20. L’adolescence103 (1962)

À travers le « pot au noir »

A l’heure actuelle, on s’intéresse dans le monde entier à l’adolescence et aux problèmes de l’adolescent. Il n’y a guère de pays où des groupes d’adolescents ne se manifestent d’une façon ou d’une autre. Cette phase du développement fait l’objet de nombreuses études et on a vu naître une littérature nouvelle, faite d’autobiographies écrites par des jeunes ou de romans centrés sur la vie des adolescents et des adolescentes. On peut présumer sans craindre de se tromper que cette nouvelle manifestation d’intérêt de la société n’est pas étrangère aux conditions sociales particulières à notre temps.

Ceux qui explorent ce domaine de la psychologie doivent d’abord savoir que l’adolescent – garçon ou fille – ne désire pas être compris. Il faut que les adultes gardent pour eux ce qu’ils parviennent à comprendre de l’adolescence. Il serait absurde d’écrire un livre sur l’adolescence à l’intention des adolescents, car cette période de la vie qui est essentiellement celle d’une découverte personnelle doit être vécue. Chaque individu est engagé dans une expérience, celle de vivre – dans un problème, celui d’exister.

Remède à l’adolescence

Il n’existe qu’un remède à l’adolescence et un seul et il ne peut intéresser le garçon ou la fille dans l’angoisse. Le remède, c’est le temps qui passe et les processus de maturation graduels qui aboutissent finalement à l’apparition de la personne adulte. On ne peut ni les accélérer ni les ralentir, mais en intervenant on risque de les interrompre, et de les détruire, ou encore ils peuvent se flétrir du dedans et aboutir à la maladie mentale.

L’adolescence est quelque chose qui subsiste toujours, mais il ne faut pas oublier que tout adolescent devient en quelques années un adulte. Les parents savent cela mieux que certains sociologues, et l’irritation du public devant le phénomène de l’adolescence peut facilement être suscitée par une presse à bon marché ou par les déclarations publiques de personnes bien placées qui parlent de l’adolescence comme d’un problème, en laissant de côté le fait que chaque adolescent est en passe de devenir un adulte responsable dont le sens social se développera.

Définition théorique

Ceux qui s’occupent de psychologie dynamique sont généralement d’accord pour définir l’adolescence en fonction du développement affectif de l’individu.

Le garçon – ou la fille – de cet âge doit affronter les modifications de sa personne dues à la puberté. Il – ou elle – parvient au développement de la capacité sexuelle et aux manifestations sexuelles secondaires avec un passé personnel qui comprend entre autres, un système personnel d’organisation des défenses contre l’angoisse, quel qu’en soit le type. En particulier, tout être en bonne santé a vécu, avant la période de latence, un complexe d’Œdipe vrai, c’est-à-dire qu’il a eu l’expérience des deux principales positions dans la relation triangulaire avec les deux parents (ou les substituts parentaux), et chaque adolescent a connu des moyens organisés de se garder de la souffrance ou d’accepter et de tolérer les conflits inhérents à ces conditions essentiellement complexes.

Certaines caractéristiques et tendances personnelles, innées ou acquises, proviennent aussi des expériences de l’enfance et du premier âge ; il en est de même des fixations à des types de vie instinctuelle prégénitaux, des résidus de la dépendance infantile et de la cruauté infantile. En outre, il y a toutes sortes de formes de maladie associées à des échecs de maturation au stade œdipien ou préœdipien. Aussi le garçon – ou la fille – parvient à la puberté avec des schèmes prédéterminés en raison de ses expériences de nourrisson et d’enfant. Une bonne partie en est inconsciente et il y a une partie qu’il ignore parce qu’il ne l’a pas encore ressentie.

Le problème qui en résulte peut être plus ou moins grave et d’un type très différent, mais le fond est le même : comment cette organisation du moi fera-t-elle face à cette nouvelle poussée du ça ? Comment les modifications de la puberté s’intégreront-elles dans le schéma de la personnalité particulier à l’individu en question ?

Comment chacun traitera-t-il ce nouveau pouvoir de destruction ou même de mort, ce pouvoir qui ne venait pas compliquer les sentiments de haine de la petite enfance ? C’est comme si l’on mettait du vin nouveau dans de vieilles outres.

