Histoire d’un escroc à la lumière des données psychanalytiques

Le matériel clinique sur lequel est basé le présent essai de psychologie criminelle n’a pas été recueilli au cours d’un traitement psychanalytique au sens strict du mot. Il s’agit d’un homme sur qui je fus appelé en 1918 à porter, à titre de médecin militaire, un jugement psychiatrique, et que je retrouvai cinq ans plus tard dans des conditions tout à fait inattendues. Le temps limité qui m’était accordé pour faire mon rapport , et les conditions dans lesquelles je devais poursuivre ce travail à mon poste médical, ne permettaient pas une psychanalyse régulière.

Néanmoins l’histoire de cet homme présente des faits déconcertants au point de vue psychologique : ces dernières années, son comportement social a subi un renversement qui contredit radicalement tout ce que nous a appris la pratique psychiatrique. Par ailleurs, cet élément extraordinaire, je veux dire cette contradiction de ce qu’on sait, s’explique fort bien quand on recourt aux données les plus sûres de la psychanalyse. En outre, ce cas offre des données qui préparent admirablement la voie à une application de la psychanalyse à un domaine nouveau, la criminologie. Tout cela, j’espère, excusera que, malgré la façon inhabituelle dont ce cas se présente, nous le publions/dans une revue psychanalytique.

Cet homme, que j’appellerai N..., avait 22 ans quand il arriva au régiment. Avant il avait été plusieurs fois condamné par les tribunaux civils de divers endroits. Aussitôt purgée sa dernière condamnation, il avait été expédié au dépôt, où il fit son instruction militaire. Ses chefs n’ignoraient rien de son passé ; pourtant, une fois de plus arriva là ce qui était si souvent arrivé avant : en très peu de temps, N... avait gagné l’universelle sympathie. Il avait la confiance de ses camarades et était . considéré avec une réelle faveur par le commandant de son unité, mais ce fut pour abuser aussitôt de cette confiance qu’on mettait en lui.

D’ailleurs, juste comme ses fraudes allaient être découvertes, il reçut, avec un groupe de ses camarades un ordre de marche et fut dirigé siir le front des Balkans. Là, comme rien de son passé n’était connu, il lui fut encore plus facile de gagner la confiance de ses chefs par ses façons habiles. Il trouva d’abord son utilisation comme dessinateur ; mais son activité paraissait le rendre encore plus capable de trafics et de transactions. On lui confia de l’argent et il fut chargé d’achats pour sa compagnie dans les villes du voisinage. A X..., il fit connaissance de deux ou trois militaires qui menaient grande vie. Il fut sur-le-champ repris par sa vieille tendance (dont je parlerai plus loin). Lui aussi voulut jouer au monsieur et en quatre jours dissipa 160 marks sur l’argent qu’on lui avait confié. Dans une seconde expédition de ce genre, il s’aperçut que ses détournements étaient découverts ; aussi, au lieu de regagner son unité, il fila sur une plus grande ville. Là, il orna son uniforme d’un galon et se présenta comme caporal. Il s’était procuré un laissez-passer en chemin de fer qu’il avait fait viser pendant qu’il était encore dans sa compagnie, aussi pouvait-il désormais voyager partout où bon lui semblait. Il retourna en Allemagne. Mais là, et particulièrement à Berlin, la surveillance des militaires était trop stricte, et il rencontrait trop d’anciennes connaissances pour pouvoir rester longtemps. Il partit donc pour Budapest, non sans s’être auparavant accordé les insignes de sergent porte-drapeau. De là il gagna Bucarest, falsifiant chaque fois son laissez-passer. Mais la police veillait trop bien. Il revint à Budapest, où il trouva moyen de se faufiler dans des familles très honorables. Il avait un flair merveilleux pour trouver des vivres, et pour cela reçut des gens des avances considérables ; loin de procurer les vivres qu’il avait promis, il utilisa l’argent pour ses besoins. Quand la situation devint intenable à Budapest il se dirigea sur Vienne. Mais là il fut vite pincé et envoyé à son dépôt.

On peut déjà noter que N... gagnait le plus facilement du monde des gens de tout âge et de toute condition, hommes ou femmes indifféremment, pour les tromper ensuite, mais qu’il ne montrait aucune adresse particulière à échapper à la justice. Ce n’est que quand il avait été arrêté que son habileté se révélait. Il endormait vite les soupçons de ceux mêmes qui l’avaient arrêté et parvenait à s’échapper sans avoir à recourir à aucune violence.

