2009-04-16T11:32:02.640000000P1DT13H7M14S20LibreOffice/5.1.6.2$Windows_x86 LibreOffice_project/07ac168c60a517dba0f0d7bc7540f5afa45f09092017-03-04T21:08:23.9860000001925. Publié pour la 1ère fois dans "Internationale Zeitschrift für ärzliche Psychoanalyse".
Edition Payot, 1966, traduction par Marthe Robert et M. de M'Uzan pour le I, par Illse Barande avec la collaboration de Simone Chamon pour le II et IIIPsychanalyseÉtude psychanalytique de la formation du caractère
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III. La formation du caractère au stade « génital » du développement
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Abraham
Étude psychanalytique de la formation du caractère
Table des matières
Table des matières
I. Compléments a la théorie du caractère anal 2
II. Contribution de l’érotisme oral à la formation du caractère 20
III. La formation du caractère au stade « génital » du développement31
I. Compléments à la théorie du caractère anal1
Internationale Zeitschrift für Psychoanalyse, 9e année, 1925, p. 26-47. 2
Traduit de l'allemand par Marthe ROBERT et M. de M’UZAN.
Le vaste champ ouvert actuellement à la psychanalyse nous offre nombre d’exemples du progrès rapide de la connaissance psychologique dans le domaine de la recherche purement inductive. Parmi ces exemples, le plus remarquable et le plus instructif est peut-être l’évolution de la théorie du caractère anal. En 1908, environ quinze ans après la publication de ses premières contributions à la psychologie des névroses, Freud publia ses brèves remarques sur Caractère et érotisme anal, qui ne couvraient que trois pages de revue et étaient un modèle d’exposition condensée aussi prudente que clairement formulée. Le nombre croissant de collaborateurs, parmi lesquels on peut mentionner Sadger, Ferenczi et Jones, contribua à élargir le cercle de nos certitudes. La théorie des effets produits par la transformation de l’érotisme anal revêtit une signification insoupçonnée quand, en 1913, après l’importante étude de Jones sur Haine et érotisme anal dans la névrose obsessionnelle, Freud décrivit une organisation précoce, « prégénitale », de la libido. Freud considéra que les symptômes de la névrose obsessionnelle résultaient d’une régression de la libido à ce stade de développement qui est caractérisé par une prépondérance des composantes instinctuelles anales et sadiques. Par là il fit apparaître sous un jour nouveau tant la symptomatologie de la névrose obsessionnelle que les particularités caractérologiques des malades qui en sont atteints, c’est-à-dire le « caractère obsessionnel ». Anticipant sur une prochaine publication, j’ajouterai que de semblables anomalies de caractère se trouvent chez des personnes prédisposées aux états mélancoliques et maniaques. La recherche concernant ces dernières affections, toujours si mystérieuses pour nous, nous impose une étude aussi précise que possible des traits du caractère sadique-anal. La présente étude traite essentiellement de l’apport de l’analité dans la formation du caractère. Le dernier travail important de Jones apporte un matériel abondant et précieux sans toutefois épuiser le sujet, l’œuvre d’un seul chercheur ne pouvant embrasser toute la complexité et la variété des phénomènes. C’est pourquoi chaque analyste devrait contribuer au progrès de la connaissance psychanalytique en communiquant ses propres expériences sur ce sujet. Le but de ce travail est d’étendre la théorie des traits du caractère anal dans un certain nombre de directions. Mais un autre problème de la plus haute importance théorique se profilera constamment à l’arrière-plan de cette recherche. Jusqu’à présent, en effet, nous ne comprenons que très imparfaitement les relations psychologiques particulières existant entre le sadisme et l’érotisme anal, que nous mentionnons toujours en étroite association, par une sorte d’habitude. Je tenterai de résoudre cette question dans un essai ultérieur.
Dans sa première description du caractère anal, Freud soulignait chez certains névrosés l’existence de trois traits de caractère particulièrement prononcés : un amour de l’ordre allant souvent jusqu’à la pédanterie, une parcimonie tournant aisément à l’avarice et une obstination pouvant aller jusqu’à l’opposition violente. Il constatait chez ces personnes que le plaisir primaire de la défécation et l’intérêt porté aux fèces étaient particulièrement accentués. Sublimée après un refoulement réussi, cette coprophilie se transformait en plaisir de peindre, de modeler ou d’exercer des activités similaires, ou encore, empruntant la voie d’une formation réactionnelle, aboutissait à un besoin impérieux de propreté. Enfin Freud montrait l’équivalence établie inconsciemment entre les fèces et l’argent ou autres choses précieuses. Parmi d’autres observateurs, Sadger3
« Érotisme et caractère anal », in Die Heilkunde, 1910. a remarqué que les personnes ayant un caractère anal marqué sont habituellement convaincues de pouvoir faire toute chose mieux que quiconque. Sadger parle également d’un trait contradictoire de leur caractère : une grande persévérance et une tendance à différer le plus possible chacun de leurs actes.
Je passerai sur les remarques qui ont pu être faites à l’occasion par d’autres auteurs et je m’arrêterai à l’étude de Jones qui est approfondie et nourrie d’une riche expérience. Je dirai tout de suite que je partage en tout point les vues de cet auteur, mais que ses positions me paraissent devoir être complétées et élargies à certains égards.
Jones distingue avec juste raison deux actes différents dans l’éducation de l’enfant à la propreté. L’enfant ne doit pas seulement être déshabitué de souiller son corps et son entourage avec ses excréments, il lui faut encore s’accoutumer à exercer la fonction excrémentielle à intervalles réguliers. En d’autres termes, il doit renoncer tant à sa coprophilie qu’au plaisir de l’évacuation lui-même. Ce double processus qui entrave les pulsions infantiles et ses conséquences pour le psychisme demandent à être étudiés de plus près.
La manière primitive dont l’enfant évacue ses excréments amène toute la surface de la partie inférieure du corps en contact avec l’urine et les matières fécales. Ce contact paraît déplaisant et même répugnant aux adultes que le refoulement a éloignés de la réaction infantile à ces fonctions. L’adulte ne peut plus apprécier la source de plaisir que la libido du nourrisson trouve dans la sensation du jet d’urine chaude sur la peau et du contact avec la masse tiède des matières fécales. L’enfant ne commence à donner des signes de malaise que lorsque les excréments refroidissent. C’est le même plaisir que l’enfant cherche quand, un peu plus tard, il manipule ses fèces. Ferenczi4
« Sur l'ontogenèse de l'intérêt porté à l'argent », I. Z. f. Psa, II S, 506, 1916. a suivi le développement ultérieur de cette tendance infantile. Toutefois on ne doit pas oublier qu’à ce plaisir du toucher s’ajoute le plaisir de voir et de sentir les excréments.
Le plaisir pris à la défécation proprement dite, que nous devons distinguer du plaisir lié aux excréments eux-mêmes, comprend, outre des sensations physiques, une satisfaction psychique fondée sur l'accomplissement de l’acte. En exigeant de l’enfant non seulement la propreté mais encore une stricte régularité dans l’exercice de ses fonctions excrémentielles, l’éducation met son narcissisme à une première et rude épreuve. La plupart des enfants s’adaptent tôt ou tard à cette exigence. Dans les cas favorables, l’enfant réussit à faire, pour ainsi dire, de nécessité vertu ; en d’autres termes, il s’identifie à la demande de ses éducateurs et tire fierté de sa réussite. Ainsi, la blessure initiale de son narcissisme est compensée et le sentiment primitif d’autosatisfaction est remplacé par la joie de la réussite, par la satisfaction d’être sage et de mériter la louange des parents.
Tous les enfants n’y réussissent pas également. Il convient ici d’attacher une importance particulière aux surcompensations sous lesquelles se dissimule un attachement obstiné au droit initial de disposer de soi-même, attachement qui peut se manifester violemment à l’occasion. Je pense ici aux enfants (aux adultes aussi naturellement) qui sont remarquables par leur « gentillesse » et leur obéissance, mais motivent leurs tendances profondes à la rébellion par la contrainte précocement subie. Les cas de ce genre suivent une évolution qui leur est propre. Chez une de mes patientes j’ai pu reconstituer le cours des évSur la valeur narcissique des processus d’excrétionénements jusqu’à la première enfance, grâce il est vrai aux informations fournies préalablement par sa mère.
La patiente était la deuxième de trois sœurs. Elle présentait de façon exceptionnellement claire et complète les traits de caractère de l’enfant « intermédiaire », c’est-à-dire placé entre un cadet et un aîné, traits que Hug Helmuth5
Imago, vol. VII, 1921. a récemment si lumineusement décrits. Mais son attitude de défi reliée clairement aux exigences d’indépendance infantile que nous avons mentionnées plus haut se rapportait en dernier lieu à une donnée particulière de son enfance.
À sa naissance, sa sœur aînée n’avait pas encore un an. La mère n’avait pas habitué l’aînée à être tout à fait propre quand le nouveau-né vint lui donner un surcroît de travail en soins de toilette et de lessive. Le second enfant n’avait que quelques mois lorsque sa mère commença une troisième grossesse et décida de hâter l’apprentissage à la propreté de son deuxième enfant, afin d’alléger sa tâche lors de la naissance du troisième. La mère dressa l’enfant à être propre plus tôt qu’à l’accoutumée et pour ce faire joignit les coups à l’effet de la parole. Ces mesures produisirent le résultat escompté par la mère harassée. L’enfant devint très tôt un modèle de propreté et resta par la suite d’une docilité remarquable. Plus âgée, la malade fut en conflit permanent entre une attitude consciente d’obéissance, de résignation et de désir de se sacrifier, et un désir inconscient de vengeance. Cette brève observation illustre d’une manière instructive l’effet des blessures précocement infligées au narcissisme infantile, surtout si ces blessures sont systématiques et durables et contraignent l’enfant prématurément à des habitudes auxquelles il n’est pas encore psychiquement prêt. Il n’est réellement prêt que lorsqu’il commence à reporter sur des objets (mère, etc.) ses sentiments primitivement narcissiques. Dans ce cas, il devient propre pour l’amour de cette personne, tandis que, exigé trop tôt, l’apprentissage se fait dans la crainte. La résistance intérieure subsiste, la libido restera obstinément fixée à sa position narcissique, entraînant un trouble tenace de la capacité d’aimer.
Une telle expérience ne prend tout son sens pour le développement psycho-sexuel de l’enfant que lorsqu’on examine de plus près le devenir du plaisir narcissique. Jones met l’accent sur la relation entre le sentiment élevé qu’a l’enfant de sa propre valeur et ses fonctions d’excrétion. Dans une brève communication6
« Sur la valeur narcissique des processus d’excrétion », Z., VI, 1920., j’ai tenté de montrer à l’aide d’exemples que la représentation infantile de la toute-puissance des désirs et des pensées peut être précédée d’une phase dans laquelle l’enfant attribue cette toute-puissance à ses excrétions. Depuis, une expérience plus étendue m’a convaincu qu’il s’agit là d’un mécanisme régulier et typique. La patiente dont j’ai décrit plus haut l’enfance a été sans aucun doute troublée dans la jouissance de ce plaisir narcissique. Les lourds et douloureux sentiments d’insuffisance dont elle fut affligée plus tard doivent très probablement être attribués en dernière analyse à la destruction prématurée de sa « mégalomanie » infantile.
