L’inceste est-il une notion psychanalytique ?

Lorsque Jacques André m’a proposé de participer à ce séminaire, il a mis l’accent sur le pluriel du titre général incestes.

Il se référait, du moins c’est ainsi que je l’ai compris, à l’ampleur médiatique croissante donnée au terme « inceste », au déplacement qui semble s’être opéré de la notion de l’inceste au singulier, dans son sens précis de « transgression sexuelle majeure », à l’ensemble des abus et maltraitantes de l’enfant par l’adulte, englobés sous le terme générique d'« incestes », où de l’accent portant sur la transgression sexuelle on passe à l’accent porté sur la transgression par violence. Ne faudrait-il pas resserrer les contenus de ce concept dans le champ analytique par rapport à son extension dans le champ sociojuridique ?

L’inceste au sens social et culturel contemporain

À travers la culture américaine ou, en tout cas, à travers ce qui nous en parvient à travers les médias et les rumeurs, nous assistons à un phénomène de dissolution des frontières entre des agirs psychopathiques et des fantasmes inconscients. Ce phénomène atteindrait, dit-on, les formes législatives caricaturales du psychanalyste poussant son patient à intenter un procès à ses géniteurs quand apparaît dans son analyse le classique fantasme de séduction parentale. Alors que c’est par l’abandon de la séduction réelle que S. Freud est entré dans le monde du fantasme inconscient et dans celui de la psychosexualité infantile, on assiste à un étrange retournement de la découverte du complexe d’Œdipe ; toute transgression sexuelle agie devient passible de fantasmes incestueux (de l’adulte ? de l’enfant ?). La vulgate analytique sur les relations parents-enfants et le prurit juridique se sont pris en masse pour donner à la notion d’abus sexuel un poids et un ensemble de significations sociologiques, morales, juridiques et psychologiques où le psychanalyste dans son cabinet a bien du mal à reconnaître une référence fondamentale de sa discipline, à savoir l’Œdipe en tant qu’organisation libidinale inconsciente, organisée par un fantasme originaire, c’est-à-dire marquée d’un refoulement primaire. Il a bien du mal à reconnaître cette référence métapsychologique dans la prolifération sur la scène sociale d’actes transgressifs d’adultes contre des enfants, actes qualifiés d’incestueux.

Pourquoi, comment, ces actes relevant d’un Code civil et pénal et d’une nomenclature juridique parfaitement élaborés de très longue date, pourquoi ces actes sont-ils venus se mélanger sur la scène sociale, dans l’esprit du grand public, à des références psychanalytiques ? Comment s’opère cette régression de la pensée, cette confusion instaurée entre des actes et ce qui psychiquement se présente comme l’envers, le négatif de l’acte, au sens où la névrose est le négatif de la perversion. Au sens où, comme l’écrit Freud, « la névrose repose sur la rébellion du Moi contre les prétentions de la fonction sexuelle ». Je me réfère ici à deux ordres de faits.

L’un événementiel, sociologique, celui qui permet à des patients découvrant la nature œdipienne de leur vie inconsciente de transformer leur ressentiment en procès intenté à des parents suborneurs, ou à des pédiatres d’amalgamer la violence d’une maltraitante et la violence d’un abus sexuel. Vraie ou surestimée, cette pratique sociale ne traduit-elle pas une nouvelle forme de méprise et d’hostilité à l’analyse, inversant dans son usage abusif l’agir et la scène inconsciente, inversion qui mériterait notre curiosité et notre attention d’analystes pour l’usage à tout va que fait de la psychanalyse la scène publique ?

L’autre fait qui intéresse encore davantage l’analyste, c’est la figuration déformée que la société lui renvoie des instruments de sa discipline en unifiant les abus de tous ordres, les actes délictueux sexuels et agressifs sous le terme générique d'« incestes ». Ou, pour le dire d’une façon encore plus nette : tout abus de pouvoir d’un adulte sur un enfant devient une forme de transgression de l’interdit de l’inceste. De l’abus sexuel d’adulte à enfant, déjà trop rapidement amalgamé à une transgression de l’interdit de l’inceste (inceste social ou inceste au sens psychanalytique frappé du refoulement primaire ?), on est passé à une suspicion généralisée sous laquelle peuvent tomber tous les adultes qui exercent des fonctions responsables auprès des enfants : parents, enseignants, éducateurs, médecins. La facilité de ce qualificatif « relation incestueuse » et l’aura traumatique et dramatique qui s’associent à cette suspicion incitent l’analyste à se demander où il en est lui-même du sens et des contenus spécifiques qu’il donne à ces termes : « Œdipe, inceste, interdit », dans sa pratique. Cette légèreté d’emploi l’oblige à vouloir les différencier clairement des détournements de sens qu’ils peuvent subir dans leur usage hors champ analytique.