Le milieu

Le milieu joue un rôle extrêmement significatif à ce stade, au1 point qu’il est préférable, dans un rapport descriptif, de partir de l’hypothèse que le père et la mère, ainsi que la famille au sens plus étendu, n’ont pas cessé d’exister et de s’intéresser à l’enfant. Une grande part des ennuis pour lesquels on consulte sont dus à une carence du milieu ; ce fait seul souligne l’importance essentielle de l’environnement et du cadre familial chez la plupart des adolescents qui parviennent effectivement à la maturité d’adulte, même s’ils donnent ce faisant des soucis à leurs parents.

L’attitude de défi et l’attitude de dépendance

Chez ces jeunes, et c’est une caractéristique de cet âge, alternent rapidement l’indépendance qui défie et la dépendance régressive ; parfois même les deux extrêmes coexistent pour un temps.

L’isolement de l’individu

L’adolescent est essentiellement un isolé. C’est d’une position d’isolement qu’il se lance dans ce qui peut aboutir à des relations entre individus, et éventuellement à la socialisation. De ce point de vue, on retrouve dans l’adolescence une phase essentielle de la petite enfance, car le petit enfant est un isolé, au moins jusqu’au moment où il a renoncé au non-moi (not-me) et s’est établi comme un individu bien distinct et séparé – c’est-à-dire un individu qui peut former des relations avec des objets extérieurs au self et en dehors du champ de toute-puissance. En d’autres termes, avant que le principe plaisir-déplaisir cède au principe de réalité, l’enfant est isolé par la nature subjective de son milieu.

Les jeunes adolescents sont des isolés rassemblés, qui s’efforcent par divers moyens de former un agrégat en adoptant une identité de goûts. Ils peuvent se grouper s’ils sont attaqués en tant que groupe, mais c’est là une organisation paranoïde en réaction à l’attaque ; si la persécution cesse, les individus redeviennent un agrégat d’isolés.

La sexualité apparaît avant l’aptitude à l’assumer

Les expériences sexuelles des jeunes adolescents sont marquées par ce phénomène d’isolement ; et aussi par le fait que le garçon, ou la fille, ne sait pas encore s’il, ou elle, sera homosexuel(le), hétérosexuel(le) ou simplement narcissique. Dans bien des cas, il y a une longue période d’incertitude pendant laquelle on se demande si seulement un besoin sexuel se manifestera. Une activité masturbatoire compulsive peut représenter une façon de se débarrasser de la sexualité plutôt qu’une forme d’expérience sexuelle. Et même des activités hétérosexuelles ou homosexuelles compulsives peuvent servir à cet âge à se débarrasser de la sexualité ou à décharger des tensions et ne représentent pas une forme d’union entre des êtres humains complets. Cette union apparaît plutôt d’abord dans des jeux sexuels inhibés quant au but, ou dans un comportement affectueux à l’aspect sentimental. Là encore, le schéma personnel attend de se fondre aux instincts, mais dans l’intervalle, qui est long, il faut trouver sous une certaine forme un soulagement à la tension sexuelle ; dans une grande proportion de cas, on peut s’attendre à une masturbation compulsive, si le médecin parvient à le savoir (voici à ce propos une bonne devise : qui pose des questions aura des mensonges en guise de réponses).

Il est certainement possible d’étudier l’adolescent du point de vue du moi devant les modifications du ça. Il faut que le psychanalyste soit préparé dans sa pratique à rencontrer ce thème central, que celui-ci soit manifeste dans la vie de l’enfant ou qu’il se révèle discrètement dans le matériel présenté par lui, dans la situation analytique, ou encore dans ses fantasmes conscients et inconscients et dans les parties les plus profondes de la réalité personnelle psychique ou intérieure. Toutefois, mon but ici n’est pas d’enseigner la psychanalyse, mais de considérer l’adolescence sur un autre mode, d’essayer d’établir un rapport entre l’urgence actuelle de la question de l’adolescence et les changements sociaux des cinquante dernières années.

