9. Le problème de l’adoption (1955)

Je désire apporter mon soutien à l’idée généralement admise que tous les enfants adoptés devraient savoir qu’ils sont adoptés. Ils devraient le savoir aussitôt que possible et il faudrait que ce soient les parents adoptifs qui les informent. Mais, plus qu’une opinion, ce sont les raisons de cette manière d’agir que vous voulez connaître. La principale, c’est que les enfants finiront par découvrir la vérité d’une façon ou d’une autre. Chez un garçon ou une fille, tous deux normaux, j’ai souvent observé que la cause d’un changement pour le pire provenait d’une remarque entendue sur le chemin de l’école, émanant de l’enfant d’une voisine qui répétait ce qu’il avait entendu dire par des adultes qui ne savaient pas que leur conversation était écoutée.

Il faut se souvenir que les enfants vivent des vies complètes et qu’ils sont appelés à rencontrer la haine et la rancune aussi bien que le plaisir et les jeux. À un moment imprévisible, des mots jaillissent, intentionnellement chargés de méchanceté : « Tu n’es pas l’enfant de tes parents. » En elle-même, la méchanceté ne ferait pas de mal – elle fait partie de la vie et elle est mêlée à la gentillesse – mais, pour l’enfant adopté, la pointe est dans la découverte, une découverte qui, en elle-même, pourrait ne pas être nécessairement mauvaise.

Ainsi que nombre d’entre vous le savent bien, il n’est pas nécessairement déplaisant d’être un enfant adopté. Pourtant, il arrive que cela le soit.

Très occasionnellement, la vérité ne peut être dite à un enfant adopté et tout le monde est d’accord sur le sujet. Ce qui compte, toutefois, c’est que l’enfant adopté finira presque certainement par savoir la vérité. Or, c’est vous qui pouvez le mieux l’informer et cela dès que possible.

Comment ferez-vous ? Je ne sais pas exactement. Vous trouverez votre manière, la manière qui convient à votre nature. Les parents me disent souvent qu’ils ont intentionnellement choisi une histoire à raconter avant de s’endormir, une de celles qu’on répète indéfiniment ou dans laquelle on avance un peu chaque soir. D’une façon ou d’une autre, celte histoire introduit le thème d’un animal ou d’un enfant perdu, qui a été trouvé. Presque tous les petits enfants aiment ces histoires, qu’il suffit de raconter avec une richesse et un soin particuliers. Le moment arrive où vous commencez à indiquer qu’elle a un rapport avec le cas de votre enfant.

Quand faut-il intervenir ? En principe, je pense qu’il n’y a jamais un moment qui convienne particulièrement. Arrivée à un certain point de l’histoire, vous ajoutez une remarque personnelle : « C’était comme cela pour Tim ou Hélène. » Vous retenez votre respiration car vous comprenez très bien l’implication extraordinaire de cette simple remarque, mais elle semblera généralement passer inaperçue. Pourtant, ce que vous aurez dit sera vrai et c’est pourquoi vous vous sentirez mieux. Les choses évolueront peu à peu sur une base de vérité et non de mensonge et votre petit enfant grandira sans la vulnérabilité qu’une fausse situation pourrait engendrer.

Il se peut que vous trouviez cela très facile ou très difficile. Je comprends très bien que cela puisse être difficile, surtout le premier plongeon, mais, je peux vous assurer que l’angoisse constante qui naît du mensonge est plus dure à supporter que le moment de panique provoqué par la première manifestation de la vérité.

Le grand mérite de cette méthode, c’est qu’elle laisse la porte ouverte à la question de savoir de quel ventre l’enfant est sorti. Cette question intéresse profondément tous les enfants, mais la vérité sur ce qui se passe à l’intérieur est encore plus nécessaire à l’enfant adopté qu’à votre propre enfant. Je pourrais dire qu’un enfant à vous peut se contenter d’approximations, mais pas votre enfant adopté. De plus, votre enfant adopté aura besoin, un peu plus tard, d’informations plus précises sur le sexe, informations que votre propre enfant pourra acquérir d’une manière plus fortuite. Je parle du sexe chez les animaux et non chez les plantes. La botanique n’est pas suffisante.