Je pourrai consacrer tout l’exposé à réfuter les arguments explicites et implicites sur lesquels repose l’amalgame entre un agir sexuel d’un adulte sur un enfant et sa qualification d'« incestueux ». Ce n’est pas une tâche indigne. S. Freud n’a cessé de se poser la question du noyau historique événementiel entre un temps d’excitation sexuelle de la petite enfance, son accession après coup à des effets traumatiques par liaison avec une seconde scène et sa contribution à la construction de fantasmes sexuels inconscients. Mais l’argument implicite qui justifie qu’on qualifie allègrement d’incestueux tous les agirs sexuels transgressifs commis par des adultes sur des enfants repose sur une relation linéaire qui n’a rien d’analytique, celle d’une filiation directe entre un fantasme inconscient et un agir. L’agir serait le passage du fantasme à sa mise en acte. Ce raisonnement repose sur une sorte d’évidence immédiate et trompeuse quant à l’identité entre ce qui se passerait sur la scène inconsciente et ce qui se passe dans le manifeste.

Le caractère sexuel de l’amour de l’enfant pour ses parents et des parents pour leur enfant, cette découverte psychanalytique à la fois de la psychosexualité infantile et de la dimension érotique de l’amour parental, constituent, certes, le terreau commun et de toute sexualité génitale et de tous les liens sociaux.

Seulement, du latent au manifeste, du refoulé à l’agir, des représentations inconscientes à des actes symptomatiques, il y a toute l’épaisseur de la métapsychologie, toute la question du statut de l’interdit au sens psychanalytique, et toute la différence entre les interdits sociaux et l’interdit psychique.

En ce qui concerne l’évolution des interdits sociaux, la sociologue Irène Théry, spécialiste consultante des questions de législation de la famille auprès des pouvoirs publics, dans une communication inédite1 intitulée Normes et interdits sexuels aujourd’hui, met en évidence une évolution juridique où, à partir du Code pénal de 1790, puis de 1810, la question de la libre disposition de soi commence à organiser de façon dominante la perception sociale de la transgression sexuelle. En se séparant du droit de l’Église, où ce sont les places occupées dans le système de parenté qui sont déterminantes du permis et de l’interdit sexuels, où de ce fait l’inceste est le plus grand organisateur de l’interdit, le droit civil et pénal promeut la question du droit du sujet et son consentement. Dès lors, le viol est devenu progressivement le paradigme de l’interdit sexuel. L’accent se déporte du sexuel proprement dit au sexuel violent. L’inceste, défini au sens anthropologique par le système de parenté désignant les places sexuellement non accessibles et les alliances de lignage possibles, en même temps qu’il perd sa prééminence d’interdit organisateur social de la sexualité, élargit son ombre portée sur la notion de délinquance sexuelle. Celle-ci englobe toutes les violences, depuis l’atteinte à la dignité de mineur jusqu’aux actes les plus graves de pédophilie et de meurtre. La totalité des actes de délinquance sexuelle s’inscrit sous le signe d’un continuum, celui de la violence incestueuse. En un sens, cette extension juridique de la criminalité sexuelle rejoint à son insu la double portée de l’interdit inconscient qui, lui, est bien conjointement et inséparablement interdît sexuel et interdit du meurtre.

Du postulat du caractère universel de l’Œdipe, notion hautement métapsychologique et non de clinique phénoménologique, on ne peut pas déduire l’existence d’une quelconque causalité linéaire entre cette organisation libidinale de la psyché et les criminalités sexuelles définies par le Code civil et pénal.