La valeur attribuée aux excrétions comme manifestation d’un pouvoir illimité est devenue étrangère à la conscience de l’adulte normal. Mais sa survivance dans l’inconscient transparaît dans nombre de locutions courantes et de plaisanteries comme celle qui, par exemple, appelle « trône » le siège des cabinets. Rien d’étonnant si l’enfant grandissant dans un milieu fortement imprégné d’érotisme anal incorpore au fonds impérissable de ses réminiscences les comparaisons de cette sorte qu’il entend si souvent, et les utilise par la suite dans ses fantasmes névrotiques. Un de mes patients éprouvait le besoin compulsif de conférer un sens analogue aux paroles de l’hymne national allemand. Dans ses fantasmes de grandeur il se mettait à la place de l’empereur et se peignait « l’ineffable joie » de « se sentir dans la splendeur du trône », c’est-à-dire de toucher ses propres excréments. Comme dans d’autres domaines, le langage, ici encore, nous fournit des témoignages caractéristiques de cette surestimation de la défécation. C’est ainsi qu’on trouve en espagnol l’expression courante régir el vientre (gouverner son ventre) qui, entendue sans plaisanterie, montre clairement la fierté qui s’attache aux fonctions intestinales.
Une fois que nous avons reconnu dans cette fierté de l’enfant un sentiment primitif de puissance, nous sommes à même de comprendre le sentiment particulier de faiblesse que nous rencontrons fréquemment chez les patients atteints de constipation névrotique. Leur libido s’étant déplacée de la zone génitale à la zone anale, ils éprouvent l’inhibition de leurs fonctions intestinales comme une impuissance sexuelle. Si l’on pense aux hypocondriaques de la constipation, on serait tenté de parler d’impuissance intestinale.
Étroitement liée à cette fierté est aussi l’idée, décrite pour la première fois par Sadger, qui pousse de nombreux névrosés à tout faire par eux-mêmes, personne n’étant capable de s’en acquitter aussi bien. Selon mon expérience cette conviction peut même être exagérée au point que le malade se considère comme un être unique en son genre. De telles personnes deviennent prétentieuses et arrogantes, avec une tendance à sous-estimer autrui. Un patient exprimait ce sentiment de la façon suivante : « Tout ce qui n’est pas moi est de la merde. » Les névrosés de ce genre ne jouissent que des choses qu’ils sont seuls à posséder et méprisent toute activité qu’ils doivent partager avec les autres.
On sait combien le caractère anal est sensible à toutes les espèces d’interventions extérieures dans le domaine réel ou supposé de son propre pouvoir. Il est évident que chez de telles personnes l'analyse doit provoquer les plus vives résistances, car elle leur apparaît comme une intrusion inadmissible dans la conduite de leur vie. « La psychanalyse farfouille dans mes affaires », disait un malade, exprimant ainsi inconsciemment son attitude anale et homosexuelle passive à l’égard de son psychanalyste.
Jones souligne l’attachement têtu de ces malades à un ordre conçu par eux. Tandis qu’ils refusent catégoriquement de se plier à tout ordre imposé, ils attendent des autres qu’ils se montrent dociles dès qu’ils ont eux-mêmes imaginé un système précis dans quelque domaine que ce soit. On trouverait un exemple de ce trait dans l’introduction d’un règlement strict à l’usage d’une administration, ou même dans la rédaction d’un ouvrage contenant des règles et des recommandations précises pour l’organisation de toutes les administrations de la même espèce.
En voici encore un exemple frappant : une mère rédige un programme qui impose à sa fille l’emploi du temps le plus minutieux. Les ordres pour la matinée étaient les suivants : 1° Se lever ; 2° Aller au pot ; 3° Se laver les mains, etc. De temps en temps elle frappe à la porte et demande à sa fille : où en es-tu ? Celle-ci doit alors répondre : n° 9 ou n° 15, etc., de sorte que la mère peut contrôler rigoureusement l’emploi du temps.
Notons ici que les systèmes de ce genre ne témoignent pas seulement d’un besoin compulsif d’ordre, mais aussi d’un désir de domination d’origine sadique. Je traiterai plus loin en détail du cheminement parallèle des tendances anales et sadiques.
Je ne mentionnerai que pour mémoire le plaisir que ces névrosés prennent à classer et à enregistrer, à dresser des tables des matières et toutes espèces de tableaux statistiques.
Ces malades font montre de la même volonté obstinée à l’égard des exigences ou des demandes qui leur sont adressées et rappellent la conduite des enfants qui sont constipés quand on leur demande d’aller à la selle, pour ne céder à leur besoin qu’au moment qui leur plaît. Au reste ces enfants s’insurgent de la même manière contre le Solleti aussi bien que contre le Müssen7
Nous laissons les verbes allemands Sollen et Müssen (devoir et falloir) qui, dans le contexte, n’ont pas d’équivalent : müssen exprime en effet la nécessité imposée (il faut) en même temps que le « j’ai envie » par lequel l'enfant exprimé son besoin d'Une forme particulière de résistance névrotique à la méthode psychanalytiquealler à la selle ou d’uriner. (N. du T.).. Leur désir de retarder la défécation est une défense dans ces deux directions. L’évacuation des matières étant la première forme du don chez l’enfant, le névrosé conférera plus tard à sa façon de donner les traits que nous avons décrits, c’est-à-dire que dans la plupart des cas il refusera les demandes qui lui sont faites alors qu’il pourra donner volontairement sans le moindre calcul mesquin. Ce qui lui importe c’est la préservation de son droit à décider de lui-même. Nous rencontrons souvent dans nos cures de ces maris qui s’opposent à toute dépense proposée par leur femme, pour lui accorder ensuite « de leur propre gré » plus qu’elle ne demandait. Ces sortes d’hommes se plaisent à tenir leur femme dans une continuelle dépendance financière. Répartir le budget en tranches qu’ils fixent eux-mêmes est pour eux une source de plaisir. Nous trouvons quelque chose d’analogue dans la conduite de certains névrosés à l’égard de la défécation qu’ils accomplissent également in réfracta dosi. Ces hommes et ces femmes montrent le même penchant à répartir la nourriture en portions déterminées à leur gré. Ce penchant peut prendre à l’occasion des formes grotesques comme dans le cas de ce vieil avare qui nourrissait sa chèvre en lui donnant séparément chaque brin d’herbe. Notons ici en passant la motivation sadique secondaire d’une telle façon d’agir. On augmente le désir et l’attente pour ne les satisfaire que par petites rations chaque fois insuffisantes.
Certains de ces névrosés cherchent à sauver au moins l’apparence de leur propre liberté, même là où ils sont contraints à céder à l’exigence d’autrui. À cela se rattache la tendance à payer par chèque même les factures les plus minimes ; ainsi on n’utilisera pas les billets et les pièces courantes, on fait pour chaque cas son propre argent. Le déplaisir de la dépense s’en trouve diminué dans la même proportion qu’il est augmenté par le paiement en espèces : là encore cependant, soulignons-le, d’autres motifs jouent un rôle déterminant.
Les névrosés qui veulent en tout instaurer leur propre système tendent à l’égard d’autrui à une critique excessive qui peut dégénérer en dénigrement. Dans la vie sociale ils forment le principal contingent des éternels insatisfaits. Mais, comme Jones l’a montré de façon convaincante, le caractère volontaire d’origine anale peut évoluer dans deux sens différents. Dans certains cas il aboutit à l’isolement et à l’entêtement, c’est-à-dire à une attitude asociale et improductive. Dans d’autres il crée la persévérance et le goût du travail bien fait, c’est-à-dire des qualités ayant une valeur sociale tant qu’elles ne sont pas poussées à l’extrême. Ici il faut encore insister sur les autres sources instinctuelles qui, à côté de l’érotisme anal, viennent renforcer ces tendances.
La littérature psychanalytique a accordé jusqu’ici peu d’attention au type opposé. Certains névrosés refusent de prendre toute initiative personnelle. Dans la vie pratique, ils attendent qu’un bon père ou une mère pleine de sollicitude vienne écarter tous les obstacles de leur chemin. Dans l’analyse, ils s’irritent de devoir se soumettre à l’association libre ; ils aimeraient rester couchés tranquillement et laisser au médecin toute la tâche de l’analyse ou encore ils demandent à celui-ci de les questionner. D’après les résultats concordants des psychanalyses de ce genre ; je puis affirmer que dans leur enfance ces patients refusaient d’aller à la selle et que leur mère (ou leur père) les ont dispensés de cette peine en leur donnant généreusement lavements ou laxatifs. L’association libre représente pour eux une évacuation psychique à laquelle — comme à l’évacuation intestinale — ils refusent d’être contraints. Ils attendent continuellement qu’on facilite leur effort ou qu’on les en décharge complètement. Je rappelle ici la forme de résistance inverse que, dans une communication antérieure8
« Une forme particulière de résistance névrotique à la méthode psychanalytique », 2e volume, pp. 83-90., j’ai rapportée également à l’érotisme anal. Il s’agissait de ces malades qui, dans la psychanalyse, veulent tout faire seuls selon leur propre méthode, rejetant ainsi l’association libre dont on leur donne la règle.Les dépenses d’argent dans les états anxieux
Ici je ne considérerai pas, tant les symptômes névrotiques issus de la répression de l’érotisme anal que certaines manifestations caractérologiques. Je ne ferai donc qu’effleurer les expressions variées de l’inhibition névrotique qui sont manifestement en rapport avec le déplacement de la libido sur la zone anale. En revanche, il convient de s’arrêter sur le fait que le refus des tendances actives est un symptôme fréquemment lié au caractère anal. Il faut donc traiter brièvement les conditions particulières dans lesquelles se développe ce qu’on appelle le « caractère obsessionnel ».
Quand chez l’homme la libido n’a pas pleinement progressé jusqu’au stade d’organisation génitale ou bien a régressé de la phase génitale à la phase anale, il s’ensuit toujours une diminution de l’activité virile dans tous les sens du mot. La productivité physiologique de l’homme est liée à la zone génitale et quand la libido régresse à la phase sadique-anale elle s’en trouve diminuée et pas seulement au sens de la procréation. La libido génitale de l’homme doit donner la première impulsion à l’acte de procréation et, par là, à la naissance d’un être nouveau. Si cette initiative manque nous trouvons invariablement que l’initiative et l’activité créatrice manquent également dans d’autres domaines. Mais les conséquences vont encore plus loin.
À l’activité génitale de l’homme est liée une attitude positive à l’égard de l’objet aimé qui se retrouve dans ses rapports avec d’autres objets et s’exprime dans ses capacités d’adaptation sociale, dans le dévouement à certains intérêts, à certaines idées, etc. À tous ces égards la formation caractérielle propre au stade sadique-anal est moins évoluée que celle de la phase génitale. L’élément sadique, qui est d’une grande importance dans la vie instinctuelle normale de l’homme dès qu’une transformation appropriée lui permet de se sublimer, existe certes avec une intensité particulière dans le caractère obsessionnel mais, par suite de l’ambivalence de la vie instinctuelle de ce type d’individu, se trouve plus ou moins paralysé. Par surcroît, il contient des tendances destructrices et hostiles, en sorte qu’il ne lui est pas possible de se sublimer en devenant capacité réelle de dévouement pour un objet aimé. Car la formation réactionnelle fréquemment observée qui se traduit par un abandon et une tendresse exagérés ne doit pas être confondue avec un véritable amour transférentiel. Paraissent plus favorables les cas dans lesquels le stade de l’amour objectal et de l’organisation génitale de la libido est atteint jusqu’à un certain point au moins. Si à cet amour objectal imparfait s’ajoute l’excès de bonté dont nous avons parlé plus haut, il se crée une variété d’amour socialement utile quoique inférieure pour l’essentiel à un amour objectal vrai.
Nous trouvons régulièrement chez ces individus dont la génitalité est plus ou moins diminuée une tendance inconsciente à majorer l’importance de la fonction anale comme activité productive et à considérer l’activité génitale comme secondaire. En conséquence, le comportement social de ces personnes est fortement lié à l’argent. Ils aiment faire des cadeaux, argent ou objets de valeur, certains d’entre eux deviennent des mécènes ou des bienfaiteurs. Mais leur libido reste plus ou moins à distance de ces objets, de sorte que ce qu’ils accomplissent n’est pas productif au sens propre du terme. Ce n’est pas qu’ils manquent de persévérance — trait fréquent du caractère anal — mais ils l’utilisent pour une bonne part en un sens improductif, la dépenseront par exemple dans un effort pédant pour maintenir les formes fixées, de sorte que dans les pires des cas le souci de la forme l’emporte sur celui du contenu.
