Mariage entre personnes apparentées et psychologie des névroses

Le point de vue affirmant la nocivité pour la descendance du mariage entre parents consanguins est très ancien. La littérature médicale et la croyance populaire admettent également que la consanguinité des parents est cause des maladies nerveuses et mentales les plus diverses. Cette conjoncture de la consanguinité et des troubles nerveux ou psychiques est indiscutable. Mais ceci ne signifie pas pour autant que ces deux manifestations s’articulent simplement comme la cause et l’effet. Le problème est bien plutôt de savoir si la survenue de mariages entre parents dans certaines familles n’a pas de son côté une cause spécifique, si justement il n’y a pas dans les familles névropathiques une curieuse prédisposition qui pousse au mariage entre membres de la même famille. Si l’on tente de considérer le mariage entre parents comme un phénomène psychopathologique, on remarque qu’il n’est pas étranger à toute une série de phénomènes avec lesquels il partage certaines racines psychologiques.

Les conceptions dont je ferai part, à propos de la psychologie du mariage entre gens apparentés, ne prétendent pas s’appliquer à tous les cas. Naturellement, un mariage consanguin peut se faire, comme d’autres, pour des raisons pratiques, ou pour bien des motifs extérieurs, par exemple la réclusion loin du mouvement général, ne permettant pas la liaison avec des familles étrangères. D’autre part, on peut supposer qu’une telle tendance varie selon la race et la couche sociale. Cependant, dans les cas où les apparentés ne se trouvent qu’en raison de leur sympathie individuelle, je postule une incapacité à transférer les aspirations amoureuses sur des personnes étrangères tandis que la prédilection pour les membres de la famille propre dépasse la norme.

Un tel comportement se comprend à partir des particularités de la sexualité des névrosés. Les déviations apparaissent dès l’enfance. Précocement, les enfants névropathiques montrent un désir érotique excessif. Ce besoin d’amour accru n’est bien entendu qu’une exagération des relations habituelles1. L’enfant normal aussi s’adresse tout naturellement en premier lieu aux personnes avec lesquelles il vit. Le caractère sexuel est évident, car la préférence du garçon va à la mère ou à la sœur, celle de la fille au père ou au frère2. Au cours de la seconde période de l’enfance, les expressions de cet amour ne permettent aucun doute sur sa nature. Les enfants névrosés montrent une grande jalousie quant à la personne aimée, ils exigent de la posséder à eux seuls, et voient les membres de la famille comme des rivaux, comme le ferait un adulte amoureux. Il est à remarquer que cette manie est souvent renforcée par les parents qui s’attendrissent, sollicitent des preuves d’amour et à l’occasion éveillent des sensations sexuelles prématurées.

Normalement, le transfert sexuel infantile sur le parent du sexe opposé (ou sur les membres de sexe opposé de la fratrie) est voué à la sublimation, c’est-à-dire à la transformation en sentiments de vénération, de piété, etc. Comme Freud l’a montré, l’amour pour les parents est ainsi dépouillé de son contenu sexuel conscient. Le fantasme incestueux infantile ne survit que dans certains rêves3.

Les modifications psychiques de la puberté entraînent un détachement de l’autorité parentale, variable d’un sujet à l’autre. La libido est libérée et peut être désormais transférée à des personnes étrangères de l’autre sexe, les personnes de la famille proche sont dorénavant exclues du choix objectal. Cependant, l’inclination infantile refoulée garde une influence importante dans l’inconscient. Souvent il est clairement reconnaissable que l’homme est attiré par des femmes chez lesquelles il retrouve les particularités de sa mère (ou de sa sœur).