Cette mise en discussion des rapports existants entre des notions métapsychologiques et un champ clinique hors de la pratique analytique directe est fort difficile. Et, bien que le thème « Incestes » porte particulièrement à soulever ce problème épistémologique de fond, qui est aussi celui des rapports de la nosologie psychanalytique et de la nosologie psychiatrique, j’ai choisi de mettre à la question cette extension contemporaine, à mon sens abusive, de la notion d’inceste d’une façon indirecte. Je pense, mais ce n’est qu’une intuition, que, dans le passage à l’acte, il ne s’agit justement pas de la mise en acte d’un fantasme incestueux non refoulé ou mal refoulé. Il s’agirait plutôt d’une pratique sexuelle où les pulsions de destruction, les affects de haine inconsciente prédominent sur les pulsions érotiques. Le partenaire y est en place d’objet à consommer et à détruire davantage que d’objet amoureusement désiré.

Inceste, Œdipe, ou interdit

En précisant comment fonctionne in vivo la problématique de l’inceste, dont la présence se confirme dans chaque cure, peut-être pourrai-je apporter une contribution utile à la différenciations entre « inceste » au singulier, au plus singulier, l’inceste au sens analytique, et « incestes » au pluriel, au sens d’actes symptomatiques sociopsychiatrico-juridiques. Il m’est apparu que, si la thématique de l’inceste est bel et bien présente dans chaque cure, elle se présente par le biais de toutes les formes de vacillation par rapport à son interdit et non par des représentations directes.

Je me propose de montrer que l’inceste n’est pas une notion spécifiquement psychanalytique. Dans ce que Freud a nommé le complexe d’Œdipe on n’entre pas du tout par la notion de l’inceste, mais par celle du tabou, puis de l’interdit. C’est à partir du moment où il est interdit que l’amour sexuel de l’enfant pour chacun des deux parents acquiert la qualité psychique d’une dimension transgressive, d’une dimension érotique coupable, condamnable et à laquelle il lui faudra renoncer. C’est seulement à partir du moment où l’impossibilité de la réalisation du vœu amoureux de l’enfant, l’impossibilité de posséder la mère pour le fils, l’impossibilité d’avoir un enfant du père pour la fille s’esquissent sous les auspices de la dominance du principe de réalité sur le principe de plaisir, que la notion amoureuse devient incestueuse, c’est-à-dire la quintessence même du désir, de ce qui n’est pas réalisable, en même temps qu’elle devient interdite de représentations conscientes, qu’elle disparaît sous le coup du refoulement, de l’oubli, certains auteurs disent même de la forclusion (S. Leclaire), et que sa trace, elle-même inconsciente, ne demeure que sous la forme d’une identification à l’objet auquel il a été renoncé.

Que toute l’histoire humaine, singulière et collective, s’inscrive à l’intérieur de cette organisation libidinale Œdipienne est une donnée désormais si triviale qu’elle masque l’extravagance de la chose, la complexité de ses ressorts et de ses effets. Aussi l’hypothèse que je vais avancer n’est-elle qu’un des points de vue possibles pour se repérer dans l’usage des notions de l’Œdipe et de l’inceste, peut-être davantage d’ailleurs de l’Œdipe que de l’inceste.

Je voudrais montrer qu’en analyse, de l’inceste et de la structure œdipienne ce qu’il nous est donné de rencontrer ne sont que des formes négatives, des contre-investissements, des formations phobiques, qui témoignent, par leur inlassable activité d’évitement, de la force d’attraction toujours vivante de l’Œdipe. Seule une idée délirante comme la pensée du président Schreber, « l’idée que ce serait très beau d’être une femme subissant l’accouplement » (avec un homme ou avec Dieu), seule une pensée délirante formule une représentation directe de l’acte sexuel incestueux ; encore l’objet de désir, le père, est-il masqué par Dieu.

L’organisation libidinale Œdipienne n’est pas un donné direct de l’analyse. Elle impose d’être reconstruite, ne prend forme que dans un second temps, celui de la reconstruction ; elle s’impose par ses effets, par ses conséquences dynamiques. Elle s’impose comme l’architecture invisible de l’esprit, l’armature virtuelle de la vie psychique, à partir de quoi les avatars de la vie amoureuse et les organisations névrotiques, psychotiques et perverses peuvent devenir intelligibles. Non que ces organisations symptomatiques, ordinaires ou souffrantes, soient une actualisation, une présentification, la répétition d’une dramaturgie Œdipienne qui aurait eu lieu telle quelle dans le passé infantile : posséder la mère, tuer le père, mais comme autant de tentatives, plus ou moins ratées, de mettre en place des formations plus ou moins réussies de prohibition de l’inceste, de transformations de l’impossible qu’il faut abandonner en possibles plus ou moins réussis.