En considérant les nombreuses façons dont ce caractère anal entrave l’activité virile, nous ne devons pas oublier la tendance parfois si tenace à tout ajourner. Nous connaissons fort bien l’origine de cette tendance. Très communément elle s’associe à une tendance à interrompre toute activité commencée ; chez certaines personnes on peut déjà prédire qu’elles interrompront un acte au moment même où elles le commencent. Plus rarement j’ai rencontré le comportement contraire. L’un de mes patients, par exemple, était arrêté dans la rédaction de sa thèse de doctorat par une résistance tenace. Après avoir analysé plusieurs motifs, une autre cause de résistance apparut. Le patient déclara qu’il redoutait de commencer le travail car lorsqu’il commençait quelque chose il ne pouvait plus s’arrêter. Ceci nous rappelle le comportement de certains névrosés à l’égard de leurs excrétions. Ils se retiennent d’aller à la selle ou d’uriner aussi longtemps que cela leur est possible. Mais lorsqu’ils cèdent au besoin devenu trop pressant, ils cessent de se retenir et ils évacuent en totalité. Ici il convient de remarquer particulièrement qu’il existe un plaisir de la rétention aussi bien que de l’évacuation. La différence essentielle entre les deux consiste en ce que l’un est retardé tandis que l’autre s’accomplit rapidement. Pour le patient en question le commencement longtemps différé du travail représentait le passage du plaisir de la rétention à celui de l’évacuation9
La tendance à la rétention représente une forme spéciale d’attachement au plaisir préliminaire et me paraît mériter l’attention. Je me bornerai à une seule remarque. Récemment, diverses tentatives ont été faites pour définir deux « types psychologiques » opposés et répartir entre eux toutes les individualités. Je pense notamment aux types « extravertis » et « introvertis » de Jung. Le patient dont j’ai parlé plus haut entrait sans aucun doute dans la catégorie des introvertis, mais dans le cours de son analyse, il abandonna de plus en plus cette attitude hostile aux objets ou au monde extérieur. Ceci avec beaucoup d’autres observations analogues permet de penser que l’introversion au sens de Jung coïncide en grande partie avec l’attachement infantile au plaisir de la rétention. Il s’agit donc d’un comportement qui peut être acquis ou abandonné et non point de l’expression d’un « type psychologique » figé..
Un détail de l’histoire du même patient nous montrera encore dans quelle mesure la prédominance de l’érotisme anal sur la génitalité rend le névrosé inactif et improductif.
Même pendant son analyse le patient resta inactif longtemps, empêchant par sa résistance toute transformation aussi bien de son état que des circonstances extérieures. La seule mesure qu’il prit contre ses difficultés intérieures et extérieures consistait — comme cela arrive si souvent chez les névrosés obsessionnels — à pester violemment. À ces manifestations affectives s’associa par la suite un comportement significatif. Au lieu de se soucier de l’avenir de son travail le patient s’inquiétait de savoir ce qu’il advenait de ses jurons, s’ils allaient à Dieu ou au Diable et quel était le sort des ondes sonores en général. L’activité intellectuelle se trouvait ainsi remplacée par une ratiocination névrotique. Il apparut dans ses associations que sa rumination sur les bruits se rapportait aux odeurs et était en dernière analyse d’origine anale (Flatus).
D’une manière générale, on peut dire que plus l’activité et la créativité viriles sont restreintes chez le névrosé et plus son intérêt se tourne vers la possession des choses, d’une façon qui tranche sensiblement sur la normale. Dans les cas où le caractère anal est fortement marqué, presque toutes les relations humaines entrent dans la catégorie de « l’avoir » (garder) et du « donner », c’est-à-dire de la propriété. Tout se passe comme s’il n’y avait pour ces sortes de malades qu’une devise : quiconque me donne quelque chose est un ami, quiconque me demande quelque chose est un ennemi. Un malade m’expliqua un jour qu’il ne pouvait concevoir pour moi aucun sentiment amical pendant le traitement et il ajouta en guise d’explication : « Tant que je dois payer quelqu’un je ne peux pas avoir d’amitié pour lui. » D’autres névrosés ont exactement la conduite contraire, ils peuvent être d’autant plus amicaux qu’on leur demande leur aide et qu’on a besoin d’eux.
Dans le premier groupe, le plus important, le trait principal de caractère est l’envie. L’envieux, cependant, ne manifeste pas seulement le désir de ce que les autres possèdent, il nourrit des sentiments haineux pour le propriétaire privilégié. Nous ne rappellerons qu’en passant les origines sadiques et anales de l’envie, qui ne jouent qu’un rôle secondaire favorisant seulement l’apparition de ce trait de caractère. Celui-ci se forme à la phase précoce (orale) de l’évolution de la libido. Je citerai un exemple qui illustre bien le rapport de l’envie avec les idées anales de possession : je veux parler de l’envie fréquente du malade à l’égard de son analyste. Il lui envie son rôle de supérieur et se compare continuellement à lui. Un malade me dit un jour que la répartition des rôles dans l’analyse était par trop injuste. Lui-même devait faire tous les sacrifices : aller chez le médecin, fournir ses associations et payer par-dessus le marché. Le même malade avait d’ailleurs l’habitude de calculer les revenus de toutes les personnes qu’il connaissait.
Nous touchons maintenant à l’un des traits classiques du caractère anal : une relation particulière avec l’argent, le plus souvent représentée par de la parcimonie ou de l’avarice. Quoique cette particularité des névrosés ait été à maintes reprises soulignée dans la littérature psychanalytique, elle présente un grand nombre d’aspects particuliers qui n’ont point retenu suffisamment l’attention et qui, pour cette raison, seront examinés ici.
Il y a des cas où le rapport entre la rétention intentionnelle des fèces et une parcimonie systématique est manifeste. Je rappelle l’exemple d’un riche banquier qui enseignait à ses enfants à se retenir le plus possible d’aller à la selle afin de tirer le maximum de profit de leur coûteuse nourriture.
Rappelons de même une catégorie de névrosés qui limitent leur parcimonie, voire leur avarice, à certaines dépenses et se montrent pour d’autres choses d’une prodigalité surprenante. Certains de nos malades refusent toute dépense pour les choses « passagères ». Un concert, un voyage, la visite d’une exposition sont liés à des frais qui ne procurent en échange aucune possession stable. J’ai connu quelqu’un qui, pour cette raison, refusait d’aller à l’Opéra, mais s’achetait les partitions de piano des opéras qu’il n’avait pas entendus parce que de cette façon il acquérait quelque chose de « stable ». Certains névrosés évitent les dépenses destinées à la nourriture parce que ce n’est pas là quelque chose qu’on garde. Il est caractéristique qu’un autre type de malades dépense sans compter pour sa nourriture parce qu’il surévalue celle-ci. Il s’agit de névrosés qui sont continuellement préoccupés de leur corps, contrôlent leur poids, etc. Leur intérêt est sollicité par ce qui, des éléments ingérés, devient propriété durable de leur corps. Il est évident qu’ils identifient le contenu de leur corps avec l’argent.
Dans d’autres cas, l’avarice s’applique à la façon de vivre dans son ensemble, mais elle est exagérée dans certains détails sans qu’il s’ensuive une économie appréciable de matériel. Je mentionnerai le cas d’un pingre excentrique qui se promenait chez lui la braguette déboutonnée afin que ses boutonnières ne s’usent pas trop vite. On devine aisément en l’occurrence que d’autres motifs étaient également à l’œuvre. Mais il est caractéristique que ces motifs aient pu se dissimuler derrière une avarice d’origine anale dont la haute importance était ainsi reconnue. Chez certains malades nous trouvons aussi une avarice spécialisée dans l’économie du papier hygiénique. Cette tendance est évidemment renforcée par la peur de salir une chose propre.
On observe aussi fréquemment un déplacement de l’avarice sur le temps ; celui-ci, en effet, passe dans une locution courante pour l’équivalent de l’argent. De nombreux névrosés sont continuellement tracassés par la perte de leur temps. Seul le temps qu’ils passent seuls et occupés de leur travail leur paraît pleinement utilisé. Rien ne les irrite plus que d’être troublés dans leur activité. Ils détestent l’inaction, les distractions, etc. Ce sont ceux qui tendent aux « névroses du dimanche », décrites par Ferenczi, c’est-à-dire qui ne supportent aucune interruption de leur travail. Dans de tels cas, comme chaque fois qu’il s’agit d’une exagération pathologique, cette tendance manque facilement son but : ces malades gagnent souvent des minutes et en revanche perdent des heures.
Pour économiser le temps nos malades ont souvent l’habitude d’entreprendre deux occupations à la fois. Très prisés sont par exemple l’étude, la lecture ou l’accomplissement de quelconques travaux pendant la défécation10
Pour certains névrosés, les w.-c. sont par excellence le lieu de la production favorisée par la solitude. Un malade, qui pendant les séances d’analyse montrait les plus vives résistances contre l’association libre, en produisait chez lui, aux cabinets, et les apportait toutes faites à l’analyste.. J’ai connu quantité de gens qui, pour gagner du temps, mettaient ou enlevaient ensemble manteau et veston ou bien qui se déshabillaient le soir en laissant leur caleçon dans leur pantalon pour pouvoir enfiler les deux d’un coup le lendemain matin. On multiplierait aisément les exemples de ce genre. Le plaisir de posséder s’exprime sous les formes les plus variées. Il n’y a pas si loin de l’avare, qui selon l’idée populaire compte et contemple ses pièces d’or avec amour, au collectionneur de timbres désolé par une lacune de sa collection. L’essai de Jones sur la passion du collectionneur est toutefois si riche que je ne saurais rien lui ajouter.
En revanche, il me parait nécessaire de traiter brièvement un phénomène étroitement apparenté au plaisir de contempler ses possessions. Je pense à la satisfaction que procure la contemplation de ses propres créations intellectuelles, lettres, manuscrits, ou œuvres de toutes sortes. Ce plaisir est préfiguré dans la contemplation des fèces qui est, pour beaucoup de gens, une source de plaisir toujours renouvelée et qui, chez nombre de névrosés, revêt une allure compulsionnelle.
Le surinvestissement libidinal de la possession explique aisément la peine que nos malades ont à se séparer de toutes sortes d’objets, même dépourvus d’utilité pratique ou de valeur. Les personnes ainsi attachées à la possession gardent par exemple au grenier toutes espèces d’objets cassés sous prétexte qu’ils pourraient en avoir besoin un jour. Après quoi ils se débarrassent de tout ce bric-à-brac d’un coup. La satisfaction de posséder une grande quantité d’objets correspond exactement au plaisir de retenir les fèces ; dans ce cas on diffère l’évacuation le plus longtemps possible. Les mêmes personnes collectionnent des bouts de papier, des ficelles, de vieilles enveloppes, des plumes usées, etc., et pendant longtemps sont incapables de s’en défaire jusqu’au moment où elles font un grand nettoyage qui leur procure également du plaisir. J’ai souvent constaté chez les commerçants et les employés une tendance spéciale à conserver soigneusement le papier buvard tout sale et déchiré. Pour l’inconscient de ces névrosés les taches d’encre sont l’équivalent des taches de matières fécales. J’ai connu une vieille femme sénile présentant une forte régression de la libido au stade anal qui gardait dans ses poches le papier hygiénique dont elle s’était servie.