Il y a une raison pour laquelle cela vaut la peine de se donner tout ce mal. Comme vous le voyez, c’est à l’esprit de l’enfant que vous avez affaire. Or, les choses les plus fondamentales ont des racines plus profondes que le souvenir personnel. D’une manière corporelle, le petit enfant sait qu’il y avait un état (que nous appelons vie intra-utérine, soins maternels, maternage suffisamment bon), un état dont il ou elle a émergé en tant qu’individu. Ce que vous essayez de faire, c’est d’empêcher la confusion dans l’esprit de l’enfant. Vous essayez de fournir les conditions qui permettront à l’enfant adopté de lier tous ces souvenirs corporels à la pensée, à l’imagination, à la compréhension.

Le mot « imagination » m’amène au point suivant. Tous les enfants s’imaginent descendre de parents qui ne sont pas les leurs – peut-être d’un roi et d’une reine. Dans la vie de certains, ces idées jouent un rôle important. Ce sont des fantasmes qui sont valables et qui ne sont pas dangereux. Ils entrent dans le matériel de jeu des enfants, côte à côte avec les identifications étroites et réelles au père et à la mère qui caractérisent le jeu « du papa et de la maman » ou celui de la famille. Tout cela est la preuve d’une aptitude qui s’affirme et qui vise à établir une différence entre la réalité et le rêve. Ici, l’enfant adopté se trouve devant une tâche particulière puisque le fantasme d’autres parents se mélange au fait qu’il y a d’autres parents (qui ne sont pas disponibles). Les vrais parents seront-ils perçus comme réels tandis que vous deviendrez une sorte de rêve vécu, ou bien serez-vous les parents indiscutables pendant que l’imagination joue autour de l’idée de vrais parents ?

Il n’y a pas de réponse à cette question, si ce n’est celle que votre enfant adopté donnera en établissant sa manière de vivre.

Bien plus que les parents qui s’occupent de leurs propres enfants, les parents adoptifs ont besoin de savoir ce que signifie le développement de l’enfant. Avec leurs propres enfants, les parents peuvent se laisser aller à toute leur intuition, sauf lorsque les choses vont mal et que l’enfant manifeste des symptômes de maladie. Il est nécessaire, par contre, de penser aux enfants adoptés même lorsqu’ils sont en bonne santé.

Il est très naturel qu’un adolescent ou une adolescente cherche à découvrir tout ce qu’il y a à découvrir sur les parents véritables. J’ai aidé des adolescents dans cette sorte de recherche. Il semble quelquefois que si des faits sont à découvrir, il faut qu’ils le soient. Si cela arrive à votre enfant adopté, j’espère que vous ne prendrez pas cela comme une injure. Il est certainement dans l’ordre des choses qu’un être humain cherche à connaître le commencement. Au cours de l’adolescence, les enfants commencent à s’intéresser à l’hérédité. En particulier, le besoin apparaît de savoir que répondre à l’ami (ou l’amie) qui poserait une question difficile. Derrière tout cela, il y a l’imagination qui s’accroche à des questions vitales alors que, dans le cas de votre propre garçon ou de votre propre fille, le pire est connu. Et aussi le meilleur.

L’ennui, c’est qu’il n’est pas toujours possible d’aider un garçon ou une fille dans cette recherche, ni même d’expliquer pourquoi. Il faut nous attendre dans ces cas à ce que notre attitude engendre de la colère et donne naissance à des réactions désagréables. Peut-être est-il mieux que vous ne sachiez sincèrement rien, comme c’est habituellement le cas, ce qui est bien. Lorsque nous savons, nous pouvons parler et je ne crois pas qu’une bonne relation existant entre enfants adoptés et leurs parents puisse être troublée par la découverte des faits.

Beaucoup d’entre vous peuvent déjà se vanter d’avoir réussi avec leurs enfants adoptés et peut-être êtes-vous maintenant grands-parents. Et il se peut que vous pensiez qu’une partie de ce que j’ai dit est complexe, sans nécessité. Il y a pourtant des parents adoptifs qui ont été déçus, non pas tellement parce que les choses ont mal tourné que parce qu’on ne leur a pas parlé des difficultés ou parce qu’ils s’attendaient à autre chose. Si tout s’est bien passé et si vous n’avez pas eu de difficultés, tout ce que je peux dire, c’est que vous avez fait encore mieux que vous ne le pensiez.