Si tant est qu’on puisse soutenir ce point de vue, l’inceste n’existe dans le cours de la vie psychique, et dès sa forme originaire, que sous des formes phobiques. Loin d’inspirer des mises en acte, ce qu’il inspire ce sont des opérations d’évitement, de négation ; le statut de la chose dans l’inconscient serait et ne serait que l’envers de la lutte menée contre la chose, laquelle, positivement, n’est jamais en cours d’accomplissement qu’à travers les défaillances des mesures de sa prohibition. En d’autres termes encore, l’enjeu de l’Œdipe, pour l’évolution psychique, ce n’est pas la possession sexuelle, ni la mise à mort du rival, c’est la création inlassable de digues et de nouveaux territoires, la constitution d’un interdit définitif ancré dans une transformation accomplie de l’évolution libidinale sexuelle et narcissique.

L’interdit n’est pas un donné, un déjà-là, un déjà-établi qu’il s’agirait pour chaque individu à travers son évolution libidinale de faire sien, d’accepter au sens où les lois de la nature on ne peut que les accepter, les reconnaître. L’interdit est une possibilité obligée.

L’interdit est déjà là, dès la naissance, porté par les refoulements parentaux. Mais il est en même temps toujours passible de céder et, à ce titre, toujours en cours de création.

Voici un fragment clinique pour le montrer dans tout son caractère énigmatique. Il s’agit d’une mère qui met au monde un bébé « de verre » atteint d’une maladie des os qui rend tout soin, tout contact éminemment problématique, voire dangereux pour le nouveau-né. Quelle que soit l’origine organique de la maladie, pour la mère et pour l’enfant le corps du bébé devient la scène d’un interdit de contact. Dans sa fantasmatique, la jeune femme, en quête d’un interdit assuré, a mis au monde un enfant intouchable.

L’enfant, tout enfant pour toute mère, est à la fois la transgression suprême, l’accomplissement des désirs infantiles les plus puissants, ceux d’avoir un enfant de la mère, puis du père. Mais en même temps, par son existence en chair et en os, par sa présence réelle, il refoule et remplace l’enfant incestueux à peine rêvé. Pour qu’une femme puisse investir l’enfant qu’elle enfante, pour qu’elle puisse le désirer dans sa réalité, il faut que l’enfant fantasmatique ait succombé au refoulement. D’ailleurs, dans le fragment de l’histoire de l’enfant né intouchable il y a déjà toute une distance entre l’enfant du vœu incestueux et l’enfant malade. Cet enfant réel est pour la mère celui qu’elle aurait risqué de toucher incestueusement et que sa maladie protège d’elle, alors que, elle, rien ne la protégeait des brutalités psychiques, voire physiques, de sa mère.

Comme l’écrit Piera Aulagnier : « L’enfant est celui qui sur la scène du réel témoigne de la victoire du Je maternel sur le refoulé, mais aussi bien, et c’est là le paradoxe de la situation, celui qui reste le plus proche d’un objet de désir inconscient. » P. Aulagnier le formule encore autrement : « L’enfant est conjointement ce qui sur la scène du réel revient en présentant le minimum de distance et ce qui par rapport à ce même objet, est doté de la force refoulante maximale. » Et encore : « C’est l’enfant lui-même qui se fait le rempart qui met la mère à l’abri du retour de son propre refoulé. »2

Le tabou du toucher

C’est à dessein que j’ai choisi en exemple de l’inceste et de l’interdit l’histoire du nourrisson dangereux à toucher. S. Freud situe le tabou du toucher comme le point central d’un système d’interdictions au croisement d’Éros et de la destruction, au croisement de la transgression de l’interdit de l’inceste et de l’interdit du meurtre. Éros, écrit Freud, désigne le toucher, mais la destruction aussi présuppose de « porter la main sur ».

L’interdit du toucher conjoint l’interdit sexuel et l’interdit de destruction.