La singulière habitude de cette autre femme dont le caractère anal était très fortement marqué montre que pour l’inconscient le fait de jeter les objets est identique à la défécation. Cette femme était incapable de jeter les objets hors d’usage, parfois cependant elle éprouvait le besoin de le faire, et elle avait inventé une méthode qui lui permettait en quelque sorte de se tromper elle-même. Elle se rendait dans un bois voisin de sa maison, et en partant elle attachait l’objet dont elle voulait se débarrasser — quelque harde — au ruban de son tablier derrière son dos. Elle le perdait en marchant dans la forêt, puis elle rentrait par un autre chemin pour ne pas revoir l’objet « perdu ». Pour renoncer à la possession d’un objet, elle devait donc le laisser tomber de la partie postérieure de son corps.
Les gens qui n’aiment pas se séparer de leurs vieilles affaires n’aiment pas non plus se servir des neuves. Ils se procurent des vêtements qu’ils ne portent pas, mais gardent pour plus tard et ne prennent plaisir à les posséder que tant qu’ils restent inutilisés dans l’armoire.
La répugnance à jeter des objets hors d’usage ou sans valeur aboutit souvent au besoin compulsionnel d’utiliser les choses les plus infimes. Un homme riche découpait les boîtes d’allumettes, dont le contenu était utilisé, en petits bouts de bois qu’il donnait à ses domestiques pour allumer le feu. Une tendance analogue se montre chez les femmes à la période d’involution.
Cet amour pour l’utilisation des restes est susceptible, dans certains cas, d’une sublimation incomplète, comme celle qui consiste par exemple à faire de l’utilisation des déchets de toute une ville le thème favori de ses rêveries sans qu’il s’ensuive un résultat pratique. Nous nous occuperons plus loin des fantasmes de ce genre.
La tendance au gaspillage est moins fréquente chez nos malades que l’avarice. Dans une communication à la Société de Psychanalyse de Berlin, Simmel établissait un parallèle entre le gaspillage et la diarrhée névrotique, parallèle aussi évident que l’est depuis longtemps pour nous le rapport entre avarice et constipation. Ma propre expérience me permet de confirmer la justesse de cette façon de voir ; j’ai d’ailleurs fait observer depuis longtemps que les dépenses d’argent peuvent être considérées comme un équivalent du don de la libido, don souhaité mais inhibé par la névrose11
« Les dépenses d’argent dans les états anxieux », Z., IV, 1916 (Klinische Beiträge, p. 279 et suiv.).. Je mentionnerai ici ce type de femmes qui gaspillent l’argent, manifestant par là leur hostilité contre leur mari à qui elles prennent ainsi ses « moyens » ; il s’agit là, si nous laissons de côté les autres motifs déterminants, d’une expression du complexe de castration de la femme, au sens d’une vengeance sur l’homme. Une fois de plus nous voyons ici, jouer ensemble, les motifs sadiques et ceux qui ont une origine érotique-anale.
La conduite contradictoire du névrosé à l’égard de la défécation nous explique la mesquinerie de beaucoup de malades qui économisent sur des sommes infimes pour se livrer de temps en temps à de grandes dépenses. Ce sont des gens qui retardent le plus possible le moment de la défécation — en prétextant le manque de temps — et n’évacuent que des petites quantités de matières, l’évacuation complète n’ayant lieu qu’à de longs intervalles. On rencontre à l’occasion des personnes au caractère anal très marqué dont la libido est entièrement investie dans la possession de l’argent. Un malade m’a raconté qu’étant petit garçon il ne jouait pas à la guerre comme les autres enfants avec des soldats de plomb, mais avec des pièces de monnaie. Il se faisait donner quantité de pièces de cuivre qui représentaient les soldats, des pièces de nickel qui symbolisaient les sous-officiers de tous grades, et des pièces d’argent qui jouaient le rôle des officiers. Une pièce de 5 marks en argent était le généralissime. Elle se trouvait « derrière le front », protégée contre toutes les attaques dans un bâtiment spécial. Au cours du combat l’un des adversaires faisait prisonniers les soldats de l’autre et les incorporait à sa propre armée. De cette façon le nombre des pièces augmentait d’un côté jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien de l’autre. Il est clair que dans l’inconscient du malade le « combat » était dirigé contre le père « riche ». Mais ce qui est remarquable dans cet exemple c’est que l’argent remplace complètement l’homme ; du reste, quand le malade commença son traitement, il ne montrait pas le moindre intérêt pour autrui. Seule l’intéressait la possession de l’argent et des valeurs.
Nos patients se montrent tout aussi contradictoires en ce qui concerne l’ordre et la propreté. Les psychanalystes connaissent trop bien ce fait pour qu’il soit nécessaire de s’y arrêter. Toutefois certains traits méritent une attention spéciale. Le plaisir de classer et de cataloguer, d’établir des listes, des tableaux statistiques, des programmes et des emplois du temps est une expression bien connue du caractère anal. Cette tendance est si exagérée chez de nombreuses personnes qu’elles tirent plus de plaisir de l’élaboration d’un plan que de son exécution, de sorte que celle-ci est souvent complètement abandonnée. J’ai connu nombre de malades souffrant d’une grave inhibition dans leur travail qui, chaque dimanche, se fixaient jusque dans le moindre détail un emploi du temps pour toute la semaine, mais ne l’appliquaient jamais. Remarquons que ces patients n’étaient pas seulement des irrésolus mais en même temps des entêtés qui, imbus d’eux-mêmes, rejetaient les méthodes courantes ayant fait leurs preuves et agissaient à leur guise.
De nombreux névrosés gardent leur vie durant une attitude ambivalente à l’égard de la propreté. Ce sont de ces gens qui ont une apparence, très soignée, du moins pour ce qu’on peut en voir. Mais tandis que la partie visible de leurs vêtements et de leur linge est impeccable, ce qu’on ne voit pas, le corps et les sous-vêtements, sont extrêmement sales12
Une locution berlinoise s’applique à ces sortes de gens : Oben, hui, unten pfui ! (En haut c’est beau, en bas pouah !). On dit encore plus grossièrement en Bavière : Oben beglissen, unten beschissen (Brillant en haut, merdeux en bas). Ces contradictions sont donc bien connues du peuple..
Ces mêmes personnes tiennent leur intérieur dans un ordre scrupuleux. Sur leur bureau chaque objet est à la place qui lui revient ; les livres visibles sur l’étagère sont rangés avec beaucoup de soin et de régularité, mais le plus grand désordre règne dans les tiroirs qui ne sont rangés à fond que de loin en loin pour s’encombrer peu à peu d’un nouveau fouillis.
Je rappelle ici que, dans l’inconscient de ces névrosés, une chambre ou un tiroir en désordre représente l’intestin rempli de matières fécales. J’ai eu à plusieurs reprises à analyser des rêves qui faisaient de cette façon allusion à l’intestin. L’un de mes malades me raconta un rêve dans lequel il montait sur une échelle derrière sa mère pour aller dans une chambre de débarras sous les combles. C’était un rêve d’inceste avec fantasme de coït anal, dans lequel l’anus était représenté par l’échelle étroite et l’intestin par une chambre de débarras.
Les traits de caractère apparentés au goût de l’ordre, comme par exemple la minutie et la précision, sont souvent étroitement associés aux traits opposés. Les travaux de Jones à ce sujet me dispensent d’entrer dans les détails. Je me bornerai à mentionner le besoin si fréquent dans le caractère anal de symétrie et de « juste distribution ». De même que certains névrosés comptent leurs pas pour atteindre leur but au bout d’un nombre pair, de même ils ne supportent aucune asymétrie. Ils donnent à tous les objets une position symétrique et partagent toutes choses avec la plus minutieuse précision. Un mari fait des calculs pour prouver à sa femme qu’il n’y a pas de symétrie dans leurs dépenses respectives pour les vêtements. Il suppute continuellement ce qui revient à l’un pour compenser ce que l’autre a acheté. Pendant les restrictions alimentaires de la Grande Guerre, deux frères, tous deux célibataires, vivaient à frais communs. Lorsque leur ration de viande était sur la table, ils la partageaient en deux en contrôlant minutieusement le poids sur un pèse-lettre, chacun craignant que l’autre n’eût pas son dû ou se crût lésé. Significatif aussi est le désir continuel d’être quitte envers les autres, c’est-à-dire de n’avoir à leur égard aucune obligation non accomplie, si insignifiante soit-elle. Notons, comme manifestation d’érotisme anal non sublimé, la tendance qu’ont d’autres personnes au caractère anal très marqué, à oublier leurs dettes, surtout quand il s’agit de petites sommes.
Insistons encore sur une constatation de Jones, que l’auteur ne mentionne qu’en passant quoiqu’il la tire manifestement d’une vaste expérience.
Je cite (p. 79) : « Le plus frappant est la tendance à s’intéresser à l’envers des choses, qui se révèle de diverses manières, par exemple dans une curiosité marquée pour le côté opposé des lieux ou le revers des objets... la tendance à confondre la droite et la gauche, l’est et l’ouest, à renverser l’ordre des lettres et des mots et ainsi de suite. »
Je pourrais confirmer les vues de Jones par de nombreux exemples tirés de ma propre expérience. Ces considérations nous permettent de pénétrer profondément le sens de bien des symptômes et traits de caractère névrotiques. Tous ces « renversements » se font, sans aucun doute, selon le modèle du déplacement de la libido de la zone génitale à la zone anale. À ce propos, il faut rappeler la conduite de beaucoup de gens considérés comme des excentriques et dont la manière d’être se fonde en grande partie sur un caractère anal. Ils penchent dans les grandes choses comme dans les petites à agir contrairement aux habitudes des autres. Ils portent des vêtements aussi différents que possible de la mode du jour ; travaillent quand les autres s’amusent ; font debout ce que les autres font assis, par exemple écrire ; vont à pied quand les autres prennent une voiture ; prennent le galop quand les autres se promènent et, si tout le monde s’habille chaudement, ils font le contraire. En matière de nourriture, leurs prédilections sont en contradiction avec le goût courant. La parenté entre ce comportement et l’obstination qui nous est familière comme trait de caractère est incontestable.
Quand j’étais étudiant, j’ai connu un jeune homme qui se faisait remarquer par d’étranges habitudes. D’humeur insociable, il allait ostensiblement contre la mode et spécialement contre toutes les coutumes des autres étudiants. Un jour que je déjeunais avec lui au restaurant, je remarquai qu’il se faisait servir le menu à l’envers, c’est-à-dire qu’il prit d’abord le dessert pour finir par la soupe. Bien des années après, je fus appelé en consultation par sa famille. Mon camarade était en plein délire paranoïaque. Si nous nous souvenons de l’importance considérable de l’érotisme anal dans la psychogenèse de la paranoïa telle que Ferenczi notamment l’a mise en évidence, nous comprendrons la conduite excentrique de cet homme comme le résultat d’un caractère anal et nous y verrons un signe précurseur de sa paranoïa.
C’est dans certains cas de névrose féminine où s’exprime un complexe de castration particulièrement fort que le sens profond de cette tendance au renversement se révèle le plus clairement. Le renversement, là, procède de deux motifs principaux : le déplacement de la libido du « devant » vers « l’arrière » et le désir d’un changement de sexe. J’espère pouvoir consacrer à l’occasion d’autres travaux à la psychologie de ces états.
J’aimerais ajouter au précédent développement une observation dont je souhaiterais que l’exactitude fût vérifiée. Le caractère anal semble se traduire en certains cas dans une certaine physiognomonie. Il me semble qu’il se révèle en particulier par une expression maussade. D’une manière générale les personnes qui doivent renoncer à une satisfaction génitale normale penchent à la morosité13
Alors, il est vrai, que certaines disposent de nombreuses sources de satisfaction narcissique et vivent dans un contentement d’eux-mêmes souriant.. Un pincement continuel des narines, un léger relèvement de la lèvre supérieure, me paraissent être les caractéristiques physiognomoniques de ce type. Dans certains cas, on a l’impression que le nez renifle continuellement des odeurs. II est probable que ce trait se rapporte à la satisfaction coprophilique tirée des odeurs. J’ai dit une fois d’un homme qui présentait cette physionomie qu’il avait l’air de se sentir continuellement lui-même. Aussitôt quelqu’un qui connaissait bien l’homme en question me confirma qu’il avait en effet l’habitude de sentir ses mains et tout ce qu’il touchait. J’ajouterai que les traits typiques du caractère anal étaient chez lui très prononcés.