Le temps de l’adolescence

N’est-ce pas un signe de santé pour une société que ses jeunes soient en mesure d’être adolescents au bon moment, c’est-à-dire à l’âge de la croissance pubertaire ? Chez les peuples primitifs, les changements de la puberté sont masqués sous des tabous, ou bien on fait de l’adolescent un adulte en quelques semaines ou quelques mois au moyen de certains rites ou d’épreuves. A l’heure actuelle dans notre société, les adultes se forment par des processus naturels à partir d’adolescents qui progressent en raison des tendances à la maturation : cela peut aisément signifier que les adultes d’aujourd’hui jouissent de force, de stabilité et de maturité.

Naturellement, tout se paye. Les nombreuses crises des adolescents exigent une attitude de tolérance et des soins ; par ailleurs, cette nouvelle façon d’être pèse sur la société, car il est pénible pour les adultes qui ont été frustrés de leur adolescence de voir tout autour d’eux des garçons ou des filles dont l’adolescence s’épanouit.

Trois changements sociaux

A mon avis, pour les adolescents tout le climat de l’adolescence a été modifié par trois grands changements dans la Société.

  1. Les maladies vénériennes ne sont plus un épouvantail. Le spirochète et le gonocoque ne sont plus les agents d’un Dieu vengeur (tels qu’ils étaient certainement ressentis il y a cinquante ans). Maintenant, on peut les traiter à la pénicilline et avec des antibiotiques104.
  2. Le développement des méthodes contraceptives a rendu l’adolescent libre d’explorer. C’est une liberté toute nouvelle que celle d’explorer la sexualité et la sensualité, alors que non seulement il n’y a pas le désir d’être parent mais qu’il y a même – et c’est presque toujours le cas – le souhait d’éviter de donner naissance à un enfant non désiré et démuni de parents. Bien sûr, cela arrive et cela arrivera encore ; ces accidents amènent des avortements malheureux et dangereux, ou bien la naissance d’enfants illégitimes. Mais, à mon avis, lorsqu’on examine le problème de l’adolescence, il faut admettre que de nos jours, l’adolescent (ou l’adolescente) peut s’il (ou elle) le veut, explorer tout le domaine de la vie sensuelle sans souffrir cette effroyable inquiétude qu’implique la conception accidentelle. Ce n’est d’ailleurs vrai qu’en partie, car il reste la crainte d’un accident et l’angoisse qu’elle suscite, mais ce facteur a modifié le problème des trente dernières années. La souffrance mentale, nous le voyons maintenant, provient du sentiment inné de la culpabilité chez l’enfant. Je ne dis pas que chaque enfant a un sens inné de la culpabilité, mais que l’enfant sain se forme d’une façon très compliquée un sens du bien et du mal, un sens de la culpabilité, des idéaux, et une idée de ce qu’il veut pour l’avenir.
  3. La bombe atomique produit peut-être des modifications plus profondes encore que les deux traits caractéristiques de notre époque que je viens de citer. La bombe atomique affecte la relation entre la société des adultes et la marée, toujours montante, semble-t-il, des adolescents. Il nous faut agir maintenant en partant de l’idée qu’il n’y aura pas d’autre guerre. Évidemment, on peut arguer qu’il pourrait y avoir une guerre à tout instant, quelque part dans le monde. Mais nous savons que nous ne pouvons plus résoudre un problème social en nous organisant pour une autre guerre. Il n’existe donc plus rien pour justifier le recours à une forte discipline militaire ou navale pour nos enfants, si commode que cela puisse être pour nous.

Tel est l’effet de la bombe atomique. Si cela n’a plus de sens de traiter nos adolescents difficiles en les préparant à combattre pour la patrie, nous voilà de nouveau devant le fait que l’adolescence existe, que c’est une chose en soi. Il nous faut donc maintenant creuser ce problème : l’adolescence.

L’adolescent est un homme en puissance. Dans la vie imaginaire, la virilité de l’homme n’est pas uniquement une question d’activité ou de passivité dans la relation sexuelle. C’est aussi la victoire d’un homme sur un autre homme et l’admiration de la fille pour le vainqueur. Tout cela baigne maintenant dans l’ambiance mystique du bar avec quelques scènes à couteaux tirés. L’adolescence est obligée de se contenir de nos jours bien plus qu’autrefois ; pourtant, en soi, c’est quelque chose de violent, assez analogue à l’inconscient refoulé de l’individu, souvent bien laid quand on le découvre.