« Lorsque l’on pose la question de savoir pourquoi la fuite du toucher, du contact, de la contamination joue dans la névrose un si grand rôle et devient le contenu de systèmes si compliqués, la réponse est que le toucher, le contact corporel, est le but prochain aussi bien de l’investissement agressif que de l’investissement tendre de l’objet. Éros désire le toucher car il aspire à l’unification, à la suppression des frontières spatiales entre le moi et l’objet aimé. Mais la destruction aussi qui, avant la découverte des armes qui frappent à distance, doit s’opérer dans la proximité présuppose nécessairement le toucher corporel, l’action de porter la main. »3

Dans Totem et tabou, S. Freud écrit encore : « La profonde aversion que l’homme éprouve pour ses désirs incestueux d’autrefois l’amène à établir autour de la figure du père mort un système d’interdits qui évitera le contact, double prohibition du toucher, tant meurtrier qu’incestueux. »

Cette double prohibition du toucher, c’est à travers elle que nous approchons en analyse au plus près de la chose. Pour soumettre cette optique à l’épreuve, j’ai pris le texte d’une conférence de Jacques André intitulée : Le point de toucher. Je ne peux malheureusement pas vous renvoyer à sa lecture puisqu’elle n’a pas été prononcée pour être publiée, puisqu’elle a été prononcée à condition de ne pas être publiée. La complication de mes négations est surdéterminée par mon embarras : puis-je ou non y toucher ? Le travail analytique textuel porte justement sur l’élision de la négation dans le discours d’une patiente. « Tant que je parle, dit-elle, je peux penser que vous êtes pas là. » « Seule la régularité sans exception à abolir le “ne” a fini par me convaincre qu’il fallait accorder à « être rien », « être pas » toute sa valence positive, toute la force du sens de l’élision de la négation » (Jacques André). Toute l’histoire de cette analyse, comme de bien d’autres et pas seulement de névroses obsessionnelles, est dans l’effort à la fois d’instaurer et d’éviter un point de toucher, selon le titre même de la conférence : toucher l’analyste, se laisser toucher par sa parole et annuler ces points de contact. L’élision de la négation dans la formule : « Tant que je parle je peux penser que vous êtes pas là », ne signale-t-elle pas le point d’incertitude de l’interdit ? Si le « ne » de ne pas toucher prenait place, peut-être la présence de l’analyste à la patiente cesserait-elle pour la patiente d’être aussi problématique, voire dangereuse ?

Jouissance ou plaisir-déplaisir

Je me servirai encore du commentaire de trois Œuvres pour montrer le caractère ombilical de l’inceste, directement aussi inconnaissable que l’ombilic du rêve et, néanmoins, aussi constamment reconstructible par les formes qui l’interdisent. J’irai, par ordre de difficulté décroissante, du livre de Georges Bataille : Ma mère, à Œdipe d Vincennes de Serge Leclaire et au livre de Philip Roth : Le Complexe de Portnoy.

Georges Bataille, donc. Le plus difficile.

Comme on le sait, « jouissance » n’est pas un terme freudien, mais c’est un terme sans lequel une part du point de vue lacanien sur les effets de l’analyse est incompréhensible. « Jouissance » est l’horizon de l’analyse quand elle s’ouvre sur la chute des positions imaginaires du moi, la chute de l’objet a et l’accès au réel, là où il n’y a plus de maître-signifiant. La jouissance serait ce point de contact total entre Éros et Thanatos, quand toute prohibition du toucher se trouve abolie. Je ne sais si ma formulation est lacaniennement orthodoxe, mais il me semble que cette notion lacanienne désigne l’existence d’un horizon psychique où se produirait la chute de toute organisation fantasmatique dans sa fonction défensive et, partant, la chute de tout repère identificatoire, un temps où les pulsions sexuelles atteindraient un point de non-retour en accomplissant le but de Thanatos.

Voici ce qu’écrit Georges Bataille sur l’inceste :

« Le jour même où ma mère comprit qu’elle devrait à la fin céder, jeter à la sueur des draps ce qui m’avait dressé vers elle, ce qui l’avait dressée vers moi, elle cessa d’hésiter, elle se tua. » On ne peut dire plus âprement l’inséparable conjonction du sexe et de la mort dans l’inceste et comment son interdit Œuvre à protéger chaque sujet de ce point de contact, qui n’est pas la rencontre de deux corps désirants mais le point où sexe et mort deviennent inséparables.

Que dit encore le poète visionnaire ? Il dit « qu’elle (la mère désirant le fils) était folle, au sens propre du terme ». « Si nous avions traduit ce tremblement de notre démence dans la misère d’un accouplement… j’aurais cessé de voir ma mère délirant de me regarder ; ma mère aurait cessé de me voir délirer de la regarder… Nous aurions perdu la pureté de notre impossible. » L’amour incestueux appartient à l’ordre de l’impossible. Dans le possible, il n’est que destruction. Au cœur de sa construction, poursuivant la chose même, l’écrivain rencontre l’infranchissable, la folie et non l’acte.