Je n’ai pas la prétention d’avoir épuisé le sujet dans cet article. Je suis au contraire conscient d’avoir traité de façon bien incomplète la diversité des phénomènes. En réalité j’ai voulu surtout m’attacher à compléter notre connaissance des phases prégénitales du développement de la libido. Comme je l’ai indiqué au début, cet article sera suivi d’une étude sur les états maniaco-dépressifs pour lesquels la connaissance des stades prégénitaux du développement est indispensable.
II. Contribution de l’érotisme oral à la formation du caractère14
« Beiträge der Oralerotick zur Charakterbildung », in : Psychoanalytische Studien zur Charakterbildung, Leipzig, Int. Psa. Verlag, 1925. 15
Traduit avec la collaboration de Simone CHAMBON.
Il est classiquement admis que, pour découvrir les origines de la formation du caractère, il convient de considérer d’une part les dispositions innées, et, d’autre part, les influences du milieu, parmi lesquelles l’éducation occupe une place de choix. La recherche psychanalytique a, la première, attiré l’attention sur certaines origines du caractère peu remarquées jusqu’alors. Elle nous a amenés à considérer que certaines composantes de la sexualité infantile dont l’usage est exclu de la vie sexuelle de l’adulte subissent une transformation partielle qui en fait des traits de caractère. On sait que Freud en premier montra que certaines composantes de l’érotisme anal infantile subissent un tel destin. Cet érotisme anal entre pour une part dans l’organisation définitive de la vie sexuelle de l’adulte, pour une autre part il est sublimé, et pour une autre enfin il joue un rôle dans la formation du caractère. Ces contributions que l’analité apporte à la formation du caractère doivent être considérées comme normales. Sous les espèces de la propreté, de l’amour de l’ordre, etc., elles permettent à l’individu de s’adapter aux exigences de son milieu. Par ailleurs nous avons appris à définir cliniquement un « caractère anal » : il se distingue par une exagération de certains traits ; mais il faut souligner qu’un penchant excessif pour la propreté, la parcimonie, et autres tendances similaires qui sont la marque de l’analité, ne sont jamais une réussite parfaite. Nous leur trouvons invariablement associée la position inverse qui se manifeste à des degrés divers.
L’expérience nous apprend que les déviations de caractère au stade génital ne sont pas toutes d’origine anale. Nous savons que l'érotisme oral est également source de formation du caractère. Là également nous pouvons constater que ses contributions peuvent rester dans les limites du normal ou les déborder largement. Si nos observations sont justes, elles nous permettent de traiter des origines orales, anales et génitales de la formation du caractère ; ce faisant, nous avons toutefois parfaitement conscience de laisser de côté un aspect du problème ; en effet, dans la formation du caractère, nous nous contenterons de considérer les contributions fournies par les zones érogènes, à l’exclusion de celles fournies par les pulsions partielles. Cette négligence est cependant plus apparente que réelle : par exemple, le lien étroit qui existe entre la cruauté, composante de la vie instinctuelle infantile et l’érotisme oral, deviendra évident dans la formation du caractère comme dans n’importe quel autre domaine ; il n’est donc guère nécessaire d’insister sur ce sujet.
Ce que je suis à même de dire des traits de caractère d’origine orale sera peut-être à certains égards décevant, parce que je ne peux en tracer un tableau aussi achevé que du caractère anal. Je commencerai donc par souligner certaines différences qu’il convient de ne pas perdre de vue et qui réduiront à de plus modestes et plus convenables proportions ce que nous pouvons attendre d’une telle description.
Rappelons d’abord que la part des tendances au plaisir liée aux processus intestinaux qui peut entrer dans la composition de l’érotisme normal sous une forme non refoulée est bien réduite ; au contraire, une partie incomparablement plus importante de l’investissement libidinal de la bouche, caractéristique de la première enfance, est utilisable dans la vie adulte. Il s’ensuit que les composantes orales de la sexualité infantile seront transformées en traits de caractère ou sublimées dans une proportion bien moindre que les composantes anales.
Soulignons aussi qu’une transformation rétrograde du caractère comme celle liée à l’apparition de certains troubles nerveux se fixe essentiellement au stade anal. Si elle s’accentue et qu’il s’ensuive une intensification pathologique des traits de caractère oraux que nous décrirons plus loin, des traits de caractère anaux viendront se mêler aux premiers ; c’est donc à une association de ces traits de caractère que nous devons nous attendre plutôt qu’à une oralité sans mélange.
Si nous nous engageons dans l’examen de cette association nous serons amenés à faire une autre découverte : l’origine du caractère anal est étroitement liée aux destins de l’érotisme oral, et ne saurait être comprise complètement sans que l’on considère leur relation.
Son expérience clinique a conduit Freud à considérer l’accentuation libidinale marquée des processus intestinaux chez certains sujets comme constitutionnelle. La justesse de cette conception ne saurait être mise en doute. Qu’il nous suffise de rappeler comment des phénomènes évidents d’érotisme anal allant de pair avec des traits de caractère anaux peuvent s’observer chez les membres les plus différents d’une même famille. Néanmoins, ces faits appellent une explication supplémentaire à la lumière des observations psychanalytiques suivantes.
Au cours de la première enfance, l’individu ressent un plaisir intense dans l’acte de la succion et nous nous sommes familiarisés avec l’idée que ce plaisir ne saurait être uniquement attribué à l’acte de se nourrir, mais qu’il est essentiellement conditionné par la signification de la bouche en tant que zone érogène.
Cette forme primitive de plaisir, à laquelle l’individu ne renonce jamais complètement, va persister sous toutes sortes de déguisements durant la vie entière et pourra même s’intensifier à certaines époques et dans des circonstances particulières. Néanmoins, le développement physique et psychique de l’enfant porte en lui un renoncement d’importance au plaisir originel de succion. Or l’observation montre que tout renoncement de ce genre ne se produit que sur la base d’un échange. C’est à ce processus et à son développement dans différentes conditions qu’il convient d’accorder toute notre attention.
Tout d’abord l’apparition des dents conduit, on le sait, une partie considérable du plaisir de la succion à se transformer en plaisir de mordre. Il est à peine besoin de rappeler comment, à ce stade de son développement, l’enfant porte à la bouche tous les objets à sa portée et essaye de toutes ses forces de les déchiqueter avec ses dents.
Durant cette même période, l’enfant commence à établir des relations ambivalentes avec les objets extérieurs. Il faut ici souligner que la facette amicale aussi bien que la facette hostile de sa relation affective lui sont sources de plaisir. À cette même époque s’opère également un déplacement des sensations vers d’autres fonctions et d’autres zones corporelles.
Il faut attacher une signification toute particulière au fait que le plaisir de succion subit une sorte de migration. Simultanément au sevrage, on habitue aussi l’enfant à la propreté. Le développement progressif de la fonction des sphincters anal et uréthral est la condition nécessaire à la réussite de cette éducation. L’action de ces muscles est la même que celle des lèvres dans la succion qui lui a manifestement servi de modèle. L’expulsion primitive incontrôlée des excréments s’accompagnait d’une stimulation des orifices du corps, source indéniable de plaisir. Si l’enfant s’adapte aux exigences de l’éducation et apprend à retenir ses excréments, cette activité nouvelle s’accompagnera elle aussi de plaisir. La jouissance liée à ce processus forme la base même sur laquelle s’élabore graduellement la satisfaction psychique de retenir tout objet possédé. Pour la représentation de l’enfant, la possession d’un objet a originellement le sens d’une véritable incorporation comme de récentes recherches l’ont montré. Alors que, primitivement, le plaisir était associé à la simple action de s’approprier un objet venant de l’extérieur ou d’expulser les contenus corporels, il s’y ajoute à présent le plaisir de les retenir qui conduit au plaisir de la propriété sous toutes ses formes. Les relations qui existent entre ces trois sources de satisfaction psychique et physique sont d’une grande importance pratique pour le futur comportement social de l’individu. Si le plaisir d’obtenir ou de prendre s’associe le plus harmonieusement possible au plaisir de posséder comme à celui de donner, on peut dire alors qu’une étape capitale a été franchie dans l’établissement des relations sociales de l’individu. Car, lorsqu’il existe un rapport favorable entre ces trois tendances, la condition préliminaire et essentielle pour surmonter l’ambivalence de la vie émotionnelle se trouve réalisée.
Jusqu’à présent, nous nous sommes contentés d’envisager un seul aspect d’un processus polymorphe du développement. Pour notre propos, il suffit de souligner qu’une élaboration réussie de l’érotisme oral est la condition préliminaire et vraisemblablement essentielle d’un comportement ultérieur normal dans les relations sociales et sexuelles. Mais nombreux sont les risques de perturbation de cette importante étape du développement. Pour bien comprendre ce point particulier, il convient de se rappeler que le plaisir du nourrisson est dans une large mesure le plaisir de prendre, le plaisir de recevoir. Il apparaît alors que toute variation quantitative du plaisir normalement obtenu peut entraîner des troubles.
Dans certaines conditions d’alimentation, la période de succion peut se révéler une source de déplaisir extrême pour l’enfant. Dans certains cas, la recherche précoce du plaisir n’est nsatisfaite qu’imparfaitement et se trouve frustrée de la jouissance recherchée au stade de succion16
Freud a depuis longtemps mis en évidence que des troubles gastriques et intestinaux de la première enfance peuvent avoir un effet néfaste sur le développement psychique de l’enfant.. Dans d’autres cas, la même période est anormalement féconde en sensations de plaisir. Il est bien connu que certaines mères favorisent la recherche du plaisir de leurs nourrissons en satisfaisant tous leurs désirs. Il en résulte une très grande difficulté lors du sevrage, et l’opération prend parfois deux ou trois ans. Dans certains cas, l’enfant persiste à se nourrir au biberon presque jusqu’à l’âge adulte.
Que l’enfant ait été frustré de tout plaisir au cours de cette première période de sa vie, ou que l’on en ait favorisé l’excès, le résultat est le même. Il quitte difficilement le stade de la succion. Insuffisamment gratifié, ou devenu trop exigeant, il se fixera alors avec une intensité particulière sur les possibilités de plaisir que peut lui offrir le stade suivant. Il risquera ainsi constamment de rencontrer une nouvelle déception à laquelle il réagira plus volontiers qu’un enfant normal, avec une tendance renforcée à régresser au stade précédent. En d’autres termes, chez l’enfant qui a été déçu ou gâté au cours de la période de succion, le plaisir de mordre, qui est aussi la forme de sadisme la plus primitive, sera particulièrement marqué. Ainsi, le début de la formation du caractère chez un tel enfant s’accomplit sous le signe d’une ambivalence anormalement marquée. En pratique, ce trouble du développement du caractère se manifeste par des traits d’hostilité et d’envie prononcés. Ainsi s’explique la présence si fréquente d’une jalousie pathologique et hypertrophiée. Eissler lui avait déjà attribué des origines orales17
Plaisir et troubles du sommeil, 1921.. Tout en étant parfaitement d’accord avec son interprétation, j’aimerais souligner ici le lien qui existe entre ce trait de caractère et un stade oral ultérieur. Dans de nombreux cas, un enfant qui a déjà atteint le stade de mordre et de mâcher la nourriture a l’occasion d’observer un nourrisson. Sa jalousie se trouve alors particulièrement sollicitée. Elle peut être imparfaitement dépassée par transformation en son contraire, mais il est facile de voir que le sentiment primitif persiste sous des déguisements variés.
