et des raisons contre, le droit de visite. Du point de vue des soins, certaines difficultés réellement importantes existent.

Si vous étiez infirmière, on pourrait vous poser la question de savoir pourquoi vous faites ce travail. Au début, peut-être se serait-il tout simplement agi de gagner votre vie, mais vous auriez vite découvert que cela vous passionnait et vous vous seriez donné beaucoup de mal pour apprendre toutes les techniques très compliquées. En fin de compte, vous seriez devenue infirmière et, en tant qu’infirmière, vous auriez travaillé de longues heures. Cela sera toujours vrai parce qu’il n’y aura jamais assez de bonnes infirmières et qu’il est difficile de partager ce travail. Pensez à ce que c’est que d’avoir la responsabilité absolue de vingt ou trente enfants qui ne sont pas à vous. Nombreux sont les enfants qui sont très malades et qui ont besoin d’être maniés avec soin. Vous seriez responsable pour tout ce qu’on leur fait et même pour ce que feraient les infirmières plus jeunes en votre absence. Vous deviendriez terriblement désireuse que les enfants aillent bien – et cela peut vouloir dire qu’il faut suivre des indications très précises, établies par le médecin. Par ailleurs, vous auriez affaire aux médecins et aux étudiants en médecine, qui sont aussi des êtres humains.

Lorsque les visites sont interdites, l’infirmière prend l’enfant sous son aile et le meilleur de ce qui existe en elle s’éveille. Très souvent elle préfère être là plutôt qu’en congé parce qu’elle ne cesse de se demander ce qui se passe dans son service. Certains enfants deviennent très dépendants de l’infirmière et ne peuvent supporter de la laisser partir en congé sans lui dire au revoir. Ils veulent aussi savoir exactement quand elle reviendra. Tout ceci relève de ce qu’il y a de meilleur dans la nature humaine.

Et maintenant, qu’arrive-t-il lorsque les visites sont permises ? Une différence intervient immédiatement ou, en tout cas, peut intervenir : la responsabilité de l’enfant n’est alors plus entièrement du ressort de l’infirmière. Cela peut marcher très bien et l’infirmière sera peut-être heureuse de partager ses responsabilités. Mais, si elle est très occupée et surtout s’il se trouve dans son service des cas très fatigants et, au cours des visites, des mères très fatigantes, il est beaucoup plus simple de tout faire soi-même plutôt que de partager.

Vous seriez surprise si je commençais à vous raconter tout ce qui peut se passer pendant les heures de visite. Les parents partis, les enfants sont très souvent malades et ce qu’ils vomissent permet de savoir ce qui s’est passé. Ces petits épisodes de maladie après les visites ne sont peut-être pas très graves, mais ils peuvent révéler qu’on a donné des carottes à des enfants qui n’auraient pas dû en avoir ou que l’enfant qui suit un régime a eu des bonbons, ce qui brouille complètement toutes les recherches sur lesquelles doit être fondé son futur traitement.

Le fait est que, pendant les visites, l’infirmière perd le contrôle de la situation et je pense qu’elle n’imagine vraiment pas ce qui se passe quelquefois pendant ce temps. Et il n’y a pas moyen de faire autrement. Les écarts de nourriture mis à part, il y a aussi le danger de la contagion.

Une autre difficulté, comme une très bonne infirmière : qui dirige un service dans un hôpital me l’a dit, vient de ce que, depuis qu’elles ont été autorisées à faire des visites journalières, les mères pensent que leur enfant pleure toujours à l’hôpital, ce qui n’est tout simplement pas vrai. Il est exact que si vous rendez visite à votre enfant, vos visites provoqueront souvent de la détresse. Toutes les fois que vous lui rendez visite, vous entretenez le souvenir que l’enfant a de vous, vous faites revivre le désir d’être à la maison. Il arrive donc souvent que vous ne puissiez pas partir sans que votre enfant se mette à pleurer. Selon nous, toutefois, cette sorte de chagrin ne fait pas autant de mal à l’enfant que le chagrin qui s’est transformé en indifférence. S’il vous faut rester éloignée de l’enfant pendant une période si longue que vous serez oubliée, l’enfant s’en remettra au bout d’un jour ou deux et son chagrin s’arrêtera. Il adoptera les infirmières et les autres enfants et une vie nouvelle commencera pour lui. Dans ce cas, vous serez oubliée et, plus tard, il faudra qu’il se souvienne de vous.