« Dans le désert où elle brûlait, écrit encore Bataille, elle aurait voulu qu’avec elle la silencieuse beauté des êtres, anonyme et indifférente, se détruisit salement. »

L’inceste, cette chose énigmatique, cet envers de toutes les formations psychiques, toutes mobilisées dans un interdit de contact contre ça, l’inceste touche la mort.

Dans une des dernières lettres de la mère au fils, avant leur rencontre finale mortelle, elle écrit : « Ton erreur est de préférer le plaisir à la perversité. » De fait, plaisir et jouissance n’appartiennent pas au même monde psychique. Et même, ils s’excluent comme s’excluent la perversion en acte et la névrose.

La métapsychologie lacanienne de la jouissance et la métapsychologie freudienne organisée tout entière autour de l’interdit et de l’économie du plaisir, ces deux métapsychologies ne font pas apparaître des organisations libidinales du désir inconscient qui seraient indifféremment traduisibles dans la langue lacanienne ou dans la langue freudienne. Pour S. Freud, l’organisation Œdipienne est une impasse libidinale, et l’issue de cette impasse est dans la destruction de cette organisation, c’est-à-dire dans son refoulement réussi, l’instauration définitive, stable, des interdits de l’inceste et du meurtre. Ou plus exactement, comme il l’écrit dans La disparition du complexe d’Œdipe : « Le procès (par lequel le moi se détourne du complexe d’Œdipe) est plus qu’un refoulement ; il équivaut, si les choses s’accomplissent d’une manière idéale, à une destruction et à une suppression du complexe. Nous sommes portés à admettre que nous sommes tombés ici sur la ligne frontière, jamais tout à fait tranchée, entre le normal et le pathologique. Si vraiment le moi n’est pas parvenu à beaucoup plus qu’un refoulement du complexe, alors ce dernier subsiste, inconscient, dans le ça et il manifeste plus tard son effet pathogène. »

Les termes de Freud dans cet article sont radicaux : le complexe d’Œdipe sombre. Il est ruiné.

Voyons maintenant ce qu’enseignait Serpe Leclaire à Vincennes en cette année libertaire 1968, ou qui se croyait telle4.

« L’inceste, la jouissance sexuelle de la mère, est le modèle même de la jouissance… c’est la jouissance absolue, donc interdite. Mais qu’est-ce que c’est que la jouissance de la mère ? Qu’est-ce que c’est, en un mot, la jouissance ? C’est quelque chose qui est l’escamotage de la limite, l’abolition de la limite. » Or, à cette époque de sa théorisation, S. Leclaire donnait de la fonction maternelle la définition de faire limite, d’établir la limite séparatrice du corps biologique et du corps érogène de l’enfant. Abolir cette limite, jouir sexuellement du corps maternel est impossible en tant que la fonction mère s’abolit dans cette transgression. Et l’édification de l’interdit est à la fois ce qui garantit l’inaccessibilité de cette jouissance, la préservation de cette fonction maternelle et le passage d’une métapsychologie de la jouissance à la métapsychologie freudienne du désir et du plaisir définis par S. Leclaire comme « cette forme tempérée d’éclipse momentanée de la limite ».

Et encore : « La destruction de cette limite supprime du même coup toute érogénéité possible ou, tout au moins, remet tout dans une indistinction où le biologique n’est absolument plus distinct de l’érogène. »

Le point de vue de S. Leclaire, notamment dans le chapitre intitulé « À propos de la jouissance », est très important à saisir. Il me semble que, à partir de cette notion dont il fait un usage en prise directe avec sa pratique, il dessine deux courants fondamentaux, deux registres dans les visées possibles de l’analyse. L’un serait tempéré, civilisateur, Œdipien hors inceste. L’autre serait en prise directe avec la folie de la psyché, là « où le caractère tout à fait marquant, irréversible et ineffaçable de ces expériences véritablement incestueuses, où quelque chose de l’ordre de la limite s’est trouvé fondamentalement ruiné ».