L’enfant y échappe-t-il, c’est de Charybde en Scylla pour être menacé par un autre danger. Il tente de retrouver l’acte primitif de sucer sous une autre forme différemment localisée. Nous avons déjà mentionné l’activité de succion des sphincters. Nous avons vu qu’un désir immodéré de possession, particulièrement sous forme de parcimonie et d’avarice pathologiques, est étroitement lié à ces processus. Ainsi voyons-nous que ces traits, qui appartiennent au tableau clinique du caractère anal, s'élaborent sur les ruines d'un érotisme oral dont le développement fut contrarié. Dans cette communication, je me contenterai de décrire ce trouble particulier du développement. Les remarques précédentes suffisent à montrer combien notre compréhension du caractère anal dépend d’une connaissance adéquate des stades antérieurs du développement.
— Un exemple tiré de l’observation analytique quotidienne nous permettra d’envisager les contributions immédiates que l’érotisme oral fournit à la formation du caractère.
— La parcimonie névrotique qui peut aller jusqu’à l’avarice se rencontre souvent chez des sujets complètement inhibés lorsqu’il s’agit de gagner leur vie, et les origines anales de la formation du caractère ne nous en fournissent aucune explication. Il s’agit en fait d’une inhibition de la convoitise pour les objets, qui révèle un destin particulier de la libido. Le plaisir d’atteindre les objets convoités semble dans ce cas avoir été refoulé au profit du plaisir de retenir les biens que l’on possède déjà. Les sujets chez qui nous rencontrons cette inhibition sont toujours obsédés par la peur de perdre ne fût-ce que la plus petite parcelle de ce qu’ils possèdent. Cette peur les empêche de faire des acquisitions et les laisse de maintes façons désemparés dans la vie pratique. Nous comprendrons ce type de formation du caractère si nous procédons à l’examen des symptômes voisins.
Dans certains cas, le caractère tout entier du sujet est soumis à l’influence orale, mais ceci ne peut être démontré que par une analyse approfondie. Mon expérience personnelle me porte à croire que nous sommes alors en présence de sujets dont l’allaitement s’est poursuivi de façon calme et satisfaisante. Cette heureuse période leur a laissé la conviction profondément enracinée que tout se passera toujours bien en ce qui les concerne. Ils affrontent la vie avec un optimisme inébranlable qui les aide souvent à réaliser en effet leurs projets dans la vie. Mais il existe des variantes de développement moins favorables. Certains sujets vivent dans l’attente d’un être protecteur et bienveillant, c’est-à-dire d’un substitut de la mère, dont ils recevraient tout le nécessaire. Cette croyance optimiste les condamne à l’inaction. Là encore nous avons affaire à des sujets trop gâtés pendant la période d’allaitement. Leur attitude envers la vie montre qu’ils s’attendent à ce que le sein maternel coule éternellement pour ainsi dire. Ils ne font aucun effort et, dans certains cas, ils se refusent à poursuivre toute occupation lucrative.
Cet optimisme, qu’il soit efficace ou qu’il soit du type que nous venons de décrire, forme un contraste frappant avec un trait du caractère anal qui n’a pas été suffisamment mis en lumière jusqu’à présent. Je veux dire ce sérieux morose qui peut aller jusqu’au pessimisme marqué. Cependant, il convient de faire remarquer que cette caractéristique n’est, pour une grande part, pas d’origine directement anale, mais remonte à une déception des désirs oraux au cours de la première enfance. Chez les sujets appartenant à ce type, la croyance optimiste en la bienveillance du destin fait totalement défaut. Tout au contraire, ils ont une attitude soucieuse devant la vie et ils ont tendance à voir tout en noir et à trouver d’excessives difficultés dans les entreprises les plus simples.
La structure de caractère qui tire ainsi son origine de l’érotisme oral s’exprime dans le comportement social du sujet et détermine jusqu’au choix professionnel, aux tendances et aux engouements. Nous pouvons citer comme exemple le type du fonctionnaire névrosé qui n’est capable d’exister que lorsque tous les actes de sa vie ont été fixés à leur place une fois pour toutes. Pour lui, la condition nécessaire à la vie est que ses moyens d’existence lui soient assurés jusqu’à sa mort. Il préfère renoncer à toute possibilité de succès personnel pour recevoir un revenu certain et permanent.
Jusqu’à présent, nous avons envisagé les sujets dont le caractère s’expliquerait par les satisfactions libidinales vécues au stade oral de leur développement. Au cours du travail psychanalytique, cependant, nous observons d’autres sujets qui traînent toute leur vie les conséquences d’une insatisfaction de la période d’allaitement et ne présentent aucune trace d’un tel développement.
Dans leur conduite sociale, ils semblent toujours demander quelque chose, soit sous forme de modeste prière, soit sous forme d’exigence agressive. La façon dont ils formulent leurs vœux tient de la succion obstinée et permanente ; les faits brutaux et les arguments raisonnables sont également impuissants à les dissuader, ils persistent au contraire à supplier et à insister. On pourrait presque dire qu’ils « collent aux autres comme des sangsues ». Ils ont une horreur particulière de la solitude, si épisodique soit-elle. L’impatience est chez eux un trait caractéristique. L’investigation psychanalytique nous oblige parfois à admettre une régression du stade sadique-oral à celui de la succion et l’on trouve également chez eux un élément de cruauté qui prête quelque chose de vampirique à leur position à l’égard d’autrui.
Chez ces mêmes sujets, nous rencontrons certains traits de caractère qui obligent à se référer à un curieux déplacement à l’intérieur du domaine oral. Leur ardent désir de satisfaction par succion s’est transformé en un besoin de donner par la bouche, si bien que nous découvrons en eux, outre un désir permanent de tout obtenir, un besoin constant de communiquer oralement avec les autres. Il en résulte une logorrhée liée dans la plupart des cas à un sentiment de trop plein. Ces sujets ont l’impression que la richesse de leur pensée est inépuisable et ils attribuent à leurs paroles un pouvoir particulier ou une valeur exceptionnelle. L’essentiel de leur contact avec les autres s’effectue sous forme de décharge orale. Leur insistance obstinée décrite plus haut prend évidemment surtout la forme de parole. Mais cette fonction sert en même temps à donner. J’ai pu constater chez de tels individus qu’en dehors du domaine verbal, ils étaient également hors d’état de se retenir. C’est ainsi qu’il n’est pas rare de trouver chez eux un besoin d’uriner névrotique et exagéré qui peut apparaître en même temps qu’un flot de paroles ou immédiatement après.
Dans ces expressions du caractère appartenant au stade sadique-oral, la parole prend aussi en charge la représentation des pulsions par ailleurs refoulées. Chez certains névrosés, l’intention hostile du discours est particulièrement frappante. Dans ce cas elle sert le dessein inconscient de tuer l’adversaire. La psychanalyse a montré que, dans les cas de ce genre, une forme moins violente d’agression est venue remplacer le désir de mordre et de dévorer l’objet, bien que la bouche soit toujours l’organe utilisé à cet effet. Parfois la parole exprime toutes les tendances pulsionnelles, fussent-elles amicales ou hostiles, sociales ou asociales, et indépendamment de la sphère pulsionnelle à laquelle elles appartenaient à l’origine. Le besoin de parler signifie désirer aussi bien qu’attaquer, tuer ou détruire et en même temps toutes sortes d’évacuations corporelles, y compris la fécondation. Pour l’activité fantasmatique de ces sujets la parole subit une valorisation narcissique identique à celle qui, dans l’inconscient, est attribuée aux productions corporelles et psychiques. Leur conduite entière offre un contraste particulièrement frappant avec l’attitude des sujets réticents à formation de caractère de type anal.
Ces observations nous rendent particulièrement attentifs aux variantes et aux différences qui existent dans le domaine de la formation du caractère oral ; elles montrent que le champ de nos investigations est très étendu et ne risque pas de manquer de variété. Les différences les plus importantes sont à rapporter à l’origine d’un trait de caractère : à savoir si celui-ci est fondé sur une étape orale plus précoce ou plus tardive ; si, en d’autres termes, il est l’expression d’une tendance inconsciente à sucer ou à mordre. Dans ce dernier cas nous trouverons, liées à un tel trait de caractère, les manifestations les plus nettes d’ambivalence, les expressions positives et négatives des désirs pulsionnels, les tendances hostiles et amicales ; tandis que notre expérience nous permet d’affirmer que les traits de caractère dérivés du stade de succion ne sont pas encore soumis à l’ambivalence. D’après ce que j’ai pu observer, cette différence fondamentale se retrouve dans les plus petits détails de la conduite d’un individu. À une séance récente delà Société Britannique de Psychologie (Section Médicale), le Dr Edward Glover a fait une communication dans laquelle il attachait une importance particulière à ces différences18
Signification de la bouche en Psychanalyse, 1924..
Les contrastes significatifs de la forme de caractère des différents individus peuvent se déduire psychanalytiquement à partir d’influences décisives, selon qu’elles furent orales ou anales. La liaison des composantes pulsionnelles sadiques et des expressions de la libido appartenant aux zones érogènes est non moins significative. Quelques exemples qui ne prétendent pas faire, le tour de la question me serviront d’illustration. En psychanalyse il nous est possible de retrouver l’origine des convoitises et des aspirations les plus intenses en remontant jusqu’au stade oral primaire. II. est à peine nécessaire d’ajouter que nous n’excluons pas le rôle joué par des pulsions d’autres origines dans ces phénomènes. Mais les désirs issus de cette étape orale ne comportent pas la tendance à détruire l’objet, caractéristique des pulsions de l’étape suivante.
Les tendances possessives issues de la deuxième étape orale forment un vif contraste avec l’absence d’exigence que nous rencontrons si souvent comme manifestation du caractère anal. Mais n’oublions pas que, chez ce dernier, la faible impulsion à acquérir les objets est contrebalancée par un attachement obstiné à ce qu’il possède déjà.
Sont également caractéristiques les différences concernant le partage de ce que l’on possède. La libéralité apparaît souvent comme un trait de caractère oral. Le sujet oralement satisfait s’identifie ainsi à la mère généreuse. Tout change avec la seconde phase sadique-orale où l’envie, l’hostilité et la jalousie rendent une telle conduite impossible. Ainsi, en bien des cas, une conduite généreuse ou, au contraire, envieuse, résulte de l’une des deux phases orales du développement ; et, de la même façon, la tendance à l’avarice procède du stade suivant, c’est-à-dire du stade sadique-anal de la formation du caractère.
L’attitude sociale diffère remarquablement suivant le stade du développement de la libido dont le caractère est issu. Ceux qui ont été satisfaits au cours de la première phase sont aimables et sociaux ; ceux qui sont fixés au stade sadique-oral sont hostiles et incisifs ; par contre, l’attitude morose, inaccessible et réticente va de pair avec le caractère anal.
Ajoutons que les sujets de caractère oral sont accessibles aux idées nouvelles, sans discrimination, tandis que le caractère anal entraîne une conduite conservatrice, hostile à toute innovation, attitude qui interdit sûrement tout abandon précipité de ce qui a fait ses preuves.
Le contraste est semblable entre l’ardeur impatiente, la hâte, l’agitation du caractère oral et la persévérance, l’obstination du caractère anal, qui, par ailleurs, conduit à l’atermoiement et à l’hésitation.
Depuis longtemps, Freud a vu dans l’érotisme urétral l’origine de l’amour-propre, trait de caractère que nous rencontrons si fréquemment dans nos analyses. Mais cette explication ne semble pas atteindre les sources les plus profondes de ce trait de caractère. Selon mon expérience, et aussi celle du Dr Edward Glover, il s’agirait plutôt d’un trait de caractère d’origine orale qui subit plus tard des renforcements d’origines diverses, parmi lesquelles l’urétrale mérite une mention particulière.