Ce serait mieux si les mères se contentaient de venir voir leurs enfants pour quelques minutes, disparaissant ensuite. Mais, naturellement, les mères ne l’entendent pas ainsi. Comme on peut s’y attendre, elles viennent et passent tout le temps permis dans le service. Certaines paraissent presque « faire l’amour » à leur enfant. Elles lui apportent toutes sortes de cadeaux, surtout de la nourriture, et elles exigent une réponse affectueuse.

Puis, elles mettent beaucoup de temps à partir, elles continuent à dire au revoir à la porte jusqu’à ce que l’enfant soit tout à fait épuisé par l’effort de prendre congé. À la sortie, il arrive aussi qu’elles aillent voir la surveillante et se plaignent de ce que l’enfant ne soit pas couvert assez chaudement, qu’il n’ait pas assez à manger au dîner, ou de quelque autre chose. Il n’y a que quelques mères qui profitent de leur départ pour saisir cette occasion de remercier la surveillante pour ce qu’elle fait, ce qui est réellement très important. Il est très difficile d’admettre que quelqu’un s’occupe de votre propre enfant aussi bien que vous le feriez vous-même.

Aussi, vous comprenez que si on demandait à l’infirmière, juste après le départ des parents, ce qu’elle ferait – si elle en avait le pouvoir – en ce qui concerne les visites, elle pourrait très bien répondre : « J’annulerais le droit de visite. » Elle serait pourtant d’accord, à un autre moment plus favorable, que le droit de visite est une chose naturelle et une bonne chose. Médecins et infirmières se rendent compte que tout cela en vaut la peine si on peut le supporter et demander aux parents de coopérer.

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Je disais que nous nous apercevons que tout ce qui fragmente la vie de l’enfant est dangereux. Les mères le savent et elles sont heureuses que le droit de visite leur permette de conserver le contact avec leur enfant pendant le temps où les soins hospitaliers sont malheureusement nécessaires.

Il me semble que lorsque les enfants se sentent malades, tout le problème est beaucoup plus facile. Chacun comprend ce qu’il a à faire. Les mots paraissent tellement inutiles lorsqu’on parle à un tout-petit et ils ne sont pas nécessaires lorsqu’un enfant se sent très malade. L’enfant éprouve simplement le sentiment qu’on va faire quelque chose et que cela va l’aider. Même s’il pleure, il accepte de séjourner à l’hôpital lorsque c’est nécessaire. Mais lorsqu’il faut hospitaliser un enfant à un moment où il ne se sent pas mal, les choses sont entièrement différentes. Je me souviens d’une petite fille qui jouait dans la rue et qui se sentait bien lorsqu’une ambulance survint soudainement pour l’emmener à l’hôpital. On venait de découvrir – un examen de la gorge ayant été effectué la veille – qu’elle portait le microbe de la diphtérie. Vous pouvez imaginer combien cela a dû être épouvantable pour cette petite fille qui n’a même pas eu la permission de rentrer chez elle pour dire au revoir à sa famille. Lorsque nous ne pouvons pas donner d’explications, nous devons nous attendre à une certaine perte de la confiance. En fait, l’enfant à laquelle je pense ne s’est jamais réellement remise de cette expérience. Le résultat final aurait peut-être été meilleur si les visites avaient été permises. Ne serait-ce que pour cela, il me semble que les parents devraient être autorisés à visiter un enfant se trouvant dans un cas semblable, afin de recueillir sa colère alors qu’elle est brûlante.

J’ai dit que les soins hospitaliers pouvaient être malheureusement nécessaires, mais le contraire peut être vrai aussi. Lorsque votre enfant est suffisamment grand, un séjour à l’hôpital ou loin du foyer chez une tante peut avoir beaucoup de valeur car il permet que le foyer soit perçu de l’extérieur. Je me rappelle qu’un garçon de douze ans m’a dit, après avoir été pendant un mois dans un foyer de convalescence : « Tu sais, je ne pense pas que maman m’aime vraiment. Elle me donne toujours ce que je veux, mais il me semble qu’elle ne m’aime pas réellement. » Il avait tout à fait raison. Sa mère faisait tout ce qu’elle pouvait, mais elle avait de grosses difficultés personnelles qui créaient des difficultés dans ses rapports avec ses enfants. Pour ce garçon, il était très sain d’être capable de voir sa mère de loin. Lorsqu’il revint chez lui, il était capable d’affronter la situation familiale d’une manière nouvelle.