La fonction maternelle comme limite, comme inceste impossible fait barrière radicale entre, d’un côté, la jouissance et la mort, et, de l’autre, les systèmes freudiens plaisir et conservation qui, eux, peuvent fonctionner dans une conflictualité vivante.

S. Leclaire ne récuse pas l’existence d’expériences proprement incestueuses. Dans son livre Démasquer le réel, il développe des séquences analytiques concernant ces expériences incestueuses « repérables au niveau de l’exercice d’une pulsion partielle sexuelle », où l’on voit combien on est loin d’un acte incestueux au sens profane, anthropologique, sociojuridique. Il indique que tout l’enjeu de l’analyse s’oriente alors à « retrouver (établir, dirai-je) une certaine impossibilité d’avoir accès à ça ». Le vœu Œdipien, le vœu incestueux, lui, est déjà un vœu marqué d’interdit.

Quoi qu’il en soit quant à la question de savoir si l’interdit porte sur la jouissance ou s’il porte sur les fantasmes Œdipiens inconscients, une chose est sûre : le destin achevé de l’organisation libidinale incestueuse est sa ruine nécessaire, selon Freud ; sa forclusion, selon Leclaire ; son refoulement intégral, disait Aulagnier. C’est même le souvenir précis de cette affirmation d’Aulagnier qui a été le point de départ de ces réflexions. Elle disait que jamais dans l’analyse d’une névrose ne surgissent des représentations directes de désir incestueux. L’affirmation, à l’époque, m’avait laissée dubitative, tant il me semblait qu’il n’était question que de ça, de près ou de loin, dans toute analyse. Maintenant, je dirai encore : de près et de loin, mais effectivement pas en direct ; ou alors il s’agit de représentations secondaires, idéiques et non de fantasmes inconscients. Si j’adhère maintenant à la justesse de cette affirmation, la tâche de l’analyse ne m’en paraît que plus difficile.

Je voudrais terminer cette rétrospective de quelques idées sur l’inceste par une version humoristique, celle de Philip Roth dans Le complexe de Portnoy. On sait que la mère juive inspire un fond culturel commun d’histoires sur les abus de l’amour maternel. La trouvaille de Ph. Roth : être puni par sa mère en étant enfermé dehors est un sommet de cet humour. Voilà ce pauvre petit garçon frappé à vie d’une culpabilité inexpiable pour avoir manqué d’amour à sa maman, condamné par la porte fermée de la maison, condamné à périr d’enfermement dans l’univers du monde entier moins sa mère.

Mais voici une scène de volupté incestueuse partagée :

« Elle s’assied sur le bord du lit avec son soutien-gorge rembourré et sa gaine et roule ses bas tout en babillant dans le vague. Qui est le bon petit garçon à sa maman ? Qui est-ce que sa maman aime plus que tout au monde ? »

« Je nage absolument dans la félicité et en même temps je suis des yeux dans leur lent, moulant et délicieusement angoissant voyage le long de ses jambes, les bas transparents qui donnent à sa chair une teinte aux modulations émouvantes… Oh, j’ai envie de grogner de plaisir. Quatre ans, et pourtant je perçois dans mon sang », etc.

Le petit garçon devenu adulte, amoureux de toutes les femmes et grand séducteur, se rend un jour en Israël « Et… Docteur (car tout le livre s’adresse à un psychanalyste), Docteur, je ne pouvais pas bander dans L’État d’Israël ! Qu’est-ce que vous dites de ce symbolisme, bubi ? Incapable de rester en état d’érection sur la Terre promise ! »

« Voici donc l’apogée du drame Œdipien, Docteur ?

  • Œdipus Rex est une célèbre tragédie, corniaud, pas une plaisanterie de plus !
  • Vous êtes un sadique, vous êtes un charlatan et un rigolo minable. »

Mais le mot de la fin appartient au psychanalyste.

Ayant écouté le récit des tribulations amoureuses de Portnoy, de sa prime enfance au fiasco de sa vie sexuelle adulte, le rigolo minable dit à son patient :

« Pon, dit le docteur, alors maintenant nous beutêtre bouvoir commencer, oui ? »


1 Communication au Colloque « Pratiques de la folie : Experts de l’intime », juin 1999.

2 Piera Aulagnier, La violence de l’interprétation, PUF, p. 140-141.

3 S. Freud, Inhibition, symptôme et angoisse, PUF, p. 44.

4 S. Leclaire, Œdipe à Vincennes, Fayard, 1999.