En deux mois et demi de prison, N... avait eu le temps de gagner si bien ses geôliers — par ailleurs gens consciencieux et avertis — que les portes s’ouvraient pour ainsi dire d’elles-mêmes. Un de ses gardiens fut appelé tandis qu’il était en train de bavarder avec N..., dans sa cellule. Il était à ce moment si loin de tout soupçon qu’il laissa là son trousseau. N... n’eut qu’à le prendre, à ouvrir les portes pour se trouver libre. Il marcha jusqu’à ce qu’il eût atteint une petite gare, monta dans un train et descendit à la plus prochaine station importante. Partout, il s’arrangea pour rouler les autorités. Pendant trois semaines il travailla comme peintre dans un magasin. Comme il risquait d’être découvert, il quitta la place. Muni de faux papiers, il parcourut de long en large l’Allemagne. Une fois de plus il se mua en homme distingué. Dans une ville, il feignit d’être critique d’art et, à ce titre, obtint de nouveaux patrons de l’argent qu’il gaspilla à droite et à gauche. Après ce temps de « vie mondaine », notre héros dut changer de théâtre. Il séjourna quelque temps à Berlin pour retourner ensuite à Budapest. Là, pour la première fois, il endossa l’uniforme d’officier. C’est comme lieutenant qu’il revint en Allemagne. Des mois, il vécut sur. un grand pied dans diverses stations balnéaires, toutes de première classe. Comme jeune officier, il était reçu par la meilleure société. Ses manières aisées et aimables faisaient de lui, en très peu de temps, le centre d’un vaste cercle de relations. Dès que le danger d’être découvert pour ses innombrables fraudes devenait trop urgent quelque part, il filait pour une station de Haute-Bavière, pour reparaître peu après, dans une autre ville d’eaux. Dans l’intervalle, il se promut lieutenant en premier, le plus haut grade qu’il pût atteindre à son âge. Personne ne pouvait se douter de la vérité en voyant ce jeune officier décoré de médailles de guerre et qui relatait ses travaux de façon si intéressante et si modeste. Pourtant, il fut, à la fin, arrêté et renvoyé à son dépôt.

Les charges qu’il avait assumées étaient graves : il était prévenu de désertion, de fausse attribution de grades,-d’un nombre invraisemblable de détournements, faux, escroqueries...

Le tribunal militaire qui requérait sur son cas comprit parfaitement qu’il y avait lieu de tenir compte de ses particularités psychologiques, et soupçonnant là quelque impulsion pathologique, ordonna un examen psychiatrique.

Je vis N... pour la première fois dans sa cellule. Il- apparaissait tout de suite que son cas si compliqué nécessitait que N... restât pour une assez longue période à mon centre d’observation. Mais celui-ci n’était pas installé de façon à empêcher l’évasion d’un prisonnier, surtout d’un prisonnier si astucieux. Sur ma suggestion, la cour ordonna qu’on l’enfermerait dans une mansarde de mon hôpital, et que là il serait gardé à vue. Trois volontaires, spécialement dignes de confiance et intelligents, furent désignés pour cette surveillance. Dans le but d’empêcher que N... les gagnât ou les influençât, ils avaient l’ordre-strict de ne pas entrer dans sa cellule et de ne pas lui parler.

N... fut donc conduit à l’hôpital par ses trois gardiens. Cela s’opéra sans incident. Mais dix minutes plus tard, comme je voulus m’assurer qu’il était bien surveillé et gardé, je montai à sa chambre. Je constatai, à ma grande surprise, qu’il n’y avait pas de gardes devant la porte, mais seulement deux chaises vides. Entrant dans la chambre, je tombai sur une scène bien inattendue. N..., assis devant une table, dessinait. Un des gardiens posait comme modèle, les deux autres regardaient. Ainsi N... avait déjà noué amitié avec eux dans le seul trajet du tribunal à l’hôpital en vantant ses talents de dessinateur et en promettant de faire leur portrait. Pendant son séjour à mon centre qui dura plusieurs semaines, N... n’essaya pas de fuir et se conduisit parfaitement.

Pour pouvoir porter un jugement sur l’état mental de N... je devais, avant tout, m’informer de l’histoire de sa jeunesse. Mais puisqu’il paraissait avoir un talent tout spécial pour raconter des fantaisies, je devais me montrer très prudent et n’accepter ce qu’il rapportait de lui-même qu’après l’avoir vérifié aux sources autorisées. Je dois dire cependant tout de suite que ce qu’il me raconta sur son passé se trouvait s’accorder avec les renseignements officiels. Je n’ai jamais pu découvrir qu’il ait supprimé un fait, ou qu’il l’ait amplifié, ou qu’il l’ait déformé en sa faveur. Au contraire, il parlait de ses délits avec la plus grande franchise, comme il fit d’ailleurs au tribunal. En revanche, il évitait de parler de ses sentiments et de ses pensées intimes.

J’appris bientôt de N..., que ses méfaits dataient de ses plus jeunes années, et le rapport de l’école de correction où il avait été plusieurs années, confirmait ses dires.