À cause de leurs difficultés personnelles, certains parents ne sont pas l’idéal. Comment cela affecte-t-il les visites à l’hôpital ? Eh bien, si les parents se querellent devant l’enfant au cours de la visite, c’est, sur le moment, une chose qui est naturellement très pénible – et, après, l’enfant s’inquiète. Cela peut gravement compromettre le retour de l’enfant à la santé physique. D’autres parents ne tiennent pas leurs promesses. Ils disent qu’ils viendront ou qu’ils apporteront un jouet ou tel livre, mais ils ne le font pas. Il y a aussi le problème des parents qui, tout en apportant des cadeaux, des vêtements, tout en faisant des tas de choses naturellement très importantes, ne peuvent tout simplement pas donner un baiser au bon moment. Ces parents peuvent trouver plus facile d’aimer leur enfant dans les conditions difficiles d’un service hospitalier. Ils viennent tôt et restent aussi longtemps que possible, et ils apportent de plus en plus de cadeaux. Après leur départ, l’enfant peut à peine respirer. Une petite fille m’implora une fois (c’était aux alentours de Noël) : « Emmène tous ces cadeaux loin du lit. » Elle était tellement submergée par le fardeau de l’expression d’un amour qui avait pris cette forme indirecte et qui n’avait rien à voir avec son humeur.

Il me semble que les enfants de parents autoritaires, de parents sur lesquels il est difficile de compter, de parents très nerveux, peuvent retirer un soulagement momentané de se trouver à l’hôpital sans visites. L’infirmière de notre service a quelques enfants comme cela sous sa responsabilité et nous pouvons comprendre son point de vue lorsque, par moments, elle éprouve le sentiment que tous les enfants seraient mieux s’ils n’avaient pas de visites. Elle s’occupe également d’enfants dont les parents habitent trop loin pour pouvoir leur rendre visite et, ce qui est le plus difficile, d’enfants qui n’ont pas de parents du tout. Bien entendu, le droit de visite n’aide pas l’infirmière dans les soins de ces enfants, qui ont des exigences particulières, à son égard et à celui des autres infirmières, à cause de leur peu de confiance dans les êtres humains. Pour des enfants qui n’ont pas un bon foyer, un séjour à l’hôpital peut s’avérer la première expérience bonne. Certains d’entre eux ne croient même pas suffisamment aux êtres humains pour être tristes. Ils sont amicaux avec tous ceux qui se présentent et lorsqu’ils sont seuls, ils se balancent d’arrière en avant ou se cognent la tête contre l’oreiller ou les côtés du lit. Il n’y a pas de raison pour que votre enfant souffre parce qu’il y a, dans le service, des enfants qui ont tout perdu, mais vous devriez néanmoins savoir que l’infirmière en chef peut avoir des difficultés à manier ces enfants moins heureux parce que d’autres enfants reçoivent des visites de leurs parents.

Lorsque tout va bien, le résultat principal d’un séjour à l’hôpital peut très bien être que les enfants adoptent un nouveau jeu à leur sortie. Ils jouaient « au papa et à la maman », naturellement ensuite « à la maîtresse ». Ils jouent maintenant « au médecin et à l’infirmière ». La victime est quelquefois le bébé ou une poupée, un chat ou un chien.

Ce que je veux dire principalement, c’est que l’avènement du droit de visiter les enfants à l’hôpital est un progrès important ; en fait, une réforme dont le besoin se faisait sentir depuis longtemps. J’accueille ce nouveau progrès comme un élément qui diminue la détresse et qui, dans le cas d’un tout-petit qui doit passer un certain temps à l’hôpital, peut facilement faire toute la différence entre le bon et le vraiment mauvais. Et c’est justement parce que je pense que les visites à l’hôpital sont si importantes que j’attire l’attention sur des difficultés qui peuvent être très réelles.

Aujourd’hui, lorsque nous pénétrons dans un service d’enfants, nous voyons des petits enfants debout sur leur lit, avides de trouver quelqu’un à qui parler et, souvent, nous sommes accueillis par ces mots : « Ma maman va venir me voir. » Ces explosions de fierté sont un phénomène nouveau. Je dirai encore quelques mots au sujet d’un petit garçon de trois ans qui pleurait et que les infirmières essayaient vainement de consoler. Il ne servait à rien de le cajoler. Il ne le désirait pas. Elles découvrirent enfin qu’une certaine chaise devait être placée auprès de son petit lit. Cela le calma, mais il fallut un certain temps avant qu’il puisse expliquer : « C’est pour que Papa s’assoie dessus lorsqu’il viendra me voir demain. »

Vous voyez donc que les visites à l’hôpital importent plus que la prévention d’une éventuelle contagion. Il est bon, cependant, que les parents essaient de comprendre les difficultés, afin que médecins et infirmières soient capables de supporter cette chose qu’ils savent être bonne, mais dont ils savent aussi qu’elle peut gâter la qualité du travail qu’ils font pour vous et qui est lourd de responsabilités.