Chez les sujets névropathes, le déroulement de cette évolution est perturbé. La force anormale du transfert sexuel infantile gêne le refoulement convenable du fantasme incestueux. Elle entrave le détachement de l’autorité parentale. C’est pourquoi tant de névrosés conservent une dépendance infantile. Si à la puberté le garçon demeure sous l’influence totale des parents, si sa libido reste fixée à l’objet sexuel infantile, il en résulte une double conséquence. Premièrement, le transfert normal aux personnes féminines étrangères reste difficile la vie durant, voire impossible pendant des années ; deuxièmement, l’inclination pour une si proche parente est condamnée par la morale en vigueur. Il en résulte un écrasement pulsionnel. Celui qui est prédisposé à la névrose oscille sans arrêt entre la force inaccoutumée de sa libido et sa tendance au refoulement pulsionnel. C’est justement là le motif d’un écrasement considérable des pulsions. À titre de paradigme, je mentionne ces fils et ces filles modèles que nous rencontrons précisément dans les familles névropathiques ; leur amour pour leurs parents conserve son caractère infantile bien après la puberté4.

Ce développement psychosexuel particulier peut donner lieu, pour le névrosé, à des conséquences pratiques très variables, entre autres au mariage entre personnes apparentées. Si j’énumère les phénomènes connexes, je devrais commencer par celui qui n’a pas sa place ici à proprement parler, l’inceste. Lorsque la relation incestueuse est vraiment réalisée, il n’y a pas de refoulement pulsionnel. Je pense devoir mentionner cependant qu’on apprend parfois par l’anamnèse des personnes nerveuses qu’il y eut des actes sexuels entre frères et sœurs. La tendance incestueuse est marquée chez les malades mentaux souffrant de démence précoce. Je dispose d’une série d’observations indiscutables sur ce sujet concernant la vie commune de frères et sœurs malades mentaux (et aussi de père et fille).

Je ne m’étendrai pas sur la question de l’inceste vrai. Mais je reprends le cas des névrosés ayant une fixation inconsciente à l’objet sexuel infantile, qui entrave leur capacité de s’adresser à des personnes étrangères de l’autre sexe. Deux possibilités s’offrent à l’homme : ou bien il reste célibataire ou bien il épouse une parente5. La considération de ces deux cas est inséparable car ils se rencontrent avec une fréquence étonnante dans la même famille. Les familles où les mariages entre parents se multiplient comprennent également beaucoup de célibataires6. Je pense à une famille où les mariages de ce genre se succédèrent au cours des générations. Dans une autre famille, la plupart des collatéraux restèrent célibataires et des deux frères qui se marièrent, l’un épousa une parente.

Visiblement, l’activité sexuelle est réduite dans de telles familles. Le choix d’une parente demande moins d’initiative, il évite la difficulté d’aborder une étrangère. Une jeune fille apparentée peut être connue depuis l’enfance, pour le moins, les relations avec elle sont facilitées. Mais, avant tout, c’est chez une parente que l’on retrouve le plus facilement certaines qualités que l’on aimait chez sa mère ou sa sœur. Ainsi, la cousine devient le substitut de la sœur. Je connais deux cas où l’homme épousa sa cousine, persuadé de ne pouvoir choisir une personne qui ne soit une parente. L’un d’eux que j’avais en traitement pour troubles nerveux avait, au cours d’un voyage d’études à l’étranger, fait une visite chez des parents qu’il n’avait jamais vus. Alors qu’il était réservé d’habitude, il s’éprit immédiatement de sa cousine et l’épousa.

Souvent, des hommes de ce genre ne se marient que tardivement. Le choix concerne alors de préférence une nièce. J’ai observé certains de ces cas. Ils présentent une ressemblance étrange, le mari y est complètement dominé par la femme. Il s’agissait d’hommes peu autonomes que la restriction du choix à cette seule femme mettait dans une position faible.

La multiplicité des mariages entre parents dans certaines familles plaide en faveur d’une prédisposition particulière. Je connais une famille où de tels mariages eurent lieu pendant plusieurs générations. Trois frères, par exemple, épousèrent leurs trois cousines, qui étaient sœurs. Cette famille présentait des alliances intrafamiliales telles que son arbre généalogique en devenait inextricable7.

Dans certaines familles, c’est le célibat qui attire l’attention. D’après mes observations limitées, il semble s’agir d’originaux névropathiques qui par ailleurs vivent également en retrait. Je pense à une famille où huit frères restèrent célibataires. Je ne puis décider si d’autres anomalies psychosexuelles sont en jeu dans de tels cas8.