N... était le plus jeune d’un grand nombre de frères et sœurs. Son père était un petit fonctionnaire et sa famille était pauvre. Il n’y avait pas trace d’une tare mentale héréditaire particulière. Mais, même petit, N... contrairement à ses frères et sœurs plus âgés, avait montré un désir irrésistible de primer. Quand, à 5 ans, on l’envoya pour la matinée au jardin d’enfants, il dédaigna les enfants moins bien élevés pour ne jouer qu’avec ceux de familles distinguées. Dès qu’il fut à l’école, il remarquait avec envie que certains de ses camarades avaient de plus jolies choses que lui, par exemple des plumiers décorés et vernis, des porte-plumes coloriés. Aussi, un jour — il avait 6 ans à cette époque — il alla chez un papetier qui se tenait près de l’école, raconta qu’il était le fils d’un général qui vivait dans le voisinage et obtint qu’on lui donnât à crédit ce dont il avait envie. Maintenant il pouvait opposer fièrement ses affaires à celles des enfants riches. Cette première fraude fut naturellement bientôt découverte et punie. Mais son désir de rivaliser avec ses camarades plus fortunés était incoercible et trouva à se manifester par d’autres sottises. Ainsi, un de ses condisciples avait une belle troupe de soldats de plomb, lui n’en avait qu’une médiocre. Sa passion de ne pas être surpassé ne lui laissa pas de repos qu’il n’eût volé 6 ou 7 marks à sa mère, acheté des soldats de plomb et montré qu’il avait autant et d’aussi beaux soldats que son camarade,

A l’école, N... montra tout de suite son talent, mais c’était comme si son travail ne répondait à ses facultés que quand N... se sentait apprécié et encouragé par le maître. Il était d’ailleurs hanté par de farouches idées de fuite. En une circonstance, il tira de l’argent de son professeur par de faux prétextes. En une autre, il imagina de se faire prêter des livres par des camarades et de les vendre. On décida de l’envoyer dans une école supérieure, mais il n’y réussit pas, faute de persévérance. La fêlure de son imagination ne faisait que grandir. Un de ses maîtres crut noter en lui des traces de mégalomanie. Sa carrière scolaire se termina là, et il entra comme apprenti dans une maison de commerce.

Jusque-là les méfaits de N... s’étaient bornés au monde de l’école et de la famille. Mais comme apprenti, il se mit à voler de l’argent des affranchissements, et se fit renvoyer après quelques mois. Il trouva une autre situation, mais ne s’y plaisant pas, il la laissa après quelques jours. On le mit alors chez un jardinier : il s’enfuit bientôt, fréquenta de mauvais drôles et fit si bien qu’on dut le mettre finalement dans une maison de correction.

Ce qui devait si souvent lui arriver plus tard, arriva à la maison de correction. Le directeur, constatant les talents artistiques de N... et son désir de s’élever dans l’échelle sociale, essaya de les satisfaire l’un et l’autre. N..., devenu pupille favori, se sentit complètement à l’aise, et, pour quelque temps, il sembla qu’on n’eût pas à se plaindre de lui. Par la faveur du directeur, il eut la permission, quoique de la maison de correction, de suivre les cours d’iine école technique de la ville voisine. Mais ne sentant plus là l’influence heureuse de son directeur, il fut bientôt impliqué dans une affaire criminelle et mis à la porte de l’école. Revenu au pénitencier, il fit comme tant d’autres jeunes gens en pareilles circonstances. Ayant subi ou cru subir une injustice, il s’enfuit et, dans le peu de temps qu’il eut de liberté, commit toutes sortes de délits.

A 19 ans, il gagne Berlin et trouve une occupation. Mais il n’aimait pas le travail. Il décide de devenir un monsieur et fait de mauvaises dettes. Il s’arrangea pour s’introduire dans la bonne société, ce qui avait toujours été son rêve. Et le pupille de la maison de correction devint l’hôte fêté des cercles estudiantins les plus fermés. De fait, pour le costume, les manières, il était bien de la classe distinguée. Mais les sources où il puisait ses moyens de vivre étaient, elles, inavouables, au point qu’à la fin il devait veiller à ne pas être arrêté. Alors commença une odyssée en règle à travers l’Allemagne du Sud, le Tyrol, la Suisse. Partout il commettait quelque malhonnêteté, laissant des dettes impayées, escroquant de toutes les façons. Partout il est recherché par la police. En Suisse, il fit un mois de prison et dut quitter le pays. Revenu en Allemagne, il dut purger nombre de condamnations pour délits antérieurs. Il allait de tribunal en tribunal et de prison en prison. Dans la dernière prison, il gagna la bienveillance du directeur et se vit confier la bibliothèque de la prison. C’est alors qu’ayant purgé toutes ses condamnations, il fut dirigé sur l’armée, comme nous l’avons vu. On était en 1915.