Soulignons en outre la coïncidence de certaines contributions orales primaires avec des contributions du stade génital définitif dans la formation du caractère ; ceci probablement dans la mesure où, au cours de ces deux étapes, la libido est moins menacée par les influences perturbatrices de l’ambivalence.
Chez de nombreux sujets, nous trouvons, à côté des traits oraux déjà décrits, d’autres manifestations psychologiques issues des mêmes sources pulsionnelles. Il s’agit, pour une part, d’impulsions ayant échappé à toute socialisation. Mentionnons tout particulièrement la boulimie pathologique et la tendance à des perversions orales diverses. Nous rencontrons, de plus, maints symptômes névrotiques de détermination orale, et, enfin, des manifestations constituées par voie de sublimation. Ces dernières mériteraient une étude particulière, dépassant les limites de cet article ; je me contenterai donc d’en donner un seul exemple.
Le déplacement du plaisir infantile de succion vers, la sphère intellectuelle a une grande signification pratique. La curiosité et la joie de l’observation s’en trouvent considérablement renforcées, et cela non seulement pendant l’enfance, mais durant la vie entière du sujet. La psychanalyse révèle, chez les individus qui montrent un goût particulier pour l’observation de la nature et pour diverses branches de la recherche scientifique, un lien étroit entre ces penchants et les désirs oraux refoulés.
Un aperçu du laboratoire de la recherche scientifique convaincra de la nécessité que les incitations venues des différentes zones érogènes se renforcent et se complètent pour parvenir aux résultats les plus favorables. Le point optimum est atteint lorsque, à une aspiration intense des phénomènes observés s’allie une capacité à les retenir et à les « digérer » et que s’y ajoute un besoin suffisant de les restituer, à condition toutefois que cela se fasse sans précipitation excessive. L’expérience psychanalytique nous permet d’identifier les différentes déviations à partir de cet optimum. C’est ainsi que certains sujets ont une grande capacité intellectuelle d’absorption, mais sont inhibés quant à leurs productions. D’autres, au contraire, produisent à un rythme précipité. Il n’est pas excessif de dire que chez eux l’absorption est suivie d’une régurgitation immédiate. En analyse, il apparaît souvent que ces sujets ont tendance à vomir ce qu’ils viennent d’ingérer. Ils font preuve d’une impatience névrotique extrême. L’harmonie entre l’élan prospectif des impulsions orales et la prudence des impulsions anales leur fait défaut.
En conclusion il me semble particulièrement important d’insister encore sur la signification de ces combinaisons. La forme du caractère normal nous montre, harmonieusement unis, les rejetons de toutes les sources instinctuelles primitives.
Il convient de prendre en considération la multiplicité des associations possibles, de manière à éviter de surestimer l’importance d’un aspect particulier, si marqué soit-il.
Considéré à partir de la sexualité infantile, ce point de vue si vaste et si unificateur que nous offre la psychanalyse, le domaine caractérologique nous montre comment « toutes les parties se tissent en un ensemble » dans la formation du caractère. La sexualité infantile s’étend dans des directions opposées ; elle englobe toute la vie pulsionnelle inconsciente de l'adulte mais aussi les impressions psychiques capitales de la première enfance, parmi lesquelles il convient de compter les influences prénatales. Un certain découragement peut se saisir de nous devant la masse des phénomènes à l’œuvre dans le vaste champ de l’activité psychique, depuis les jeux enfantins et les autres témoins de l’activité fantasmatique précoce, en passant par les premières manifestations d’intérêt et de talent de l’enfant, jusqu’aux réalisations les plus hautes de l’adulte et aux différenciations individuelles les plus extrêmes. Mais nous nous souvenons alors de celui qui nous a donné l’instrument de recherche de la psychanalyse et nous a ainsi ouvert l’accès à la sexualité de l’enfant, cette inépuisable source de la vie.
III. La formation du caractère au stade « génital » du développement
Dans les deux stades du développement dont nous avons discuté jusqu’ici, nous avons pu reconnaître des formes archaïques du caractère. Elles représentent, dans la vie de l’individu, une répétition des conditions primitives que l’espèce a parcourues au cours des étapes de son développement. Comme pour l’ensemble de la vie organique, l’expérience confirme que le développement de l’individu répète sous une forme abrégée celle de ses ancêtres. Ainsi, dans des circonstances normales, ces stades précoces de la formation du caractère seront-ils traversés dans un laps de temps relativement court. Nous ne retracerons ici qu’à grands traits comment le caractère définitif de l’homme s’échafaude sur cette base.
On définit habituellement le caractère comme la direction d’ensemble des impulsions volontaires habituelle à un homme. Il n’est pas dans le propos de notre étude de nous attarder davantage à préciser ce concept. Mais il sera opportun de ne pas mettre trop l’accent sur l’« habitude » d’orienter dans un sens défini les impulsions volontaires. Car les considérations qui précèdent nous ont déjà démontré les vicissitudes du caractère. Nous ferons donc mieux de ne pas ériger au rang de signe distinctif capital la pérennité des particularités de caractère. Il nous suffira de dire du caractère qu’il comprend la totalité des réactions pulsionnelles de l’individu à la vie sociale.
Nous savons d’expérience que l’enfant, au début de la vie, réagit au monde extérieur d’une manière purement instinctuelle. Ce n’est que peu à peu qu’il surmonte une partie de ses tendances égoïstes et de son narcissisme et progresse vers l’amour objectal. On le sait, l’atteinte de ce but de l’évolution coïncide avec un second processus important : l’accès au plus haut degré d’organisation libidinale, que nous désignons par le terme de stade génital. En soulignant que l’origine des traits de caractère remonte à certaines sources pulsionnelles, nous supposons, par le fait même, que la formation du caractère ne sera achevée qu’une fois la libido parvenue au stade ultime de son organisation et à la constitution de l’amour objectal. Et il est certain que tous les faits confirment la théorie de Freud, aux termes de laquelle le comportement sexuel de l’individu servirait de prototype à l’ensemble de ses comportements psychiques.
Nous avons déjà montré en détail dans le premier des trois articles présentés qu’une adaptation parfaite de l’individu aux intérêts de la collectivité n’est possible qu’une fois atteinte l’étape génitale de l’évolution libidinale. Mais nous n’avons pas encore étudié pour lui-même le processus qui comprend le passage du second stade au stade définitif de la formation du caractère.
La contribution de cette troisième étape à la formation du caractère consiste naturellement surtout en un dépassement des vestiges des stades antérieurs du développement, dans la mesure où ils nuisent aux comportements sociaux. Pour en donner un exemple, une conduite sociale de tolérance, faisant droit aux intérêts d’autrui, ne conquerra sa place qu’une fois dominées les pulsions destructrices, hostiles à l’objet, d’origine sadique, ou les mouvements d’avarice et de jalousie de provenance anale. Nous allons nous consacrer à la modification qui y préside.
Une abondance inépuisable d’observations attire notre attention sur les faits psychiques que nous avons coutume de désigner sous le terme de complexe d’Œdipe. Pour n’envisager que le comportement du garçon, son désir érotique pour sa mère et ses souhaits d’éviction de son père se rattachent aux sources affectives les plus puissantes de son enfance. La représentation de la castration est étroitement liée à ces manifestations chez le garçon. La maîtrise des pulsions correspondantes est d’une importance décisive pour l’élaboration du caractère. Je m’en tiendrai à une description succincte, en renvoyant aux exposés présentés par Alexander (Internationale Zeitschrift für Psychoanalyse, 1922) sur les rapports entre le complexe de castration et le caractère. De façon générale, on peut dire que la maîtrise du complexe d’Œdipe sous tous ses aspects constitue le pas décisif vers le dépassement du narcissisme originel et des tendances objectales hostiles de l’enfance ; mais en même temps elle rompt avec la dominance du principe de plaisir dans la vie de l’individu.
Nous approfondirons quelque peu l’étude d’un aspect de cette modification, car on n’a pratiquement pas tenu compte jusqu’ici de son rôle dans la formation du caractère.
L’attitude du garçon à l’égard de la féminité corporelle, essentiellement de celle de sa mère, va grandement se modifier. D’abord sujet de curiosité mêlée d’angoisse, donc d’ambivalence affective, l’objet d’amour sera progressivement investi de libido dans sa totalité qui inclut ce qui suscitait autrefois des mouvements contradictoires. Si cette transformation réussit, on voit s’élaborer dans la relation de l’enfant à l’objet d’amour, outre le désir érotique immédiat, des expressions libidinales « inhibées quant au but » : tendresse, attachement, etc. ; elles acquièrent même, pour la durée de la période de latence, une importance supérieure à celle des émotions « sensuelles » ; lorsque ces sentiments se sont créés vis-à-vis de la mère, en cas de développement normal, ils se reporteront sur le père. Peu à peu ils s’écouleront sous les espèces de l’amitié et de la sympathie, vers un cercle plus étendu, pour atteindre enfin la collectivité. Nous discernons là un fondement capital de la formation définitive du caractère. Cette transformation coïncide avec le dépassement de l’étape de développement libidinal décrite par Freud sous le nom de « phallique ». Elle signe l’accession à un stade des relations objectales où l’organe génital de l’autre sexe n’est plus l’objet d’ambivalence affective, mais est déjà reconnu comme élément d’une personne aimée dans sa totalité.
Alors qu’aux étapes précédemment décrites du développement du caractère, les intérêts de l’individu heurtaient ceux de la collectivité, le stade génital donne lieu à un état où les intérêts des deux parties se recoupent dans une certaine mesure.
Nous voyons en conséquence que la structuration définitive du caractère de tout individu dépend du destin de son complexe d’Œdipe, en particulier de la capacité acquise de reporter sur autrui ou sur la collectivité des sentiments de sympathie. Cet effet du développement vient-il à manquer, l’apparition des sentiments sociaux reste-t-elle insuffisante, il en découlera comme conséquence immédiate une perturbation nettement perceptible dans la genèse du caractère. Parmi les patients dont nous connaissons, au travers de la cure psychanalytique, la vie psychique sous tous ses aspects, il s’en trouve un grand nombre atteints de ces troubles à un degré plus ou moins prononcé. De l’histoire de leur petite enfance, nous apprenons à coup sûr que des circonstances données ont mis obstacle à la naissance de ces sentiments. Il nous est régulièrement possible d’établir que, chez eux, la vie sexuelle ne s’accompagne nullement de besoins de tendresse, et de voir comment dans la vie quotidienne ils ont aussi peine à parvenir à un contact affectif véritable avec d’autres êtres. La dépendance qui existe entre un aboutissement socialement réussi du développement du caractère et la formation des composantes de « tendresse » apparaît dans toute son acuité chez un groupe de sujets dont l’enfance a été particulièrement marquée par leurs origines. Ce sont les cas de naissance illégitime, dans des conditions de vie où la carence de sentiments de sympathie ou de tendresse manifestés par l’entourage s’est marquée très précocement. L’absence d’image de l’amour entravera chez l’enfant la production de ces sentiments ; mais, en outre, il ne réussira pas à écarter les mouvements pulsionnels primitifs qui se dirigeaient contre le monde objectal et risque un comportement asocial. Nous rencontrons souvent des phénomènes comparables chez ces névrosés qui, tout en ayant grandi dans des conditions banales de vie bourgeoise, ont senti n'être pas aimés, et se voyaient en « Cendrillon ».