Un autre groupe peut être rapproché des névropathes célibataires : celui des sujets incapables de faire un choix personnel. C’est à leur mère ou à leur sœur que ces sujets laissent le soin de leur choisir une femme. Cette dépendance montre la puissance du transfert infantile. Je ferai part d’un exemple célèbre.

Certains névropathes choisissent en dehors du cercle familial, mais vouent leur amour à une personne notablement plus âgée. Il s’agit souvent de la recherche d’un substitut de la mère.

Ces groupes ont en commun une particularité psychosexuelle que j’appellerai le caractère monogame. Chez la plupart des hommes, les penchants de la puberté ne durent pas, plusieurs choix ont lieu avant le choix définitif. Des relations intimes épisodiques sont habituelles. Le développement est tout différent chez les membres des familles à tendance endogamique. La tendance polygamique leur manque. Ils ne sont pas doués pour le flirt, les liaisons et les changements rapides dans les relations personnelles. De même qu’il leur est difficile de résoudre leur fixation libidinale précoce, de même en sera-t-il plus tard. Leur inclination pour une personne de l’autre sexe a coutume d’être durable et définitive. Même s’ils n’aboutissent pas au mariage avec une parente, la limitation de leur choix est reconnaissable.

Les expressions libidinales névrotiques que nous avons envisagées ne sont habituellement pas considérées comme pathologiques, bien qu’il y ait une déviation par rapport à la normalité. Une autre série de manifestations issues de la même base psychologique apparaît telle indiscutablement. Mais soulignons que d’autres facteurs psychologiques, peut-être aussi somatiques, sont impliqués dans leur genèse. Il en est ainsi de l’impuissance psychique de l’homme. La fixation anormale de la libido à la mère ou à la sœur, c’est-à-dire le fantasme incestueux refoulé fonde cet état pathologique. D’autres facteurs y concourent. Je me réfère à cet égard aux analyses publiées par Stekel9 ; j’ai observé plusieurs cas de ce genre où ce facteur s’avérait très significatif. Je pense par exemple à deux frères souffrant tous deux d’impuissance psychique. Tous deux étaient anormalement amoureux de leur sœur.

Les femmes qui ont transféré de façon excessive leur inclination à leur père et à leur frère, sont fréquemment frigides. Le transfert sexuel infantile et d’autres facteurs collaborent à les rendre incapables d’un transfert réussi.

D’autres sujets s’efforcent de réduire leurs fantasmes incestueux. Cette fuite a pour conséquence qu’ils sont facilement acculés aux tendances homosexuelles. Ils se détournent de la mère en faveur du père. Ici encore, d’autres facteurs interviennent qui poussent dans la même direction. Je voudrais souligner ici que, d’après les observations d’auteurs autorisés, beaucoup d’homosexuels, qui par ailleurs n’éprouvent aucun intérêt pour les femmes, portent à leur mère un amour spiritualisé, sublimé10.

En cas de névrose avérée, les « infantilismes sexuels » ont d’autres expressions encore qui nous retiendront brièvement. Il n’est pas rare que des symptômes hystériques manifestent le souhait du patient de s’identifier avec une personne aimée. Ainsi un patient que j’ai traité pour impuissance psychique a emprunté un certain nombre de symptômes à sa mère qu’il aime de façon anormale11.

Deux types de symptômes exprimant le fantasme incestueux ont retenu mon attention chez des malades mentaux chroniques appartenant au cadre de la démence précoce. Certains de ces patients forment un délire qui réalise l’union avec la personne aimée depuis l’enfance. Je reprends brièvement un exemple d’une publication antérieure12. Une sœur, décédée alors qu’il avait dix ans, centrait le délire du patient. Elle figurait dans toutes ses hallucinations. Un jour, je le trouvai captif d’une vision. Il me dit voir un beau jeune homme tentant de s’approprier une jeune fille fort jolie. C’étaient Apollon et Diane. Diane avait les traits de la sœur défunte. Apollon ressemblait au patient. Dans le mythe, ils sont frère et sœur. Ainsi la fixation infantile imprégnait les hallucinations de l’adulte.

Il est une autre possibilité dans la démence précoce, c’est le renversement du transfert excessif en négativisme et en délire de persécution à l’égard de la personne jadis aimée. J’ai traité de cette évolution dans un travail précédent13.