Pour l’instant je ne donnerai que l’esquisse générale de mon rapport, renvoyant un peu plus loin ce que j’ai à dire au point de vue psychologique. Je ne pouvais déclarer que N... souffrît d’un trouble mental au sens usuel du mot, ni qu’il eût le plus petit signe de déficience mentale. Au contraire, c’était un gaillard d’une intelligence au-dessus de la moyenne et qui avait des dons artistiques considérables. Il ne s’écartait de la normale que dans son comportement social. Je déclarai qu’il y avait un trouble profond dans sa vie affective et que cela expliquait ses impulsions antisociales. Même dans les périodes les plus heureuses, ces impulsions n’avaient cessé de se faire sentir qu’à de très courts intervalles. Elles reparaîtraient certainement bientôt, c’était évident, avec une force irrésistible.

Dans la description clinique de pareils cas, on use du mot « absence de sens moral ». Mais la loi ne reconnaît pas qu’un état émotionnel anormal puisse rendre un homme irresponsable de ses actes. Le tribunal militaire, dont l’attitude envers le prévenu était extrêmement humaine et compréhensive, ne pouvait s’enquérir de la responsabilité de N... Il fut obligé de rendre une sentence sévère selon la lettre de la loi.

Je dois ajouter que dans mon rapport j’affirmai que, selon l’expérience courante en psychiatrie, l’état de N... était définitif et inguérissable.

Je n’entendis plus parler de N... entre sa condamnation en août 1918,

juste avant la fin de la guerre, et quatre ou cinq années plus tard, époque où je fus prié par un tribunal civil de faire un nouveau rapport sur lui. Les circonstances étaient remarquables. Il constatait que jusqu’au printemps de 1919, N... avait été condamné pour une série de délits de son genre habituel. Au cours de l’enquête menée par les magistrats — enquête qui pour une raison ou l’autre avait traîné des années — N... se trouva déclarer qu’il était vrai qu’il avait commis ces délits sous l’impulsion de ses anciennes tendances pathologiques, mais que, depuis, ces tendances criminelles, qui l’avaient suivi depuis son enfance, avaient complètement disparu. Depuis quatre ans, il s’était calmé, s’était mis au travail et n’avait plus jamais manqué aux lois.

Si ce qu’il disait était vrai, je m’étais lourdement trompé sur N..., en particulier dans mon pronostic. La première chose à faire était de s’informer du comportement véritable de N..., depuis sa condamnation, cinq ans avant. Il m’en parla, mais je m’enquis aussi auprès des sources officielles, et voici comment je pus reconstruire son histoire.

La guerre finie, NT., fut libéré en vertu des termes d’une très large amnistie. Il en profita tout de suite pour commettre une série de délits de son style habituel. Dans le bouleversement qui suivit la guerre, un garçon débrouillard comme lui ne devait pas manquer de trouver de bonnes occasions. En dépit de ses nombreuses détentions et condamna-: tions, partout il gagna la confiance de/ gens en place, et pour en abuser tôt ou tard. A cette époque, on formait beaucoup de corps de « volontaires » et autres organisations militaires. N..., en l’espace de quelques mois, fit partie de nombre d’entre eux. Dans chacun, il fut accueilli à bras ouverts, et sa popularité se mesure à ce qu’il était invariablement promu trésorier. Il escroquait alors l’argent, était bien entendu obligé de disparaître, et recommençait plus loin.

Une fois, ayant raconté qu’il avait été officier pendant la guerre, on le crut et on lüi donna un grade dans son groupe où il fit fonction de gradé.

Mais les occasions de ce genre cessèrent vite, et il dut revenir à la vie civile. Entre mars et juin 1919, il suivait son ancienne filière, volant de l’argent, frustrant ses créanciers, etc., et recherché par la police en plusieurs endroits.

Survint le grand changement. Il n’y a pas de doute, c’est de toute évidence pour moi, que, depuis juin 1919, il ne commit plus un seul délit et ne fut nulle part poursuivi par la police ni par une autre autorité. Des témoins dignes de foi déposent qu’il eut dès lors un domicile fixe et travailla ferme. Son activité professionnelle était hautement appréciée.