Lorsque nous pensons aux atrocités occasionnelles de la jeunesse moderne, n’oublions pas de mettre dans la balance, en regard des jeunes, les morts qui appartiennent à cette guerre qui n’a pas lieu et n’aura pas lieu, et en regard de tous la cruauté propre à la guerre qui n’aura pas lieu ; ajoutons-y la sexualité débridée propre à toute guerre du passé, guerre qui n’existera plus. Aussi, l’adolescence est ici, avec nous – ce qui est évident – et elle y restera.

Ces trois changements ont un effet sur notre point de vue social. Cela se voit à la façon dont l’adolescence s’affirme sur le devant de la scène sans qu’on puisse l’éliminer par de fausses manœuvres telles que la conscription par exemple.

La fausse solution est inacceptable

Un trait caractéristique des adolescents, c’est qu’ils n’acceptent pas de fausses solutions. Cette moralité farouche basée sur le réel et le faux appartient aussi à la petite enfance et à la maladie d’ordre schizophrénique.

L’adolescence se guérit avec le temps mais ce fait a très peu

de signification pour l’adolescent qui cherche une guérison immédiate et refuse en même temps un « remède » après l’autre parce qu’il y découvre quelque élément faux.

Dès qu’il est capable d’admettre qu’on peut se permettre un compromis, il est en mesure de découvrir divers moyens d’assouplir l’implacabilité de vérités essentielles. Par exemple, il y a la solution par identification aux figures parentales, ou il peut y avoir une maturité prématurée sur le plan sexuel ; ou l’importance donnée aux choses sexuelles peut passer aux exploits sportifs, ou celle des fonctions du corps aux réalisations ou aux réussites intellectuelles. En général, les adolescents rejettent ces moyens, et ils doivent donc passer par le « pot au noir » ; c’est une phase où ils se sentent futiles car ils ne se sont pas encore trouvés. Il nous faut rester spectateurs vigilants. Toutefois, l’adolescent qui évite totalement ces compromis, particulièrement l’utilisation des identifications et de l’expérience d’autrui, part de zéro, ignorant tout ce qui a été élaboré au cours de l’histoire de notre culture. Il y a des adolescents qui luttent pour recommencer de rien, comme s’ils ne pouvaient rien reprendre de personne. On peut les voir former des groupes à partir d’analogies mineures et de quelque forme d’adhésion à un groupe dépendant du lieu et de l’âge. On peut voir les jeunes chercher une forme d’identification qui ne les déçoive pas dans leur lutte, la lutte pour se sentir réel, la lutte pour établir une identité personnelle, pour ne pas s’installer dans un rôle assigné par l’adulte quitte à vivre tout ce qu’il faut vivre. Ils ignorent ce qu’ils deviendront. Ils ne savent pas où ils en sont et ils attendent. Parce que tout est en suspens, ils ne se sentent pas réels et cela les conduit à faire certaines choses qu’ils sentent réelles et qui ne nous paraissent que trop réelles à nous, car la société en est affectée.

En fait, nous nous laissons très bien prendre au mélange de défi et de dépendance, si déroutant chez les adolescents. Ceux qui s’occupent d’adolescents sont déconcertés par l’attitude exagérément provocante du garçon ou de la fille qui se montre en même temps dépendant au point d’en être infantile. On retrouve alors des schémas de dépendance infantile qui remontent très loin dans leur enfance. En outre, les parents se trouvent avoir à payer pour permettre aux enfants de les défier. C’est là un bon exemple de la manière dont ceux qui élaborent des théories, écrivent et parlent, le font à un niveau différent de celui où vivent les adolescents. Les parents ou les substituts parentaux affrontent des problèmes de direction urgents. Ce qui compte là, ce n’est pas la théorie mais l’impact de l’un sur l’autre, de l’adolescent et du parent.