Je ne voudrais pas terminer sans citer quelques exemples célèbres, en conformité avec mes points de vue. Je pourrais les multiplier. Mais ces quelques exemples devraient suffire à prouver que mes conceptions ne sont pas le fruit d’interprétations illusoires.

Lord Byron est un exemple d’inceste réel. Il ne se libéra jamais de son amour pour sa sœur. C’est pourquoi son mariage avec une étrangère eut une issue malheureuse. Le poète Conrad-Ferdinand Meyer avait pour sa mère et sa sœur un amour anormal14. À un âge avancé, il épousa une jeune fille que sa sœur avait choisie pour lui. Mörike enfin, qui vouait tous ses sentiments à sa sœur, ne se maria qu’à l’âge de 47 ans.

La théorie admise des conséquences nerveuses et psychiques pour les descendants issus du mariage entre parents du même sang ne rend pas compte de la complexité du problème.

La constitution psychosexuelle particulière qui est à la base des névroses selon Freud, constitue aussi la cause la plus importante du mariage entre parents. Ce dernier ne prend son importance que secondairement, en favorisant la prédisposition névrotique qui le précédait. L’union entre membres d’une famille est donc en premier lieu la conséquence de la prédisposition névrotique et, en second lieu seulement, un facteur d’accroissement de cette prédisposition.

Ce n’est qu’en confrontant le mariage endogamique avec d’autres manifestations que l’on peut situer son rôle parmi les phénomènes de la psychologie des névroses. Dans l’ensemble, ceux-ci montrent la signification extraordinaire qui revient à la sexualité infantile dans la vie psychique de l’adulte.


1 Cf. Freud : Drei Abhandlungen zur Sexualtheorie (Trois Essais sur la théorie de la sexualité), 1905.

2 Parmi les auteurs qui répudient les conceptions de Freud, Oppenheim (Traité des maladies nerveuses, 5e éd., p. 256) souligne la tendresse particulière, l’amour exalté des enfants hystériques. Mais il n’y voit pas l’expression de la sexualité infantile (séance de la Société berlinoise pour la psychiatrie et les maladies nerveuses, du 9 novembre 1908, dans le « Neurolog. Zbl. », 1908, cahier 23).

3 En ce qui concerne le « thème œdipien » dans le rêve, se référer à la Science des Rêves, 2e édition, 1909, p. 185.

4 Cf. Freud : Die kulturelk Sexualmoral (La morale sexuelle culturelle), dans le périodique « Sexual Probleme », 1908, p. 123.

5 Je traite de l’homme car il est plus souvent celui qui choisit.

6 Le Pr Oppenheim, parmi d’autres, a confirmé cette observation.

7 Je dois au Dr Hirschfeld d’avoir appris que les hommes à prédisposition homosexuelle épousent souvent leur cousine. Comme leur activité hétérosexuelle est minime, le mariage avec une parente leur est particulièrement commode.

8 Bien entendu, il n’est pas question de généraliser sur le célibat.

9 Stekel : Nervöse Angstzustaude und ihre Behandlung (États d’angoisse névrotiques. Leur traitement), Berlin et Vienne, 1908.

10 Il pourrait y avoir d’autres relations entre la consanguinité et l’homosexualité. Le Dr Hirschfeld m’a fait part d’une observation précieuse : le fils issu de l’inceste d’un père et d’une fille est lui-même homosexuel.

11 Voir ici Freud : Fragment d’analyse d’une hystérie, « Monatschrift für Psychiatrie und Neurol. » et « Sammlung kleiner Schriften zur Neurosenlehre ».

12 Ueber die Bedeutung sexueller jugendtrauma für die Symptomatologie der Dementia praecox (De la signification des traumatismes sexuels précoces pour la symptomatologie de la démence précoce), 1907.

13 Abraham : Les différences psychosexuelles entre l’hystérie et la démence précoce, 1908.

14 Voir Sadger : Konrad Ferdinand Meyer, dans : « Grenzfragen der Nerven. und Seelenlebens », Wiesbaden, 1908. Dans cet écrit, la composante homosexuelle est prise en considération.