Deux commerçants de bonne réputation, dans l’affaire desquels N... avait tenu un poste, déclarent qu’ils l’ont trouvé tout à fait honnête et sûr, • spécialement en matière financière, et cela pendant plusieurs années. Les deux témoins, connaissant tout de sa vie précédente, l’avait eu à l’œil, mais sans découvrir le moindre sujet de plainte. N... s’était marié et menait la vie d’un chef de famille respectable de la classe moyenne. Il était apprécié et respecté dans la société de la ville où il vivait, bien qu’il ne cherchât plus autant qu’autrefois à paraître. ,

L’évidence ne laissait pas de doute : N... avait complètement changé . de vie. Mais pareil revirement allait contre toute l’expérience reçue en psychiatrie. Un individu qui montre, dès son très jeune âge, une attitude asociale et ne s’est pas adapté à la vie sociale à 26 ans, qui a vécu toute sa vie de fraudes et d’impostures — et c’est bien le cas de N... — tout ce que nous savons d’un pareil comportement nous oblige à nier qu’il puisse se réformer de lui-même. Nous ne connaissons pas de forces d’où pourrait sortir ce résultat prodigieux. Des circonstances vraiment inhabituelles ont dû intervenir ici — circonstances dont nous ne pouvons pas attendre, dans la pratique, qu’elles se présentent.

La solution du problème était toute psychologique. C’est pourquoi nous allons porter notre attention sur la vie de N... Nous en étudierons certains faits pour voir les réactions qu’ils ont provoquées en lui. Je signale que quand je l’examinais en 1918, il n’était guère enclin à m’en parler : j’étais son supérieur militaire, et à cette époque, son attitude à l’égard de quiconque représentait l’autorité paternelle était encore trop révoltée et trop défiante (pourquoi, nous le verrons tout à l’heure). Mais quand je le revis en 1925 il donnait l’impression d’accepter sans difficulté notre situation réciproque. Il se sentait mon égal dans la vie civile et pouvait me parler de lui sans rien éprouver de son ancienne méfiance. Aussi notre seconde rencontre, quoique plus courte que la première, me fournit enfin plusieurs explications importantes et même décisives de son comportement social au cours du passé, et me mit en main le fil conducteur de sa récente transformation.

Comme nous l’avons dit, N... était le plus jeune d’une nombreuse famille de condition gênée. Il y avait en outre un grand intervalle entre lui et ses frères et sœurs, qui étaient tous ou à moitié ou tout à fait grands quand il naquit. Petit enfant et plus tard, il entendit à tout propos sa mère lui rappeler combien son arrivée avait été mal accueillie. Tandis que ses aînés étaient déjà capables de gagner un peu, il n’était lui, qu’une bouche de plus à nourrir. Il avait ainsi enregistré mille remarques désagréables qui montraient qu’il n’était qu’un poids lourd pour le budget

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de la famille. Contrairement à ce qui arrive si souvent pour le dernier ou pour Penfant né longtemps après les autres, il sentit que ses parents et ses frères et sœurs, non seulement ne l’aimaient pas, mais lui étaient encore hostiles. En dernier ressort, son comportement social se trouvait n’être que la réaction à ces impressions de sa première enfance.

Nous n’avons qu’à nous rappeler l’observation fondamentale en psychanalyse : Un enfant fait ses premières expériences affectives sur son tout premier entourage, et c’est ainsi qu’il apprend à aimer. Dans les circonstances que nous venons de décrire, un enfant ne saurait trouver de convenable objet d’amour. Sa première tentative pour investir de sa libido les personnes de l’entourage doit nécessairement échouer. Dès lors l’enfant grandit, sa libido repliée narciquement sur lui-même, en même temps que se développe une forte haine à l’égard de ceux qui auraient dû être l’objet de son amour.

Vue sous cet angle, la conduite de N..., au jardin d’enfants et à l’école, se comprend sans difficulté. N... rejette ses parents comme ceux-ci l’ont rejeté. Il se cherche des parents riches qui ne le considèrent pas comme un fardeau ruineux. Très tôt, il déploie ses qualités les plus attrayantes avec tous ceux qui pourraient tenir la place de père, de mère, de frère, ou sœur. Tout professeur, tout condisciple, est invité à l’aimer, à devenir une source de satisfaction pour son narcisme. Mais son identification de sa famille aux gens qui l’entourent va encore plus loin. Il doit désappointer ceux qui l’aiment de façon à se venger d’eux. Que tous fussent, sans exception, dupés par lui, apportait à son narcisme un supplément de qualité intense. Rappelons-nous un mot qui a passé dans bien des langues, et disons que N..., qui ne s’était pas senti aimé dans sa première enfance, était intérieurement nécessité à se rendre « aimable », c’est-à-dire apte à attirer de l’affection de tous, rien que pour montrer qu’il ne méritait pas pareil sentiment. Cette espèce de comportement rappelle les ambivalences — c’est-à-dire les actes à double phase — des névroses obsessionnelles.