Comme il s’agit ici du stade ultime de la formation du caractère, il ne sera peut-être pas superflu d’écarter un risque de malentendu. Il n’est pas question de cerner rigoureusement un caractère « normal ». La psychanalyse n’a jamais érigé de normes de ce genre, elle se borne à établir des faits psychologiques. Elle détermine jusqu’à quel point un individu, ou un groupe, est parvenu dans la courbe de son évolution, de sa forme d’organisation la plus précoce à la plus achevée. Or l’expérience psychanalytique enseigne précisément que le développement parachevé du caractère, au sens social également, ne signifie qu’un dépassement relatif des types d’organisation primitifs, et qu’il appartient aux circonstances individuelles extérieures et intérieures de fixer dans quelle mesure le but sera rejoint, ou, une fois atteint, sera conservé.
En 1913, Freud a attiré l’attention pour la première fois sur les manifestations régressives dans le caractère, telles qu’elles se déroulaient parallèlement à la naissance de symptômes névrotiques19
« Prédisposition à la névrose obsessionnelle », Internationale Zeitschrift für Psychoanalyse, vol. I. N.d.T. : en français dans la Revue française de Psychanalyse, III, 19-29, n°3 : trad. PICHON et HOESLI., chez une patiente parvenue à la ménopause. Cette éclosion est, selon nous, le produit d’une régression psycho-sexuelle. L’apparition simultanée de symptômes névrotiques et d’une modification du caractère s’éclaire grâce aux recherches de Freud sur le thème commun de la régression. On a pu depuis lors confirmer à maintes reprises cette observation. Mais la dépendance qui lie les aspects du caractère au destin global de la libido ne se limite pas à une seule période de la vie ; elle a au contraire une valeur générale pour l’ensemble de l’existence. Le proverbe : « Jeunesse ne connaît pas la vertu »20
« Jugend kennt keine Tugend ». met le doigt sur l’inachèvement et le manque de fermeté du caractère avant l’âge de la maturité. Mais nous nous garderons de surestimer la stabilité du caractère, même plus avant dans la vie, pour garder toujours présents à l’esprit certains faits psychologiques dont il sera brièvement question ici.
C’est à Freud que revient le mérite d’avoir montré que des modifications importantes dans la constitution psychique de l’individu peuvent survenir en tout temps par le biais de l’introjection. La femme, en particulier, modèle son caractère sur celui de l’homme avec lequel elle vit. Un changement d’objet d’amour peut amener une nouvelle modification dans le caractère. Nous signalerons aussi l’assimilation réciproque des caractères chez des époux au cours d’une longue vie commune.
Il est courant de voir l’éclosion d’une névrose comporter également une transformation régressive sur le plan du caractère ; le thérapeute sait aussi que l’amélioration d’un état névrotique peut s’accompagner de changements de caractère au sens d’un progrès. J’ai indiqué récemment qu’on peut mettre en évidence chez les aliénés cycliques, lors des intervalles libres, une structure de caractère semblable à celle du caractère obsessionnel, qui, dans notre conception, correspond à une progression du stade oral vers le stade sadique-anal.
Il y a d’autres raisons encore qui s’opposent à l’établissement d’une norme dans la formation du caractère. Comme on le sait, il existe une extrême variété de caractères, en raison du niveau social, de la nationalité ou de la race. Il suffit de songer à quel point, chez divers peuples ou autres groupes humains, le sens de l’ordre, l’amour de la vérité, l’assiduité, et d’autres traits, sont marqués. Mais le comportement même d’un groupe humain donné varie dans le temps. Par exemple, les concepts de propreté, d’économie, de justice et autres, ont souvent changé au cours du temps au sein d’un peuple. L’expérience montre aussi que des modifications survenant dans les conditions de vie d’un peuple, dans une situation donnée, etc., peuvent entraîner de profonds bouleversements dans la structure du caractère ; les effets de la guerre mondiale en ce sens sont encore frais dans notre mémoire. Dans une collectivité nous retrouvons donc la même mobilité du caractère que chez l’individu, quand des bouleversements correspondants se sont produits, qu’ils soient intérieurs ou extérieurs.
Les deux études qui précèdent ont permis de montrer que la forme tardive du caractère s’échafaude sur les stades antérieurs du développement et s’assimile une bonne part de leurs éléments. Nous avons vu toute l’importance qui revient aux divers destins du complexe d’Œdipe dans la formation du caractère. Vouloir dresser une norme rigide du caractère serait, dans ces conditions, nier aussi bien la variabilité que nous lui avons reconnue que notre science de la genèse de ces variations.
Au sens social du terme, nous considérerons comme normale une personne qui n’est pas empêchée, du fait de certains traits de caractère extrêmement accusés, de s’adapter aux intérêts de la communauté. Mais les limites ainsi tracées peuvent s’étendre et laissent une marge pour une multitude de variations. Tout ce qu’on peut demander du point de vue social, c’est que chacun des traits de caractère du sujet ne soit pas trop excessif, et qu’il parvienne à une sorte de moyenne, par exemple entre les extrêmes de la cruauté et de la bonté excessive, de l’avarice et de la prodigalité, etc. Il importe d’éviter l’erreur d’établir une norme quant aux relations réciproques dans la composition des divers traits de caractère. Il est à peine besoin de dire qu’on n’invite pas ici tout simplement à l’idéal de la « médiocrité dorée » dans tous les rapports de l’être à son milieu.
D’après ce qui précède, il est évident que les diverses formes du caractère ne sont pas nettement délimitées. En pratique, cependant, on trouve sans difficulté certaines lignes de démarcation.
Les patients qui se prêtent le mieux à l’observation en pratique psychanalytique, sont ceux qui sous les yeux du thérapeute troquent à l’occasion certains traits de caractère contre d’autres. Il en fut ainsi d’un homme encore jeune, dont le comportement social initial se modifia progressivement sous l’effet de la cure, à un point tel que certains traits précis, gravement asociaux, disparurent. Auparavant peu aimable, défiant, présomptueux, avare, bref doté de toute une série de traits caractériels oraux et anaux, il modifia avec le temps son comportement social. Mais, à intervalles irréguliers, de violentes résistances se faisaient jour, qui entraînaient à chaque fois une rechute au stade archaïque déjà partiellement abandonné de l’évolution de son caractère. Il reprenait un comportement haineux, hostile, un ton orgueilleux et méprisant. Au lieu d’une attitude aimable et courtoise, il devenait méfiant et irritable. Il renonçait à tout contact affectif amical avec autrui, son médecin compris, pour la durée de cette phase de résistance ; et, entre lui et le monde extérieur, il établissait un mode radicalement inverse de relations. Tandis qu’il réagissait à l’égard des personnes par la haine et le refus, il convoitait frénétiquement des objets inanimés. Il ne s’intéressait plus qu’à des achats. Ainsi intercalait-il entre le monde objectal et lui, dans le plus d’occasions possibles, un rapport de possession. Il souffrait alors de l’angoisse de la perte ou du vol de choses lui appartenant. Sa relation au monde objectal était donc dominée par le problème de la possession, du gain et de l’éventualité de pertes. Dès que les résistances du patient rétrocédaient, le trait oral de cupidité et le trait anal de ténacité à garder son bien s’effaçaient progressivement, tandis que se tissaient peu à peu avec autrui des relations personnelles, dotées d’affects normaux.
Les observations de ce genre sont très instructives, car elles ne se bornent pas à montrer le rapport de certains traits caractériels avec l’une ou l’autre des étapes d’organisation de la libido ; elles mettent sous nos yeux les vicissitudes du caractère, nous entendons son accession occasionnelle à un degré de développement supérieur, et sa rétrocession à un degré inférieur.
L’étape ultime de la genèse du caractère permet de reconnaître les nombreux rapports avec les phases antérieures. Elle leur emprunte ce qui lui est nécessaire à une attitude bénéfique envers les objets. À l’étape orale précoce, elle demande son énergie prospective ; à la source anale elle puise l’endurance, la persévérance, et d’autres traits encore ; enfin, à la source du sadisme, les forces exigées dans la lutte pour la vie. En cas de développement heureux l’individu parvient à éviter les excès pathologiques, tant du côté négatif que positif. Il arrive à dominer ses impulsions, sans tomber dans l’anxieuse négation des instincts que l’on connaît aux névrosés obsessionnels. Nous en donnerons comme exemple le sentiment de justice, qui ne dégénérera pas, en cas de développement favorable du caractère, en pédantisme et n’aura donc pas besoin de se donner en spectacle à des occasions insignifiantes. Il suffit de penser aux multiples actes accomplis par l’obsédé dans le sens de la « symétrie ». La main droite exécute-t-elle un mouvement ou effleure-t-elle un objet, il faut que la gauche agisse de même. On a déjà dit que les mouvements de bienveillance sont bien loin des excès névrotiques de bonté. Il doit être également possible de conserver un juste milieu entre hésitation et précipitation, entre orgueil pathologique et docilité exagérée. L’attitude d’appropriation est réglée de sorte que les intérêts d’autrui sont ménagés dans certaines limites, tout en garantissant l’existence de l’individu. Les pulsions agressives nécessaires à la conservation de la vie seront maintenues jusqu’à un certain point. Une bonne part des énergies pulsionnelles sadiques trouve à s’utiliser dans un sens non plus destructif mais constructif.
Dans l’ensemble, la modification du caractère telle que nous l’avons brossée ici en quelques traits, exprime le dépassement progressif du narcissisme qui régissait les premiers stades de la genèse du caractère. Dans sa forme définitive, le caractère de l’homme conserve quelques-uns de ces éléments ; car l’expérience nous apprend qu’aucune phase du développement organique n’est jamais radicalement ni dépassée ni effacée. Au contraire, tout nouveau résultat du développement porte en lui des signes émanant des étapes antérieures. Mais, même si les phénomènes primitifs d’amour de soi se maintiennent partiellement, nous pouvons considérer que l’étape ultime du caractère est relativement non narcissique.
Pour relatif qu’il soit également, le dépassement de l’ambivalence a une importance extrême dans la formation du caractère. Divers exemples nous ont montré comment le caractère, une fois le stade ultime de son développement atteint, reste à égale distance des extrêmes. Nous rappelons que la persistance d’un violent conflit d’ambivalence dans le caractère recèle et pour le sujet et pour son entourage le danger permanent d’une bascule d’un extrême à l’autre.
Une évolution aussi parachevée que possible du caractère, jusqu’à l’étape supposée par nous comme la plus élevée de développement, exige donc avant tout un degré suffisant d’affects tendres et amicaux. Elle va de pair avec le dépassement relatif du narcissisme et de l’ambivalence.
Nous avons vu que l’opinion courante sur la genèse du caractère ne donne pas un aperçu suffisant des sources de ce développement, dans sa totalité. La psychanalyse, au contraire, grâce à des recherches empiriques, dégage des liens étroits entre la formation du caractère et le développement psychosexuel de l’enfant, en particulier les stades d’organisation de la libido et l’établissement des relations libidinales objectales. En outre, la psychanalyse nous permet de voir que même une fois la période d’enfance révolue, le caractère de l’homme est le théâtre de progressions et de régressions.
Considérer le caractère comme étroitement et constamment lié à toutes les autres manifestations de la psycho-sexualité, et admettre l’existence de modifications, même au delà de l’enfance, conduit à envisager une psychanalyse normative des formations caractérielles pathologiques.. La pratique ne nous confronte pas seulement avec la tâche de traiter des affections névrotiques au sens strict. Il n’est que trop fréquent que nous ayons à soigner, outre celles-ci, ou même avant toute chose, des variantes pathologiques du caractère. Les expériences recueillies jusqu’ici dans ce domaine peuvent se résumer en ces termes : « l’analyse du caractère » appartient aux tâches les plus ardues exigées du psychanalyste, mais, pour un certain nombre de cas, c’est la plus profitable. Actuellement, nous ne sommes pas en mesure de porter un jugement d’ensemble sur les effets thérapeutiques de l’analyse du caractère ; des investigations ultérieures devraient y parvenir.