Les besoins des adolescents

Les besoins que manifestent les adolescents sont donc les suivants :

  • Éviter la solution fausse.
  • Se sentir réel ou accepter de ne rien sentir du tout.
  • Avoir une attitude de défi dans une situation où la dépendance est satisfaite et ne manquera pas de l’être.
  • Provoquer sans cesse la société afin que l’antagonisme de cette société se manifeste et qu’on puisse y répondre par de l’antagonisme.

L’adolescence normale et certains types de maladies

Ce qui apparaît chez l’adolescent normal est proche de ce qui apparaît chez divers types de malades, par exemple :

  • L’idée de rejeter la solution fausse correspond à l’incapacité du compromis chez le psychotique ; on peut aussi comparer cela à l’ambivalence psycho-névrotique et aussi à l’attitude mensongère et à l’auto-duperie que l’on trouve chez les personnes normales.
  • De même, le besoin de se sentir réel ou de ne pas sentir du tout correspond à la dépression psychotique associée à la dépersonnalisation.
  • Et le besoin de défier correspond à la tendance antisociale telle qu’elle apparaît dans la délinquance.

Il s’ensuit que, dans un groupe d’adolescents, les diverses tendances seront représentées par les membres du groupe les plus malades. L’un prend une dose trop forte d’un médicament, l’autre reste au lit déprimé, un autre encore joue du couteau. Dans chaque cas, derrière l’individu malade dont le symptôme extrême a retenti sur la société, il y a groupé un agrégat d’adolescents isolés. Toutefois, pour la plupart de ces individus, qu’ils se manifestent de la sorte ou non, il n’y a pas, derrière la tendance, une pulsion suffisante pour que le symptôme apparaisse de façon gênante et suscite donc une réaction de la société.

Le « pot au noir »

Répétons-le, pour que l’adolescent traverse ce stade du développement par un processus naturel, il faut s’attendre à un phénomène qu’on peut appeler le « pot au noir » des adolescents. Il faut que la société considère cela comme un trait permanent, qu’elle l’accepte, qu’elle y réagisse de façon positive, qu’elle aille même au devant de ce phénomène mais se garde d’y porter remède. Toute la question est de savoir si notre société est assez saine pour cela.

Ce qui complique le problème, c’est que certains individus sont trop malades (qu’ils souffrent de psychonévroses, ou de dépression, ou de schizophrénie) pour atteindre un stade de développement affectif qu’on pourrait appeler l’adolescence ; ou bien, ils ne peuvent y accéder que par de très importantes déviations. Il n’a pas été possible d’inclure dans cette brève description un tableau de la maladie mentale grave qui apparaît à cet âge. Néanmoins, aucune description de l’adolescence ne peut laisser de côté un certain type de maladie : la délinquance.

L’adolescence et la tendance antisociale

Les difficultés normales de l’adolescence et la déviation de la normale que l’on peut appeler la tendance antisociale sont très proches et l’étude de leur rapport est très révélatrice. La différence ne réside pas tant dans le tableau clinique de chacun de ces deux états que dans leur dynamique, dans leur origine propre. A la racine de la tendance antisociale, il y a toujours une carence. Soit tout simplement qu’à un moment critique la mère ait été repliée ou déprimée, soit que la famille se soit disloquée ; même une carence mineure peut avoir (si elle se présente à un moment difficile) une conséquence durable en soumettant les défenses disponibles à une trop grande pression. Derrière la tendance antisociale, il y a toujours un noyau sain et ensuite une interruption, après laquelle les choses n’ont jamais plus été les mêmes. L’enfant antisocial cherche d’une façon ou d’une autre, violemment ou avec douceur, à faire reconnaître la dette que le monde a envers lui, ou à essayer de faire que le monde lui réédifie le cadre qui a été brisé. Donc, à la racine de la tendance antisociale, il y a cette carence. Il n’est pas possible de dire qu’il y ait toujours à la racine de l’adolescence une frustration, toutefois il y a quelque chose d’analogue quoique de moins fort et diffus, juste à la limite des défenses disponibles. Ainsi, prenez le groupe auquel l’adolescent trouve à s’identifier, ou l’agrégat d’isolés qui forme un groupe par rapport à une persécution, les membres extrêmes du groupe agissent pour l’ensemble du groupe. Toutes sortes de choses dans la lutte des adolescents, le vol, les couteaux, la fugue et l’effraction, etc., tout doit se trouver contenu dans la dynamique de ce groupe assis en cercle à écouter du jazz ou s’adonnant à une beuverie.