La passion de N... de devenir le centre d’un large cercle de gens vaut qu’on la souligne. Il m’a dit que son plus grand plaisir était de sentir que « tout tournait autour de lui ». Cette situation était, en fait, tout le contraire de ce qui se passait pour lui quand il était enfant. Il est sûr que N... s’arrangeait invariablement pour mettre une brusque fin à toute situation avantageuse. Obéissant à une invincible compulsion de répétition, il n’avait pas plus tôt conquis la faveur de tous qu’il s’empressait une fois de plus de se faire rejeter. Et voici qu’un jour sprvint la transformation jusqu’ici inexplicable.

En juin 1919, N... courait d’une ville à l’autre, vivant au jour le jour, grâce à de frauduleux crédits et autres procédés irréguliers, lorsque lui ‘ échut une de ces chances dont l’importance, pour un garçon comme lui, ne saurait échapper à un psychanalyste.

Il fit la connaissance d’une femme qui, du premier coup, éprouva une inclination pour lui. Elle était beaucoup plus âgée que lui et avait des intérêts dans une affaire industrielle. Dès qu’elle lui entendit dire qu’il n’avait pas de travail et était sans ressource, elle voulut l’aider. Elle lui fit obtenir dans son affaire un emploi où ses talents artistiques lui furent bien payés et le mirent en contact avec des gens bien. N... entra bientôt dans l’intimité de sa bienfaitrice, qui était veuve et avait d’assez grands enfants. Finalement il l’épousa et reçut dans l’affaire une part, de responsabilités, ce qui, par-dessus le marché, lui assurait une position sociale vraiment enviable. Dans cette situation idéale où il trouvait sécurité et satisfaction, il n’avait qu’un souci, les menaces de poursuites qui étaient suspendues sur sa tête.

Quand je revis N... en 1923, ce bonheur extérieur, et je crois pouvoir dire cette paix intérieure, avaient été s’affermissant avec les années. Jusque-là, N... avait dû, sous la pression d’un besoin inconscient, abandonner toutes les situations favorables à mesure qu’il les obtenait. Pourquoi n’avait-il pas continué cette fois-ci ? Pourquoi avait-il pu jouir des bénéfices du revirement de sa fortune et vivait-il en bons termes avec ses collègues ?

Une simple observation psychanalytique donnera la réponse. Toutes ces phases de prospérité n’avaient dans le passé représenté qu’une satisfaction passagère de son narcisme. Mais cet état portait en soi le germe de sa propre destruction. Les impulsions ambivalentes de N... étaient trop fortes pour lui permettre d’aboutir à l’équilibre. Il se peut aussi qu’un fort sentiment de culpabilité inconscient s’attachât à ses réussites passagères et les interrompît brusquement par auto-punition.

J’ai déjà indiqué que dans le cas de N..., la libido, à la suite de la régression qu’avait provoquée l’amère déception subie dans sa première enfance, était restée fixée à un état narcique. En d’autres termes, N... n’avait pas, comme petit garçon, pu extraire de son attitude œdipienne autant de plaisir que le font, à des degrés divers, les autres enfants. Il n’avait pas reçu assez d’amour de sa mère. Il n’avait pas pu faire de son père son idéal ; au contraire nous le voyons très tôt hanté du désir d’avoir un autre père. En outre, il n’avait pu s’identifier à ses frères et sœurs dans s# lutte œdipienne contre son père. Ces frères et sœurs, en effet, formaient avec les parents, un monde ennemi faisant bloc contre lui.

Il était dès lors impossible que son complexe d’Œdipe se déroulât d’une façon normale, et par suite, aboutît aux sublimations habituelles qui sont la preuve que le complexe est heureusement surmonté et sans lesquelles l’individu lie saurait trouver sa vraie place dans l’organisme social (i).    ■

Le changement qui intervint dans la vie de N..., en 1919, n’était • rien moins qu’un complet revirement de sa situation de petit enfant : une femme plus âgée s’éprend du premier coup, fait pleuvoir sur lui les preuves de sa maternelle sollicitude, et finalement lui montre qu’elle l’aime. Personne ne s’interpose entre cette mère et ce fils qui s’aiment, puisque le mari est mort depuis longtemps. Elle a, c’est vrai, deux fils qui ont un droit de priorité à son amour ; c’est pourtant lui qu’elle préfère, si tard qu’il apparaisse dans sa vie ; elle l’épouse et le met ainsi, lui et non ses propres enfants, à la place du mari défunt.

Ainsi, outre le fait de rencontrer soudainement des circonstances favorables à la fois du point de vue social et financier, N... obtenait enfin, grâce à cette femme, le plein accomplissement de tous les désirs de sa jeunesse qu’avait fait naître son complexe d’Œdipe. Quand je lui parlai du rôle évidemment maternel que cette femme tenait près de lui, il répondit : « Vous avez certainement raison. Je l’avais à peine connue que j’ai pris l’habitude de l’appeler « petite mère » sans pouvoir faire autrement. » Et en parlant il manifestait vivement ses sentiments d’affection et de reconnaissance. Ceux-ci montrent qu’il éprouvait bien plus qu’une pure satisfaction narcique. J’avais l’impression qu’il réalisait, tard dans la vie et grâce à une substitution de personnes, ce qu’il n’avait pu faire aboutir dans son enfance, le contact affectueux avec sa

mère. Je ne prétends pas, naturellement, qu’il se soit constitué un objet d’amour parfaitement achevé, qu’il ait surmcfnté entièrement son nar-cisme. Je dis simplement qu’il était parvenu à faire faire à sa libido jusque-là fixée sur lui narciquement, un réel progrès dans l’investissement d’un objet amoureux. De quelle importance était ce progrès, je ne le sais pas, seule une véritable analyse nous aurait instruit là-dessus avec précision.

(1) Nous ne devons pas oublier que l'attitude œdipienne, regardée avec raison comme une source de sérieux et durables conflits psychiques pour l’enfant et Tadolescent, est d’abord une source de plaisirs réels et imaginaires. 1/enfant, cependant, apprend peu à peu à renoncer à la majeure et à la plus importante part des désirs que provoque le complexe, je veux dire ceux qui sont socialement inacceptables, mais à la condition d’avoir tout de même joui d'une certaine quantité de plaisir. Ce plaisir paraît indispensable pour que Tenfant puisse surmonter ses ambivalences à Tégard de ses parents. S’il n’a pas de plaisir, il ne fera pas évoluer convenablement son complexe d’CEdipe, et sa libido} une fois de plus, refluera tout entière sur son moi.

On peut encore remarquer qu’aucune de ces réalisations afes désirs de N... n’impliquait un sentiment de culpabilité. Il n’y avait pas pour lui de père à écarter, puisque le mari qu’il remplaçait était mort depuis longtemps. Il n’avait pas eu non plus à solliciter la mère : elle était venue à lui de son plein gré, tendre mère autant que maîtresse aimante. Il n’avait pas eu, non plus, de frères et de sœurs à combattre, puisque ceux-ci acceptaient complètement sa position spéciale dans sa nouvelle * famille. Ainsi, pour la première fois de sa vie, N... était en mesure de se satisfaire complètement, et si l’on peut ajouter, irréprochablement.

Cette façon, de la part de celle qui représentait la mère, de lui prodiguer non seulement la sollicitude maternelle mais ses sentiments amoureux, avait apporté une suprême satisfaction aux désirs œdipiens restés insatisfaits dans son enfance. Mais cela avait aussi délivré de sa fixation narcique sa libido qui avait pu, pour la première fois, se porter, au moins en partie, sur un objet.

Une si parfaite réalisation de ce qu’on a souhaité enfant doit être considérée comme exceptionnelle. On ne saurait d’aucune manière compter qu’arrive en fait ce qui une fois est arrivé par miracle à N..., c’est pourquoi je persiste à croire que mon pronostic était, pour le cours général des choses, justifié, bien qu’ici par exception il se soit trouvé faux.

A un autre point de vue encore il était justifié. Quand N... vint me voir pour la dernière fois, il voyait surtout que les choses allaient bien pour lui. Mais en même temps, en homme intelligent, il n’était pas sans crainte. Selon lui, disait-il, comme selon moi, de ses relations avec sa femme dépendait que la situation actuelle durât. Si cette bonne entente était jamais compromise, il n’est que trop certain que ses anciennes tendances se réveilleront. Ainsi, au fond, son ancienne, son instinctive insatisfaction était toujours là (i).

On serait tenté d’appeler le cas de N..., un exemple de « guérison par l’amour », si l’on était certain que N... a été réellement guéri, c’est-à-dire que son amélioration a été définitive. Quoi qu’il en soit, une si grande transformation dans le comportement social d’un homme qui a une histoire comme N..., est un phénomène remarquable et ne peut se comprendre que du point de vue de la théorie psychanalytique de la libido.

(i) Je puis renvoyer le lecteur au second rapport sur N,.,, en 1923, qui établissait que ses derniers délits avaient tous été commis avant le grand revirement, et qu*üs étaient de même nature que les précédents, en un mot qu'ils n'étaient que des manifestations d’une irrésistible impulsion née des sources inconscientes.

D’un point de vue pratique encore, cette transformation mérite qu’on la considère. Elle montre d’une façon saisissante qu’il ne faut pas surestimer le rôle que jouent les tares héréditaires — la dégénérescence — à l’origine des pulsions antisociales et criminelles. Ce que les yeux prévenus de la psychologie officielle persistent encore à considérer comme inné — et donc incurable — dans l’individu, nous devons le considérer comme acquis pour une très grande part dans les premières années de la fie et le reporter à l’actif d’impressions très précoces de nature psychosexuelle. Cela n’implique pas une simple révision de vues erronnées, cela nous ouvre de nouvelles possibilités, de nouveaux angles d’approche pour le traitement des individus antisociaux, spécialement des adolescents.