Et si rien ne se passe, les individus membres de ce groupe commencent à se sentir peu sûrs de la réalité de leur protestation, et pourtant, en soi, ils ne sont pas assez perturbés pour commettre un acte antisocial qui rétablirait les choses. Mais si dans le groupe se trouvent un, deux ou trois membres antisociaux voulant faire quelque chose d’antisocial qui suscitera une réaction sociale, cela crée un lien ; tous les autres se sentent ainsi réels et cela structure temporairement le groupe. Chacun d’eux sera loyal et soutiendra l’individu qui agira pour le groupe. Pourtant, pas un n’aurait approuvé ce que l’extrémiste antisocial a fait.

Je crois que ce principe s’applique à l’utilisation d’autres types de maladie. La tentative de suicide de l’un des membres est très importante pour tous les autres. Ou bien, l’un d’entre eux ne peut se lever, il est paralysé par une dépression et son électrophone diffuse une musique langoureuse ; il s’enferme dans sa chambre et personne ne peut approcher. Tous les autres savent ce qui se passe ; de temps à autre, il sort et ils ont une beuverie ou autre chose de ce genre, et il en est ainsi toute une nuit, ou cela dure même deux ou trois jours. Ces manifestations appartiennent au groupe tout entier et le groupe se modifie et les individus changent de groupe, mais en quelque sorte les individus membres du groupe utilisent les extrêmes pour les aider à se sentir réels, dans leur lutte pour traverser cette période, ce « pot au noir ».

Le problème, c’est : comment être adolescent au moment de l’adolescence. C’est extrêmement difficile pour quiconque. Certains essaient de l’être. Cela ne signifie pas que nous, les adultes, nous devons dire : « Regardez ces chers petits adolescents qui font leur crise d’adolescence, il faut tout supporter et les laisser casser les carreaux. » Le problème n’est pas là ; le problème, c’est que nous sommes mis en cause, et qu’il nous faut faire face en tant qu’adulte ; mais notre rôle est de faire face (plutôt que de porter remède) à qui est essentiellement une manifestation de santé. La menace que représente l’adolescent s’adresse à cette partie de nous qui n’a pas eu réellement son adolescence, et qui fait que nous en voulons à ceux qui peuvent avoir ce passage. Cela nous fait souhaiter de trouver une solution pour eux. Il y a des centaines de fausses solutions ; nous avons tort dans tout ce que nous disons ou faisons. Si nous le soutenons, nous avons tort ; si nous retirons notre soutien, nous avons tort aussi. Nous n’osons pas être « compréhensifs ». Mais à la longue, nous nous apercevons que cet adolescent ou cette adolescente est sorti du passage difficile et est maintenant capable de commencer à s’identifier à la société, aux parents et à toutes sortes de groupes plus étendus, sans avoir le sentiment d’être menacé d’un anéantissement personnel.


103 Adolescence in The New Era in Home and School, vol. 43, n° 8, oct. 1962, pp. 145-156, d’après une conférence faite au London County Council, février 1961.

104 Je me souviens très clairement d’une fille que j’ai vue quelque temps après la première guerre mondiale. Elle me raconta que seule la crainte d’une maladie vénérienne l’avait empêchée d’être une prostituée. Elle fut horrifiée à l’idée que j’avais émise au cours d’une simple conversation que la maladie vénérienne pourrait un jour être prévenue ou guérie. En ce qui la concernait, elle ne s’imaginait pas comment elle aurait pu passer l’adolescence (et elle en était à peine sortie) sans cette crainte, qu’elle avait utilisée pour marcher droit. Elle est maintenant mère de famille avec une nombreuse progéniture et on dirait d’elle qu’elle est normale. Mais il lui avait fallu passer par le combat de l’adolescence et la provocation de ses instincts. La période avait été difficile. Elle avait commis quelques vols et des mensonges, mais elle s’en était tirée. Toutefois, elle s’était accrochée à la crainte de la maladie vénérienne.