Je suis heureux de me dire en complet accord sur ce sujet avec le Dr Aichorn, qui a montré une connaissance si pénétrante de cette classe d’individus. Ses écrits (i) ont révélé l’importance capitale du transfert positif du pupille sur le maître dans la maison de correction, et c’est avec raison qu’il a fait de l’établissement de ce transfert la clef de voûte de la rééducation.

Si nous avons vraiment compris le magique effet qu’un premier transfert réussi a eu sur N..., pourtant adulte, nous imaginerons aisément les résultats qu’on peut attendre d’un transfert bien établi et bien utilisé chez des individus encore jeunes. Pupille d’une maison de correction, N... avait, c’est vrai, eu la chance de rencontrer un maître humain et compréhensif. Mais ce que ce maître ne put obtenir, malgré son attitude bienveillante, ce fut un transfert durable. Cette absence d’un solide lien affectif permit à N... de retomber dans ses anciennes habitudes et ne permit pas la formation de sublimations définitives. Ces sublimations ne se formèrent que quand la libido de N... se fut, pour la première fois transférée durablement sur quelqu’un.

Psychanalystes, nous avons souvent déploré dans notre pratique que notre action thérapeutique n’atteignît qu’une classe restreinte de personnes et que cette action qui influence si profondément chaque cas particulier, ne puisse s’étendre à une plus large classe de sujets. Si nous admettons l’idée d’Aichorn que, généralement parlant, il suffise qu’un transfert se soit solidement établi pour que des adolescents susceptibles de devenir asociaux deviennent corrigibles, alors que seuls les cas com-

(i) Venvahrloste Jugend. Die Psvchoanalyse des Fürsorgeerziehung (Jeunesse perverse. La psychanalyse de l'éducation donnée par l’Assistance IJublique), Inter Pra. Bibîioick, . XIX, 1925, trad. en anglais Waj^ward Youth, New-York, Viking Press, 1935.

pliqués de troubles névrotiques relèvent d’un véritable traitement psychanalytique, nous voyons aussitôt s’ouvrir un nouveau champ d’activité où les connaissances acquises grâce à l’observation et au traitement des névrosés trouvera une riche utilisation. La thèse d’Aichorn fait faire à l’éducation un progrès riche de promesses, et ce sont les découvertes psychologiques de Freud qui l’ont rendu possible. Nous ne pouvons que nous associer de cœur à la généreuse ardeur avec laquelle Aichorn travaille à perfectionner son œuvre éducative.    *

Maintenant un dernier coup d’œil sur l’histoire de notre escroc. En psychanalysant des névrosés, nous avons souvent l’occasion d’observer que trop gâter un enfant en bas âge a l’inconvénient d’exciter sans

nécessité son besoin d’amour. Parmi les « asociaux », nous constaterons,

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je pense, encore plus souvent que la libido a subi, aux premiers jours de la vie, un destin tout contraire. Chez eux, c’est la privation d’amour qui, à titre de privation de nourriture spirituelle, est la première cause prédisposante à l’apparition des caractères asociaux. Elle provoque une accumulation de haine et de rage qui d’abord s’exerce contre le petit cercle de l’entourage immédiat, mais qui ensuite s’élargit jusqu’à inclure enfin tout le système social. Là où se rencontre pareille cause prédisposante, l’enfant, naturellement, ne saurait développer un caractère capable de s’adapter heureusement à la société. Le fait d’une régression narcique de la Iibido> ainsi qu’on peut la supposer chez N..., aboutit à une inhibition dans la formation du caractère, à un arrêt à un niveau inférieur.

Un jour viendra bien où les découvertes de la psychanalyse obtiendront l’adhésion qui leur est dûe dans le monde de la criminologie. Tout récemment, Reik a fait une étude pénétrante du sentiment de culpabilité (i) et établi l’importante connexion qui existe entre l’étude analytique des névroses et la criminologie. A deux points de vue les théories de la psychanalyse peuvent servir à comprendre le crime et le criminel. En premier lieu, la psychanalyse fournit de nouveaux points d’approche psychologiques pour ce qui concerne la compréhension de la personne. En second lieu, le traitement de jeunes individus asociaux selon les principes psychanalytiques, ou en harmonie avec eux, laisse espérer qu’on saura prévenir et empêcher des délits.

Puisse cette étude-ci resserrer encore le lien qui paraît bien rapprocher ces deux disciplines : la psychanalyse et la criminologie.

(i) Reik (Théodor), Gestândniszwang und Strafbedürfnis (Compulsion à l’aveu et besoin de punition), îni, Psa. Biblioihek, vol. XVIII, 1925.